La Race future/18

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Dentu (p. 179-195).


XVIII.


Comme Taë et moi, en quittant la ville et laissant à gauche la grande route qui y conduit, nous entrions dans les champs, la beauté étrange et solennelle du paysage, illuminé par d’innombrables lampes jusqu’aux limites de l’horizon, fascina mes yeux et me rendit pendant quelque temps inattentif à la conversation de mon compagnon.

Tout le long de la route des machines faisaient divers travaux d’agriculture ; leurs formes étaient nouvelles pour moi et, pour la plupart, fort gracieuses ; car parmi ce peuple, l’art n’étant cultivé que pour l’utilité, le goût se montre dans la manière d’orner et d’embellir les objets utiles. Les métaux précieux et les pierres fines sont si abondants chez eux, qu’on en couvre les objets les plus ordinaires ; leur amour de ce qui est utile les conduit à parer leurs outils et stimule leur imagination à un point dont ils ne se rendent pas compte eux-mêmes.

Dans tous les services, soit à l’intérieur, soit à l’extérieur des maisons, ils se servent beaucoup d’automates si ingénieux, si dociles au pouvoir du vril, qu’ils semblent doués de raison. Il n’était guère possible de reconnaître si les formes humaines, que je voyais surveiller ou guider en apparence les rapides mouvements des vastes machines, étaient douées ou non de raison.

Peu à peu, à mesure que nous marchions, mon intérêt fut éveillé par les remarques de mon compagnon, remarques pleines de vivacité et de pénétration. L’intelligence des enfants parmi ce peuple est merveilleusement précoce, à cause de l’habitude qu’on a de leur confier de très bonne heure les soins et les responsabilités de l’âge mûr. En causant avec Taë, je croyais m’entretenir avec un homme doué d’une haute intelligence et d’un esprit observateur et au moins de mon âge. Je lui demandai s’il avait quelque notion sur le nombre des communautés entre lesquelles se partageaient les Vril-ya.

— Pas avec exactitude, — me répondit-il, — parce que le nombre augmente chaque année quand le surplus de la population émigre. Mais j’ai entendu dire à mon père que, suivant les derniers rapports, il y avait un million et demi de communautés parlant notre langue, adoptant nos institutions, nos mœurs et notre forme de gouvernement, sauf, je pense, avec quelques variations sur lesquelles vous pouvez consulter Zee avec plus de fruit. Elle en sait plus que la plupart des Ana. Un An s’occupe moins de ce qui ne le regarde pas qu’une Gy ; les Gy-ei sont des créatures curieuses.

— Toutes les communautés se restreignent-elles au même nombre de familles ou d’habitants que la vôtre ?

— Non, quelques-unes ont une population moindre, d’autres une population plus considérable. Cela varie suivant le pays où elles s’établissent, ou le degré de perfection où elles ont amené leurs moyens mécaniques. Chaque communauté établit ses limites suivant les circonstances, en prenant toujours soin qu’il ne puisse se produire une classe pauvre, ce qui arriverait si la population dépassait les ressources du territoire ; et aussi qu’aucun État ne soit trop vaste pour supporter un gouvernement semblable à celui d’une famille bien réglée. Je ne crois pas qu’aucune communauté Vril dépasse trente mille familles. Mais, ceci est une règle générale, moins la communauté est nombreuse, pourvu qu’il y ait assez de mains pour cultiver le territoire qu’elle occupe, plus les habitants sont riches et plus la somme versée au trésor général est forte, et surtout plus le corps politique est heureux et tranquille, et plus sont parfaits les produits de l’industrie. La tribu que tous les Vril-ya reconnaissent comme la plus avancée en civilisation et qui a amené la force du vril à son plus grand développement est peut-être la moins nombreuse. Elle se restreint à quatre mille familles ; mais chaque pouce de son terrain est cultivé avec autant de soin qu’on en peut donner à un jardin ; ses machines sont meilleures que celles des autres tribus et il n’y a pas de produit de son industrie, dans aucune branche, qui ne soit vendu à des prix extraordinaires aux autres communautés. Toutes nos tribus prennent modèle sur celle-là, considérant que nous atteindrions le plus haut point de civilisation accordé aux mortels, si nous pouvions unir le plus haut degré de bonheur au plus haut degré de culture intellectuelle, et il est clair que plus la population d’un État est petite, plus ce but devient facile à atteindre. Notre population est trop considérable pour y arriver.

