La Rebelle/35

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Calmann-Lévy, éditeur (p. 329-336).


XXXV


Ils sortirent. C’était la nuit, la pluie impalpable et pénétrante.

— Tu veux aller au Bois ? dit Josanne. Si tard, et par ce vilain temps !… Moi, je n’y tiens guère… Dînons n’importe où, près d’ici.

Place de la Bastille, ils entrèrent dans un restaurant. Il y avait, au premier étage, une petite salle où des commerçants du quartier dînaient en causant de leurs affaires. Il y avait aussi l’inévitable vieux monsieur qui lit le Temps. Celui-là, derrière la muraille de papier qui le séparait du monde, examina sévèrement Noël et Josanne, — elle surtout…

Cette curiosité agaçait Josanne. Comme elle était assise près d’une fenêtre, elle soulevait parfois le rideau, jetait dehors un coup d’œil distrait. Noël lui demandait :

— Tu n’as pas faim ?

— Non, pas du tout.

Il essayait de la divertir un peu. Il lui parlait de Lusignan où bientôt — l’an prochain — ils iraient ensemble. Josanne aimerait la vieille cité de Mélusine, l’église verte de mousse, les belles charmilles de la promenade, et cette vallée où, parmi les noyers et les trembles, une rivière charmante s’enroule comme une couleuvre d’argent…

— Tu seras là-bas demain matin…

— Si tu me laisses partir, oui…

— Hélas !

Elle détournait encore la tête. Par l’écartement du rideau, elle apercevait la grande place, dans le bleu du soir tombé, un bleu intense et pourtant fondu, mouillé de bruine, un bleu que les lumières électriques rendaient artificiel et théâtral. Et dans tout ce bleu qui baignait la gare de Vincennes, les masses compactes des maisons, la sombre trouée du faubourg, les arbres éclairés par dessous, — dans tout ce bleu, la colonne seule était noire et portait plus haut que toute lumière son Génie éteint.

Autour d’elle, en bas, des feux blancs, des feux verts, des feux rouges, irradiaient leurs halos fixes ou mouvants dans le bleuissement crépusculaire qui, de minute en minute, s’assombrissait. Des bruits rauques, des sifflets perçaient le vaste bruit continu de la foule.

Que de gens ! Ils venaient, ils venaient, employés, ouvriers, hommes et femmes, en vêtements de travail ; ils venaient par groupes, par files, de tous les coins de Paris, vers cette place où commence le vrai Paris populaire, celui des émeutes et des révolutions. Là, ils se divisaient, mais les plus grosses bandes remontaient par le faubourg Saint-Antoine ou la rue de la Roquette. Et Josanne, rêvant à des phrases de Michelet et de Hugo, regardait le vieux pavé, arraché tant de fois pour les barricades.

Elle se rappela un autre quartier, moins bruyant et plus misérable, où, naguère, elle vivait parmi les femmes du peuple… Elle revit la rue Tournefort et le bas de la rue Lhomond, que hante le fantôme du père Goriot ; la rue Mouffetard, qui sent le chou, le poisson et l’absinthe, quand, la nuit venue, flambent les zincs des « assommoirs »… Elle revit la petite lucarne de Jean Grave, qu’elle regardait en passant, et la vieille église janséniste où le diacre Pâris repose sous une dalle… Elle revit la marchande de pommes de terres, toujours enceinte, et la crémière blonde, et la boutique du boucher… Elle se revit elle-même, frissonnante sous sa mince jaquette, le bras tiraillé par le filet à provisions, le cœur opprimé par l’éternel, le vulgaire, l’ignoble, le tragique souci d’argent… Et elle eut envie de pleurer sur la Josanne de ce temps-là, qui était pauvre, et pas aimée…

Elle la retrouvait, — la Josanne de ce temps-là, — dans les femmes qui passaient sous la fenêtre, ouvrières pâlottes, en cheveux, institutrices et employées aux robes noires, aux petits cols blancs, au « canotier » correct et simple, — les travailleuses… Elle s’attendrissait sur ces jeunes vies féminines, si mornes, si vaillantes, où l’amour luit parfois comme un éclair… Et, songeant à Noël qui avait transformé son existence, elle se disait :

— Comme je devrais être heureuse !…

Le coude sur la table, le menton sur la main, d’une voix lente, elle se mit à penser tout haut :

— Ces gens, ces gens qui passent… ils sont tous pauvres, quelques-uns sont très pauvres… ils traînent le pas ; ils courbent la tête et serrent les épaules en marchant… Ils ont travaillé toute la journée… Ils sont bien las… Et chacun porte son fardeau : misère, maladie, solitude… Que diraient ceux-là, si nous osions nous plaindre devant eux ?… Ah ! Noël, que de larmes inutiles nous avons versées ! que de chagrins insensés nous nous sommes créés, parfois !… Nous sommes jeunes, robustes, intelligents, nous avons le bien-être… nous nous aimons… et j’ai souffert, et tu souffres !… Nous sommes coupables ! nous sommes fous !

— Comme tu es amère, Josanne ! fit Noël, tristement. Il y a un reproche dans tes paroles… Tu te dis que si j’avais été plus sage, plus patient, plus résigné, moins âpre à te conquérir, nous aurions connu, plus tôt, le bonheur…

— Peut-être.

— Non, non, ne crois pas cela !… Je t’ai mal aimée, quelquefois, mais j’ai eu, toujours, la volonté de t’aimer mieux, de t’aimer plus et, encore plus, d’élever notre amour au-dessus de l’égoïsme, de la vanité, de la mesquinerie. Et mon « idéal » n’est pas contradictoire avec le sentiment que j’ai, que tu as, de la dignité et de la liberté de la femme… Je ne prétends pas t’asservir et te diminuer… au contraire… puisque je t’associe à toutes mes pensées, à toutes mes actions, ma chère « rebelle » !

