La Recherche de la Paternité (Molinari)

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La Recherche de la Paternité (Molinari)
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 12 (p. 612-631).
LA
RECHERCHE DE LA PATERNITE

I. Le Droit commun en Allemagne sur les enfant naturels comparé au droit français et anglais, par Zacharia. — II. L’Enfant né hors mariage, par M. Emile Accolas — III. Des Preuves et de la recherche de la paternité naturelle, par M. Charles Jacquier, docteur en droit.


I

Les jurisconsultes et les économistes s’abstiennent généralement d’écrire des drames ou des romans, et il est permis de croire que la littérature d’imagination ne s’en trouve pas sensiblement appauvrie. Les progrès de la science de la législation et de l’économie politique seraient-ils fort retardés, si les romanciers de leur côté imitaient cette réserve prudente dans la solution des problèmes sociaux ? Nous concevons fort bien qu’à l’aspect des vices et des misères dont la société abonde on soit tenté de ne point se borner à les peindre, et qu’on veuille entreprendre d’y porter remède. C’est là un sentiment des plus louables et qui témoigne des meilleures intentions. Seulement telle est la complication des moindres problèmes sociaux, qu’il faut, pour les aborder avec quelques chances de succès, autre chose que de bonnes intentions ; il faut une préparation spéciale, une certaine connaissance des sujets que l’on traite, un esprit d’analyse et de réflexion tourné dans une direction qui n’est pas celle du roman. Cette préparation indispensable ne manquait-elle pas à M. Eugène Sue par exemple lorsque, après avoir dramatisé, dans les Mystères de Paris, les exploits des escarpes et des chourineurs, il cherchait de quelle façon on pourrait concilier le juste châtiment du crime et la satisfaction des exigences de la sûreté publique avec l’amélioration morale des scélérats les plus endurcis ? La solution de M. Eugène Sue, c’était, on s’en souvient, « l’aveuglement » substitué à la guillotine. Cette solution philantropique n’eut point le succès que l’immense retentissement des aventures du prince Rodolphe semblait lui promettre, et il ne se trouva point, même dans les jeunes républiques nègres de la côte de Guinée, une législature disposée à remplacer la peine de mort par la privation de la vue.

L’échec de M. Eugène Sue en matière de législation pénale n’a point découragé M. Alexandre Dumas fils. L’illustre auteur de la Dame aux Camélias, du Demi-Monde et de la Femme de Claude n’a pas voulu se borner à faire de la morale au théâtre. Tantôt dans une préface, tantôt dans une simple lettre, il a abordé, avec un entrain irrésistible et la sûreté de main d’un homme accoutumé à dénouer les écheveaux les plus embrouillés, les questions morales et pénales que soulèvent l’adultère et la séduction ; mais, s’il procède d’Eugène Sue, ce n’est point par les tendances philanthropiques. M. Alexandre Dumas est un moraliste de l’école de Zenon et un criminaliste de l’école de Dracon. Il ne recule pas, lui, devant la peine de mort, on pourrait même lui reprocher de n’en être pas assez économe. Tandis que le code se contente de l’appliquer, — encore est-ce en admettant des circonstances atténuantes, — aux cas d’assassinat et d’incendie, il n’hésite pas à l’étendre à l’adultère féminin, et telle est même à ses yeux la monstruosité de ce dernier crime, qu’il saute, dans son impatience de justicier, par-dessus la maxime routinière qui défend de se faire justice soi-même. Tue-la, crie-t-il au mari offensé, c’est-à-dire fais-toi juge dans ta propre cause et fais-toi bourreau. Il n’y a plus aujourd’hui en France qu’un seul exécuteur des hautes-œuvres ; si les théories pénales de M. Alexandre Dumas venaient à prévaloir un jour, il pourrait y en avoir autant que de maris offensés. Nous voici bien loin de « l’aveuglement » philanthropique de M. Eugène Sue. Sur le chapitre de la séduction et de ses conséquences, M. Alexandre Dumas n’est pas plus accommodant. Tout le monde sait à quelle occasion il a jugé opportun de donner sa consultation en ces matières. Grâce à M. Alexandre Dumas, l’affaire Marambot est devenue aussi populaire que l’Affaire Clemenceau. Un séducteur peu délicat refuse d’épouser la fille qu’il a mise à mal, le père donne un coup de couteau au séducteur ; voilà un fait divers assez vulgaire et qu’aucune législation pénale n’empêchera absolument de se produire aussi longtemps qu’il y aura des séducteurs trop peu scrupuleux et des pères d’un tempérament trop sanguin. Ce n’est pas certes que ce fait divers ne mérite l’attention des moralistes et des criminalistes, et l’on conçoit que l’auteur de la préface de Manon Lescaut n’ait point laissé échapper cette occasion propice de légiférer sur la séduction et la recherche de la paternité après avoir légiféré sur l’adultère. C’est une justice à rendre à cet inflexible criminaliste que le séducteur de l’innocence ne le trouve pas plus disposé à l’indulgence que la femme adultère. « Vous allez voir, dit-il en commençant son réquisitoire, que je vais être amené fatalement et avec la loi, qui se fera ma complice, tout en se voilant le visage, à conclure par : tue-le, comme sur une autre question j’ai été amené à conclure par : tue-la. » Cependant cette conclusion impitoyable et symétrique n’est point définitive, il y en a une autre, que disons-nous ? il y en a deux autres, auxquelles M. Alexandre Dumas s’arrête de préférence : la première consiste à assimiler simplement la séduction au vol et rendre le séducteur passible d’une amende de 10,000 à 100,000 francs selon la fortune du coupable, ou, s’il est sans fortune, d’un emprisonnement qui pourra être de dix années et ne pourra être moindre de deux. En outre, « i un enfant est résulté de ces relations, cet enfant recevra d’office le nom du père, qui devra en outre placer sur sa tête une somme équivalente à celle que la mère aura, reçue. » La seconde solution de M. Dumas consiste au contraire à réhabiliter la séduction en considération des services qu’elle a rendus à l’humanité en donnant le jour à une foule d’individualités illustres, et qu’elle ne manquerait de lui rendre avec plus d’abondance encore pour peu qu’elle fût encouragée. L’encouragement consisterait dans un article ainsi conçu : « l’état se chargera de tous les enfans naturels et les fera élever avec le plus grand soin. »

