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La Rançon (Tinayre)/14

La bibliothèque libre.
La Rançon (1894)
Calmann-Lévy, éditeur (p. 146-159).


XIV


Chartrain entra dans le salon… Une trentaine de personnes causaient par groupes, les femmes en toilettes claires, les hommes en frac. La baie, encadrée d’indiennes de Perse à ramages multicolores, était ouverte à demi sur le clair de lune. Des palmiers étendaient leurs éventails verts aux quatre coins de la grande pièce, qui n’était ni salon, ni boudoir, ni atelier et dont les éléments divers, mais non disparates, s’harmonisaient avec le type et le caractère de la femme qui l’habitait. Elle était, cette énigmatique petite femme, debout devant la cheminée drapée de soieries du Japon, blanche et brune, dans une robe pourpre enguirlandée de pavots.

— Enfin, vous voilà ! dit-elle. Je désespérais de vous voir.

— Suis-je donc le dernier venu ?

— Non, Jacqueline est en retard, suivant son habitude… Vous connaissez tout le monde, ici, je crois. Cependant…

Et se penchant, avec une lueur tendre dans les sombres diamants de ses prunelles :

— Je vais vous présenter quelqu’un dont vous serez certainement l’ami…

— Volontiers dit Chartrain.

Elle appela :

— Monsieur Lussac !

Un jeune homme s’approcha. Robuste, il plaisait par un bel air de loyauté tranquille, la douceur d’un visage aux yeux bruns, à la barbe bronzée et fauve… Étienne pensa :

« Ne serait-ce pas ce bel inconnu dont Jacqueline m’a parlé ? »

Il répondit à l’éloge amical dont Suzanne enveloppa la banalité des présentations, par une poignée de main qui révélait la sympathie spontanée, puis le groupe se rompit, Suzanne emmenant Lussac vers madame Lachaume. Étienne regarda autour de lui. Ses yeux effleurèrent les visages familiers des amis, les têtes des femmes, plus apprêtées que de coutume, sous les frisures excessives, les rubans et les fleurs. Ils s’arrêtèrent sur la porte qui, tôt ou tard, devait s’ouvrir pour laisser passer Jacqueline. Chartrain, reculé peu à peu au dernier rang des hommes, désirait et redoutait le moment où la bien-aimée apparaîtrait, au seuil du salon, parée comme les autres femmes, plus belle, et portant un mortel mystère dans son cœur.

On avait disposé près du piano les pupitres des deux violonistes qui devaient jouer avec Suzanne. Déjà les causeurs faisaient silence… La porte s’ouvrit. Sous les regards, sous les lumières, Jacqueline entra. Elle serra la main de son amie, salua quelques femmes, et pour ne pas interrompre le trio qui commençait, elle resta debout contre une portière de vieux velours, droite, immobile et pensive.

Elle portait une robe étrange et charmante, en souple mousseline de soie brochée de larges fleurs mauves et de feuilles de roseaux. Froncée comme une aube, découvrant le cou délicat, l’attache des épaules, la rondeur naissante de la gorge, elle tombait presque à terre et traînait un peu avec mille plis fins et pudiques que chaque mouvement drapait sur la forme parfaite du corps. Un ruban, vert comme les ramages, retenait sous les seins cette tunique chaste et révélatrice qui ne rappelait aucune mode et qui était à la fois la robe des anges, le péplos des Muses, le vêtement des jeunes filles qui mènent la Fête des fleurs dans la fresque de Botticelli. Jacqueline l’avait combinée avec tant de soin, cette toilette dessinée par Moritz, surveillée par Suzanne et qui devait la montrer aux yeux d’Étienne dans une harmonie de beauté. Et elle l’avait revêtue, ce même soir, avec tant de tristesse ! Cette tristesse invincible, qui pesait sur les épaules de la jeune femme, courbait sa tête, éteignait la verte lumière de ses yeux, Étienne la devina et il en fut ému de reconnaissance. Il avait craint de voir entrer une Jacqueline hautaine et brillante, cuirassée d’indifférent orgueil.