— Rebelle ?… Oh ! pas contre toi, Noël, tu le sais bien… Ne me donne plus ce nom de « rebelle »… Je me suis révoltée, contre les injustices morales et matérielles, dont j’ai souffert, comme tant de femmes, et non pas contre l’amour… Moi aussi, j’avais un « idéal »…

Elle mit la main devant ses yeux. Des larmes filtraient entre ses doigts pâles et sans bagues, — ces doigts légers, industrieux, caressants, que Noël aimait.

— Josanne !

— Ah ! Noël, je pense à ma vie, à ma triste vie !… Toutes les amertumes d’autrefois me remontent à l’âme !… Qu’est-ce que je suis maintenant ?… Une femme marquée par la douleur, qu’il t’a fallu conquérir sur le passé et dont les baisers mêmes te laissent mélancolique !… Entre toi et moi, entre le bonheur et nous, il y a dix ans de ma vie, mon enfant, et ce fantôme que tu évoques malgré toi !… Oh ! pourquoi es-tu venu si tard ? Pourquoi n’ai-je pas pu t’attendre ?… Pourquoi d’autres m’ont-ils prise ?… Et je ne voulais pas renier l’ancien amour, renier le passé ! Je m’attachais à cette idée que ce que j’avais fait, j’avais le droit de le faire !… Mais je hais, je maudis, je renie tout ce qui m’a fait différente de toi, tout ce qui a arrêté mon élan vers toi, tout ce qui n’est pas toi…

Noël, la gorge serrée par l’émotion, écoutait Josanne… Et il se rappelait un temps où cette orgueilleuse répondait à la douleur de son amant par des justifications, où elle s’étonnait, où elle s’indignait presque qu’il lui demandât de « renier le passé ». Elle invoquait, alors, contre Noël la justice et la logique, et cette raison que le cœur ignore. Et c’était la même femme qui détestait, maintenant, d’une âme sincère, ce passé où Noël n’était pas.

Il éprouva une grande joie, une pitié plus grande. Il voulut défendre Josanne contre elle-même, lui dire son estime pour elle, et son respect… Mais, quand il voulut parler, les mots lui manquèrent : ses yeux se remplirent de larmes.

Il contemplait Josanne : elle était moins fraîche et moins jeune que les autres jours ; son visage gardait des traces de fatigue et n’avait plus d’autre beauté que l’expression admirable du regard. Mais Noël ne se demanda pas s’il eût aimé la Josanne de dix-huit ans. Il aima celle qui était devant lui, la vraie Josanne, la sienne, telle que la vie l’avait faite. Il aima les yeux qui avaient pleuré, les lèvres qui avaient gémi, les mains qui avaient travaillé, le cœur qui avait eu des victoires et des défaites, et qui s’était formé, lentement, pour le plus grand amour, dans l’erreur et dans la souffrance.

Il lui sembla que son âme s’élevait au-dessus de l’orgueil et de la violence, jusqu’à la sérénité d’un sentiment éternel… Il lui sembla qu’il commençait seulement d’aimer Josanne.

— Laisse le passé, ma chérie… S’il n’existe plus pour toi, il n’existe plus pour moi. Tu as exorcisé le fantôme… N’en parlons plus et n’y pensons plus. Vivons notre vie…

Étonnée, Josanne le regarda…

— Viens ! mon amour !… dit-il. Tout le monde est parti… L’heure avance.

Elle se leva, tira sa voilette jusqu’à son cou et rassembla les pans de son écharpe. Ils sortirent. Dehors, la pluie redoublait. L’eau giclait sous les pieds de Josanne, alourdissait le bas de sa robe. Noël essayait vainement de protéger son amie. Il cherchait un fiacre et n’en trouvait pas.

— Mon Dieu ! dit-elle tout à coup, déjà dix heures !… C’est horrible de nous quitter comme ça !

— Nous quitter ?… Crois-tu que je puisse te quitter ce soir ?… Je ferai arrêter la voiture à un bureau de télégraphe, et je te ramènerai chez moi, chez nous… Donne-moi le bras, chérie, appuie-toi bien…

Josanne mit sa tête contre l’épaule de Noël, et tout bas, et passionnément, comme pour elle-même, elle murmura :

— Mon bien-aimé…


Ils retrouvèrent la chambre telle qu’ils l’avaient laissée, dans le désordre du départ. Le reflet électrique palpitait au plafond, les cuivres du lit brillaient dans l’ombre.

La bougie éteinte, Noël prit Josanne dans ses bras pour la réchauffer. Une émotion ineffable faisait hésiter son désir. Entre les lourds rideaux tirés, le reflet glissait encore, tendait un fil de clarté mouvante. Et Noël devinait les cheveux épandus de Josanne, ses yeux clos, sa bouche entr’ouverte, tout ce pâle visage où l’extase amoureuse mettait la sérénité de la mort.

On entendait la pluie sur les carreaux, le roulement lointain d’un fiacre, le rythme d’une machine à travers les murs. Soudain, bruits et lueur s’évanouirent, La pluie même avait cessé. La chambre fut muette et noire comme un tombeau et les amants, sentant la nuit les saisir, se pressèrent l’un contre l’autre. Josanne, liée à Noël, devint tout à coup brûlante et l’embrasa tout entier…

Il leur sembla que toute vie avait disparu du monde, que le jour ennemi ne viendrait jamais et que, le vœu de Tristan et d’Iseult s’étant accompli pour eux, ils étaient seuls, éternellement, dans les ténèbres nuptiales. Et sans mémoire, sans pensée, emportés au courant du fleuve obscur, ils sentaient mourir en eux-mêmes tout ce qui n’était pas l’amour.