La Rebelle/19

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Calmann-Lévy, éditeur (p. 171-179).


XIX


Noël pénétra la vie de Josanne, l’imprégna de sa pensée, l’anima de ses visites et de ses lettres quotidiennes.

Si, par hasard, le courrier du matin n’apportait pas l’enveloppe bleue, le tendre bonjour accoutumé, si Noël ne paraissait pas chez Mariette, la jeune femme demeurait triste et nerveuse tout le jour. Elle évitait mademoiselle Müller et le botaniste russe, et seule, dans son petit coin, regardait la place vide en face d’elle. Quand Noël ne pouvait l’accompagner vers les quartiers lointains où la conduisaient les nécessités professionnelles, elle se rappelait les bonnes promenades qu’ils avaient faites, par la banlieue ou les faubourgs, et elle cherchait, à côté d’elle, la silhouette robuste et le brun visage de son ami. Un bouquet, un livre, un bibelot, la Pleureuse de Bartholomé, le reflet des réverbères sur le plafond, au crépuscule, s’associaient, dans sa mémoire, à des mots, à des gestes de Noël, et parfois elle reproduisait des expressions, des intonations qu’il avait eues.

Elle vivait ainsi dans l’atmosphère qu’il créait autour d’elle, et, par des modifications inconscientes, elle s’adaptait à des idées, à des goûts nouveaux. Convalescente du passé, elle en gardait un endolorissement vague, mais son cœur et sa chair étaient paisibles, — et les jours légers, les calmes nuits passaient sur elle sans qu’elle les sentît passer.

Maintenant les yeux clairs de Noël n’effrayaient plus Josanne. Elle éprouvait, près de cet homme, un sentiment inconnu de sécurité, de confiance. Elle aimait à lui demander conseil ; elle eût aimé à lui demander protection. Tous les êtres qu’elle avait chéris avaient appuyé leur âme à son âme ; pour la première fois, l’âme de Josanne retrouvait l’instinct féminin de s’appuyer.

Le printemps vint, ciels gris et bleus, nuages d’argent, pluies tièdes, le printemps humide et vert, échappé des bois, qui sent la jacinthe et le narcisse.

Le temps approchait où Josanne devait reprendre son fils. Elle se mit en quête d’une domestique qui pût tenir son petit ménage, soigner Claude, le promener, le conduire et l’aller chercher à la plus voisine école maternelle, et rester la nuit, en cas de besoin, sur un lit pliant, dans le cabinet de toilette.

Après des recherches décourageantes, Josanne se ressouvint de la Tourette, dont elle avait mesuré naguère la probité parfaite et le dévouement. La brave femme, prévenue, arriva un dimanche, coiffée d’une capote à plume et parée d’une cravate bleu de ciel. Elle pleura presque en revoyant madame et en parlant de « pauvre défunt monsieur ». La distance de la rue Mouffetard au quai des Augustins ne refroidit pas son zèle, et les accords furent vite conclus.

Le lendemain, tout en frottant les meubles, dans le logement bouleversé, la Tourette informa Josanne que « la concierge de la rue Amyot avait eu un troisième gosse », que « le boucher avait fermé boutique », et que la crémière blonde, la boiteuse, « allait avec son propriétaire », un monsieur cossu, « ce qui faisait parler le monde, vu que c’était dégoûtant… » La crémière avait « de quoi » et ne méritait pas l’indulgence qu’on doit aux pauvres malheureuses. Et puis le « crémier était bel homme et solide, et sa femme, pour sûr, ne manquait de rien. Alors ?… Que cherchait-elle ailleurs, la blonde ?… » Le mari « ne savait rien de rien, mais, le jour où il saurait, quelle raclée pour son épouse !… Et cela ferait plaisir à toute la rue Mouffetard, vu que cette crémière était la honte du quartier et qu’elle déshonorait le mariage… » Tandis qu’Ernestine, la petite amie au typo, donnait l’exemple de la fidélité amoureuse, sinon conjugale…

— Et pourtant, ma chère dame, si Ernestine se laissait aller, ça serait-il point pardonnable, vu qu’elle est jeune et bien bâtie, et qu’elle n’a pas du sang de navet sous la peau ?… Et son homme, avec c’te maladie qu’il a, depuis deux ans, il n’la réveille plus que pour lui demander des remèdes…

Josanne écoutait ces propos inspirés par la morale pratique du peuple, quand Noël Delysle arriva. Il n’était pas gai. Il avait déjeuné tout seul, chez Mariette, et il voyait sans plaisir la vie de son amie se transformer. La Tourette, saisie d’admiration, devant un monsieur « si tellement bien », se fit aussitôt des idées sur les agréments du veuvage, et dans son âme simple, elle approuva cette chère dame Josanne qui avait eu bien du mérite et qui maintenant avait bien du bonheur.

