La Rebelle/11

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy, éditeur (p. 85-94).


XI


Mademoiselle Bon, rédactrice en chef de l’Assistance féminine, arriva un peu trop tôt chez Josanne, le matin du 1er  janvier : elles avaient résolu de déjeuner ensemble avant d’aller à Auteuil visiter la « Villa Bleue », refuge pour les filles-mères.

La vieille demoiselle suivit l’allée humide et noire, monta l’escalier plus noir encore, où la concierge tapie dans un coin de l’entresol, surveillait les locataires comme une araignée guette les mouches. Le gaz parcimonieux clignotait. Une voix chanta :

         Vous êtes si jolie…

« C’est plein d’artistes ! pensa mademoiselle Bon. Le quartier veut ça : l’École des Beaux-Arts est toute proche… »

Elle s’attendrit sur le sort de Josanne, obligée de subir ces voisinages. Puis elle évoqua l’affreux destin des modèles voués par la misère à l’impudeur. Car mademoiselle Bon étendait sa bonté sur toute l’humanité féminine exploitée et corrompue par l’homme. Elle vivait parmi les tristes passagères des asiles, des refuges, des maternités, parmi les vieilles incurables, les enfants abandonnés, les filles-mères, les libérées de Saint-Lazare. Elle passait en ce monde, faisant le bien et dénonçant le mal, sincère, touchante et ridicule avec ses éternels lainages noirs et ses crêpes couleurs de rat, ses gants reprisés, sa rotonde doublée de lapin, sa figure de bonne sans place, chétive et craintive. Une capote, où se mêlaient des raisins noirs, du jais, des plumes et de la guipure, découvrait son front bombé à la flamande, et ses deux petits bandeaux bien tirés, bien lisses, rayés par le peigne et qui semblaient peints sur la peau.

Au Monde féminin, mademoiselle Bon tenait la rubrique des Œuvres. On la cachait dans un bureau obscur, au bout d’un couloir où les abonnés n’eussent jamais pu la découvrir. On l’estimait, on l’employait, mais on ne l’avouait pas. Son inélégance était une tare.

Au troisième étage, une porte s’ouvrit, démasquant un coin d’atelier, un lit défait, un jeune homme couché dans le lit et une petite drôlesse brune, en jupon court et en chemise, un broc à la main : elle allait chercher de l’eau à la fontaine du palier. Ce spectacle de débauche affligea mademoiselle Bon. Elle eut un regard de pitié pour la fillette, et, pour le jeune homme, un regard de mépris. Et elle gravit le quatrième étage.

Josanne habitait là, depuis cinq semaines.

— Je ne suis pas prête, dit-elle en accueillant son amie dans la sombre salle à manger, dont elle avait fait une antichambre. Non, n’entrez pas là : c’est la cuisine, toute petite et toute vilaine, mais qui ne sert presque jamais. Je mange au restaurant : c’est plus commode et moins triste… Venez… C’est ici le salon et, en même temps, c’est une chambre, et la pièce à côté, toute claire, est mon cabinet de toilette… J’y mettrai plus tard mon petit garçon.

Elle tira le voile indien suspendu à une barre de cuivre, devant l’unique fenêtre de la chambre. Par-dessus les « mystères » de mousseline, mademoiselle Bon admira la vue des quais, du Pont-Neuf au pont Saint-Michel, la Seine verdâtre couverte de péniches, les arbres inclinés, le lourd Palais de Justice, en face, avec son escalier blanc ; à gauche, les toits violets du Louvre ; à droite, Notre-Dame, grise, dans le ciel gris…

— C’est très joli, dit la vieille fille, sans conviction, mais il y a trop de bruit : les omnibus, les bateaux… J’aime mieux le dedans que le dehors.

