La Rançon (Tinayre)/7

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La Rançon (1894)
Calmann-Lévy, éditeur (p. 58-66).


VII


Après avoir dîné seule, Jacqueline procédait au coucher de son enfant. Vallier, invité au banquet annuel d’une société littéraire, devait rentrer fort tard dans la nuit.

— Madame veut-elle que je l’aide ? demanda Lucie.

Jacqueline refusa. Elle avait déshabillé le petit Jo et maintenant elle disposait sur lui les plis soyeux du couvre-pied, la toile du drap garni de dentelles. Une veilleuse dans un globe de cristal rose répandait la lueur rassurante qui plaît aux nocturnes réveils des tout petits. L’enfant dormait déjà, dans le désordre adorable de ses boucles blondes. Jacqueline, appuyée au bord du lit, le regarda.

Elle fut attendrie de le trouver si grand. Elle pensa au temps lointain de sa grossesse, quand elle trompait par de délicats travaux de layette, par l’espoir d’un joli rôle de jeune mère parée de son bébé comme d’un bijou, l’angoisse obsédante des douleurs prochaines. La promesse de l’enfant n’éveillait en elle que des idées d’amusement et des visions de fanfreluches. Parfois, des terreurs la prenaient. Elle se sentait livrée aux forces aveugles et elle s’irritait de son impuissance à modifier, à précipiter l’événement ; elle redoutait le martyre inéluctable, inquiète aussi de l’avenir de sa beauté. Des couches longues et pénibles apprirent la souffrance à ce corps puéril, sans révéler à cette âme mal préparée le prix de la grande épreuve. Jacqueline resta quelques jours comme écrasée, abandonnant l’enfant à la nourrice sans inquiétude ni regret, tout étonnée de ne point sentir en elle ces sublimes élans, ces tendresses fougueuses dont elle avait entendu parler. Après une convalescence qui ne fut pas sans danger, après ces heures troubles qui alanguissent jusqu’aux larmes les jeunes accouchées, elle se leva, emportant de son lit de souffrance une invincible répugnance pour la maternité. Elle était bonne pourtant et tendre, et bientôt elle s’attacha au petit être qui grandissait sous ses yeux. Mais le sentiment maternel, quoi qu’en disent les moralistes, n’est pas inné chez toutes les femmes. Il demande, comme les autres sentiments, une éducation préalable. Beaucoup de mères ont la vocation irrésistible et le génie naturel ; mais beaucoup d’autres, surtout parmi les femmes cultivées et raffinées, auraient besoin d’être préparées à leur nouveau rôle. Souvent elles deviennent mères trop vite et, contrairement à l’opinion des aïeules impatientes d’embrasser leur petit-fils, c’est un malheur que l’enfant vienne avant d’avoir été rêvé et désiré. Jacqueline n’était pas faite pour l’esclavage du berceau. Dès qu’elle fut rétablie, heureuse de se retrouver intacte, embellie par la nature qui l’avait épanouie sans la flétrir, elle prit la brillante revanche des longs mois de fatigue et d’ennui. Elle aimait son petit Jo, certes, et elle en était fière. Mais il grandissait sans accident, vigoureux et magnifique, et la jeune femme ne devait pas connaître ces anxiétés qui décuplent l’amour des mères. Elle prenait en pitié, sincèrement, ses amies qui acceptaient les risques des maternités nombreuses, l’allaitement qui épuise et déforme, les menus soucis de la nursery. À vingt ans, dans la fleur de sa beauté et de sa force, l’idée d’une seconde grossesse la faisait frémir.

Jacqueline avait vingt-six ans maintenant et son vœu s’était réalisé. Aucun chagrin n’avait gâté les premières années de son mariage. Pourtant, à penser que toutes les années de sa vie répéteraient celles-là, elle sentait sur son cœur le poids d’un découragement inexprimable ? À quoi avaient-elles servi, ces années ? Et Jacqueline elle-même, que faisait-elle ici-bas de si noble, de si nécessaire ? Elle s’amusait. Son mari l’avait choisie entre cent autres, toutes pareilles : leur amour n’avait rien de rare, ni d’exceptionnel. Qu’étaient-ils, tous deux ? Un couple pareil à la moyenne des autres couples traînant la coquille des habitudes égoïstes et des stériles plaisirs, deux pauvres unités quelconques dans le total des banalités.

Un moment, Jacqueline pensa à l’obscure destinée des mères laborieuses, aux vies que le travail remplit, que le dévouement poétise. Être une mère dans la force du terme, nourrice et éducatrice, sage intendante du commun domaine, ce rôle austère avait sa beauté. Il avait sa douceur peut-être… Mais Jacqueline n’y pouvait plus aspirer. Elle subissait les fatalités de son éducation : en cultivant son intelligence, on l’avait désintéressée des soins du ménage, en flattant la grâce de son corps, on l’avait dégoûtée des rudes fonctions qui fatiguent et défigurent.

Cependant, à défaut de convictions précises, il y avait encore en elle une loyale admiration pour les caractères supérieurs, une bonne volonté qui réclamait seulement un guide.