— Votre cuisinière est un peu étrange, dit Noël. Elle a des sourires complices et des regards encourageants. Et quel accueil elle m’a fait ! Ce n’est pas une cuisinière, c’est une mère.

Josanne raconta l’histoire de la Tourette.

— Elle n’est pas décorative, mais elle est dévouée !… Et si drôle !… Je vous assure que la psychologie de la Tourette m’intéresse infiniment. Elle a une conception des droits et des devoirs féminins qui fait penser à la morale des sauvages…

— Comment cela ?

— La Tourette a le respect de l’homme fort. Quand elle dit : « Un Tel est un bon mari… », cela ne signifie pas qu’Un Tel ait des sentiments délicats et le cœur tendre. Un bon mari, c’est le garçon travailleur, sérieux, qui ne boit pas plus que son compte et rapporte tous les samedis sa paie à la maison. Sa femme ne « manque de rien », entendez qu’il lui donne la pâtée, les nippes et le reste, et même, au besoin, des claques, qu’elle reçoit sans humiliation et sans rancune comme un témoignage de la force mâle…

— Qui aime bien châtie bien.

— La Tourette, indulgente aux filles qui fautent ou aux ménages irréguliers, est impitoyable pour la femme qui a « un bon mari » et qui le trompe.

— Mais une femme peut être très malheureuse avec un honnête travailleur, sérieux, rangé, etc… Et que pense votre Tourette des femmes mal mariées qui ont des amants ?

— Si le mari est paresseux, ou maladif, ou trop bête pour se faire obéir, la Tourette dit : « Tant pis !… C’est vraiment pas un homme ! »

— Elle ne considère que la loi de nature, la loi de sélection et l’intérêt de l’espèce ; elle fait du darwinisme sans le savoir : la plus belle au plus vaillant !… Eh ! ce n’est déjà pas si bête !… Je suis presque de son avis…

— Comment ?

— Ça m’irrite de voir une jeune femme liée à un vieillard, ou à un infirme, ou à un benêt. Malgré moi, je forme des vœux… immoraux… pour que la pauvre créature ait sa revanche, et sa petite part de bonheur… Aimer par devoir, être fidèle par devoir, brrr !…

Josanne demanda, d’une voix un peu émue :

— Vous pensez cela, réellement ?

— Cela vous choque ? Oh ! rassurez-vous, je rends aux femmes vertueuses, aux résignées, aux sacrifiées, l’hommage qui leur est dû. Mais je ne condamne pas les autres. Je n’ai pas de préjugés, et très peu de principes… Et puis je suis l’ami, le chevalier, le défenseur du sexe opprimé ! Je suis devenu, grâce à vous, le Don Quichotte du féminisme…

— Parlez donc sérieusement de choses sérieuses.

— Je suis très sérieux… De quel droit condamnerais-je les autres ? Pourquoi leur imposerais-je des vertus que je suis incapable de pratiquer ? Je ne pourrais pas rester fidèle à une femme que je n’aimerais pas… d’amour… Ma foi, non ! Je me connais… Vous voyez que je suis plus modeste et meilleur que votre Tourette : j’étends ma miséricorde à toutes les pécheresses qui ne furent coupables que d’avoir aimé…

Josanne secoua la tête :

— Vous avez raison, il ne faut juger personne… Que savons-nous les uns des autres ? Rien… Comment deviner l’arrière plan d’une vie, le secret d’un cœur !… Mais vous changerez d’avis, plus tard, je le crains… quand vous serez marié…

— Je n’aurai plus l’esprit libre, parce que je n’aurai plus le cœur libre ?… Grand merci !… Je ne suis pas une marionnette, chère madame…

Noël protestait si vivement, si franchement, regardant Josanne bien en face, de ses yeux clairs et sincères, et elle avait un si grand désir de le croire qu’elle le crut.

— Eh bien, il n’y a pas beaucoup d’hommes comme vous !

— Tant mieux ! vous m’estimerez davantage.

— Vous n’avez pas de préjugés… Cependant…

— Quoi ?

— L’autre jour, je vous ai raconté ma visite aux Lefebvre, ce ménage d’esthètes qui produit, en collaboration, des livres si extraordinaires…

— Ils élèvent des lézards… des lézards verts qui portent des anneaux d’or à la queue !