Cette réponse me fit réfléchir. Je me rappelai le petit État d’Athènes, composé seulement de vingt mille citoyens libres, et que jusqu’à ce jour nos plus puissants États regardent comme un guide suprême, un modèle en tout ce qui concerne l’intelligence. Mais Athènes, qui se permettait d’ardentes rivalités et des changements perpétuels, n’était certainement pas heureuse. Je sortis de la rêverie dans laquelle ces réflexions m’avaient plongé, et je ramenai la conversation sur le sujet des émigrations.

— Mais, — dis-je, — quand certains d’entre vous quittent, tous les ans, je suppose, leur foyer, pour aller fonder une colonie, ils sont nécessairement très peu nombreux et à peine suffisants, même avec le secours des machines qu’ils emportent, pour défricher le sol, bâtir des villes, et former un État civilisé possédant le bien-être et le luxe dans lequel ils ont été élevés.

— Vous vous trompez. Toutes les tribus des Vril-ya sont en communication constante et déterminent chaque année, entre elles, le nombre d’émigrants d’une communauté qui se joindront à ceux d’une autre communauté pour former un État suffisant. Le lieu de l’émigration est choisi au moins une année à l’avance, on y envoie des pionniers de tous les États pour niveler les rocs, canaliser les eaux et construire des maisons ; de sorte que, quand les émigrants arrivent, ils trouvent une ville déjà bâtie et un pays en grande partie défriché. La vie active que nous menons dans notre enfance nous fait accepter gaiement les voyages et les aventures. J’ai l’intention d’émigrer moi-même quand je serai majeur.

— Les émigrants choisissent-ils toujours des pays jusque-là stériles et inhabités ?

— Oui, en général, jusqu’à présent, parce que nous avons pour règle de ne rien détruire que quand cela est nécessaire à notre bien-être. Naturellement nous ne pouvons nous établir dans des pays déjà occupés par des Vril-ya, et, si nous prenons les terres cultivées d’autres Ana, il faut que nous détruisions complètement les premiers habitants. Quelquefois nous prenons des terrains vagues, et il arrive que quelque race ennuyeuse et querelleuse d’Ana, surtout si elle est soumise au Koom-Posh ou au Glek-Nas, se plaint de notre voisinage et nous cherche querelle. Alors, naturellement, comme ils menacent notre sécurité, nous les détruisons. Il n’y a pas moyen de s’entendre avec une race assez idiote pour changer toujours de forme de gouvernement. Le Koom-Posh, — dit l’enfant se servant de métaphores frappantes, — est bien mauvais, mais il a de la cervelle, quoiqu’elle soit derrière sa tête, et il ne manque pas de cœur. Mais dans le Glek-Nas, le cœur et la tête de la créature disparaissent, et elle n’est plus que dents, griffes et ventre.

— Vous vous servez d’expressions bien fortes. Permettez-moi de vous dire que je me fais gloire d’appartenir à un pays gouverné par le Koom-Posh.

— Je ne m’étonne plus de vous voir ici, si loin de chez vous, — dit Taë. Quel était l’état de votre pays avant d’en venir au Koom-Posh ?

— C’était une colonie d’émigrants… comme ceux que vous envoyez vous-mêmes hors de vos communautés… mais elle différait de vos colonies en ce qu’elle dépendait de l’État d’où venaient les émigrants. Elle secoua ce joug, et, couronnée d’une gloire éternelle, elle devint un Koom-Posh.

— Une gloire éternelle ! Et depuis combien de temps dure le Koom-Posh ?

— Depuis cent ans environ.

— Le temps de la vie d’un An, c’est une très jeune communauté. En beaucoup moins de cent ans, votre Koom-Posh sera arrivé au Glek-Nas.

— Mais, les plus vieux États du monde dont je viens ont tant de confiance en sa durée, que peu à peu ils arrivent à modeler leurs institutions sur les nôtres, et leurs politiques les plus profonds disent que les tendances irrésistibles de ces vieux États sont vers le Koom-Posh, que cela leur plaise ou non.

— Les vieux États ?

— Oui, les vieux États.

— Avec des populations très peu nombreuses relativement à l’étendue qu’ils occupent ?

— Au contraire, avec des populations très nombreuses proportionnellement au territoire.

