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La Rebelle/30

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy, éditeur (p. 288-294).


XXX


Le vieux cocher, avec sa vieille voiture et son petit cheval gris, vint chercher Noël et Josanne à la gare de Chevreuse. C’était une journée sans soleil, chaude, voilée, un peu triste. Un ciel blanchâtre assombrissait les verts proches des bois, les bleus lointains des collines. Les rosiers, aux seuils des maisonnettes, dispersaient leurs roses jaunes, et midi engourdissait la terre, lasse de porter l’été pesant.

Le jardin de l’auberge, à côté du potager, était plein de kiosques et de tonnelles, comme ces jardins romantiques où, le dimanche, allaient Marcel et Musette, Rodolphe et Mimi. Sous les tonnelles, il y avait des tables rustiques, posées sur un tronc d’arbre, des bancs de bois un peu moisis que verdissait l’ombre humide, La pensée de Josanne tournoyait dans sa tête fatiguée, s’arrêtait parfois pour une contemplation confuse. Des images se fixaient indélébiles, dans sa mémoire… Ah ! dix ans, vingt ans plus tard, elle reverrait sur la nappe de grosse toile ces verres glauques, ces faïences, les cerises d’un beau rouge neuf et verni entre la bouteille ambrée et le pain blond ; elle entendrait cet air de valse qu’épelaient des doigts inhabiles sur le piano du salon vitré… Une note manquait au clavier et la mélodie sautillante boitait tout à coup, quand la mesure se cassait sous elle…

Depuis trois jours, depuis que Noël avait cueilli l’amoureuse promesse sur les lèvres de Josanne, ils avaient vécu dans l’attente de cette heure qui allait venir. Affolés par les baisers, par les premières et timides caresses, ils avaient perdu l’appétit et le sommeil ; ils évitaient de se regarder ; ils échangeaient des paroles banales ; et la femme sentait croître en elle une sorte de peur physique, comme si elle était redevenue vierge pour le maître nouveau…

Elle n’avait pas voulu lui appartenir chez elle, ni chez lui. Une superstition tendre la ramenait, pour ses noces secrètes, parmi les bois, les eaux vives, les rochers gris de Cernay, Noël avait retenu, la veille, une petite chambre dont la fenêtre s’ouvrait sous une frange de glycine… Humble fenêtre aux rideaux de guipure commune, aux volets bruns, que Josanne aurait aperçus, en tournant la tête, et qu’elle n’osait pas regarder !

« Aujourd’hui !… tout à l’heure… je serai à lui… à lui qui est là, qui me parle, qui m’aime !… Est-ce vrai ?… Oh ! je ne peux pas croire que ce soit vrai… »

Absorbée et silencieuse, elle sourit d’un faible sourire, aux paroles de Noël, — qu’elle n’entend pas. — Elle a, devant la réalité si proche, une bizarre impression de crainte et d’incrédulité, comme naguère, au matin de son mariage…

Pour l’amant, pour l’amour, elle s’est parée : sa robe de mousseline mauve, presque rose, prête à sa blancheur de brune le beau ton doré d’un fruit mûr. Son chapeau de paille souple, noué de velours noir, ondule et s’évase comme une grande cloche de liseron. Une fleur d’argent ferme sa ceinture. Sa main, où ne brille plus la bague nuptiale, joue distraitement sur la table, marque le rythme de la valse… Sol, sol, do, … le manque… La mélodie blessée tombe, se relève et repart en sautillant… Noël ne parle plus…

De quoi parlait-il ?… Josanne se souvient… Il parlait des amours cachées, furtives, qui se meurtrissent à des obstacles… Il disait :

— Je n’aurais pas accepté… Je n’aurais pas supporté…

Ses yeux, verdis par l’ombre du feuillage, expriment une résolution violente, mesurent et défient l’obstacle imaginaire… La jeune femme murmure :

— Pourquoi penser à cela ? Nous sommes libres… Il n’y a rien entre nous.

— Il n’y a rien.

— Et s’il y avait quelque chose…

— Je casserais tout.

Il fait le geste de briser une chaîne… Oui, certes, en ce moment, il « casserait tout », tout ce qui prétendrait l’éloigner de Josanne !… Elle pense qu’il est capable des pires folies, l’amant qui la regarde avec ces yeux là… Et elle l’aime d’être ainsi, volontaire, impérieux, si différent des autres, — les gens sages, les prudents, que le plus petit frein arrête. — Et sa chair de femme s’émeut à l’idée d’une chère violence, que son orgueil d’affranchie eût réprouvée, hier…

— Josanne !…

Elle obéit, heureuse d’obéir. Elle va vers celui qui l’appelle. Il la prend sur ses genoux, effleure les hanches, la gorge, de ses mains qui tremblent, et tout à coup remontent vers la nuque ployée, vers les doux cheveux. Il tient, dans ses paumes ouvertes, la tête renversée de son amie comme une chose précieuse. Il la parcourt de ses lèvres. Josanne voit les yeux de Noël qui se brouillent de larmes, au-dessus de ses yeux grands ouverts.