Elle s’assit sur le petit divan qui servait de lit à Josanne. La chambre-salon était haute, longue, avec des placards à boiseries blanches, un carrelage dissimulé par des nattes japonaises, et, sur les murailles, un papier uni, d’un vert très doux. Deux fauteuils de jonc, une table à écrire, une étagère bibliothèque, une commode vermoulue en bois de rose, un bassin de cuivre plein de chardons azurés, un vase de grès jaune où des « monnaies du pape » faisaient jouer la lumière sur leurs piécettes d’argent, des photographies, quelques plâtres, amusaient les yeux par des formes, des couleurs, des images simples et charmantes.

— Comme c’est bien « femme », tout ça ! dit mademoiselle Bon, qui n’était pas une bête. Je suis allée chez Flory, qui vit seule, comme vous : eh bien, chez Flory, malgré tout le blanc des murs et des meubles, et les stores de dentelle, et les bibelots, ça sent l’homme…

Josanne dit, d’un accent gamin :

— Je vous crois !…

Elle mit son chapeau, une toque plissée, en mousseline de soie noire, toute neuve. Mademoiselle Bon, un peu choquée, demanda :

— Vous ne portez plus le voile de crêpe ?

— Je ne peux plus : Foucart ne veut pas… Vous savez qu’il me trouve trop… trop peu… enfin, je n’ai pas le chic de Flory… Et, avec le métier que je fais maintenant, il ne m’est pas permis d’avoir l’air triste.

Elle fronçait les sourcils et serrait entre ses dents la longue épingle à tête noire.

— Voilà !… Monsieur Isidore Foucart, notre patron, me fait appeler, l’autre jour : « Ma petite Valentin (il ne peut pas dire : « Madame »), je connais les usages et je respecte vos sentiments ; mais, tout de même, ce grand crêpe, ça ne va pas pour le métier. » Je me récrie. Il reprend : « Je ne veux pas vous faire de la peine : vous êtes très gentille ; vous avez du mérite…, mais comprenez bien… Ces gens chez qui vous allez, pour vos articles, ils ont généralement des raisons d’être contents… C’est un monsieur dont la pièce a réussi, un philanthrope qu’on a décoré, une jolie femme qui a fait son petit roman, comme tout le monde… Votre crêpe, ça les gêne… Ça met du noir dans l’interview… On n’ose pas rire avec vous, et vous dire les choses gaies, les mots drôles qu’on dit à Flory et qui réjouissent le public… Et si vous allez voir des gens tristes, des veuves de grands hommes, par exemple, ou des victimes d’une catastrophe, c’est pire : ce deuil, ça a l’air d’une allusion ; on croit que le Monde féminin vous a choisie exprès… Il ne faut pas manquer de tact… Il faut que nous restions Parisiens, en toutes circonstances… Ma petite Valentin, je vous parle en ami… Tâchez d’avoir le deuil discret, un petit deuil qu’on ne remarque pas… Du drap, de la mousseline de soie mate… C’est très convenable et pas funèbre… »

Mademoiselle Bon dit naïvement :

— Mais je suis en deuil, moi aussi… de papa… et M. Foucart ne m’a jamais rien dit de pareil.

Josanne arrangea son col empesé, d’un blanc brillant, cravaté de satin noir. Elle noua sa voilette, enfila son boléro et chercha son boa de Mongolie. Mademoiselle Bon la contemplait :

— Comme vous êtes jeune !… Tout de même, je regrette, pour vous, que vous ne portiez plus le grand voile.

— Ça m’allait mieux ?

— Oh ! non… Mais cela vous donnait de la gravité, de l’austérité !… C’était… une défense morale…

— Contre les galanteries ?… Oh ! ma chère, si vous saviez…

Elle haussa les épaules. Ses prunelles bleues froncèrent.

— La seule défense véritable, la seule efficace, elle est en nous… Et elle est en moi, par ce sentiment de méfiance… de mépris… que j’ai pour les hommes… pour tous les hommes… J’ai conquis ma liberté, ma chère amie. Je la savoure… Être seule, ne dépendre que de moi, élever mon fils et me moquer du reste ! C’est presque le bonheur… Là, je suis prête. Passez devant.