Le trio achevé, elle traversa le salon et gagna un fauteuil près de madame Lachaume. Étienne s’avança. Elle le vit et lui tendit la main avec un frémissement des cils, une nuance de pâleur imperceptible pour tout autre. Ils échangèrent quelques banalités à voix haute, mais leurs yeux troublés s’interrogèrent et se répondirent tour à tour. Moritz passa près d’eux, et, familièrement :

— Que dites-vous de la robe de madame Vallier ? vous savez que c’est un peu mon œuvre. Nous avons fouillé tous les magasins anglais pour trouver cette mousseline… N’est-ce pas, c’est réussi ? Mais l’étoffe de Liberty ne vaut pas celle de la nature.

Jacqueline rougit un peu.

— Vous êtes content ? Eh bien, vous ferez mon portrait. Oui, vous me peindrez dans ce costume. Qu’en dites-vous, monsieur Chartrain ?

— Je dis que Moritz a de la chance, répondit Étienne en s’efforçant de sourire.

Le peintre examinait Jacqueline comme il eût regardé un tableau :

— Vous êtes pâlotte, ce soir, lui dit-il affectueusement…

— Je suis un peu lasse. Les orages de ce mois m’ont énervée, dit-elle avec douceur. Pourtant je suis venue et je chanterai, pour faire plaisir à Suzanne.

Chartrain, le cœur serré, contemplait cette pâleur touchante de Jacqueline, la nacre qui cernait ses yeux, le pli triste de sa jolie bouche. « Pauvre petite, pensait-il… Et elle doit chanter ! » Il eût voulu la consoler, l’exhorter, multiplier autour d’elle les témoignages muets d’une tendresse toujours en éveil. Mais les sièges suffisant à peine aux femmes, madame Mathalis pria ses amis de céder leur place à deux jeunes filles, et Chartrain regagna son coin dans l’angle opposé du salon, en face de Jacqueline. Moritz l’avait suivi. Dans un grand brouhaha, les violonistes disposaient leurs pupitres et accordaient leurs instruments. Tout à coup, Moritz murmura :

— Regardez !

Il montrait Suzanne qui parlait bas à Lussac, un peu à l’écart des autres femmes. Le jeune homme souriait et madame Mathalis, levant des yeux anxieux, était toute transfigurée par une expression inconnue, par une tendre gravité. Sa main frémissait sur le crêpe pourpre de la robe, et son attitude, son regard, cette émotion qu’elle ne dissimulait plus, trahissaient le secret pressenti par Jacqueline. Elle quitta Lussac avec un visage éblouissant et ébloui, que la passion modelait dans une matière plus fine, un albâtre transparent sur la lumière intérieure.

« Elle aussi !… » pensa Chartrain.

Elle aimait Lussac, elle en était aimée. Ils étaient heureux, que leur amour eût reçu déjà et donné les gages suprêmes ou qu’il fût encore à la charmante aurore des promesses. Pourquoi cette vision poigna-t-elle le cœur d’Étienne jusqu’à la souffrance, lui qui adorait le spectacle de l’amour et du bonheur ? Aucune envie mesquine n’altérait sa sincère affection pour Suzanne, la sympathie naissante que lui inspirait Lussac. Mais il sentait la glace de sa solitude, l’affreuse fatigue d’un surhumain effort, et le regret, déjà, le regret qui suit les plus beaux héroïsmes dans les âmes les plus nobles quand l’enthousiasme de la lutte est tombé. « Je ne recommencerais pas ! pensait-il avec amertume… Non, je serais sans force contre une nouvelle tentation. J’ai usé toutes mes ressources d’énergie… » Il ne voulut plus regarder Jacqueline et s’abîma dans le recueillement pendant que Lussac, d’une voix chaude, grave et pure comme un chant de violoncelle, commençait l’admirable récitatif de Wolfram, au troisième acte du Tannhauser, évoquant la mélancolie de l’attente, de la prière et de l’amour dans un paysage d’automne, au pied de la Wartburg. Madame Mathalis accompagnait au piano, et ses yeux racontaient les confuses inquiétudes d’une âme récemment conquise à la passion. Elle se leva, après le dernier accord, et la voix de Lussac se fit plus douce pour la remercier. Devant ce couple d’amoureux qui révélaient leur tendresse par leur silence et leur regard, Étienne maudit l’acharnement du sort, le volontaire anéantissement des dernières espérances.

