La Race inconnue/Le requin

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Grasset (p. 27-35).


LE REQUIN



Prosper Lanthelme visitait sa cocoterie. La plantation avait trois kilomètres de long sur cent mètres de large ; les beaux arbres, au tronc écailleux et luisant, au panache vert, s’alignaient à quinze pas les uns des autres, le long des grèves de l’Océan Indien. La régularité de ces alignements était interrompue, en son milieu, par un village betsimisaraka, tout en bambous, habité par les travailleurs de la concession.

Lanthelme, en revenant de sa tournée, s’y arrêta. Entre les dernières cases et la mer, quelques rochers perçaient la dune ; à leur pied, à dix mètres de l’eau salée, suintait une source ; elle était presque saumâtre, à peine buvable ; mais les indigènes avaient pour elle une vénération superstitieuse. Une fois que Lanthelme s’y était rafraîchi les mains, ils étaient accourus du village, l’avaient supplié de faire ailleurs ses ablutions, s’il ne voulait attirer sur eux les pires malheurs.

Ce jour-là, il s’assit sur un rocher, non loin de la vasque, et regarda la mer. Au large elle moutonnait, venait se briser en une longue barre blanche sur les récifs de corail. Puis, jusqu’à la côte, de molles ondulations la soulevaient d’un mouvement rythmique, pour répandre sur le sable l’éternel flot de ses eaux frangées d’écume. Lanthelme, depuis dix ans qu’il était établi sur la côte, éprouvait tous les jours, devant cette mer bleue, la même envie, jamais encore satisfaite, de prendre un bain. Aucun Européen ne s’y hasardait, à cause des requins : ils pullulaient en ces parages ; on en voyait de toutes les espèces, des noirs, d’autres d’un blanc laiteux, certains avec des ailerons blancs à extrémité noire, et les requins-marteaux, à tête plate, avec des yeux démesurés à fleur de peau. Les indigènes n’y faisaient pas grande attention. Beaucoup se baignaient, sans manifester aucune peur. Ils entraient dans l’eau, certains jours, par villages entiers, pour la pêche au lamba à marée haute ou pour la pêche au filet à marée basse. Dans ces occasions, il n’y avait jamais d’accidents, mais parfois on parlait d’hommes et de femmes isolés, enlevés ou mutilés par les squales.

Dans la chaleur humide de cette matinée de décembre, en plein été tropical, la mer était particulièrement attirante ; Prosper Lanthelme, une fois de plus, rêvait aux délices interdites d’un bain. II avait chaud et soif ; réunissant les deux mains en forme de coupe, il les plongea dans l’eau fraîche de la source, les approcha de ses lèvres, but l’eau vénérée des Betsimisaraka, lentement, la tête renversée en arrière, les doigts mal joints laissant tomber une pluie de gouttelettes. Et son geste simple ressemblait à un rite. A ce moment passa un de ces Antaimourou, qui, de la province de Farafangana, s’en vont dans toutes les parties de l’île, s’engagent comme manœuvres, comme terrassiers, comme orpailleurs, et reviennent avec leurs économies acheter des bœufs ou des rizières dans leur coin de terre natal. Celui-ci arrivait du Nord, et sans doute rentrait chez lui avec un sac de piastres. Il avait fait une longue étape, les cases parmi les cocotiers avaient l’air accueillant, il décida de s’arrêter. Mais, avant de s’asseoir au foyer d’un hôte, il voulut se purifier des souillures de la route ; il déposa sur le sable le long bambou aux deux extrémités duquel il avait équilibré son bagage, quitta son lamba, son salaka, et s’avança dans la mer à quelques mètres du rivage. Quand il eut de l’eau jusqu’aux genoux, il commença ses ablutions. La houle tantôt le découvrait jusqu’aux chevilles, tantôt l’immergeait jusqu’à mi-corps. Prosper Lanthelme admirait l’élégante silhouette bronzée qui, surgissant de la mer, se détachait sur l’horizon lumineux. Soudain, comme une vague plus forte que les autres s’enflait à la hauteur de sa poitrine, l’Antaimourou s’ arc-bouta en arrière et battit l’air de ses deux bras crispés, comme pour s’accrocher au vide, en poussant un cri d’effroyable détresse. Il s’effondra dans l’eau ; la mer, tout autour de lui, se teignit de rouge. Quand la vague se retira, il n’y avait plus sur le sable qu’une moitié d’homme : le requin avait emporté le reste.