— Je vois ! de vieux États sans doute !… si vieux qu’ils vont tomber en décomposition s’ils ne se débarrassent de ce surplus de population comme nous le faisons. De très vieux États !… très… très vieux ! Dites-moi, Tish, trouveriez-vous sage qu’un vieillard essayât de faire la roue sur les pieds et les mains comme le font les enfants ? Et si vous lui demandiez pourquoi il se livre à ces enfantillages et qu’il vous répondît qu’en imitant les très jeunes enfants il redeviendra enfant lui-même, cela ne vous ferait-il pas rire ? L’histoire ancienne abonde en événements de ce genre, qui ont eu lieu il y a plusieurs milliers d’années, et chaque exemple prouve qu’un vieil État qui joue au Koom-Posh tombe bientôt dans le Glek-Nas. Alors par horreur de lui-même, il demande à grands cris un maître, comme un vieillard qui radote demande un garde-malade, et après une succession plus ou moins longue de maîtres ou de gardes-malades, ce vieil État meurt et disparaît de l’histoire. Un très vieil État jouant au Koom-Posh est comme un vieillard qui démolit la maison à laquelle il est habitué et qui s’est tellement épuisé à la renverser que, tout ce qu’il peut faire pour la rebâtir, c’est d’édifier une hutte branlante dans laquelle lui et ses successeurs crient d’une lamentable : Comme le vent souffle !… Comme les murs tremblent !…

— Mon cher Taë, je tiens compte de vos préjugés peu éclairés que tout écolier instruit dans un Koom-Posh pourrait aisément contredire, quoiqu’il pût ne pas être doué de cette connaissance si précoce que vous me montrez de l’histoire ancienne.

— Moi savant !… pas le moins du monde. Mais un écolier, élevé dans votre Koom-Posh, demanderait-il à son bisaïeul ou à sa bisaïeule de se tenir la tête en bas et les pieds en l’air ? Et si les pauvres vieillards hésitaient, leur dirait-il : Que craignez-vous ? Voyez comme je le fais !

— Taë, je dédaigne de discuter avec un enfant de votre âge. Je vous répète que je tiens compte en cela du manque de cette culture que le Koom-Posh peut seul donner.

— Et moi, à mon tour, dit Taë, avec cet air de bon ton gracieux mais hautain qui caractérise sa race, — je tiens compte de ce que vous n’avez pas été élevé parmi les Vril-ya, et je vous supplie de me pardonner si j’ai manqué de respect pour les opinions et les habitudes d’un si aimable… Tish !

J’aurais dû faire remarquer plus tôt que mon hôte et sa famille m’appelaient familièrement Tish ; c’est un nom poli et usuel, signifiant par métaphore un petit barbare, et littéralement une petite Grenouille ; les enfants l’emploient sous forme de caresse pour les Grenouilles apprivoisées qu’ils élèvent dans leurs jardins.

Nous avions atteint les bords d’un lac et Taë s’arrêta pour me montrer les ravages faits dans les champs environnants.

— L’ennemi est certainement sous les eaux de ce lac, — dit Taë. — Remarquez les bandes de poissons réunies près des bords. Les grands et les petits, qui sont habituellement leur proie, tous oublient leurs instincts en présence de l’ennemi commun. Ce Reptile doit certainement appartenir à la classe des Krek-a, classe plus féroce qu’aucune autre et qu’on dit appartenir aux rares espèces encore vivantes parmi celles qui habitaient le monde avant la création des Ana. L’appétit du Krek est insatiable, il se nourrit également de végétaux et d’animaux, mais ses mouvements sont trop lents pour que les élans au pied léger aient rien à craindre de lui. Son met favori est l’An s’il peut le surprendre ; c’est pour cela que les Ana le détruisent sans pitié dès qu’il pénètre sur leur domaine. J’ai entendu dire que quand nos ancêtres défrichèrent cette contrée, ces monstres et d’autres semblables abondaient, et comme le vril n’était pas encore découvert beaucoup des nôtres furent dévorés. Il fut impossible de détruire tout à fait ces bêtes avant cette découverte, qui fait la puissance et la civilisation de notre race ; mais quand nous fûmes familiarisés avec l’usage du vril, toutes les créatures hostiles à notre race furent promptement détruites. Cependant une fois par an ou à peu près, un de ces énormes reptiles quitte les districts sauvages et inhabités, et je me souviens qu’une jeune Gy qui se baignait dans ce lac fut dévorée par l’un d’eux. Si elle avait été à terre et armée de sa baguette il n’aurait pas même osé se montrer ; car ce reptile, comme tous les animaux sauvages, a un instinct merveilleux qui le met en garde contre tout être porteur d’une baguette à vril. Comment ils enseignent à leurs petits à l’éviter sans l’avoir jamais vue, c’est un de ces mystères dont vous pouvez demander l’explication à Zee, car je ne le connais pas[1]. Tant que je resterai là, le monstre ne sortira pas de sa cachette ; mais nous l’en ferons sortir en lui offrant un leurre.

