La Rebelle/39

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Calmann-Lévy, éditeur (p. 365-372).


XXXIX


Noël parti, Josanne avait disposé sur une table les cuvettes, les linges, l’eau bouillie : la Tourette attendait, chez le pharmacien, les solutions et les pansements antiseptiques indiqués par le docteur. Demeurée seule, Josanne commença une toilette rapide. Tout en peignant ses beaux cheveux, elle regardait avec une joie encore anxieuse et une passionnée tendresse le petit garçon qui dormait. Blanchet l’avait prévenue que « ça serait bien fait et vite fait », le docteur Simard étant un opérateur très habile.

« Ah ! pensait-elle, je voudrais être plus vieille de huit jours et oublier ce vilain rêve… Mon pauvre mignon ! je ne savais pas combien je l’aimais !… Je vais le gâter horriblement, et Noël aussi le gâtera… Ce sera délicieux de le voir revivre ! mon Claude, mon petit cœur !… »

Elle l’embrassa. Une larme glissa de ses yeux sur la joue de Claude… « Mon petit cœur, je n’oserais plus dire que je regrette ta naissance. Cela nous porterait malheur !… Sois tranquille ! mon chéri, ta maman t’aime, et tu as aussi un grand ami très bon, très doux, qui t’aime aussi… Nous serons heureux… »

La sonnette tinta… La Tourette n’était pas rentrée…

« Est-ce le docteur Blanchet, déjà ?… Il a dû rencontrer Noël sur le trottoir… se dit Josanne. C’est peut-être le garçon du pharmacien… La Tourette est allée faire ses provisions, et elle bavarde dans toutes les boutiques… »

Elle acheva de nouer ses cheveux, enfonça deux longues épingles au hasard, et serra la cordelière de sa robe… La sonnette résonna encore, timidement.

Josanne ouvrit.

Tout d’abord, elle ne reconnut pas Maurice. Elle murmura.

— Monsieur ?…

Mais lui entra dans la salle à manger sombre, à peine meublée, et, Josanne, refermant la porte, machinalement, le suivit. Ils se trouvèrent face à face…

— Josanne !

— Vous !…

Comme il semblait ému ! Son visage était pâle, affreusement pâle, auprès du col d’astrakan de sa pelisse… Il tenait son chapeau à la main… Sa voix chevrotait un peu, basse et voilée…

— Josanne !… l’enfant ?… On m’a dit…

— Il a failli mourir ; il est sauvé…

— Vous êtes sûre…

— Oui, sûre, depuis une heure…

— Mon Dieu !…

Il ne songeait pas à justifier sa présence. Il demanda :

— Mais cette maladie, dont on a parlé à madame Grancher, ce n’était donc pas une simple grippe !… Expliquez-moi… Mais où est-il ?… Je veux le voir…

Josanne n’avait pu retenir la bonne nouvelle, la promesse de salut qu’elle eût criée au monde entier. Mais, tout à coup, elle prit conscience de la situation… Elle regarda Maurice… Lui, chez elle, lui !

Debout entre le jeune homme et la porte du salon, barrant le passage, elle répondit d’une voix qui ne tremblait pas.

— Voir Claude ?… Mais ce n’est pas possible !… Vous savez qu’il est hors de danger… ça suffit… Allez-vous-en, maintenant… Il le faut…

— Josanne !…

— N’insistez pas… Vous ne devez pas insister… Nous n’avons rien à nous dire… Votre place n’est pas ici…

Maurice eut un frémissement…

— Je comprends… Mais je ne suis pas venu pour vous, Josanne… Je respecte votre liberté… Je ne veux pas savoir si ce qu’on dit de vous, de… votre façon de vivre, est véritable ou non… Et pourtant !… il y a eu des médisances… des calomnies… oui, des calomnies… je n’ai pas pu n’en pas souffrir… Et… pour venir ici… il m’a fallu un certain courage… Mais je voulais voir l’enfant, notre enfant… Vous ne pouvez pas refuser…

Il élevait la voix et reprenait un peu d’assurance.

Josanne ne bougeait pas. Elle dit seulement :

— Je refuse… Je n’ai pas d’explications à vous donner… Vous n’avez aucun droit sur Claude… Laissez-moi, laissez-nous !…

— Vous m’aviez pardonné… Vous m’aviez promis…

— Ne me rappelez pas ça !… J’étais folle… Je ne savais pas à quoi je m’engageais… Ah ! je suis bien guérie, maintenant !… Je ne peux plus m’attendrir sur vous… Je suis délivrée de vous… Qu’est-ce que vous faites là ?… Allez-vous-en… Je vous le dis sans colère… sans haine… Entre nous, c’est fini, fini, fini…

— Entre nous, soit !… Mais Claude !… Je n’ai aucun droit légal sur lui, et même aucun droit moral… c’est entendu… Pourtant… il est mon fils… Ah ! si vous saviez !… Depuis quelques mois… j’ai tant songé à lui… Je n’aurai jamais, jamais d’autre enfant, Josanne !… Et malgré moi, j’ai eu la curiosité d’abord, et puis la hantise, de celui-là… Ça vous étonne ?… Vous me trouvez ridicule ?… Vous ne me croyez pas ?

