La Race inconnue/Ramasse-moi mon lamba

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Grasset (p. 51-60).


RAMASSE-MOI MON LAMBA


A Saint-Cyr, il avait pris l’infanterie coloniale par goût des aventures. Terrien d’origine, enfermé pendant dix ans dans les geôles universitaires, il sentait un besoin éperdu des larges horizons marins, des traversées lointaines. Au lycée, dans la tristesse des salles d’études, sous l’œil hostile du pion, il imaginait des voyages en Extrême-Orient, des croisières le long des plages lumineuses, bordées de cocotiers, défendues par les récifs de corail, des explorations à l’intérieur du continent noir, des vices-royautés éphémères en Papouasie ou chez les nègres. Devenu saint-cyrien, il rêvait de conquêtes exotiques, de femmes de couleur possédées sur des terrasses blanches dans les nuits asiatiques, ou sur les nattes des cases en bambous, dans les soirs d’Afrique. Il souhaitait, pour sa première colonie, le Haut-Sénégal, avec les paillotes rondes abritées sous des baobabs, l’énorme fleuve peuplé d’hippopotames et de caïmans, les négresses aux lourds seins nus, ou bien Tahiti, l’éden austral, où des femmes couronnées de fleurs viennent se prostituer, sous les tamarins, aux hommes de l’Europe, ou encore l’Indo-Chine, objet des désirs de tous ses camarades, avec les fumeries d’opium et les congaï aux formes équivoques d’androgynes.

Il eut Madagascar : ce fut une déception. Sur le bateau, des camarades le consolèrent en lui faisant un éloge très documenté des femmes malgaches, surtout des ramatous Imériniennes. A Diégo-Suarez il connut son affectation pour Tananarive, et fut ravi. On descendit à terre, en bande, pour voir la ville : nouvelle désillusion. C’était un dimanche. Les femmes d’Antsirane et celles de Tanambô s’étaient donné rendez-vous dans les rues ensoleillées ; elles se promenaient par groupes de deux ou trois, vêtues de leurs plus beaux atours. Il y avait là des Sainte-Mariennes, au nez busqué, aux lèvres volontaires, leurs lourds cheveux ramassés en trois grosses boules sur la nuque et les côtés de la tête, des Antankarana, grandes et sveltes, avec un beau masque de bestialité impassible, des Betsimisaraka, petites et menues, aux traits presque réguliers, aux yeux rieurs et prometteurs. Presque toutes, coiffées de grands chapeaux bergère, en paille de rafia, bordés et couverts d’une profusion de rubans aux couleurs éclatantes, étaient drapées dans des lambas voyants, ornés de dessins extraordinaires : des soleils, des lunes, des étoiles noires sur un ciel orange, des bicyclistes indigo dans des paysages roses ; l’une avait dans le dos une locomotive bleue crachant des flots de fumée rouge sur fond blanc, délicate allusion aux trois couleurs françaises ; sur la croupe rebondie d’une autre s’étalait, la tête en bas, le portrait d’Édouard VII. Mais les plis chastes des lambas laissaient mal deviner les formes de celles qui les portaient ; sous les larges chapeaux clairs, un peu ridicules, les yeux brillants et les dents blanches faisaient, dans le noir ou le bronze des figures, un contraste trop violent pour un Européen nouveau débarqué. Le jeune officier trouvait ces femelles laides comme des guenons, attifées comme des singes savants. Jamais, non, jamais il ne se résoudrait à admettre dans son lit un de ces petits animaux chiffonnés qu’on lui disait être des Betsimisaraka, ou une de ces grandes Sakalaves dégingandées. Il revint à bord désappointé.

A Tamatave, son impression ne se modifia guère. En vain on essayait de lui faire comprendre la séduction des ramatous tananariviennes ; il déclara qu’il chercherait une amie dans la société européenne, ou, à défaut, dans le milieu créole.

Pendant le premier mois de son séjour à Tananarive, il se tint parole, méprisa les ramatous. Mais deux femmes du monde, qu’il favorisa de ses hommages, le rabrouèrent assez vertement ; la galanterie blanche était vraiment mal représentée dans la capitale de l’Imerina ; quant aux créoles teintées, elles étaient d’un noir plus sale que les Houves. Dès sa troisième promenade au Zouma, le grand marché hebdomadaire de Tananarive, il se découvrit du penchant pour les femmes indigènes : sexe affamé n’a pas d’yeux. Il se laissa présenter par des camarades quelques ramatous, parmi celles du commun, et en usa, non sans plaisir. Il se mit à fréquenter les lieux où les vazaha peuvent rencontrer des jeunes femmes malgaches toujours prêtes à gagner une piastre. Il ne manqua jamais la musique, le jeudi à Andouhalou, le dimanche à Antaninarenina. Le vendredi, de neuf à onze, il se promena au marché, où les célibataires en appétit trouvent grand étalage de chair humaine. Il fut invité aux bals de ramatous que donnent certains vazaha, mariés temporairement, à la mode du pays.