On pourrait reprocher sans doute à ces deux solutions de ne point se rattacher logiquement l’une à l’autre. On n’aperçoit pas bien au premier abord comment la séduction peut tour Il tour être considérée et punie comme un vol, puis réhabilitée, utilisée et même primée ; mais qu’importe après tout, si l’une de ces deux solutions est la bonne ? Il suffira de biffer l’autre sans s’inquiéter davantage de la logique. Nous pouvons donc passer outre et rechercher si la séduction peut être correctement assimilée au vol. M. Alexandre Dumas n’y voit aucune différence. Dérober l’honneur d’une jeune fille ou voler un mouchoir, à ses yeux c’est tout un. On lui a fait remarquer cependant qu’il est sans exemple qu’un mouchoir ait jamais été se placer de lui-même sous la main d’un voleur ou manifesté une propension naturelle à être volé, et cette observation ne saurait être négligée. Il y a là certainement un élément juridique qui a échappé à l’analyse de l’auteur de la Dame aux Camélias et qui rend sa démonstration tout au moins incomplète. Faut-il ajouter encore que, si la séduction est un vol, il ne suffit pas de rendre le séducteur passible de simples dommages-intérêts calculés d’après le chiffre de sa fortune ? Une pénalité afflictive est indispensable, et cette pénalité, ce n’est pas d’après le chiffre de la fortune du coupable qu’il conviendrait de la graduer, mais d’après le caractère plus ou moins pernicieux du délit ou du crime, vol simple, vol domestique, vol avec effraction, etc. Évidemment cette première solution laisse à désirer. Que dirons-nous de la seconde ? M. Alexandre Dumas invoque non sans quelque complaisance le dicton populaire qui prétend que les enfans de l’amour sont les plus intelligens et les plus beaux, et il cite à l’appui une foule de grands hommes, depuis Hercule jusqu’à Jacques Delille, qui n’avaient point un état-civil régulier. Voilà un argument dont on ne saurait dissimuler la gravité ; mais M. Alexandre Dumas en a-t-il bien mesuré toute la portée ? Si le dicton populaire avait raison, et s’il était avéré aussi, suivant un autre dicton populaire dont l’autorité n’est pas moindre, que « le mariage est le tombeau de l’amour, » suffirait-il bien de réhabiliter et d’encourager les unions illégitimes ? Ne faudrait-il point recourir à une mesure plus radicale et prohiber résolument le mariage comme une cause d’abêtissement et d’enlaidissement de l’espèce humaine ? L’intelligence et la beauté ne sont pas déjà si répandues qu’il soit permis de reculer devant la suppression d’une institution qui empêche de les propager. L’abolition du mariage pour cause d’utilité publique et esthétique, telle est la conclusion de l’argumentation de ce logicien terrible. Cette conclusion se heurterait sans doute à la foule des préjugés qui poussent au mariage ; mais en attendant qu’elle eût réussi à en avoir raison, l’adoption du décret proposé par M. Dumas ne porterait-elle pas à cette institution surannée un coup formidable ? Si l’état se chargeait de tous les enfans naturels en acceptant l’obligation de les faire élever avec le plus grand soin, ne verrait-on pas aussitôt une foule de gens qui ont grand’peine à nourrir des enfans légitimes et qui les élèvent sans aucun soin, renoncer au mariage pour donner leur clientèle à l’état ? L’affluence serait énorme dans les bureaux, et Dieu sait si les ressources ordinaires du budget pourraient y suffire. Il faudrait emprunter.

Nous n’insisterons pas davantage sur les conséquences singulières des solutions de M. Dumas. Il n’est pas inutile de faire remarquer cependant que ces solutions, dans lesquelles d’ailleurs tout n’est pas à rejeter, n’ont rien d’absolument neuf. La recherche de la paternité et la répression sévère de la séduction étaient en vigueur sous l’ancien régime. L’abandon des enfans aux soins paternels de l’état date d’une époque bien plus reculée encore. Le mariage et la paternité légale sont relativement modernes. Il y a eu dans l’histoire de l’humanité une très longue période dans laquelle le mariage était inconnu, et de nos jours encore en Australie, aux îles Mariannes, aux Fidji, les indigènes ne reconnaissent aucun lien de parenté entre le père et le fils[1]. C’est la mère qui se charge seule des enfans avec l’assistance de la tribu, autrement dit de l’état. Voilà où nous ramènent les théories et les solutions progressives de M. Dumas, mais faut-il s’en étonner ? Les réformateurs qui ont fait depuis Rousseau le plus de bruit dans le monde ont-ils trouvé mieux que le communisme et la promiscuité des sexes ?


II

Il y a un siècle, la question de la recherche de la paternité occupait les esprits comme elle les occupe encore aujourd’hui : seulement c’était dans un sens précisément opposé. L’ancien droit coutumier accordait pleinement la recherche de la paternité, et il mettait même au service des victimes de là séduction un arsenal de pénalités et une provision d’indemnités bien propres à faire reculer les don Juan les plus téméraires. Une fille séduite pouvait intenter à son séducteur une action criminelle dite plainte en gravidation, si la séduction avait produit toutes ses conséquences, elle pouvait joindre à l’action criminelle une action civile, et se faire allouer, outre le remboursement des frais de gésine, une prestation d’alimens pour l’enfant. Enfin, sa déclaration faite dans les douleurs était acceptée comme parole d’Évangile en vertu de la maxime : crediter virgini parturienti. Malheureusement les victimes de la séduction ne se montrèrent pas toujours dignes de la confiance de la justice : abusant de la foi due à leurs déclarations, elles mirent en cause des innocens, quelquefois même à l’instigation des coupables. Cet abus paraît avoir été croissant avec la corruption des mœurs, et il finit par rendre horriblement précaire la sécurité des plus honnêtes gens. Dans un discours qui eut un immense retentissement, l’avocat-général Servan mit à nu cette plaie et conclut en demandant sinon l’interdiction de la recherche de la paternité, du moins l’abandon d’une maxime faite pour protéger les défaillances de la vertu et qui tournait au profit du vice[2]. « En vertu de cette rigoureuse maxime, s’écriait-il, on condamne un citoyen sans l’entendre, on le condamne sur la déposition d’un seul témoin, qui dépose sur ses propres intérêts, on le condamne pour un délit si secret par sa nature que cette unique déposition ne peut être ni confirmée ni combattue par aucune autre. Ah ! quel est donc le témoin à qui sont accordés des privilèges qui eussent honoré le vertueux Caton ? C’est une fille convaincue de faiblesse et pour le moins soupçonnée de licence ; on nous donne pour garant de sa conduite une pudeur qu’elle n’a plus, et parce qu’elle a trahi ses plus chers intérêts, on prétend qu’elle ne saurait violer ceux des autres. »


Le sévère avocat-général établit cependant deux catégories de filles séduites : celles qui méritent la confiance que les tribunaux ont en leurs déclarations, et celles qui ne la méritent pas. Les premières ont toute sa sympathie, et il est disposé à les croire sur parole ; seulement c’est à la condition qu’elles n’ouvrent pas la bouche. « Je croirai, dit-il, même sur ses faiblesses, le témoignage d’une fille qui se tait, et jamais celui d’une fille qui ose parler ; je croirai ses larmes et jamais ses récits. » Cette concession faite, l’orateur reprend avec une nouvelle vigueur son réquisitoire, et il expose en termes saisissans les motifs qui doivent faire récuser le témoignage de la fille qui ose parler.