Les gens du village, appelés par le cri d’agonie, enlevèrent le débris humain et allèrent l’ensevelir dans la partie de la lande réservée aux étrangers, pendant que Lanthelme, béant d’horreur, muet d’horreur, contemplait la mer cruelle, pleine de monstres invisibles.

L’après-midi, il revint, l’imagination hantée par l’affreux spectacle, jusqu’au lieu où s’était passé le drame. Il s’assit sur la même pierre où il s’était reposé le matin, et regarda la douce mer bleue, aux molles ondulations pacifiques. Un vieux Betsimisaraka du village, qu’il connaissait bien, un des plus anciens travailleurs de sa concession, s’approcha de lui.

— Eh bien ! dit Lanthelme, il a été vite enlevé, l’Antaimourou !

— Vite enlevé, oui, toumpoukou !

— Tu as déjà vu de ces accidents ?

— Autrefois, oui, toumpoukou !

— Vous entrez souvent dans la mer, vous autres, pour pêcher ou vous laver ?

— Souvent, oui, toumpoukou !

— Vous n’avez donc pas peur des requins ?

— Jamais le poisson Souroukay n’enlève un Zafimandry, s’il n’a pas violé les fady.

Et, sur les instances de Lanthelme, le vieux Betsimisaraka lui raconta ceci :

— Les anciens savent qu’il y a dix générations d’hommes, Nousivarika était une île entourée de lagunes ; l’eau recouvrait alors la large bande de sable où poussent maintenant tes cocotiers, mais notre village existait déjà à la même place qu’il occupe aujourd’hui. C’étaient quatre ou cinq pauvres cases de pêcheurs.

Un jour, les hommes partirent en pleine mer dans deux grandes pirogues pour aller, avec des lignes et des harpons, pêcher les tourouvouka[1] au dos bleuâtre, les fesoutsy[2] tachetés, et les souroukay[3] à la chair savoureuse. Mais le mauvais temps les surprit loin de la côte ; pendant deux nuits et deux jours, ils furent entraînés vers le Nord ; à la fin, le Grand-Vent-qui-tourne fit chavirer leurs pirogues, et tous se noyèrent, sauf Ratsimanoutou, mon ancêtre.

Il fut porté par les vagues jusqu’à une île déserte, entourée de récifs. Longtemps il se lamenta, à cause de la mort qui l’attendait et du triste sort de ses compagnons. Il pleurait sur la plage et regardait vers l’Ouest, pour voir si au loin il ne découvrirait pas la terre. Mais il n’apercevait rien que l’eau salée. Puis, comme il avait faim, il attrapa des crabes qui couraient çà et là sur le sable, et, dans les flaques, des crevettes brunes à longues pinces. Le matin il grimpait en haut de l’îlot pour boire dans les creux de rochers l’eau saumâtre déposée par le brouillard nocturne.

Il vécut ainsi plusieurs jours ; pourtant les privations et le chagrin l’épuisaient, il sentait peu à peu ses forces décroître. Un soir qu’il pêchait, un énorme Souroukay arriva jusqu’auprès de lui dans la volute d’une vague, et dit :

« — Qui es-tu et que fais-tu tout seul dans cette île, homme de la Grande-Terre ?

« — Je suis Ratsimanoutou, de Nousivarika, là-bas dans le Sud ; ma pirogue a été brisée par le Grand-Vent-qui-tourne ; maintenant comment pourrais-je sortir d’ici, pour m’en retourner vers les miens ?

« — Qu’à cela ne tienne ! dit le poisson Souroukay ; d’ici Nousivarika, l’Eau-sacrée est longue à franchir, mais fortes sont mes nageoires, large est mon dos. Ramasse beaucoup de crabes pour te nourrir, construis sur moi une petite case en roseaux. Je te ramènerai jusqu’à ton village. »

Mon ancêtre obéit ; quand la case fut prête sur le dos du requin, il s’accroupit dedans. Le poisson fila vers le Sud et nagea pendant deux jours et deux nuits. Puis ils arrivèrent à Nousivarika. L’homme rassembla tous ses parents pour leur raconter comment il avait eu la vie sauve. Les habitants du village firent de grandes pêches au bord de la mer ; tous les poissons qu’ils prirent, ils les donnèrent au Souroukay pour les manger ; ils nourrirent ainsi pendant une lune entière le sauveur de leur parent.