« Moi aussi j’aime et je suis aimé. Moi aussi je pouvais aspirer à la félicité des amants clandestins, coupables, mais heureux. Ah ! tous les remords, toutes les révoltes, comme ils s’apaisent, comme ils s’évanouissent quand l’aimée tend ses bras, offre son sein, ouvre ses lèvres. Quel importun regret me poursuivait, le soir où Jacqueline pleurante s’abandonnait sur mon cœur ? Pourtant j’ai fait ce que j’ai dû. Il n’est donc aucune joie, aucune récompense dans la certitude du devoir accompli ? Je ne puis me résigner. Mon âme, mes sens, tout en moi souffre et proteste… Un héros, moi ! Je ne suis qu’un homme, et malgré moi, je veux l’amour humain, le frisson du cœur mortel et de la chair mortelle. Est-il un être qui se résigne à vieillir sans avoir connu le bonheur, satisfait sa soif d’infini dans le baiser d’une femme ? Ah ! pourquoi n’ai-je pas vaincu le scrupule suprême, la suprême pudeur de Jacqueline ! J’aurais vécu dix vies dans la nuit de félicité. »

Le violon marié au piano élevait sa plainte harmonieuse. Dans le silence, où l’odeur des roses se mêlait aux parfums des femmes, où l’aile fatiguée du vent de la nuit soulevait la draperie multicolore, doucement, tristement, pleurait l’adagio de la célèbre sonate au Clair de lune. Il prolongeait, sur l’accompagnement des arpèges mineurs, égaux comme les jours mornes de la vie, le chant d’une âme mal résignée qui tente vers l’espérance un essor inutile, vite brisé en sanglots. Elle semblait s’apaiser, attentive au conseil funèbre des basses. Elle flottait sur la mouvante houle des harmonies, et tout à coup montait, forçant la destinée, couvrant la voix des réalités désenchantantes. Puis, elle retombait, vaincue, et les cœurs tressaillaient de sa chute mélodieuse. Les vagues des jours coulaient encore ; un abîme s’ouvrait, et l’âme, lentement, sombrait dans les profondeurs de l’oubli, de la mort, du silence.

Sur les nerfs d’Étienne, sur son cœur à vif, l’harmonie passa comme une caresse, puis comme une souffrance. Il connut cette ivresse de la musique qui fait jaillir les larmes, affole la sensibilité décuplée, détend les volontés inflexibles. Autour de lui, les visages révélaient le songe intérieur suscité dans les âmes par la grande voix de Beethoven. L’amour ! Il régnait sur l’esprit des poètes, sur les yeux des artistes, sur le cœur ignorant des vierges et la chair troublée des femmes. Comme un suave clair de lune, comme un astre voilé, il se levait à l’horizon des mers sonores. Toutes les âmes étaient baignées dans leurs ondes et dans sa lueur.

Jacqueline s’approcha du piano, au bras de Lussac. Plus douces que les violons, plus pénétrantes, leurs voix s’unirent, timbre de bronze et timbre d’or mêlés aux timbres d’argent d’un chœur de jeunes filles. La chaleur augmentait. Étienne, rapproché de la baie, souleva la draperie. La nuit magique poétisait un paysage de banlieue, des toits grisâtres, des cheminées pareilles à de noires colonnes inégales, des façades lointaines trouées de lueurs. Le croissant déclinait, énorme, comme une faucille d’or rouge. Le soupir nocturne de Paris montait. Le cœur d’Étienne défaillit de tristesse. Derrière lui, des rires légers s’égrenaient. On passait des plateaux, et l’argent des cuillers tinta sur le cristal et la porcelaine. Chartrain se détourna. Jacqueline, debout près du piano, inquiète, chercha son regard. Il la vit extrêmement pâle, les pupilles dilatées, l’iris vert de ses yeux diminué jusqu’à n’être plus qu’un cercle imperceptible. Elle semblait malade et plus belle, si belle qu’Étienne sentit le désir allumé dans les regards des hommes, et, dans ceux des femmes, un feu contenu et jaloux. Suzanne Mathalis frappa quelques accords. Immobile, blanche sur la sombre tenture, Jacqueline commença le récitatif d’Alceste : « Où suis-je ? » et une fois de plus, à travers la formule démodée et la pauvreté des paroles, évoqué par le génie de Gluck après le génie de Beethoven, l’amour domina les âmes. Il pleurait, il s’exaltait dans la voix de la chanteuse. Il suppliait le sort inexorable. Il se révoltait et se résignait. « Non ! ce n’est pas un sacrifice !… » Hélas ! l’accent de Jacqueline était l’accent du désespoir quand, regardant Étienne, elle chanta :

