La Rançon (Tinayre)/25

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La Rançon (1894)
Calmann-Lévy, éditeur (p. 282-291).


XXV


Jacqueline, assise au piano, n’entendit pas ouvrir la porte derrière elle. Une petite pluie battait les vitres et, mêlé au clapotis de l’averse, dans le silence du salon, l’air d’Alceste, murmuré en sourdine, prenait une douceur funèbre.

— Madame…

Jacqueline tressaillit si brusquement que Moritz s’excusa de son entrée un peu familière. Vite remise, elle lui tendit la main. Les deux bougies du piano irradiaient une faible lueur derrière sa tête brune et elle semblait plus mince et plus grande dans sa robe qui débordait autour d’elle un flot mouvant de plis noirs.

— Je suis nerveuse à l’excès depuis quelques mois, dit-elle en s’adossant au clavier. Et puis, ce triste temps, cette musique… Si l’expression n’était pas ridicule, je dirai que j’ai mal à l’âme.

Le peintre la regardait d’un air singulier où se mêlaient l’anxiété, la compassion, une curiosité affectueuse. Elle reprit :

— J’espère que le voyage d’Algérie me fera du bien.

— Vous partez bientôt ?

— Dans quinze jours.

— Chartrain le sait ?

Elle ne songea pas à s’étonner de cette question.

— Oui, Paul lui a écrit hier.

Elle se leva et vint s’asseoir sur le divan, près de Moritz, comme pour rendre plus facile la transition des banalités aux confidences. Moritz, ému, hésitait sous l’interrogation silencieuse de son regard. Et tout à coup, oubliant peut-être une phrase longuement préparée :

Je souhaite, dit-il, que ce voyage vous rende la santé et la gaieté. Vous en avez besoin, ma chère amie… Chartrain fait les mêmes vœux. Je le quitte à l’instant et nous avons beaucoup parlé de vous.

Il prit dans la poche de son pardessus une enveloppe épaisse et longue :

— Chartrain m’a chargé de vous remettre ceci… personnellement. Vous savez, les renseignements qu’il vous a promis sur Biskra.

— Ah ! oui… oui…, murmura-t-elle, déconcertée…

Elle prit la lettre et la posa sur le piano. Les clairs yeux bleus de Moritz, fixés sur elle, semblaient dire : « Ne craignez rien. Je ne soupçonne rien et ne veux rien savoir… »

Elle balbutia :

— Je vous remercie… Et… dites-moi… comment avez-vous trouvé Chartrain ?

— Triste et sage, répondit le peintre en souriant. Il m’a annoncé son intention de se remettre au travail.

— Bien ! fit Jacqueline.

Elle ne pouvait dissimuler son trouble. Debout, fébrile, tantôt appuyée au piano, tantôt accoudée à la cheminée, tantôt sur le divan, tourmentant les franges d’un coussin, elle dépensait en menues actions une surexcitation d’autant plus violente qu’elle était plus comprimée. Moritz suivait sans rien dire les péripéties devinées du drame moral qui allait se dénouer tout à l’heure quand le frêle cachet de la lettre serait rompu. Il prit enfin congé de Jacqueline. Elle retint insensiblement la main qu’il lui tendait :

— Pendant notre absence… — sa voix tremblait — n’est-ce pas, vous verrez souvent notre ami Chartrain… vous lui parlerez de nous… Ensemble, vous penserez à votre pauvre Algérienne ?

— Je vous le promets, et je n’aurai point de mérite à tenir ma promesse. Étienne est mon ami. Je le distrairai de mon mieux… et nous parlerons de vous, notre amie commune.

Que soupçonnait-il ? Que savait-il ?… Il ne savait rien, il soupçonnait tout. De mystérieux indices l’avaient averti. « Ah ! se disait-il, en quittant madame Vallier, au moment où elle ne pouvait plus retenir ses larmes, si cette femme aime Chartrain, ce ne peut être que d’un amour si sublime qu’il échappe à nos jugements… Ni le caprice, ni la sensualité, ni l’intérêt ne peuvent attacher une femme brillante et courtisée à cet homme mûr et mélancolique. Que s’est-il passé entre eux ? On ne le saura jamais, mais il est certain qu’ils ont dû prendre une grave résolution. Pauvre Chartrain !… Il a vieilli de dix ans depuis quelques semaines. Bah ! c’est l’éternelle histoire et c’est toujours le mari le plus heureux des trois… »

Jacqueline était tombée assise sur le tabouret du piano, les yeux troubles, les mains glacées, n’osant lire la lettre ouverte sur ses genoux. Les notes de la partition dansaient follement sur les portées et l’air d’Alceste chantait dans la mémoire de la jeune femme… Elle revoyait le salon de Suzanne Mathalis, le groupe des femmes en robes claires, les indiennes de Perse flottant sur la baie et Chartrain en face d’elle, torturé d’amour… Ah ! les baisers muets dans la voiture, le ciel éblouissant, la chambre des noces amoureuses où le clair de lune inondait le tapis comme une mare de lait !… Non, par les joies et les douleurs, elle ne voulait pas… Elle ne pouvait pas vouloir cette rupture affreuse… Vainement, Étienne avait demandé trois jours pour réfléchir, pour décider de leur destinée. N’avait-elle pas dit, écrit, pensé mille fois que rien ne sépare ceux qui s’aiment ?

Elle rassembla ses forces et elle lut :


« Ma pauvre amie, ma bien-aimée Jacqueline, tu m’es plus chère que jamais. Pendant ces trois jours de méditation solitaire, j’ai longuement interrogé mon cœur. Que te dire, Line adorée ? Je reste attendri et désespéré en pensant à ces miracles de dévouement, à cette sollicitude jamais lasse, à cette divine simplicité de ton amour. Quels bonheurs ne m’as-tu pas donnés ? Je te remercie à genoux, avec des baisers et des larmes, de n’avoir rien épargné, rien refusé de toi-même, d’avoir été plus que l’amie, plus que la sœur, plus que l’amante, celle qu’on cherche toute la vie et qu’on ne trouve pas deux fois.

