La Rebelle/16

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Calmann-Lévy, éditeur (p. 136-143).


XVI


Noël Delysle, las d’attendre, considérait le petit bureau mal éclairé par une seule lampe électrique. La fleur d’opale, épanouie et courbée au bout de sa tige de bronze, rabattait une fixe lumière blanche sur le blanc des papiers épars. Noël regarda le bouquet de violettes qui se fanait, entre l’encrier et le pot à colle, la danseuse de Tanagra sur la cheminée, les lithographies en couleur accrochées aux murs, la toque et le boa de Mongolie pendus aux patères de cuivre.

Le groom avait dit :

— Madame Valentin va venir.

Elle ne venait pas. Noël, déçu, agacé, se leva pour partir. C’est alors que Josanne ouvrit la porte et qu’ils se trouvèrent face à face. Il vit qu’elle était assez grande, mince, tout en noir et très brune, avec un teint pâle, des yeux et des dents qui brillaient. Elle vit qu’il était jeune, brun, de haute taille, et qu’il la regardait d’un regard clair, aigu, glacé, un regard qui entra en elle du premier coup.

Il dit :

— J’ai bien tardé, madame…

Il expliquait qu’il était à Paris depuis quinze jours et qu’il avait prié Foucart de le présenter à madame Valentin. Mais Foucart était parti pour Nice.

— Alors j’ai perdu patience : je me présente tout seul.

— Mais vous pouviez bien… tout de suite… car, enfin, nous nous connaissons, et je pensais bien que… peut-être… un jour ou l’autre…

Elle parlait vite, sans finir ses phrases, et cherchant les mots… Et elle pensait :

« Comme il est jeune ! »

Elle le voyait mieux. Il avait trente ans tout au plus, un fin visage méridional, le nez droit, les cheveux bruns, coupés en brosse, la moustache aux pointes rousses, quelque chose de militaire dans le port, le geste, la voix. Il était maigre et robuste. Et elle ne sut pas, dès l’abord, s’il était vraiment « sympathique », tant elle se sentait nerveuse et rétractile sous le clair regard gris d’acier qui n’était pas insolent, certes, pas même hardi, mais calme, direct et pénétrant jusqu’à toucher l’âme.

Quand elle eut fini de répondre, debout, une main crispée sur le dossier d’une chaise, l’autre main tourmentant la boucle de jais qui scintillait à sa ceinture, Josanne demeurait tout interdite…

— Oui, répétait Noël, nous nous connaissons déjà, depuis longtemps…

— Depuis un an !

— Pardon ! depuis le mois d’octobre : six mois.

— Il y a un an que j’ai lu la Travailleuse.

— Il y a six mois que j’ai lu votre article. N’importe ! Six mois, c’est beaucoup…

— Oui, beaucoup…

— Mais si j’étais resté à Paris, je pourrais vous connaître depuis un an… Que de temps perdu ! Je ne m’en consolerais pas, si l’avenir… car… peut-être…

Il s’embarrassait dans des formules de regret courtois. Et, tout à coup, il avoua :

— Madame, j’aime mieux vous le dire : je suis très intimidé…

— Mais, monsieur…

— Ça me paraissait tout simple de venir, de vous parler… Et voilà ! Je suis intimidé ! Je suis gauche et ridicule… J’ai envie de vous remercier, de m’excuser, de m’en aller… Une autre fois j’aurai plus de chance et vous aurez une meilleure opinion de moi.

Josanne rit, d’un rire gai, qui lui fit un visage enfantin.

— Eh bien, monsieur, je vais vous rassurer : asseyez-vous d’abord… là !… Moi aussi, je suis intimidée… horriblement… N’est-ce pas, quand on se connaît sans se connaître…

— On se crée des images…

— Qui ne ressemblent pas à la réalité !…

— Pas du tout…

Il rit, comme elle, et ni l’un ni l’autre n’osa dire quelle image il s’était faite « qui ne ressemblait pas à la réalité ! »

Josanne s’assit à sa table, prit à pleines mains des papiers qu’elle éparpilla. M. Delysle lui demanda si elle travaillait beaucoup, si elle était contente. Et il ajouta :

— J’ai lu vos articles… Quelques-uns m’ont paru très jolis.

Comme il ne disait pas : « Ils sont tous jolis », elle le sentit sincère, et fut très flattée de ce demi-compliment.

— Vous lisez donc le Monde féminin, monsieur ?

— J’y suis abonné, madame !… depuis le mois d’octobre.

— Par curiosité ?

— Et aussi par reconnaissance…

Elle sourit. La fleur opaline éclairait ses doigts délicats, ses poignets blancs, la blouse de soie noire, la fine chaînette de jais… La figure attentive de Josanne restait un peu au-dessus de la lampe, dans la lumineuse pénombre, et ce qui attirait, ce qui fascinait maintenant Noël Delysle, c’étaient les mains, — les deux mains pâles, nerveuses, expressives, où brillait l’or mat d’un seul anneau.

— Ainsi, reprit-il, je sais tout ce que vous faites, où vous allez, qui vous voyez… La veille de Noël, vous étiez à la « Crèche Alsacienne », le 1er  janvier à la Villa Bleue… Vous avez écrit un petit article très touchant, sur la Villa Bleue !… Le 3 février… Vous étiez de méchante humeur, le 3 février !… Vous avez dit des malices, très voilées, très polies à l’auteur d’un roman féministe…

— Parce qu’il représentait des féministes de fantaisie, des exaltées !… C’était le pavé de l’ours, ce roman !