Ensuite le requin s’apprêtait à regagner les profondeurs de la mer, mais, avant de quitter la plage de Nousivarika, il parla en ces termes :

« Que maudit soit et que meure celui de mes enfants qui mangera les descendants de cet homme ! »

Puis il enfonça une de ses nageoires, sur le bord de l’île, au pied du rocher où tu es maintenant assis, vazaha ! et qui en ce temps-là était baigné par la mer. A l’endroit où il avait enfoncé sa nageoire, coula une source : c’est la fontaine qui est ici, près de toi.

« Si vous buvez de cette eau, dit-il encore, jamais les souroukay ne vous mangeront. »

Et il plongea dans la mer, pour gagner les récifs. Mon ancêtre Ratsimanoutou dit à son tour devant ses parents rassemblés :

« Que maudit soit et que meure, dévoré par les souroukay, celui qui pêchera ou qui mangera les descendants de ce poisson ! »

Voilà pourquoi les gens de Nousivarika ne tuent pas les requins, et pourquoi les requins ne dévorent jamais, à moins qu’ils n’aient violé le fady, les hommes de ma race, à cause de ce qui s’est passé jadis entre le souroukay et mon ancêtre Ratsimanoutou. »

Prosper Lanthelme admira la naïveté des Malgaches, qui osaient, sur la foi de pareilles légendes, affronter les requins. Puis il réfléchit, scientifiquement, aux chances qu’on avait d’être dévoré ; il les jugea si faibles qu’autant valait n’en pas tenir compte. Ainsi la sagesse de ces peuplades primitives se trouvait d’accord avec le calcul des probabilités. De plus les indigènes attribuaient toujours à la violation de quelque fady l’accident qui, de loin en loin, pouvait se produire ; ils conservaient ainsi leur belle tranquillité et leur mépris des dangers de la mer.

L’envie irrésistible de se baigner hantait Lanthelme de plus en plus. En n’entrant dans l’eau qu’à mi-corps, la rencontre d’un requin était presque invraisemblable ; il faudrait un concours de circonstances extraordinaires, qui aurait d’autant moins de chances de se reproduire qu’il avait eu lieu la veille. Mille fois des Betsimisaraka de Nousivarika avaient commis, au même endroit, en face de leur village, la même imprudence que l’Antaimourou, sans que la vague eût apporté de requin. Mille fois encore, après la mort de l’étranger, la légende de Ratsimanoutou allait se trouver confirmée.

Le lendemain donc, Lanthelme vint au même endroit, se débarrassa de ses habits, et, sans hésitation, entra dans la mer jusqu’à mi-corps. Il s’ébroua, fit jaillir l’eau tout autour de lui, revint en arrière pour se rouler sur le sable dans la vague presque tiède. Au bout de cinq minutes, il jugea ce premier bain assez long. Malgré lui, l’idée fixe des monstres qui pullulaient là-bas près des récifs de corail, hantait son imagination ; il ne pouvait se défendre de scruter avec quelque terreur les vagues troubles qui montaient vers la plage.

Soudain, comme il allait se retourner pour gagner le sable sec, il vit une masse noirâtre qui glissait obliquement de son côté : c’était le requin. A un mètre de lui, il y eut un remous ; un aileron noir et luisant sortit de l’écume ; puis la chose sombre et fuselée vira soudain ; venue avec le flux, elle disparut avec le reflux de la vague, dans les clartés glauques de la houle.

Alors Prosper Lanthelme s’évada de la mer cruelle, pour une fois miséricordieuse ; plus jamais il n’osa s’y baigner, quoiqu’il eût bu dans la source l’eau du poisson souroukay, sur la lointaine grive australe, au pied des cocotiers.

  1. Mulets.
  2. Marsouins.
  3. Requins.