« Quand on voit une fille se présenter à un ministère public pour lui dévoiler son affreux état, en nommer l’auteur, désigner les époques, faire consacrer sous ses yeux et sur un papier éternel l’histoire de sa diffamation, quand après un tel malheur une fille se montre encore sensible à l’intérêt, quand elle ose envisager des dédommagemens pour une perte qui n’est bien sentie qu’autant qu’on la croit inestimable, alors on doit se dire : Voilà une fille qui a franchi toutes les barrières de son sexe, rien ne peut plus l’arrêter ; je m’en défie, non parce qu’elle a commis une faute, mais parce qu’elle a conçu et exécuté le dessein de la publier ; dès ce moment, je vois dans son caractère une audace qui la bannit de son sexe : elle n’est plus femme, elle n’a plus le frein de son sexe ni celui du nôtre ; tout homme me serait moins suspect, et je me rappelle que plus une fille est timide au premier pas, plus elle est hardie au second. »


Elle n’est pas seulement hardie, elle est invinciblement portée au mensonge, surtout si elle aime, car, dans l’opinion de l’austère magistrat, « pour les femmes, le premier inconvénient de l’amour est l’habitude de la fausseté ; une fille qui a su tant de fois tromper une mère craindra-t-elle d’abuser un moment un notaire ? » Cette fille qui a perdu toute honte trompera donc le notaire ; au besoin même, elle sera le jouet de son séducteur, et elle se rendra complice des machinations les plus noires : si le séducteur est pauvre, elle s’entendra avec lui pour faire retomber le poids de leur faute commune sur quelque personnage riche et considéré ; si le séducteur est riche et puissant, elle en chargera, à son instigation, et terrifiée par ses menaces, un homme de sa condition, un homme obscur ! Quelques assiduités, quelques familiarités innocentes serviront de prétexte à l’accusation ; qu’osera-t-il répondre ? L’accusation est la conviction même, et, s’il se plaint, on promettra de l’apaiser. Et qu’on ne dise point qu’il s’agit de simples suppositions, ce sont des faits que la corruption des mœurs a rendus de plus en plus fréquens. Cette corruption, elle déborde, elle envahit les ateliers des artisans et les chaumières du peuple. Une nation entière et toute nouvelle est apparue parmi les femmes. Cette nation est celle des femmes entretenues, dont le nombre, dans les principales villes, rivalise avec celui des épouses légitimes. A quelle cause faut-il attribuer un tel désordre ? Est-ce à l’amour ? Non ! C’est à l’appétit immodéré du luxe qui a débordé des premiers rangs pour inonder les derniers.


« Ce n’est point l’amour, ce n’est point cette faiblesse si excusable dans les deux sexes et si aimable dans les femmes, ce n’est point le sentiment que la nature même peut inspirer, qui a produit le désordre ; c’est une vanité folle et la contagion de l’exemple. Dans les folies de cet ordre, un ruban fait aujourd’hui plus de conquêtes que l’amour le plus pur n’en eût fait autrefois. »


Le résultat de cette dépravation lamentable des mœurs du peuple a été l’abus éhonté des déclarations, « les prétendues victimes de la séduction se faisant un gain odieux de ce que les maximes de la justice leur avaient accordé comme une confiance honorable. » Dès lors plus de sécurité dans les familles ! ni le rang, ni l’âge, ni l’exercice de toutes les vertus n’ont fourni un abri assuré contre des accusations perverses, et l’orateur de conclure en rappelant des exemples bien faits pour porter avec une crainte salutaire la conviction dans l’esprit de ses graves auditeurs.


« Que ne m’est-il permis, messieurs, de vous révéler les abus énormes que l’adoption de cette maxime (creditur virgini parturienti) renouvelle tous les jours ! Si je ne craignais de mêler le ridicule à la gravité de notre ministère, je dirais qu’on a vu plus d’une fois de jeunes débauchées se faire un jeu de rejeter le fruit de leurs vices sur des hommes irréprochables, sur des ecclésiastiques pieux et respectés ; la prélature même n’a pas été exempte de ces attentats.

« A la vue de ce spectacle inouï, où, par les plus bizarres contrastes, on voyait un homme grave et sage, accablé, confus de tenir dans ses bras l’enfant d’une prostituée qui l’en proclamait le père aux yeux de la justice, à ces scènes scandaleuses, vous dirai-je que tous les honnêtes gens gémissaient et tremblaient pour eux-mêmes, tandis que le libertinage seul osait rire ? Ah ! quelle est la vertu si ferme qui puisse se croire à l’abri des accès de folie d’un libertin et de la vénalité d’une fille ? Quel est le magistrat, l’homme public qui ne pourrait être victime de sa propre maxime ? »