— Ma chérie ! mon amour !… Tu ne sais pas !… Je ne peux pas te dire… Je t’aime tant !… Mais j’étouffe, j’ai le vertige… Oh ! toi… toi !…

L’étreinte se resserre. La bouche à l’oreille de Josanne, Noël balbutie les mots qui prient, qui soupirent, qui caressent. Elle ne répond pas. Elle lie ses bras autour du cou du jeune homme ; elle sourit encore, et ses paupières s’abaissent, palpitent, disent « oui « tout doucement…


… La chambre est toute petite ; les volets rabattus la font très fraîche et très sombre. Ce n’est pas une jolie chambre. Elle a un air pauvre avec son mobilier banal : un lit de fer, un fauteuil, une toilette, un tapis usé sur le carreau. Mais Josanne, reprise par la sensation de l’irréel et du rêve, demeure indifférente à la médiocrité du lieu. Les demi-ténèbres apaisent la vibration de ses nerfs, la rumeur du sang à ses tempes… Noël va venir !

Elle ne sait plus très bien pourquoi, d’un geste machinal, elle ôte le petit peigne de sa nuque… La fleur argentée de sa ceinture tinte contre le marbre de la cheminée… Mais quand Josanne s’entrevoit, dans la glace ronde, — les cheveux croulants, le cou nu, les bras nus, ses beaux seins droits presque visibles sous le petit corsage de linon aux pointes nouées comme un fichu, — elle comprend tout à coup… La chasteté héréditaire tressaille au fond d’elle ; de ses mains croisées, elle réprime le mouvement tumultueux de son cœur. Elle pense :

« Je ne suis plus à moi ! Je suis à lui… »

Et, bravement, elle dénoue les pointes du léger corsage. Avec ses cheveux noirs, sa pâleur chaude, le court jupon qui colle à ses hanches, elle paraît plus petite, plus jeune : c’est la bohémienne amoureuse des romances, c’est Mignon…

Noël frappe à la porte timidement :

— Josanne !

Elle répond, en hâte :

— Oui, Noël…

Quand il entre, elle devient pâle, pâle !…

— Mon amour, comme vous voilà tremblante !…

Elle tremble, mais, cette fois encore, elle obéit ; elle reste debout près de Noël, enlacée, soutenue par lui, et elle le regarde, jusqu’à l’âme, avec des yeux qu’il ne lui a jamais vus : des yeux sombres, caressants, résignés, d’une douceur animale, des yeux que la première parole du maître emplira de frayeur ou de volupté…

Et ses yeux, ses bras frêles, sa taille qui plie, ses épaules qui se resserrent, semblent prier :

« Je suis faible et je suis à vous. Ne me faites point de mal… »

Elle n’est plus Josanne Valentin ; elle est la femme devant l’homme, et elle fait le geste instinctif, séculaire, de retenir le vêtement qui s’ouvre et glisse. Elle attend que son amant la flatte et la rassure comme une douce bête effrayée, qu’il l’apprivoise, qu’il l’étourdisse enfin et qu’il l’enivre…

Noël répète :

— Mon amour !

Josanne surprend une fêlure dans la voix chérie, et elle sent que Noël, en ce peu de minutes qu’il a passées loin d’elle, a changé. Pendant qu’elle dénouait pour lui ses cheveux et sa ceinture, lui, errant dans le jardin, n’a pas su se défendre d’une pensée qu’il ne veut pas dire, qu’il ne peut pas dire… Maintenant, cette pensée a pris une forme, un nom ; — Josanne et Noël ne sont plus seuls dans la chambre…

Elle a envie de lui dire :

« Que regardez-vous au delà de mes yeux ?… Qu’entendez-vous au delà de mon souffle et du battement de mon cœur ? Il y a entre nous une ombre et c’est vous qui l’évoquez… Chassez-la, cette ombre qui nous sépare… Ou bien laissez-moi… Attendons, puisque vous ne croyez pas me posséder tout entière, puisque tout mon amour n’est pas tout votre bonheur…

Mais Noël l’emporte dans ses bras, et elle ne peut que frémir de tout son corps dévoilé qu’elle ne défend plus… Quelle mélancolie tombe du plafond bas, des angles obscurcis de la chambre ! Josanne ferme les yeux — et troublée, gauche, prête aux larmes, elle n’éprouve ni désir, ni volupté, ni honte, rien qu’une émotion exténuante, torturante, qui lui arrache un soupir brisé…