Ce guide, la société, la nature le lui montraient dans son mari. Mais elle le savait, avec des qualités et des vertus, aussi impuissant, aussi indécis, aussi flottant qu’elle-même. Et si elle était venue à lui, demandant un appui, un secours moral, une lumière, il l’eût traitée de « petite romanesque » et de « petite Bovary ». Jacqueline, l’accès passé, eût fini par rire et revenir au facile optimisme qu’elle affectait.

Ce guide rêvé, elle avait cru le trouver, elle l’avait trouvé dans la personne d’Étienne. Et voilà que depuis un mois un trouble croissant la paralysait. Elle n’osait retourner rue Vauquelin. Tout au fond d’elle-même, elle s’irritait de voir Chartrain si maître de lui, si ferme dans sa résolution, fraternel toujours, mais uniquement fraternel… « Ah ! pensait-elle, il ne m’aimait guère. Il s’est vite repris. Cela vaut mieux… » Quelle singulière jalousie la tourmentait donc quand elle questionnait Vallier sur le passé de son ami ? Chartrain avait-il aimé ? Avait-il eu beaucoup de maîtresses ? Lui connaissait-on une liaison sérieuse ?… Paul ne pouvait rien dire et Moritz, habilement sondé, ne voulait rien dire. Quelquefois Jacqueline pleurait sans savoir pourquoi, d’ennui, de dépit, de tristesse.

« Mais j’aime mon mari, pensa-t-elle… Je l’aime toujours… »

Que de fois elle souhaitait que Paul se rapprochât d’elle pour la conquérir, pour l’initier à une tendresse plus grave que l’amour étourdi de la lune de miel ! Elle rêvait alors aux joies naïves des fiançailles, aux ivresses du mois nuptial. Hélas ! ces initiations voluptueuses, ces nuits de baisers, ces réveils joyeux, ce n’était pas encore le bonheur suprême… Il y avait un autre amour, une autre félicité que ne pressent pas la jeunesse, des passions si hautes, si puissantes que l’âme ne les contient pas sans s’élargir.

Quand Paul rentra, vers une heure du matin, il trouva sa femme éveillée encore, assise au coin du feu. Il fut désagréablement surpris quand elle s’appuya en pleurant sur son épaule.

— Qu’y a-t-il, ma chérie ?… Tu as du chagrin ?

— Un peu de fatigue nerveuse… Ce n’est rien… Je m’ennuyais toute seule… Je suis heureuse de te voir…

— Voyons ! dit-il, comme on parlerait à un enfant gâté, tu as des vapeurs, ma petite Line ?…

— Paul, ne ris pas. Je suis troublée ; je suis triste… Il me semble que je ne suis bonne à rien…

— Quelle idée !… Allons, veux-tu rire ? Veux-tu m’embrasser ?… Gamine, va, qui pleures sans raison.

Il joignait des gestes tendres à ces gronderies et la jeune femme, énervée, se défendait doucement.

— Laisse-moi. Je t’en prie, laisse-moi, dit-elle…

Elle se leva et commença à se dévêtir. Paul la prit par les épaules et lui mit un baiser sur la nuque… Elle s’irrita.

— Laisse-moi, te dis-je…

— Comme tu as mauvais caractère, ce soir, grogna Vallier, fâché et déçu.

« Il est vexé », pensait Jacqueline, étonnée des sentiments qu’elle éprouvait.

Elle regarda Paul.

« Est-ce que je ne l’aimerais plus d’amour ?… » songea-t-elle.

Une affreuse certitude l’envahit.

« Non, je ne l’aime plus d’amour… et je ne voulais pas me l’avouer à moi-même… Pauvre Paul ! Pauvre ami ! S’il savait !… Il m’est cher pourtant. Je donnerais ma vie pour lui. Je lui serai toujours fidèle. Mais ce n’est plus l’amour, oh non ! Et j’aime Étienne. — Elle frémit à cette pensée. — Je ne peux plus m’abuser… Mes jalousies, mes regrets, mes larmes, c’est de l’amour. Quelle chose terrible ! »

Elle restait au pied du lit à demi vêtue, se répétant en elle-même : « Quel malheur !… Quelle chose terrible !… » — mais surprise de n’éprouver aucun des violents remords classiques en pareil cas. Elle ressentait pour son mari une compassion affectueuse, avec le regret de l’avoir éconduit brusquement… Il l’appelait :

— Viens donc !

— Cher Paul, cher mari ! dit-elle avec attendrissement.

Il lui semblait qu’elle devenait la débitrice de Vallier… Elle lui prit la tête dans ses mains et l’embrassa. Puis, elle regarda le visage souriant du jeune homme. Paul était infiniment cher, encore, à Jacqueline. Mais ce n’était plus l’amour qui les unissait.

— J’oubliais de te le dire, fit Vallier, comme ils allaient s’endormir, Chartrain n’est pas venu ! Il a dû partir ce soir pour Nantes… Sa mère est en train de mourir…