Ce réquisitoire coloré eut un succès considérable, la maxime virgini parturienti creditur ne s’en releva point, et la recherche de la paternité elle-même en fut atteinte. Aussi, lorsque la convention entreprit d’effacer les préjugés contre les enfans naturels en les plaçant, en matière de succession, à peu près sur le même pied que les enfans légitimes (loi du 12 brumaire an II), s’abstint-elle de leur accorder le droit de rechercher leur père. C’était Cambacérès qui remplissait les fonctions de rapporteur, et dans son ardeur d’égalité, il ne reculait point même devant l’assimilation des enfans adultérins aux enfans légitimes. « Si je n’avais à vous présenter que mon opinion personnelle, lisons-nous dans son rapport, je vous dirais : Tous les enfans indistinctement ont le droit de succéder à ceux qui leur ont donné l’existence. Les différences établies entre eux sont l’effet de l’orgueil et de la superstition ; elles sont ignominieuses et contraires à la justice. » Cependant il consentait à faire quelques concessions motivées, disait-il, par l’état actuel de la société et la transition d’une législation vicieuse à une législation meilleure. Les enfans nés de père et mère non engagés dans les liens du mariage obtinrent seuls des droits de successibilité égaux à ceux des enfans légitimes, les successions collatérales exceptées, et ces droits demeurèrent subordonnés à une possession d’état qui ne pouvait résulter que « de la présentation d’écrits publics ou privés, ou de la suite de soins donnés à titre de paternité et sans interruption, tant à leur entretien qu’à leur éducation. » Le sort des enfans naturels ainsi réglé, la convention s’occupa des filles-mères. Elle leur accorda, on doit en convenir, une compensation des plus flatteuses en échange de l’abandon de la maxime qui avait fourni un si beau thème à l’éloquence de l’avocat-général Servan, en décrétant que « toute fille qui pendant dix ans soutiendra avec le fruit de son travail son enfant illégitime aura droit à une récompense publique. » Mais, hélas ! la réaction allait venir, et elle devait emporter l’égalité en matière de succession accordée aux enfans naturels, et les récompenses publiques si judicieusement allouées aux filles-mères, sans restituer aux uns et aux autres le bénéfice de la recherche de la paternité. C’est dans la séance du 26 brumaire an X (17 novembre 1802) que la question fut portée au conseil d’état, en présence du premier consul. Plusieurs membres, Cambacérès, Boulay, Defermon, Tronchet, Malleville et le premier consul lui-même prirent part à la discussion ; mais, sauf Defermon, qui présenta une observation timide en faveur d’une allocation de dommages-intérêts à la femme et à l’enfant délaissés, tous les membres furent d’accord sur la nécessité d’interdire la recherche de la paternité. Il n’y eut d’objections que pour le rapt et le viol. On admit pour le cas d’enlèvement l’exception qui a été formulée dans le second paragraphe de l’article 340 du code, et quelques membres voulaient étendre cette exception au cas de viol. Le premier consul s’y opposa en invoquant les principes. « La loi doit punir, dit-il, l’individu qui s’est rendu coupable de viol ; mais elle ne doit pas aller plus loin. » Il résumait d’ailleurs de la façon péremptoire qui lui était propre son opinion sur la question soumise au conseil en déclarant que « la société n’a pas intérêt à ce que les bâtards soient reconnus[3]. » Personne ne s’avisa de répliquer. L’ex-rapporteur de la loi de brumaire, Cambacérès lui-même, se tut ; la question était vidée, et le premier paragraphe de l’article 340 du code civil fut rédigé en ces termes simples et formels : « la recherche de la paternité est interdite. »


III

L’ancien droit anglais admettait, comme le vieux droit français, la recherche de la paternité, et il autorisait même dans cette recherche une rigueur peu encourageante pour les émules de Lovelace. Lorsqu’une femme ayant conçu hors mariage désignait sous serment le père de son enfant, le juge commençait par délivrer contre l’individu dénoncé une ordonnance d’arrestation, en vertu de laquelle il était retenu en prison jusqu’à ce qu’il eût fourni une caution suffisante pour subvenir aux frais d’entretien de l’enfant ; en outre il était tenu de comparaître à la prochaine session des assises pour discuter et plaider sa cause. Quant à la mère, elle n’était tenue que subsidiairement, c’est-à-dire à défaut du père, à supporter le poids de sa faute. Si le père et la mère se sauvaient de la paroisse, les inspecteurs des pauvres saisissaient leurs biens, et en assignaient le produit à l’élève et à l’éducation de l’enfant, qui tombait à la charge de la paroisse. L’humanité, dit Blackstone, a engagé la loi à recevoir la déclaration des mères un mois après la naissance de l’enfant, mais cette tolérance a été souvent fort à charge aux paroisses en ce qu’elle donnait au père le temps de s’échapper -pour aller vivre ailleurs[4]. Des modifications ont été introduites dans cette législation par la loi des pauvres de 1834. La mère a été rendue exclusivement responsable de l’entretien de l’enfant naturel dans le cas où elle en aurait les moyens ; dans le cas contraire, il y est pourvu aux frais de la paroisse, et celle-ci est autorisée à poursuivre à l’effet d’obtenir des alimens pour l’enfant l’individu dont la mère dénonce la paternité. Toutefois cette déclaration seule n’est pas jugée suffisante ; il faut qu’elle soit appuyée par un témoignage étranger et à la satisfaction des juges (it shall be corroborated in some material particular by other testimony to the satisfaction of the court). Parmi les motifs invoqués en faveur de ces restrictions, il faut noter d’abord cette considération financière, que les dépenses des paroisses étaient plutôt augmentées que diminuées par suite des frais qu’occasionnaient les poursuites toujours incertaines en reconnaissance de paternité, ensuite cette autre considération, où se trahit l’influence des doctrines auxquelles Malthus avait attaché son nom, que la rigueur excessive de la loi provoquait des mariages précoces et réprouvés par la prudence, parce que le père de l’enfant naturel se décidait souvent à épouser la mère pour se libérer de l’emprisonnement et de la poursuite en reconnaissance. Il faut avouer que cette dernière considération était plutôt recommandable sous le rapport économique, — il s’agissait, ne l’oublions pas, dans cette enquête, des moyens de prévenir la multiplication des pauvres, — que sous le rapport moral. Le remède proposé pouvait être bon pour empêcher la multiplication excessive des enfans légitimes, mais l’était-il au même degré pour empêcher celle des enfans illégitimes ?

Aux États-Unis, en Suisse et dans le plus grand nombre des états de l’Allemagne, la recherche de la paternité est autorisée, mais avec des précautions destinées à prévenir les abus que dénonçait si éloquemment l’avocat-général Servan. En Bavière, le code Maximilien par exemple déclare que la simple dénonciation de la mère n’est pas une preuve suffisante contre le père, si elle n’est appuyée sur d’autres indices constans et dignes de foi. Le code général des états prussiens, prévoyant les difficultés que la preuve de la paternité peut présenter, a spécifié de même plusieurs présomptions légales auxquelles le juge doit avoir recours pour l’appréciation de cette preuve. On peut néanmoins signaler dans ces législations des bizarreries qui ont, non sans quelque raison, soulevé la controverse. La paternité y est admise non-seulement au singulier, mais encore au pluriel, et dans ce cas le code général des états prussiens (das Allgemeine Landrecht), aussi bien que le code Maximilien en Bavière, se prononce en faveur de la responsabilité solidaire.

À l’époque où la loi anglaise sur la recherche de la paternité a été modifiée dans un sens restrictif, la question se trouvait fort débattue en Allemagne. Le célèbre jurisconsulte Zachariæ notamment se signala dans cette polémique. Dans une sorte de consultation[5] qui eut un grand retentissement, il se prononça, au triple point de vue du droit, de la morale et de la politique, contre la recherche de la paternité. La consultation de l’illustre professeur n’est pas moins curieuse à bien des égards que le plaidoyer de l’avocat-général Servan, et elle mérite qu’on s’y arrête.

