La Rebelle/28

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy, éditeur (p. 272-278).


XXVIII


Ils essayèrent de « vivre comme avant ». C’était le vœu de Josanne. Quand Noël, apaisé par les larmes, avait reparlé de l’avenir, elle lui avait imposé silence… Non ! qu’il ne fût plus question d’amour, — encore moins de mariage !

— Mais pourquoi ? demanda le jeune homme, un peu froissé. Est-ce par scrupule ou par orgueil que vous vous refusez à moi ?…

— Ni par orgueil, ni par scrupule… Je vous aime et je vous appartiens. Mais je ne veux pas être votre femme…

— Puisque je vous aime, rien n’est changé…

— Si, Noël, tout est changé… Je ne suis pas, à vos yeux, cette même Josanne que vous aviez élue, la sacrifiée, la résignée, l’impeccable… Oh ! je ne prétends pas que je sois indigne de vous !… Mais cette femme que je suis, il faut que vous acheviez de la connaître… Vous avez trop souffert ! Il est impossible que la blessure se cicatrise en quelques jours… Laissez-moi du temps, Noël ! Je vous guérirai, je vous rassurerai, je vous mériterai… Éprouvez-moi ! Je vous dis à mon tour : « Demandez-moi des choses très difficiles… » Je ferai tout, pour vous donner confiance, tout…

— Tout tient en deux mots : aimez-moi !

— Je vous aime, vous le savez… Mais, pour notre bonheur à nous deux, je réclame une épreuve… Les crises douloureuses se renouvelleront peut-être… Si votre amour succombait ?… Ne protestez pas, Noël !… Sauvons au moins l’amitié… Acceptez que je demeure, pour quelque temps, votre amie… Et puis, quand vous serez bien sûr de vous et de moi, je serai… ce que vous voudrez…

Noël se laissa convaincre.

— Soit ! dit-il. Attendons !… Tâchons de travailler et d’oublier. Soyons braves.

Ainsi, d’un même accord, ils reprirent leur vie d’autrefois. Noël revint, chaque soir, dans le salon vert de Josanne. Il apportait des fleurs, des livres, il apportait des jouets pour Claude, et il feignait de ne point voir la pâleur de la mère pendant qu’il embrassait l’enfant…

Mais, au milieu d’une causerie ou d’une lecture, tout à coup, lentement, ils se rapprochaient. Leurs mains se joignaient et parfois leurs bouches… Et c’était Josanne qui se reprenait la première, qui disait :

— Non… pas encore… pas maintenant…

Il la quittait, irrité contre elle et contre lui, las d’attendre…

De bonne foi, il se croyait guéri… Mais, le lendemain, une réticence de Josanne, un nom de rue ou de ville qu’elle citait, une phrase lue dans un roman, un banal « fait divers », le sourire du petit Claude, — ce sourire qui n’avait ni le dessin ni l’expression du sourire maternel, — le moindre incident mettait au cœur de Noël une gêne sourde, un poids, puis, tout à coup, le déchirement d’une plaie rouverte… Il se maîtrisait pourtant. Il observait Josanne ; il l’interrogeait, avec quelle angoisse ! et de tout ce qu’elle disait, de tout ce qu’elle taisait, il se créait des raisons de souffrir…

Il connut les troubles, les cauchemars, l’insomnie fiévreuse où la pensée oscille, comme la flamme de la bougie au vent de la fenêtre, quand un souffle de folie passe, dans le cerveau enténébré. Il connut l’insomnie lucide, où l’on examine, pèse, contrôle, analyse les plus petits faits pour y découvrir un motif de crainte ou d’espérance…

« Pourquoi ne suis-je pas jaloux du mari ? se demandait-il. Josanne a eu de l’affection pour ce Pierre Valentin, et même, au début, un peu d’amour ? Pourquoi ma jalousie s’attache-t-elle à l’autre, et à tout ce qui vient de l’autre ?… C’est que je puis me représenter le mari de Josanne, et les sentiments qu’elle avait pour lui, sans redouter aucun regret, aucune comparaison, aucune préférence rétrospective… Tandis que l’autre, j’ignore tout de l’autre… Pourquoi l’a-t-elle aimé ? Il ne me ressemblait en rien, dit-elle… Pourquoi m’aime-t-elle, moi ?… »

Il évoquait une vague forme masculine, dont les traits physiques, tout différents de ses traits, à lui, exprimaient une âme exactement opposée à la sienne… Cet inconnu, c’était un être d’une autre race, doux, faible, prudent, un peu féminin, un type d’homme que Noël détestait…