— Si, je vous crois !… Pourquoi mentiriez-vous ?… Mais il est trop tard… Tout est changé… Prenez-en votre parti… Chacun aura eu sa part de souffrance… Nous sommes quittes… Je ne vous déteste pas : je ne vous souhaite aucun mal. Je désire même que vous soyez heureux… Seulement, il faut vous dire que nous sommes deux étrangers, deux inconnus… Mon Dieu ! Ne sentez-vous pas, rien qu’à me regarder, ne sentez-vous pas que je suis une autre femme ?… Moi, je vous vois, je vous entends, et je ne vous reconnais plus !… Allez-vous-en !… Que cela finisse !… On va venir… Je vous en prie…

Maurice balbutia :

— Soit ! je me retire, avec un grand chagrin, et sans comprendre… nous ne nous verrons plus… Adieu, Josanne…

Il ouvrit la porte…

— Adieu.

La porte se referma.

Josanne se rassit au chevet de Claude… Elle avait un tremblement nerveux de tout le corps ; le sol manquait sous ses pieds… Elle pensa :

« Noël !… Noël !… S’il avait trouvé cet homme, ici !… Et quand il saura, tout à l’heure… car il saura… Je lui dirai tout… Oh ! qu’il me comprenne, qu’il sente que l’autre n’est rien pour moi, rien… »

Elle répétait tout haut :

— Rien !… rien !…

L’image récente de Maurice était devant ses yeux, si différente de l’image qui était restée dans sa mémoire et que le travail du souvenir avait transformée, embellie parfois, et parée d’un charme troublant… l’amant de sa jeunesse, le père de Claude, c’était donc cet homme qu’elle avait senti tout à l’heure, si lointain, si détaché ?… Non, elle ne le détestait pas… Elle n’éprouvait pour lui aucun sentiment… Il était comme s’il n’était pas…

Elle prit la petite main de son fils, qui traînait sur la couverture, et elle la baisa, doucement, doucement.

— Madame ! dit la Tourette, v’là m’sieur le docteur Blanchet qui arrive… et puis, y a en bas une voiture, où qu’est monsieur Delysle avec les autres médecins…


Pendant les préparatifs de l’opération et l’opération même, et l’heure qui suivit, Josanne ne pensa qu’à son fils. On l’avait consignée dans le salon, avec Noël. À peine échangèrent-ils quelques paroles.

Mais l’opération terminée, les médecins partis, tandis que l’infirmière veillait sur le repos du petit Claude, et que, dans le logis bouleversé, les choses reprenaient, comme par miracle, leur aspect et leur ordre coutumiers, Josanne, délivrée de ses terreurs maternelles, redevint femme, et amante… Les sources de la joie se rouvraient en elle.

Elle ne redouta point une conversation qui, peut-être, troublerait péniblement Noël… Puisqu’ils avaient, l’un et l’autre, bâti leur amour sur les fondements inébranlables de la confiance et de la sincérité, ils devaient être prêts, à tout moment, à dire tout, et à tout entendre. Plus n’était besoin, entre eux, de préliminaires, de détours et de précautions…

Alors, Josanne, serrant les mains de Noël dans les siennes, raconta simplement la visite de Maurice. Et, comme elle parlait, le visage du jeune homme reflétait des sentiments divers et contradictoires, inquiétude, impatience, joie hésitante devant un bonheur imprévu et longtemps désiré…

— Et c’est tout ? demanda-t-il.

— C’est tout.

— Il est parti, « sans comprendre » !… Et toi, toi, Josanne, n’as-tu pas, au fond de ton cœur, un peu de compassion, un peu de mélancolie ?…

— Non…, rien… Il me semble, à cette minute même, que je te rapporte l’histoire d’un autre homme et d’une autre femme… Une histoire qu’on m’aurait contée il y a longtemps… Et cet homme, cette femme, ce n’est pas lui, et ce n’est pas moi… J’avais moins d’irritation que de gêne, et cela me paraissait extraordinaire, invraisemblable, que cet homme fût là !

Le soleil fondait les gouttelettes irisées contre les vitres. L’indienne du rideau, pénétrée de jour, étalait les bleus vifs et les verts frais de ses floraisons chimériques. Un tramway passa en grinçant, et les piécettes nacrées des « monnaies du pape » se dispersèrent autour du petit vase jaune…

Ce bruit, ces choses éparses, la lumière pure, un livre ouvert sur la table, ressuscitaient dans l’esprit de Noël des images lointaines… Il revoyait un crépuscule printanier, les gestes de Josanne, drapant le rideau ou tenant la statuette… Il se revoyait lui-même, maniant le volume relié en maroquin bleu… Ce jour-là, son amitié amoureuse s’était heurtée au passé ! Et, depuis, quelle lutte sourde, incessante et furieuse !…

Et maintenant, après le dernier assaut et le dernier choc, le passé n’était plus que cendre et poussière.

Comme naguère, dans le jardin de Cernay, Noël prit entre ses mains la tête chérie de Josanne… Il s’enivra de baiser le beau front intelligent où la pensée se formait, pareille à sa pensée ; les yeux fidèles qui reflétaient ses yeux dans leurs miroirs sombres ; les lèvres dociles à ses lèvres et qui ne mentiraient jamais… Il voulut parler, mettre toute sa foi, toute sa tendresse, toute sa ferveur dans un mot, et il ne put que murmurer :

— Ma chère femme…

La victoire restait à l’amour qui n’avait pas faibli, qui n’avait pas désespéré, — à l’amour fort comme la vie.

Paris, 1904-1905.


FIN