Si le jurisconsulte allemand est moins élégant et moins fleuri que le magistrat français, il n’est pas moins subtil, et, comme nous le verrons tout à l’heure, en dépit de sa gravité professionnelle, il est infiniment plus badin. Il ne conteste point certes aux enfans naturels le droit de demander des alimens à leur père et par conséquent de le poursuivre en reconnaissance de paternité ; il va même plus loin. « En équité, dit-il, et sur ce point il se rencontre avec les législateurs de la convention, les enfans naturels devraient être légalement et sous tous les rapports assimilés aux enfans légitimes ; ils devraient par exemple pouvoir réclamer le même entretien, la même éducation, les mêmes droits de succession, car, ajoute-t-il, les devoirs des parens restent les mêmes, que l’enfant soit né dans le mariage ou hors du mariage, et les devoirs des parens ne sont-ils pas la mesure du droit des enfans ? » Voilà qui va bien, et on pourrait croire que le savant jurisconsulte allemand doit être rangé parmi les précurseurs de M. Dumas ; mais, il y a un terrible mais ! L’enfant ne peut en aucun cas être admis à prouver que tel ou tel individu est son père. Il a tous les droits possibles, seulement il lui est interdit de les faire valoir. D’abord il faut écarter la déclaration de la mère. La mère est partie en cause, testis in propria causa ; son témoignage n’est pas seulement suspect, il est entièrement récusable. Or, le témoignage de la mère écarté, comment la preuve de la paternité pourrait-elle être fournie ? Les enfans légitimes ont en leur faveur la présomption légale : pater is est quem mtptiœ demomtrant. Cette présomption les dispense de prouver leur filiation. Les enfans naturels ne pouvant s’en prévaloir, et le témoignage de la mère étant frappé de nullité, à quel moyen pourront-ils recourir pour faire valoir leur droit théorique ? Le droit ne leur en fournit aucun. Le droit ne peut être invoqué en faveur de la recherche de la paternité. En revanche, n’a-t-elle pas de son côté la morale et la religion ? Pas davantage, encore moins, s’il est possible.

Ah ! sans doute, reprend le savant et subtil professeur d’Heidelberg, l’interdiction de la recherche de la paternité pourrait être taxée d’immorale et d’irréligieuse, si elle se fondait sur l’affirmation que l’enfant naturel n’a point de droits ou en a moins que l’enfant légitime ; mais ces droits, on ne les lui refuse point, on les lui accorde de la manière la plus complète. Seulement, la preuve de la paternité ne pouvant être acquise, en vertu de la nature même des choses, ces droits qu’on lui reconnaît sans réserve aucune, on lui refuse l’autorisation de s’en prévaloir, voilà tout. En cela, l’interdiction de la recherche de la paternité est-elle en opposition avec la morale ? Bien au contraire. « Ce refus d’une action en justice est fondé sur les principes mêmes de la morale, loin d’être en opposition avec eux. En effet, l’un des premiers et des plus impérieux commandemens de la morale est celui-ci : ne faites pas de tort à autrui, ne soumettez personne arbitrairement à une contrainte physique. Or n’est-ce pas l’arbitraire le plus manifeste de condamner quelqu’un sur des preuves insuffisantes ? Il est facile de comprendre comment des hommes estimables, justement indignés de la conduite d’un individu qui, selon toutes les apparences, ayant séduit une femme et l’ayant rendue mère, renie cependant légèrement sa paternité, il est facile, dis-je, de comprendre que ces hommes se trouvent offensés par une loi qui, pour ainsi dire, accorde aide et protection à un semblable scandale ; mais cette indignation morale, inspirée par une action coupable, ne devient-elle pas elle-même immorale du moment qu’elle a pour résultat de porter atteinte à l’impartialité du juge ? » En fait d’argumentation, n’est-ce pas le fin du fin ?

Maintenant, au point de vue de la politique, autrement dit de l’utilité publique, faut-il regretter que le droit commande d’interdire la recherche de la paternité ? Pas le moins du monde. La politique est aussi complètement d’accord sur ce point avec le droit que la morale et la religion. C’est la troisième proposition du savant docteur, et il la démontre en déployant à la fois les ressources de l’analyse psychologique la plus déliée et de la plus vaste érudition. Il s’applique surtout à justifier l’interdiction de la recherche de la paternité du reproche d’encourager la multiplication des enfans naturels, et il se sert à cette fin d’une comparaison tout à fait ingénieuse et même galante. On peut comparer, dit-il, toute femme nubile et non mariée à une forteresse. Celui qui nourrit le dessein de la séduire, et d’une manière générale tous les célibataires valides peuvent être considérés comme formant l’armée de siège, à laquelle il arrive aussi que les hommes mariés fournissent leur contingent. Les femmes succombent, comme les forteresses, quand l’attaque est bien dirigée ou quand elles sont mal défendues. Il s’agit de savoir si elles se rendent le plus souvent par suite de la vigueur de l’attaque ou de la faiblesse de la défense. M. Zachariæ se prononce sans hésiter en faveur de la seconde hypothèse. On a toute raison de croire, dit-il, que les citadelles féminines capitulent généralement faute d’une résistance assez énergique et prolongée. Qu’en doit-on conclure ? N’est-ce pas que le moyen le plus propre à les encourager à la résistance, c’est de leur rendre aussi redoutables et aussi pesantes que possibles les conséquences de la capitulation ? Où donc, remarque ce profond analyste du cœur féminin, où donc le séducteur prend-il ses armes les plus redoutables ? N’est-ce point dans cette faiblesse de caractère qui abandonne sans défense aux impressions du moment le cœur d’une femme savourant avec délices le poison de la flatterie, et se confiant aveuglément aux sermens d’un amour éternel ? Voilà le côté faible de la citadelle, et ce n’est pas le seul ! Il y en a un autre encore qui se trouve indiqué au livre III des Métamorphoses d’Ovide[6], et qu’un jurisconsulte aussi érudit ne pouvait passer sous silence. Il semblera peut-être singulier que l’autorité d’Ovide et l’opinion de Tirésias soient invoquées pour résoudre une question de droit, mais aucun témoignage ne doit être dédaigné dans une enquête bien faite, et d’ailleurs qui mieux que l’auteur de l’Art d’aimer a connu le cœur féminin ? Ajoutons que les observations particulières du savant professeur d’Heidelberg corroborent sur ce point délicat et décisif le témoignage du poète des Métamorphoses. Il est donc parfaitement établi de par Ovide et M. Zachariœ que c’est bien moins à la vigueur de l’attaque qu’à la mollesse de la défense qu’il convient d’attribuer la chuté des forteresses féminines. Et voilà pourquoi il faut interdire la recherche de la paternité.