C’est à une de ces soirées qu’il connut Raketaka. Son dernier amant, un capitaine d’artillerie coloniale, venait de s’embarquer, ses deux ans finis, à Tamatave. Elle avait été si désolée de ce départ, qu’elle ne lui avait plus fait d’infidélités, disait-on, pendant l’ultime mois de leurs amours ; le lendemain de la séparation, elle ne voulut point répondre encore aux cinq ou dix billets pressants qu’elle avait déjà reçus. Pourtant, le soir, elle se rendit à la fête que donnait un jeune ingénieur, époux temporaire d’une de ses amies. Tout de suite elle fut très entourée. Parmi les concurrents, elle remarqua le jeune lieutenant d’infanterie coloniale ; secrètement elle désira le donner comme successeur au dernier amant en titre. Il avait une cote excellente dans le monde galant, parce qu’il était gai, insouciant et généreux. Il se savait très beau garçon et tâchait d’en profiter ; mais il s’exagérait la valeur de cet appoint auprès des femmes indigènes ; celles-ci, en raison de ses beaux yeux, lui avaient donné le sobriquet de Tsaramasou[1], que ses camarades, irrévérencieusement, avaient traduit par Haricoco Bel-Œil ; dans le monde, à cause de son prénom d’Albert, on l’appelait Bébert.

Bébert s’aperçut que Raketaka était favorablement disposée pour lui et aussitôt poussa ses avantages. L’autre était trop fine pour ne pas se faire désirer. Elle dansa plus d’une heure avec un gros fonctionnaire surnommé Saint-Louis, lourdaud et disgracieux, mais bien appointé. C’était un rival redoutable. Un jour qu’une ramatou très courue s’était laissée mettre aux enchères, il était allé jusqu’au billet bleu pour l’avoir : d’où son surnom. Raketaka, soucieuse de ses intérêts, accepta ce soir-là une place dans le pousse-pousse de cet homme généreux, mais, au moment de partir, elle promit à Bébert de lui rendre visite le lendemain matin à dix heures.

Elle tint parole. Le lieutenant avait plutôt mal dormi. Il s’était flatté, une partie de la soirée, de ramener Raketaka ; sa déception amoureuse lui avait causé une assez longue insomnie ; il gardait à la jolie ramatou une secrète rancune de l’avoir fait poser. Elle sentit la nuance dans l’accueil un peu tiède, et comprit qu’il fallait jouer le grand jeu. Elle prit dans ses deux mains la tête du jeune lieutenant et, longuement, elle le regarda. Dans ses yeux adorablement puérils, elle mit les langueurs et les ardeurs de sa race pour verser le poison du désir dans les yeux tout proches de l’amant futur, puis, après un silence éloquent, elle reprit son air candide et s’écria :

— Comme je me suis amusée hier ! Et toi ? Il m’a semblé que tu n’étais pas très gai ?

— Moi ? Tu te trompes…

Nouveau silence. Il la trouvait si désirable qu’il enrageait de nouveau de ne l’avoir pas eue la nuit précédente. Il dit maladroitement :

— Méchante ! Pourquoi es-tu partie hier avec ce gros imbécile de Saint-Louis, au lieu de venir avec moi ?

Elle eut un sourire énigmatique et ne répondit point, mais s’assit sur une chaise à deux pas de lui. En s’asseyant, elle avait ôté son lamba de soie rose qui, glissant le long des épaules, était tombé par terre. Elle fit une œillade au lieutenant, reprit un air détaché, et dit, très douce :

— Ramasse-moi mon lamba…

Il hésita quelques secondes avant de répondre, plus étonné encore que furieux. Se moquait-elle de lui, comme la veille, ou voulait-elle tenter une épreuve ? Quoi qu’il en fût, cette sauvagesse méritait d’être remise à sa place. Il fallait lui parler en maître, au lieu de se laisser traiter par elle en esclave.