— Je sais encore…

— Quoi ?

Ils s’animaient. Noël Delysle était plus à l’aise, et Josanne, intriguée, amusée, retrouvait sa verve et sa grâce. Elle insista :

— Dites, monsieur, que savez-vous ?

— Ce que Foucart m’a dit, l’autre jour : votre jeunesse, votre courage, et la grande estime que tout le monde, ici, a pour vous.

— Monsieur Foucart est bienveillant… surtout depuis mon retour…

— Il ne vous exploite pas trop ?

— J’ai un « fixe », pour tant d’articles chaque mois et deux heures de présence quotidiennes. J’ai fait un peu de tout, naguère, dans la maison, et je continue… Oh ! je ne me plains pas.

Le téléphone retentit. Le groom réclama madame Valentin.

— Non, non ! dit Josanne à Noël, ne vous levez pas ; je reviens…

Elle sortit et rentra presque aussitôt.

— Il y a erreur : on demandait Flory.

— La blonde Flory ?

— Vous la connaissez ?… Vous connaissez donc tout le monde ?

— Je l’ai vue, à un souper de centième, avec son ami… un peintre.

— Non, un banquier…

— De mon temps, c’était un peintre… Et il y avait un acteur… Flory avait le cœur large. Est-ce qu’il y a beaucoup de femmes dans son genre, au Monde féminin ?

— Deux ou trois, les amies particulières de la patronne… Mais il y a aussi de très honnêtes femmes… Madame Morin, qui fait du reportage, comme moi, — du reportage sévère : elle va voir les généraux, les hommes politiques et les diplomates… Madame Bure, la dessinatrice… mademoiselle Bon, la rédactrice en chef de l’Assistance féminine, notre supplément !…

— Je l’ai lu. Un peu… naïf, le supplément !…

— J’aime beaucoup mademoiselle Bon… Je fréquente peu ou pas mes autres camarades…

— Et le petit Bersier, il est toujours là ?

— Oui.

— Gentil. Un peu…

— Le contraire de naïf ? Un peu roublard et très arriviste… mais gentil !… Oh ! monsieur, je vous en prie, ne regardez pas ma table comme ça… Il y a trop de désordre ! Je ne fais que passer, ici, je n’y vis pas…

— Vous travaillez chez vous ?

— Ici et chez moi…

— Vous ne faites pas un petit roman, en cachette ?

— Mais non !

— Ni une pièce de théâtre ?

— Non plus !

— C’est étonnant.

— Pourquoi ?

— Parce que toutes les femmes en font. C’est la mode…

Josanne sentit l’imperceptible raillerie… Le féministe parlait des œuvres féminines avec une aimable irrévérence !

Elle dit simplement :

— Si j’avais du talent, j’écrirais des livres : je dirais des choses vraies, graves et tristes, qu’une femme seulement peut bien dire… Hélas ! je n’ai pas de talent… J’écris adroitement un article : j’ai un peu de verve et d’esprit, du métier… Mais il me manque le don de réaliser mes imaginations, la faculté créatrice… Je serais une bonne conseillère, peut-être une bonne collaboratrice… Et c’est tout.

Il l’écoutait, surpris de sa modestie…

— Mais alors, madame, à quoi travaillez-vous ?

— Je lis… Je relis… Vous pourriez voir, chez moi, sur ma table, la Travailleuse. J’en ai tiré des tas d’articles. C’est une mine de documents.

— Je serais très fier de voir, de mes yeux, ce bouquin rébarbatif sur votre table.

Josanne comprit et se déroba :

— Oh ! je suis à peine installée ! Je ne reçois jamais personne…

Le jeune homme n’insista point.

— Il se fait tard, madame, et j’abuse… Mais je vous devais une visite, et je vous l’ai faite très longue, par compensation… Et je ne vous ai rien dit de ce que je voulais vous dire…

Il répéta :

— Rien… rien, vraiment…

Josanne pensait :

« Moi non plus, je n’ai rien dit, que des banalités… J’étais si curieuse de connaître monsieur Delysle !… Il est venu. Il s’en va, et je ne sais rien de lui… »

Ils étaient, tous deux, non pas déçus, mais déconcertés par ce premier entretien qu’ils avaient, à l’avance, imaginé plus émouvant, plus original, plus intime. Et Josanne sentait que Noël n’avait pas la moindre envie de s’en aller… Mais elle n’osa pas le retenir.

— Vous me permettrez de revenir quelquefois ?

— Très volontiers, monsieur. Vous me trouverez ici, tous les jours, de cinq à sept.

Il était parti. Josanne, encore étourdie de cette visite imprévue, songeait :

« Il aurait dû me prévenir… J’ai été niaise, peu aimable, peu gracieuse… Il m’a interrogée tout le temps… Il n’est pas mal… Il est même bien… Et ces yeux ! Clairs et clairvoyants… de très beaux yeux qui m’intimidaient… Oh ! il ne doit pas être tendre ! Il n’a jamais pleuré, cet homme-là !… »