IV

Il y a cependant dans la consultation du jurisconsulte d’Heidelberg une observation dont on ne saurait contester la justesse, c’est que la condition des enfans naturels restera toujours, quoi qu’on fasse, à bien des égards inférieure à celle des enfans légitimes. Ce qui leur manquera toujours, dit-il avec raison, et ce que rien ne saurait remplacer dans leur éducation, c’est le bon exemple des parens. Que sera-ce donc, ajoute avec une logique particulière cet adversaire radical de la recherche de la paternité, si les lois aggravent encore sans nécessité la position malheureuse et non méritée que leur fait leur naissance ? Sous ce rapport, peut-on du moins signaler quelque progrès ? Dans les mœurs, ce progrès existe sans aucun doute. Les injustes préjugés qui repoussaient jadis les enfans naturels en faisant retomber sur leurs têtes innocentes la responsabilité de la faute de leurs parens, ces préjugés se sont fort adoucis, s’ils n’ont point entièrement disparu. Nul, sauf peut-être dans les couches les plus basses et les plus grossières de la société, ne s’avise plus de reprocher à un enfant naturel l’irrégularité de sa naissance. L’expression même qui les désignait et qu’on leur jetait comme une flétrissure a presque cessé d’être usitée. Ce n’est plus un terme de bonne compagnie, et à l’exception de Napoléon, qui ne se piquait point de ces délicatesses, on s’abstenait déjà de l’employer dans la discussion du conseil d’état de 1802. D’un autre côté, toutes les carrières leur sont ouvertes ; ils ne sont plus obligés comme les bossus, les borgnes et les manchots, d’obtenir une autorisation spéciale de la cour de Rome pour être admis à la prêtrise ; mais sous d’autres rapports les institutions et les lois n’ont-elles pas aggravé leur situation au lieu de l’améliorer ? Dans l’antiquité, ils appartenaient à ceux qui les recueillaient, ils étaient esclaves ; au moyen âge, ils étaient serfs, serfs de l’église pour la plupart. Leur condition était dure assurément, puisqu’ils se trouvaient à peu près assimilés aux bêtes de somme, mais du moins ils avaient un propriétaire ou un seigneur intéressé à leur existence. On les élevait par intérêt et on leur faisait donner les soins nécessaires comme s’il s’était agi d’un cheval ou d’un bœuf. S’ils montraient d’heureuses dispositions, s’ils manifestaient dès leur jeune âge des aptitudes et des qualités susceptibles de devenir lucratives, on les cultivait en vue des profits qu’on en pouvait tirer. Tout en rapportant davantage à leur maître, ils recueillaient de leur côté une partie des bénéfices de cette culture plus raffinée, ils s’élevaient à la condition d’affranchis, et plus tard d’hommes libres. Lorsque l’esclavage eut disparu, lorsque les liens du servage se furent relâchés, à la différence des enfans légitimes, leur condition devint pire. Les enfans légitimes possédaient une famille, un père et une mère qui étaient leurs tuteurs naturels et qui se chargeaient des soins et de la dépense nécessaires pour faire d’un enfant un homme. Les enfans naturels au contraire, n’ayant plus de propriétaires, n’avaient plus de tuteurs ; personne n’était plus intéressé à recueillir ces épaves de la misère et du vice, puisqu’il n’était plus permis de les exploiter. La charité vint alors à leur aide, mais la charité est, hélas ! un mobile moins actif que l’intérêt, et ses ressources sont limitées. On fut obligé de suppléer à l’insuffisance de la charité volontaire au moyen de la charité imposée, et la paroisse devint la tutrice et la nourricière des enfans abandonnés. Ce fardeau, qui grevait des communautés en général très pauvres, explique la rigueur des anciennes lois et coutumes relatives à la recherche de la paternité. La paroisse n’était-elle pas intéressée à réduire au minimum cette dépense dont chacun sentait directement le poids ? Si la maxime creditur virgini parturienti n’était pas infaillible, si l’abus qu’on en pouvait faire était inquiétant même pour les magistrats et les dignitaires ecclésiastiques, l’inconvénient de grever à l’excès les maigres ressources de la paroisse ou de laisser périr d’innocentes créatures ne devait-il pas l’emporter sur les risques accidentels qui pouvaient naître de l’abus des déclarations ? D’ailleurs cet abus, l’avocat-général Servan lui-même en tombe d’accord, n’était devenu insupportable qu’à la longue, par gradations, lorsque, les foyers de population s’étant multipliés et agrandis, les mœurs avaient commencé à se gâter.

Voici cependant que la charité publique, suivant en cela le mouvement général, se centralise de plus en plus, voici que la tutelle des enfans abandonnés devient une affaire d’administration, à laquelle la commune, qui a succédé à la paroisse, n’intervient plus que pour une faible quote-part, les départemens et l’état lui-même se chargeant du reste. L’intérêt qu’avaient les contribuables des petites paroisses à diminuer un fardeau qui pesait directement sur leurs épaules va s’affaiblissant à mesure que ce fardeau se confond et se délaie pour ainsi dire dans la masse noire de l’impôt. Alors aussi on est plus frappé des inconvéniens des procédés primitifs en usage pour rechercher la paternité, on écoute plus volontiers les réclamations et les plaintes des personnages respectables que ces méthodes sommaires et imparfaites plongent dans une inquiétude légitime, et ton se décide a en tarir la source : on interdit la recherche de la paternité ; mais qu’advient-il des enfans abandonnés sous ce nouveau régime ? En se chargeant libéralement de leur destinée, l’administration de l’assistance publique s’acquitte-t-elle à leur égard de ses devoirs de tutelle de manière à ne laisser regretter ni à eux ni à la société elle-même l’ancien régime ? Sur ce point, l’histoire et la statistique des enfans naturels peuvent faire concevoir des doutes.