— Et ils habitent dans une maison de cauchemar, où la rampe de l’escalier imite le zigzag de la foudre, où les serrures représentent des têtes de diables…

— Où les meubles tiennent au mur, on les loue avec l’appartement…

— Juste ! Les Lefebvre sont touchants ! La femme dit : « Mon mari a du génie ; je n’ai que du talent… » Et le mari répond : « C’est moi qui ai le talent, Juliette, un grand talent, je le sais. Mais tu me dépasses, comme je dépasse mes contemporains… « Madame Valentin, je vous en prie, insistez dans votre article ; insistez sur ce détail essentiel que Juliette me dépasse…

— Oui, je me rappelle ce mot… La femme de génie se porte beaucoup, cette année…

— Vous m’avez répondu : « Ça doit être épouvantable d’être le Roméo de cette Juliette !… L’amour conjugal est à la mode dans le monde littéraire, mais les pauvres romanciers ne seront plus jamais tranquilles ! Leurs épouses, de gré ou de force, s’associeront à leurs travaux… »

— Eh bien ! cela prouve que je n’ai pas de goût pour le rôle de cornac, de barnum et de prince-consort.

— Cela prouve que vous avez un reste de préjugé contre les intellectuelles, oui, vous, Noël Delysle, vous !… Au fond, cela vous agace de voir des femmes travailler, faire, mieux que les hommes, des métiers d’homme… De même, vous vous croyez démocrate et vous êtes rempli de répugnances et de préventions aristocratiques…

— Moi ?

— Vous !

— Je suis la simplicité même : un Spartiate !…

— Allons donc !… Chez Mariette, le premier soir, en lisant les prix marqués sur la carte, vous avez dit : « C’est vraiment bon marché… » et vous pensiez : « Ça doit être horrible !… » Avouez-le…

Il avoua en riant :

— Oui, je l’avoue… Mais vous étiez là et tout me sembla délicieux.

— Une autre fois, vous m’avez dit : « Vraiment, vous voyagez en troisième classe ?… » Et une autre fois, vous m’avez demandé si ça ne me dégoûtait pas d’aller en omnibus…

— Ah ! permettez !… Ne me prenez pas pour un snob ! Vous vous êtes méprise…

— Comment ?

— J’ai peut-être un faible, oh ! si faible préjugé contre les omnibus, et les troisièmes classes et les petits restaurants… Mais, en vous parlant, je ne pensais pas à mes répugnances personnelles… Je pensais à vous, à vous seule… Comment exprimer toute ma pensée, sans vous froisser ?… Parce que vous êtes une femme distinguée, délicate, fine, je suis agacé… navré… de vous savoir dans un sale omnibus ou dans un wagon de troisième classe où il y a des soldats, des paysans et des nourrices avec leur nourrisson !… Et cela ne me réjouit pas non plus, vos relations avec Flory, et Foucart, et tous ces gens qui vous reçoivent plus ou moins poliment… Vous n’êtes pas intrigante, pas ambitieuse, vous serez toujours exploitée !… Vous serez vouée à une vie médiocre, malgré votre intelligence et votre énergie… C’est injuste ! C’est abominable !… Et je voudrais vous tirer de là…

— Ah ! mon ami ! je suis très touchée de votre sollicitude, mais consolez-vous : je ne me plains pas… Je suis contente de mon sort. J’ai été bien plus malheureuse… Mon pauvre mari et moi, nous avons traversé des jours terribles… La malchance, la maladie avaient changé son caractère… Oh ! ne me faites point parler de ce temps-là…

— Jamais, dit Noël, violemment, jamais je ne me consolerai de ne pas vous avoir connue dans ce temps-là…

— Qu’auriez-vous fait ?

— Je ne sais pas, mais j’aurais fait quelque chose… J’aurais remué Paris, pour vous… Je vous aurais aidée, encouragée, consolée, sauvée de toutes ces horreurs que je devine…

Josanne murmura :

— Comme vous êtes bon !… Mais… vous n’auriez rien pu faire… rien…

— On peut tout ce qu’on veut…

Elle répéta :

— Rien.

Elle songeait à Maurice qui ne l’avait jamais aidée, encouragée ni consolée. Et elle faillit dire : « Pourquoi, ô mon ami, mon ami unique et incomparable, pourquoi venez-vous si tard ?… »

Mais cette phrase, qui était presque un aveu, mourut sur ses lèvres, et Josanne tendit la main à Noël :

— Je ne doute pas de votre cœur, mon ami… mais, voulez-vous, parlons d’autre chose ?