» J’ai passé ces tristes jours enfermé chez moi, dans ma chambre, à relire les chères lettres qui racontent si bien nos cœurs. Tu ne les oublieras pas, nos promenades, nos premières intimités, ces émotions âpres et douces, ces joies, ces querelles, ces réconciliations… Ah ! Jacqueline, tant de liens nous unissent que ni le temps, ni l’absence ne prévaudront contre ces mystérieux échanges qui fondent en une âme unique la double vie des amants. Nous n’avons eu qu’une pensée, qu’une volonté ; nous avons créé en nous la fraternité des esprits, et ce miracle, à travers bien des maux et des douleurs, se perpétue encore.

» Et pourtant, ma bien-aimée, il faut séparer en nous, à jamais, l’amant et la maîtresse. Il faut renoncer à ces délices mortelles qui empoisonneraient notre amour… Hélas ! n’est-ce pas renoncer à l’amour même ? Line, ma petite Line, tu ne reviendras plus. Tu as emporté, pour ne plus me les rendre, la vie et le soleil de ma maison. Amie qui me consolais si bien, indulgente à toutes mes chimères, tour à tour amante, sœur, enfant, tu ne seras plus qu’une ombre évanouie dans le passé. Hélas ! tu existes, tu respires, tu souffres à quelques pas de moi ; nul n’entrave ni ne soupçonne nos amours, et notre seule volonté dresse entre nous l’épée flamboyante. Nous ne rentrerons plus ensemble dans les paradis perdus.

» Hélas ! un obstacle nous sépare, plus solide que toutes les lois : votre conscience. Autrefois, au début de notre amour, vous étiez une enfant tendre et rieuse et je chérissais en elle la femme que je pressentais. Le jour vint où je dus subir le charme de la petite magicienne dont le baiser endormit comme par un sortilège les révoltes de ma raison. Vous le savez, pourtant, chérie, mes scrupules d’ami et d’honnête homme avaient longtemps combattu mes désirs d’amant, et mon bonheur même, mon bonheur cher et coupable, ne les détruisit pas tout à fait. Je vous rêvai toute pareille au doux idéal d’épouse que je souhaitais. Et cette influence que je pris sur vous, je la dus moins à moi-même qu’au souci constant que vous aviez de toujours me plaire. Votre volonté abdiquait, votre amour acceptait tout, chère Line ; j’aimais à vous voir belle et bonne, bienveillante à tous, affranchie de ces petites mesquineries qui font l’infériorité des autres femmes. Je ne réfléchissais pas qu’en développant dans votre esprit si délicat et si lucide, dans votre cœur si généreux, le goût passionné de la beauté morale, je préparais le moment où l’adultère vous apparaîtrait comme la contradiction même de votre idéal. Les événements ont précipité la crise. Devant le danger de votre mari, vous avez pris conscience des réalités que j’oubliais dans la chimère d’une félicité permise seulement aux amours sans tache. Vous avez vu la tare du nôtre. Et j’ai connu mon devoir.

» N’essayons pas de prolonger, pour l’altérer davantage, une liaison qui fut féconde en joies et n’engendre plus que des douleurs. La tendresse, la confiance, le dévouement peuvent, avec la paix reconquise, te donner le bonheur que je n’espère plus. Sois donc délivrée du mensonge. Refais ta vie. Respire librement. Une âme vulgaire eût ignoré les souffrances qui te poignèrent, la nostalgie de pureté et de loyauté qui grandissait en toi. Le voyage qui va nous séparer rendra plus facile l’évolution définitive de nos sentiments. Tu verras, quand tu reviendras, comme je serai calme et grave. J’aurai tant vieilli !

» Jacqueline, ma bien-aimée, laisse-moi encore te donner ce nom ! Tu ne souffriras pas trop, dis ? tu pourras m’oublier vite ? Non, tu ne m’oublieras pas, je le sais ; mais peu à peu, par une juste loi, je passerai au second plan de ta vie… Tu as en Paul un ami excellent, tu as un enfant qui m’est cher comme un fils de mon âme, et dans l’avenir, comme dans le présent, je resterai seul. Va ! ne crois pas que je me résigne sans effort à cette solitude. Toutes les batailles ne sont pas gagnées. Mon repos n’est pas conquis.

» Mais au moins tu m’estimeras. Notre amour, qui fut si beau, ne sombrera pas dans le dégoût, dans les querelles misérables. Je paye, dans les larmes et la douleur, par un sacrifice qui excède presque les forces humaines, la rançon d’un surhumain bonheur. Au revoir, mon amie. Souhaitons que je vieillisse vite et que l’apaisement se fasse en nous. Nous serons fidèles au souvenir sans peine ni mérite, car nos âmes épuisées ne seraient plus fécondes pour d’autres amours… D’autres amours ? C’est presque blasphémer qu’écrire ces mots. Notre tendresse ne survit-elle pas à tous les renoncements, à toutes les épreuves, n’ayant gardé de l’amour que ce qu’il a d’éternel ? »


Les dernières gouttes de pluie tombaient du toit. Les ténèbres descendaient sur Jacqueline, dans son âme qui recevait sans révolte la promesse sans douceur du repos. Mais elle ne pleurait plus. Elle se résignait. Et pressant de ses mains tremblantes son cœur où la vie s’arrêtait, elle murmura le nom chéri d’Étienne, comme un appel, comme un adieu.

Paris, 1894.


FIN

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