Nous sommes tout d’abord frappés de ce fait attristant, que le nombre des infanticides n’a point cessé de s’accroître en France depuis le commencement du siècle. De 1826 à 1853, il a été de 3,671, ou de 131 par année ; de 1854 à 1870, il est de 3,437, soit de 203 par an. En même temps, on remarque que le nombre des enfans naturels mort-nés s’élève à 8,02 pour 100, tandis que celui des enfans légitimes n’est que de 4,03 pour 100. D’un autre côté, le nombre des enfans trouvés et abandonnés, qui était de 40,000 en 1788, montait à 55,700 en 1810, à 84,500 en 1815, à 97,900 en 1818, à 111,400 en 1823, à 131,000 en 1833 ; depuis cette époque, la suppression des tours a fait abaisser ce chiffre d’environ un vingtième : il était de 125,977 en 1861 ; mais, comme on vient de le voir, les infanticides n’ont pas suivi ce mouvement de décroissance. Quelle est la proportion des enfans naturels dans ce troupeau infortuné des enfans dits assistés ? La statistique officielle ne nous la fait point connaître d’une manière précise ; elle nous apprend seulement que les orphelins, enfans légitimes pour la plupart, n’y figurent que pour environ 9 pour 100. Enfin nous savons qu’on compte en moyenne 75,000 enfans naturels sur 1 million de naissances annuelles, qu’un tiers de ce nombre est reconnu par la mère et un quatorzième seulement par le père, ce qui laisse un total annuel de 50,000 enfans naturels non reconnus, absolument dépourvus d’état civil, et qui n’ont en grande majorité d’autre tutrice et d’autre nourricière que l’administration de l’assistance publique. C’est à elle que revient l’obligation de les recueillir, de les nourrir et de les élever de manière à en faire autant que possible des citoyens utiles. Ainsi se trouve réalisé, au moins dans une certaine mesure, qu’il ne serait point d’ailleurs bien difficile d’augmenter, le vœu philanthropique de M. Dumas : « l’état se chargera de tous les enfans naturels et les fera élever avec le plus grand soin. » De quelle manière est-il donné satisfaction à ce vœu dans la pratique administrative ?

Certes nous ne mettons pas en doute le bon vouloir et le zèle de l’administration ; nous sommes persuadé qu’elle fait tout ce qui dépend d’elle pour s’acquitter au mieux de ses obligations à l’égard de ses nombreux pupilles. Malheureusement ses ressources sont limitées, elle dispose à peine du nécessaire, et elle est obligée par conséquent de procéder avec une stricte économie[7]. En 1848, elle avait dû abaisser à 4 francs les mois de ses nourrissons. À ce taux, elle ne trouvait plus, comme on le suppose aisément, que le rebut du marché des nourrices. Un jour, l’excellent M. de Watteville, inspecteur-général des établissemens de bienfaisance, demandait à une robuste paysanne de la Beauce pourquoi elle avait renoncé au métier. « C’est que je trouve à présent plus de profit à élever des porcs, » répondit sans sourciller la naïve campagnarde. Depuis cette époque, les mois de nourrice ont été augmentés, mais la mortalité des enfans assistés n’en demeure pas moins excessive. Faut-il s’en étonner ? Faut-il même s’en affliger ? La destinée de ces pupilles de l’administration est-elle si enviable ? Comment sont-ils élevés et que deviennent-ils ? « Ils sont d’abord, dit M. B.-B. Remâcle[8], entre les mains de cultivateurs qui les emploient à la garde du bétail ou à d’autres usages domestiques, quand ils ne les font pas mendier. Bien jeunes encore, ils gagnent à la sueur de leur front le morceau de pain qu’ils reçoivent, en butte aux brutalités de leurs maîtres, bien plus que l’objet de leurs attentions. Ne nous hâtons pas de les plaindre ; la vie qui se prépare pour eux sera dure, et ils ont besoin de s’y faire ; mais cette ignorance profonde dans laquelle ils ont vécu jusque-là, est-ce à la suite d’un troupeau ou auprès de nourriciers aussi ignorans qu’eux qu’ils en sortiront ? .. Dans les 12,000 enfans placés à la campagne par les hospices de Paris en 1821, il ne s’en trouva que 1,500 qui apprissent à lire et à écrire. Cependant la connaissance de ces élémens devant les rendre plus utiles à leurs maîtres, ceux-ci étaient intéressés à la leur donner. Si les inspecteurs eussent recherché combien, parmi ces malheureux, savaient leur catéchisme, nous craignons que le nombre n’en eût été trouvé encore plus restreint. » Voilà comment on les élève. Ce qu’ils deviennent, la statistique officielle ne se donne point la peine de nous en informer. Elle a bien d’autres affaires ! Ne faut-il pas qu’elle suppute avec une précision mathématique le nombre des œufs de poule qui s’exportent chaque année de France en Angleterre, et les paquets d’aiguille que l’Angleterre nous fournit en échange ? Mais voici des indications qui peuvent, jusqu’à un certain point, suppléer à cette lacune de la statistique officielle. « Je suis convaincu, lisons-nous dans un mémoire de M. de Bondy, préfet de l’Yonne, que si l’on recherchait l’origine de tant de jeunes vagabonds qui se présentent fréquemment dans les préfectures pour y obtenir des secours de route, c’est-à-dire le moyen d’errer en France, sans but et sans espoir déterminés, il se trouverait qu’un fort grand nombre d’entre eux sont des enfans trouvés dont se débarrassent ou s’inquiètent peu leurs offices respectifs, parce qu’ils ont atteint l’âge passé lequel les pensions cessent d’être payées[9]. » D’un autre côté, Parent-Duchatelet, dans son livre sur la prostitution dans la ville de Paris, assure que sur 1,183 filles nées à Paris et sur l’origine desquelles on a pu avoir des renseignemens, il y a 946 enfans légitimes et 237 enfans naturels, soit le quart environ. Il faut bien convenir que ces renseignemens ne sont point propres à faire souhaiter que tous les enfans naturels soient confiés désormais à l’état, dût-il s’engager formellement à les élever avec le plus grand soin ; peut-être même en conclura-t-on que la plus mauvaise tutelle paternelle est préférable à la meilleure tutelle administrative.

Où donc est le remède, s’il n’est point dans l’extension de la tutelle administrative ? Il est dans l’accroissement du nombre des reconnaissances, et dans la diminution des naissances illégitimes, et il ne peut être que là. Or l’interdiction de la recherche de la paternité a eu pour résultat naturel de diminuer le nombre des reconnaissances, aujourd’hui réduites à un quatorzième, tout en contribuant, en dépit des démonstrations érudites et des comparaisons galantes de M. Zachariœ, à augmenter le nombre des naissances. S’il est vrai que les citadelles féminines tombent plus souvent par suite de la mollesse de la défense que par le fait de la vigueur de l’attaque, celle-ci ne devait-elle pas cependant se trouver sensiblement amortie lorsque l’assaillant était obligé de payer sa gloire ?