— Pour qui me prends-tu ? s’écria-t-il. Te figures-tu qu’un vazaha fera les trente-six volontés d’une petite Malgache comme toi ? Ramasse ton lamba toi-même, ramatou !

Elle ne répondit rien, le regarda de nouveau, puis, détournant les yeux, elle jeta un coup d’œil du côté du lamba, et sourit. Lui s’approcha ; passant un bras autour de sa taille, il voulut l’embrasser. Elle détourna la tête, refusant ses lèvres.

— Sois gentille, Raketaka. Voyons ! Tu n’es pas venue chez moi pour me bouder…

Mais elle, gardant toujours le même sourire énigmatique, répéta d’un petit air têtu :

— Ramasse-moi mon lamba…

Décidément elle le prenait pour un imbécile. Certainement non, il ne ramasserait pas le lamba. Il se priverait plutôt de la posséder. Après tout, il ne manquait pas à Tananarive de ramatous aussi jolies et plus aimables. Il fit quelques pas dans la chambre, tapota un instant sur les vitres, puis se retourna brusquement. Elle était cambrée en arrière. Ses jeunes seins pointaient sous la fine chemisette brodée à jour ; ses lèvres lilas s’ouvraient à demi en un sourire voluptueux où brillaient les dents très blanches ; ses cils battaient et voilaient d’une ombre ses yeux d’enfant. Jamais aucune femme indigène ne lui avait inspiré un désir aussi violent. Il revint vers elle.

— Embrasse-moi. Je veux.

Mais elle se détournait, inerte, passive, regardant la fine étoffe de soie rose qui gisait par terre, sans même se donner la peine de répéter encore :

— Ramasse-moi mon lamba…

Il s’entêtait à l’embrasser, avec l’espoir de triompher de cette froideur voulue, et de se faire rendre ses caresses. Il la sentait à la fois vibrante et butée dans son idée fixe. Non, il ne s’abaisserait pas à ramasser le lamba.

Il se rappelait une scène presque pareille, dans une chambre garnie, à Paris. Il avait courtisé huit jours une fort jolie femme dont il se croyait ardemment épris, un mannequin de l’avenue de l’Opéra. Elle était enfin venue à un premier rendez-vous. Il l’avait déshabillée passionnément, des pieds à la tête, avec des maladresses d’amoureux ; plus tard elle lui avait confié que sa mère, concierge au Marais, lui avait recommandé de se faire toujours ôter ses bottines, la première fois, par un amant ; celui qui déchaussait l’autre devait porter les culottes dans le ménage.

Était-ce pour une raison analogue que la petite sauvagesse voulait se faire ramasser son lamba ? Il était bien décidé à ne pas faire ce geste humiliant. Ne serait-ce pas le symbole de sa déchéance en face d’une femme de race inférieure ? Il n’entendait parler que de vazaha chambrés et bernés par leurs ramatous. Allait-il en venir là, lui aussi, après s’être défendu pendant trois mois contre l’aveulissement des concubinages indigènes ?

Pourtant il regardait Raketaka et la désirait éperdument. En plus de sa grâce voluptueuse et exotique, elle avait maintenant l’attrait du fruit défendu, puisqu’il s’interdisait le geste qui devait les rapprocher. Mais sa vanité masculine et sa fierté européenne commençaient à faiblir devant le charme obscur d’une petite fille houve. Au fond de lui-même il souhaitait déjà de trouver quelque prétexte pour ramasser le lamba.

Raketaka sentit que la victoire penchait en sa faveur, que le vazaha allait être à sa merci. Elle emplit de nouveau ses yeux de sensualité candide, et dit :

— Bébert, ramasse-moi mon lamba…

Elle prononçait Bébée, et parlait avec cette douce voix claire d’enfant que gardent longtemps les femmes de Madagascar. Cette fois Bébert fut affolé. Après tout il n’était pas tenu d’en faire sa maîtresse. Il n’avait qu’à la renvoyer, après l’avoir prise une fois. Il pouvait ainsi, sans humiliation aucune, ramasser le lamba, puisque ensuite il ne la reverrait point. Le triomphe symbolique de la femme n’existait plus, du moment qu’il ne s’agissait que d’une passade, et il dépendait de lui, non pas d’elle, qu’il en fût ainsi.

Il se baissa vite, ramassa le lamba, le mit avec rage sur les genoux de la Malgache. Elle le prit, le jeta dédaigneusement dans un coin, et referma ses bras sur l’amant dompté et heureux.

  1. Tsaramasou, nom du haricot, signifie étymologiquement « qui a de beaux yeux ».