Les deux femmes allèrent déjeuner chez Mariette, rue Danton.

Mariette, ancien modèle qui avait prospéré, tenait un petit restaurant économique, où fréquentaient des étudiants, des étrangères, des savants et des professeurs pauvres et beaucoup d’élèves des Beaux-Arts. Un architecte avait décoré les salles dans un style vaguement norvégien, avec des bois clairs et cirés, des faïences vives, des cuivres courbes et brillants. Les tables s’égayaient de nappes à carreaux rouges. Les bonnes étaient gentilles, sous le tablier anglais et le papillon de dentelle posé dans leurs cheveux. Après cinq ou six repas, les dîneurs liaient connaissance, adoptaient un coin, formaient des bandes… Il y avait, sous un nuage de fumée, la bande des Russes, presque tous physiologistes ou médecins, — qui mâchaient doucement dans leurs barbes les mots de « Révolution… prolétariat… avenir… », — la bande des artistes, — feutres mous, pantalons de velours, gestes descriptifs, — qui se chamaillaient à propos de femmes et se rejetaient les uns aux autres des phrases de toutes les couleurs. — Il y avait les étudiants en lettres, petites gloires de petites revues, et les professeurs, myopes et distraits, l’œil pensif derrière le lorgnon, qui ne savaient où mettre leur serviette de cuir gonflée de copies…

Ces clients habituels de Mariette avaient un air de famille. De même qu’on reconnaît les bureaucrates, les « calicots », les gens d’affaires et les gens du monde, on reconnaît, à certains détails du vêtement, de l’attitude et de la physionomie, les types ordinaires du « prolétariat intellectuel » : c’est telle coupe de barbe un peu démodée, des cheveux taillés en brosse ou laissés trop longs, une manière de parler, de gesticuler, de nouer la cravate et de porter le binocle… Et si l’on voyait chez Mariette, parmi de charmantes figures adolescentes, beaucoup d’autres figures creusées, rageuses et bilieuses, des crânes chauves, des bouches amères, de grands corps déjetés et mal nourris, on y voyait moins que partout ailleurs les visages sans caractère, d’une correcte banalité, les faces ovines ou bovines, les yeux qui ne voient rien, et n’expriment aucune pensée…

Les femmes, qui venaient là en grand nombre, étaient presque toutes des étrangères, étudiantes ou artistes pensionnées par leur famille, et qui vivaient parfois par groupes dans le même atelier. Quelques Russes avaient des cheveux coupés, des feutres masculins et des lunettes. Les Scandinaves et les Allemandes, fortes Valkyries aux tresses blondes, préféraient le costume « réforme », — long paletot et robe à taille courte sur le corset-brassière. — Parfois, des « esthètes » surgissaient, peintresses américaines ou modèles de Montparnasse travesties en Béatrices par la fantaisie d’un amant ; et les dîneurs s’effaraient devant les béguins à paillettes, les manches à crevés, les simarres florentines taillées dans un velours de coton… Une belle fille, au mois d’août, risqua les sandales et le péplum. Mais la mode passait de ces mascarades. De plus en plus, les habituées de chez Mariette adoptaient la robe « tailleur », la chemisette, le petit chapeau tricorne ou canotier. Elles étaient jeunes. Quelques-unes, jolies, flirtaient avec leurs voisins de table… Elles changeaient de place, quelquefois : c’était un signe qui ne trompait personne. Deux ou trois se marièrent… D’autres s’amusèrent aux camaraderies amoureuses. Et souvent de beaux yeux pleurèrent sur les petits cahiers de notes et les manuels.