— Ne sera-ce pas bien difficile ?

— Pas du tout. Asseyez-vous là-bas sur ce rocher à environ cent pas du lac, je vais me retirer à quelque distance. Bientôt le reptile vous verra ou vous sentira, et, s’apercevant que vous n’êtes pas armé de vril, il s’avancera pour vous dévorer. Aussitôt qu’il sera hors de l’eau, il est à moi.

— Voulez-vous dire que je dois servir d’appât à ce terrible monstre qui pourrait m’engloutir en une seconde ! Je vous prie de m’excuser.

L’enfant se mit à rire.

— Ne craignez rien, — dit-il, — asseyez-vous seulement et restez tranquille.

Au lieu d’obéir, je fis un bond et j’allais m’enfuir à toutes jambes, quand Taë me toucha légèrement l’épaule et fixa ses yeux sur les miens : je fus cloué au sol. Toute volonté m’abandonna. Soumis aux gestes de l’enfant, je le suivis vers le rocher qu’il m’avait indiqué et m’y assis en silence. Quelques-uns de mes lecteurs ont vu quelque chose des effets vrais ou faux de l’électro-biologie. Aucun professeur de cette science incertaine n’était parvenu à dominer un seul de mes mouvements ou une seule de mes pensées, mais je n’étais plus qu’une machine dans les mains de ce terrible enfant. Il étendit ses ailes, prit son essor, et s’abattit dans un bouquet de bois qui couronnait une colline peu éloignée.

J’étais seul ; je tournai les yeux avec une sensation d’horreur indescriptible vers le lac, et, comme enchaîné par un charme, je les tins fixés sur l’eau. Au bout de dix à quinze minutes, qui me parurent des siècles, la surface calme de l’eau, étincelant sous la lumière des lampes, commença à s’agiter vers le centre. Au même moment, les bandes de poissons réunis près des bords commencèrent à manifester leur terreur à l’approche de l’ennemi en sautant hors de l’eau ; leur course produisait une sorte de bouillonnement circulaire. Je les voyais fuir précipitamment çà et là, quelques-uns même se lancèrent sur le rivage. Un sillon long, sombre, onduleux, s’avançait sur l’eau de plus en plus près du bord, jusqu’à ce que l’énorme tête du reptile sortît, ses mâchoires armées de crocs formidables, et ses yeux ternes fixés d’un air affamé sur l’endroit où je me trouvais. Il posa ses pieds de devant sur le rivage, puis sa large poitrine, couverte d’écailles, comme d’une armure, des deux côtés, et, au milieu, laissant voir une peau ridée d’un jaune terne et venimeux ; bientôt il fut tout entier hors de l’eau ; il était long de cent pieds au moins de la tête à la queue. Encore un pas de ces pieds effroyables et il était sur moi. Je n’étais séparé de cette horrible mort que par quelques secondes quand, tout à coup, une sorte d’éclair traversa l’air, la foudre éclata, et, en moins de temps qu’il n’en faut à un homme pour respirer, enveloppa le monstre ; puis, au moment où l’éclair s’éteignait, je vis devant moi une masse noire, carbonisée, déformée, quelque chose de gigantesque, mais dont les contours avaient été détruits par la flamme, et qui s’en allait rapidement en cendres et en poussière. Je demeurai assis sans voix et glacé de terreur : ce qui avait été de l’horreur était maintenant une sorte de crainte respectueuse.

Je sentis la main de l’enfant se poser sur ma tête, la peur me quitta… le charme était rompu, je me levai.

— Vous voyez avec quelle facilité les Vril-ya détruisent leurs ennemis, — me dit Taë.

Puis, s’approchant du rivage, il contempla les restes défigurés du monstre et dit tranquillement : —

— J’ai détruit des animaux plus grands, mais aucun avec tant de plaisir que celui-ci. Oui, c’est un Krek ; quelles souffrances n’a-t-il pas dû infliger pendant sa vie !

Il prit alors les pauvres poissons qui s’étaient jetés à terre et les remit avec bonté dans leur élément.



  1. Par cet instinct, le reptile ressemble à nos oiseaux et à nos animaux sauvages, qui ne se risquent pas à portée d’un homme armé d’un fusil. Quand les premiers fils électriques furent installés, les perdrix les heurtaient dans leur vol et tombaient blessées. Maintenant, les plus jeunes générations de perdrix ne s’exposent jamais à pareil accident.