Et toujours la forme confuse reparaissait, liée à la forme chérie de Josanne, et, par les yeux de l’esprit, Noël voyait les scènes d’un roman d’amour semblable au sien… Les causeries, les lectures : — ah ! le petit volume de la Princesse de Clèves, offert un jour de février, qui était, peut-être un anniversaire !… — Les promenades à deux : — est-ce que Josanne appuyait sa tête à l’épaule de son compagnon, avec ce geste adorable qu’elle avait près de Noël ?… Les premières lettres échangées : — qu’étaient devenues ces lettres ?… — les serrements de main, le prénom balbutié, l’aveu… et le grand trouble des regards, des mains, des lèvres… Et Noël, tout à coup, à la lueur rouge de ses pensées, Noël voyait un lieu inconnu, dans une ombre brûlante… Elle et l’autre !… Alors, il cachait sa tête dans l’oreiller, il enfonçait ses ongles dans les paumes de ses mains !… Et c’était la plus abominable minute, une souffrance sans noblesse, qui dégradait la femme aimée, qui salissait l’amour. Noël avait envie de quitter Paris, de ne plus revoir Josanne… Et le lendemain, il arrivait chez elle, et il lui disait seulement :

— Aimez-moi beaucoup, beaucoup, parce que je suis malheureux…

Elle comprenait, elle pleurait !… et Noël, en la consolant, oubliait sa peine. Parfois, elle discutait, et la douleur de l’amant, exagérée par un mot, par un silence subit, devenait de la colère.

« Elle a des arrière-pensées que j’ignore : elle se complaît peut-être à des souvenirs qu’elle n’oserait avouer… Elle ne me dit pas tout !… Pourquoi ne me parle-t-elle jamais de son enfant ?… J’ai essayé de l’aimer, ce petit, et rien, en moi, ne trahit une malveillance involontaire, ni même la tristesse, bien naturelle, que je ressens, quand il est là, entre nous deux… »

Il reprochait à Josanne l’espèce de pudeur qui l’empêchait d’aimer Claude, à cœur ouvert, devant lui… Elle était — croyait-il — plus amoureuse que maternelle, et, souvent, Noël se demandait ce qu’elle faisait de son fils, pendant leurs rendez-vous quotidiens et leurs promenades. Il supposait que la Tourette seule s’occupait de Claude. Peu à peu il s’aperçut que Josanne surveillait la santé, le caractère, l’éducation de son enfant. Claude allait à l’école primaire la plus voisine, et la Tourette assumait le soin de le conduire, de l’aller chercher, de le faire jouer dans le square Notre-Dame. Mais, absente ou présente, la mère ne négligeait pas son cher devoir. Elle songeait à Claude, sans doute, quand Noël la voyait se hâter, tout inquiète, d’une inquiétude qu’elle n’exprimait pas.

Il souhaitait qu’elle exprimât cette inquiétude, et sa tendresse, et tous ses sentiments, qu’elle lui parlât comme elle se parlait à elle-même… Ne comprenait-elle pas qu’il faisait un effort méritoire pour aimer Claude ?… Et pourtant, Noël qui eût adopté si aisément le fils de Pierre Valentin, ne pouvait que subir le fils de l’autre

L’autre… Ah ! comme, de jour en jour, Noël l’exécrait davantage !… Et quel désir il avait de le connaître, pour ne plus le soupçonner partout ?… Que de fois, en écoutant Josanne, il guettait le nom qu’elle prononcerait peut-être, par hasard, — mais non pas sans que Noël en fût averti par une intuition infaillible, — le nom dont il savait seulement les initiales, — M. N…, — le nom qui était, dans la mémoire de cette femme, comme une chose vivante et cachée, qu’elle garderait, là, jusqu’à sa mort…

Ce nom, Noël le poursuivait, le traquait, l’attendait… sur un feuillet de livre, sur l’une de ces vieilles cartes postales illustrées dont s’amusait le petit Claude, sur les lèvres de Claude lui-même qui pouvait, peut-être, se souvenir… Quand Noël parlait à son amie des gens qui approchaient le Monde féminin, il épiait la palpitation des cils, la contraction de la bouche, la pâleur révélatrice de Josanne au choc imprévu de ce nom…

Rien… Elle ne se trahissait pas. Elle ne livrait aucun indice, et aux allusions, aux questions indirectes de Noël, elle répondait :

— Je vous ai dit l’essentiel… Que voulez-vous savoir de plus ?… Vivons dans le présent et laissons mourir le passé…

— Mais je ne suis pas très sûr que vous viviez dans le présent, que vous ayez tout oublié…

— J’oublierai… J’oublie…

Elle ne disait pas : « J’ai oublié… » et Noël pensait :

« Elle n’oubliera pas… Elle a trop aimé l’autre… Que n’a-t-elle pas supporté, de lui ?… Que n’a-t-elle pas fait à cause de lui ? L’enfant, — leur enfant ! — ne représente pas seulement un passé d’amour, mais des années de trahison et d’imposture… »

Alors, sa jalousie se compliquait d’un sentiment qui n’était pas du mépris, qui n’était pas de la méfiance, et qui pourtant se résumait par les paroles du père de Desdémone à Othello :

« Elle a trompé… elle sait tromper… »

Que Josanne eût vécu trop aisément dans la pratique du mensonge, c’était, pour Noël, une chose incompréhensible, qui révoltait son intransigeante loyauté. Et c’était une raison de plus qui lui faisait haïr l’autre

Et la sincérité qu’il eut exigée de toute femme, Noël l’exigeait plus impérieusement de Josanne, — qui savait mentir, qui avait menti…