Josanne, déjeunant au hasard de ses courses professionnelles, n’allait guère chez Mariette que le soir. Elle trouvait, à sa table accoutumée, une Allemande, mademoiselle Müller, qui s’intéressait au mouvement féministe, une petite dactylographe très maigre qui ne mangeait jamais de dessert — sauf le dimanche — et dînait d’un seul plat, — le plus lourd et le plus « garni ». Il y avait encore un Russe, botaniste et socialiste, le meilleur homme du monde, qui collaborait à la Revue d’agriculture coloniale. C’étaient de braves gens, et Josanne, près d’eux, se sentait moins seule.

Ce matin du premier janvier, elle s’étonna de voir le restaurant presque vide.

— C’est étrange ! dit-elle à mademoiselle Bon ; il n’y a personne dans cette salle… Allons à côté, ce sera plus gai.

Une bonne l’entendit :

— À côté, madame, c’est la même chose…

— Pourquoi ?

— Parce que c’est le premier de l’an… Ceux qui ont des familles vont dans leurs familles ; ceux qui ont des amis vont chez leurs amis…

Josanne regarda la demi-douzaine de femmes et d’hommes qui déjeunaient, sans gaieté, à des tables différentes : un rapin, un vieux professeur, — prêtre défroqué, disait la légende ; — une institutrice entre deux âges, une Américaine et un Finlandais.

« Voilà ! il n’y a ici que des isolés, des épaves… », pensa-t-elle. Et elle se rappela les anciens « premiers de l’an… » Elle revit son père, sa mère, qui étaient, eux aussi, des « prolétaires intellectuels », mais qui avaient un foyer tiède et joyeux… Elle entendit leurs voix, qui l’appelaient : « Petite !… viens chercher tes étrennes… » Josanne avait des étrennes, dans ce temps-là… Son mari, l’année précédente, avait couru les magasins, en cachette, pour lui faire la surprise de ce boa qu’elle portait… Elle songea :

« Pauvre garçon !… »

Les yeux brouillés de larmes, elle s’absorbait dans la contemplation du menu. Mademoiselle Bon demanda :

— À quoi rêvez-vous, chère amie !

— Je pense à mes parents et à mon mari, qui sont morts… à mon fils qui est loin de moi… Jamais, jamais aucune année de ma vie n’a commencé dans la solitude… Et cela me fait du chagrin…

— Moi aussi, je suis seule, dit mademoiselle Bon, depuis que papa est mort… Il était bien vieux, papa ! Il n’avait plus toute sa tête, mais je l’aimais comme mon enfant… Maintenant, je n’ai plus personne. C’est dur, quelquefois… Alors, quand je suis triste, je vais chez une amie qui dirige un asile de vieillards, et je cause avec les pensionnaires… Je leur apporte du tabac, des journaux… Et ça me console… Ça me rappelle papa…

Après un silence, elle ajouta :

— Vous, Josanne, vous avez un fils. C’est un grand bonheur… Vous travaillez pour lui…

— Pour lui et pour moi… Vous connaissez mon ambition maternelle : mais, en quittant Chartres, je ne pensais pas qu’à mon fils. Je voulais refaire ma vie, m’instruire, me développer, essayer toutes mes forces, maintenant que je suis libre… Tout à l’heure, je vous disais ma joie, mon orgueil, et j’étais sincère… La liberté !… Je ne savais pas ce que c’était. Mariée toute jeune, j’avais passé de la tutelle de mes parents à la tutelle de mon mari ; puis, écrasée de charges et de devoirs, je n’avais eu que les tracas d’une illusoire indépendance. Il me fallait penser aux autres, agir pour les autres, vivre pour les autres… Et j’enviais parfois celles qui sont libres, de leurs sentiments et de leurs actes, de leur corps et de leur cœur !…

— Et maintenant ?

— Maintenant que je suis libre, je suis désorientée, mal à l’aise… Quelque chose me manque… Il y a tant de contradictions en nous !…

Sur le crâne de mademoiselle Bon, le chapeau de dentelle et de raisins noirs parut se hérisser :

— Votre âme, dit-elle d’un ton surpris et douloureux, votre âme a gardé le pli de la servitude…