   Il faut donc renoncer, cher objet de ma flamme,
   Renoncer pour jamais à régner dans ton âme,
   Au plaisir de t’aimer, au bonheur de te voir…

C’était plus que Chartrain n’en pouvait supporter. Il se réfugia dans l’embrasure de la baie, derrière les indiennes flottantes. Son cœur déborda. Il entendit qu’on félicitait Jacqueline, puis un bruit de chaises… des pas qui s’éloignent… On va souper… Ah ! fuir, fuir avec Jacqueline, l’emporter dans la nuit, sans un mot, sans une prière, là-bas, dans l’ombre nuptiale de la petite chambre où jamais les amants ne sont entrés ! Chimère, inutile folie !… Étienne sait qu’il est trop tard.

Il quittait sa retraite. Il traversait le salon vide quand madame Mathalis l’appela :

— Monsieur Chartrain ! Venez vite ! J’ai besoin de vous…

Elle était toute tremblante.

— Qu’y a-t-il ?

— Venez par ici, je vous prie, dans ma chambre… Jacqueline n’est pas bien… Vous êtes son voisin le plus proche et son meilleur ami. Vous lui sacrifierez bien le souper… Il faudrait la ramener chez elle…

— Quel ennui je vous cause ! dit Jacqueline doucement.

Du seuil de la chambre, éclairée par une veilleuse, Étienne l’apercevait étendue sur une chaise longue. Le vif arôme des sels anglais le prit à la gorge. Il s’approcha.

— Je suis mieux, bien mieux ! dit la jeune femme. Voulez-vous envoyer chercher une voiture, ma bonne Suzanne ? Et puis, ne vous inquiétez pas de moi. Songez à vos invités. Au revoir, et merci, ma chère amie.

Madame Mathalis sortit. Jacqueline se souleva…

— Je suis ridicule, n’est-ce pas ? fit-elle avec un sourire douloureux… Je n’aurais pas dû chanter… Je n’aurais pas dû venir… Je…

— Ma Jacqueline ! dit Étienne à genoux.

Elle ouvrit les lèvres sans pouvoir parler… Elle était sur le cœur de Chartrain, baignée de ses larmes, brûlée de ses baisers, étourdie des paroles qu’il balbutiait sur sa bouche. Elle cédait, dans une torpeur plus douce que l’évanouissement… Madame Mathalis reparut… Jacqueline sentit qu’on lui jetait un manteau sur les épaules… Puis ce fut l’ombre de l’escalier, le coup sourd de la porte, le roulement de la voiture. Et là encore, dans les ténèbres, les étreintes, les aveux de Chartrain éperdu. Que disait-il, que jurait-il, avec ces pleurs et ces soupirs et cette voix brisée ? Jacqueline n’en savait rien. Elle n’avait conscience que du bonheur d’être auprès de lui, livrée à sa volonté souveraine. Et lui non plus ne raisonnait pas. L’amour déchaîné et furieux, déferlant comme une mer, rompant les digues fragiles des conventions et des devoirs, les roulait tous deux dans ses grandes vagues.

La voiture s’arrêta. Ils descendirent, et ce fut, rythmée de baisers, la montée du vieil escalier tant de fois gravi par les pieds impatients de l’amoureuse. Dans le cabinet d’Étienne, les fenêtres étaient ouvertes et le ciel, déblayé par le vent, montrait les rares étoiles, veilleuses d’amour allumées jusqu’à l’aube sur la volupté et le sommeil de l’univers. Jacqueline, rejetant sa tête charmante sur l’épaule de son amant, lui offrait ses yeux qui pleuraient encore, sa bouche qui souriait déjà.

— Tu es à moi, disait-il éperdu, tu es à moi.

Elle ne répondit pas. Ils étaient au seuil de la chambre… Mais Étienne comprit à son étreinte, à son silence, qu’elle se donnait pour toujours.