La Rebelle/33

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy, éditeur (p. 314-318).


XXXIII


Le 31 août, Josanne arriva de très bonne heure au Monde féminin, pour expédier la besogne courante. Claude était en Bretagne, depuis une semaine, avec mademoiselle Miracle, et Noël s’en allait, le soir même, à Lusignan. Josanne devait se libérer du journal plutôt que de coutume, et rejoindre Noël chez lui. Ils dîneraient ensemble et elle l’accompagnerait à la gare…

Triste et courageuse, et résolue à ne pas pleurer, Josanne entra dans son bureau. Le groom la suivait.

— Un monsieur est venu hier… Madame était partie depuis cinq minutes…

— Un monsieur !… Le grand, brun, qui a un nom anglais et qui s’occupe de publicité ?…

— Non, madame… un autre… jeune…

— Et il a dit ?

— Rien ! Il a laissé sa carte. Il avait l’air ennuyé.

Le groom posa sur la table un paquet de lettres et de journaux, puis il sortit.

Devant la glace de la cheminée, Josanne rajusta sur sa blouse noire le col de fin linon brodé, mit un peu de poudre à ses joues qui gardaient des traces de larmes et soupira :

— Travaillons !…

Répondre aux correspondances du Magazine, corriger les épreuves des réclames, cette besogne banale la distrairait peut-être de sa mélancolie. Debout près de la table, elle ouvrit quelques lettres, déchira la bande d’un journal, jeta au panier les prospectus et les enveloppes…

Cette carte de visite !…

Josanne avait négligé de la regarder tout de suite, cette carte qui portait le nom de Maurice Nattier… Maintenant, elle restait clouée sur place ; ses mains tremblaient, ses jambes tremblaient, son cœur ne battait plus… Quand il se remit à battre, ce fut à coups pesants, qu’elle sentait jusque dans sa gorge, jusque dans sa tête…

Elle dit tout haut :

— Ah ! mon Dieu !…

Elle regarda autour d’elle, comme pour s’assurer qu’elle était bien seule et que Maurice Nattier n’allait pas surgir devant elle… Lui !… Il était venu !… Il reviendrait sans doute !… Lui !… Les yeux fermés, elle le revit, svelte et blond, avec son sourire, sa voix qui disait : « Josanne !… »

Elle eut un mouvement de recul, un geste de ses bras tendus pour repousser quelque agression mystérieuse, et toute son âme éperdue se rejeta vers Noël, l’appela d’un grand cri muet… Puis Josanne se ressaisit, elle murmura :

— Allons !… allons !…

Assise sur sa chaise, le front dans les mains, elle se contraignit à la réflexion. Pourquoi cette visite imprévue ?… Elle se rappela, non sans effort, la dernière conversation qu’elle avait eue avec Maurice… Il l’avait sentie faible encore, et elle-même, imprudente, avait accepté l’hypothèse d’une seconde entrevue, — plus tard, beaucoup plus tard, dans une circonstance grave… Restriction puérile ! On crée toujours la « circonstance grave », lorsqu’on en a besoin…

Maurice n’avait plus donné signe de vie, pendant huit mois… « Huit mois seulement ! pensait Josanne. Comme tout cela me paraît lointain, irréel !… » Son trouble s’apaisait. Elle constatait, avec surprise, que ce grand trouble était tout physique, un simple réflexe nerveux, très différent de l’émotion qu’elle avait éprouvée en revoyant Maurice, sur le bateau, en l’écoutant, place du Carrousel… Et elle sourit, encore étonnée, craintive encore :

« Suis-je sotte, tout de même !… J’ai eu peur !… Peur de quoi ?… Maurice ne peut me faire aucun mal… S’il vient, je ne le recevrai pas… S’il m’écrit, je ne lui répondrai pas… ou bien je le prierai de me laisser tranquille… Ah ! je n’ai pas la moindre envie de le revoir !… Mais pourquoi cette visite ?… »

Était-il arrivé malheur à la jeune madame Nattier ?… Maurice, veuf et libre, espérait-il reconquérir Josanne ?… Connaissait-il, par des racontars, la liaison de Josanne et de Noël ?… Se croyait-il encore aimé ?

Assurément, madame Grancher — la « mère Grancher », disait Josanne — avait parlé de la rencontre en chemin de fer. Elle avait parlé de Claude… Maurice, déçu dans ses espoirs de paternité légitime, se souvenait donc qu’il avait un fils ?

Oui, c’était la raison, la vraie, l’unique raison de ce brusque retour vers Josanne… L’enfant !

« Mon Dieu ! se dit Josanne, que penserait Noël, de tout ceci ?… Il verrait, en mon pauvre Claude, une menace perpétuelle pour notre amour. Il le prendrait en haine… Et moi, comme je souffrirais ! »

Elle frémit.

« Allons ! tout le mal peut être évité, si Maurice ne revient pas, ou si je l’avertis de ne pas revenir. Noël ne soupçonnera rien… Ah ! je n’y veux pas penser, pas une minute de plus… Au travail ! »

Ses idées flottaient ; elle tenait sa plume d’une main si tremblante encore qu’elle écrivait tout de travers. Cependant elle s’acharna, et la paix lui vint, avec l’oubli pour une heure.

Des abonnées de province se présentèrent, qui demandaient des renseignements sur des concours et des primes. Josanne les reçut avec une amabilité prolixe et fébrile. Enchantées, elles renouvelèrent leur abonnement.

Et le temps passa. Bersier vint remplacer Josanne. Il lui dit qu’elle était pâle et que sa pâleur était jolie.

Elle répondit :

— Bersier, je n’ai pas fini de relire la page des réclames. C’est plein de « coquilles » ! Il y en a d’énormes, dans le petit article sur cette chose électrique, le « Réformateur des obèses… » Revoyez donc ça… Vous serez gentil.

Bersier déclara :

— Je suis gentil. Je me charge du « Réformateur »… Et le prêche de mademoiselle Bon ?… Vous faites passer ça ?… Flory a envoyé d’Orange le compte rendu de Polyxène : il paraît que c’était crevant… Tout sera prêt pour samedi, quand Foucart nous arrivera de Trouville… Vous n’écoutez pas !… Vous avez quelque chose : du chagrin ou du bobo ?… Vous êtes pâle…

— Mais non, Bersier. Vous êtes agaçant. Je n’ai rien du tout.

Elle descendit l’escalier et remonta pour dire au groom :

— Si des gens viennent pour me voir, dites que je ne reçois pas, qu’il faut m’écrire ici, — et ne donnez mon adresse à personne.

Puis elle redescendit et s’en alla prendre le Métro, à la place du Palais-Royal.