Est-ce à dire qu’il faille pousser les choses jusqu’à assimiler juridiquement la séduction au vol ? Nous n’irons pas si loin. Que l’honneur d’une jeune fille soit un capital, nous le voulons bien ; mais sauf les cas de violence et même de promesses mensongères, que le code ne laisse point sans répression[10], on ne voit pas pourquoi elle ne défendrait pas ce bien précieux comme elle défend au besoin sa montre et ses pendans d’oreilles. En cette matière délicate, le jugement rendu par le sage gouverneur de l’île de Barataria ne constitue-t-il pas un précédent que les théories morales et économiques de M. Alexandre Dumas n’ont point réussi à infirmer ? Mais si la fille séduite et même la fille-mère ne méritent pas tout l’intérêt que leur témoignait la convention, qui osera dire que la condition des enfans naturels est aujourd’hui réglée d’une manière conforme à l’utilité générale et à la justice ? L’article 203 du code civil porte que les époux contractent ensemble l’obligation de nourrir, entretenir et élever leurs enfans, et de l’aveu de l’adversaire le plus intraitable de la recherche de la paternité, M. Zachariæ lui-même, cette obligation s’applique aussi bien à l’enfant naturel qu’à l’enfant légitime. Quand le père s’y dérobe, c’est au détriment de la mère, sur laquelle retombe tout le fardeau de cette obligation, dont elle est presque toujours incapable de s’acquitter seule ; c’est au détriment de l’enfant, qui, à défaut du père qui se soustrait à ce fardeau et de la mère qui y succombe, se trouve jeté dans les bras administratifs de la charité publique ; c’est enfin au détriment de la société, qui supporte en dernière analyse le dommage de cette banqueroute de la paternité, et qui est par conséquent intéressée, n’en déplaise à Napoléon jurisconsulte, à ce que « les bâtards soient reconnus. » Il est donc strictement équitable de contraindre ce père lâchement défaillant à s’acquitter d’une obligation qu’il a librement contractée, et qu’il n’a aucun droit de rejeter sur autrui, Toute la question se réduit à savoir s’il est possible de l’y obliger. Les procédés auxquels l’ancien régime avait recours pour atteindre ce but étaient primitifs et barbares, et nous concevons volontiers qu’on ne veuille point revenir aux pratiques que dénonçait avec des accens si pathétiques l’avocat-général Servan ; mais l’exemple de l’Angleterre, des États-Unis, de l’Allemagne, de la Suisse, n’atteste-t-il pas qu’il y en a d’autres ? On peut du moins les mettre à l’étude, et puisque nous vivons dans le siècle des enquêtes, pourquoi n’en ouvrirait-on pas une sur la recherche de la paternité ?


G. DE MOLINARI.

  1. Giraud-Teulon, les Origines de la famille.
  2. Ce discours a été reproduit par M. Emile Accolas dans son livre intitulé l’Enfant né hors mariage.
  3. Procès-verbaux du conseil d’état.
  4. Blackstone, Commentaires sur les lois anglaises, t. II, chap. VIII. — Des Parens et des Enfans.
  5. Le Droit commun en Allemagne sur les enfans naturels, comparé au droit français et anglais en ce qui concerne la recherche de la paternité. — Archives de droit et de législation, t. 1er, p. 269.
  6. Forte Jovem memorant, diffusum nectare, curas
    Deposuisse graves, vacuaque agitasse remissos
    Cum Junone jocos, et : major vestra profecto est,
    Quam quæ contingat maribus, dixisse voluptas.
    Illa negat. Placuit quæ sit sententia docti,
    Quærere, Tiresiæ, Venus huic erat utraque nota.
    Nam duo magnorum viridi coeuntia silva
    Corpora serpentum baculi violaverat ictu,
    Deque viro factus (mirabile !) femina, septem
    Egerat autumnos. Octavo rursus eosdem
    Viderat, et : vestræ si tanta potentia plagæ,
    Dixit, ut auctoris sortem in contraria mutet,
    Nunc quoque vos feriam. Percussis anguibus îsdem
    Forma prior rediit, genitivaque rursus imago.
    Arbiter hic igitur sumptus de lite jocosa,
    Dicta Jovia firmat ; gravius Saturnia justo,
    Nec pro materia fertur doluisse, suique
    Judicis æterna damnavit lumina nocte.
    (Ovide, Métamorphoses, livre III, V, 318 et suiv.)
  7. Voici quels étaient le montant et la provenance des recettes du service des enfans assistés en 1861 :
    fr.
    Produits de fondations spéciales 459,702
    Ressources hospitalières 1,911,703
    Produits des amendes et confiscations 189,447
    Allocations départementales 6,581,102
    Contingens des communes 1,272,970
    Autres ressources 109,088
    Total 10,524,012 fr.


    La loi du 5 mai 1869 a modifié la répartition des dépenses de ce service. Payées autrefois par les départemens aidés du concours des communes, elles sont aujourd’hui à la charge des départemens (sauf contribution des communes) et de l’état. Les hospices n’y affectent plus que le produit des fondations spéciales faites en faveur des enfans abandonnés. La part contributive de l’état est du cinquième des dépenses dites intérieures, frais de séjour des enfans dans les hospices dépositaires, frais de layettes et entretien des nourrices sédentaires. L’état paie en outre les dépenses d’inspection et de surveillance.
    La dépense moyenne annuelle de chaque enfant assisté a augmenté avec le prix des choses depuis un demi-siècle. Elle était en 1824-33 de 82 fr., — en 1834-43 de 80 fr., — en 1844-52 de 85 fr., — en 1851-60 de 103 fr., — en 1861 de 113 fr. — (Maurice Block, Statistique de la France comparée avec les divers pays de l’Europe. — Établissemens de bienfaisance, t. Ier, p. 319.)

  8. Des Hospices d’enfans trouvés en Europe et principalement en France depuis leur origine jusqu’à nos jours.
  9. Mémoire sur la nécessité de réviser la législation actuelle concernant les enfans trouvés et abandonnés et les orphelins pauvres.
  10. Des dommages-intérêts sont en ce cas fréquemment alloués par les tribunaux aux victimes de la séduction, en vertu de l’article 1382 du code civil, ainsi conçu : « Tout fuit quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. » M. Jacquier cite au sujet de l’application de cet article aux cas de séduction trois arrêts de cassation des 10 mars 1808, 25 mars 1815 of 26 juillet 1864, arrêts repoussant des objections tirées de l’interdiction de la recherche de la paternité. « Attendu, est-il dit dans ce dernier, que l’arrêt, attaqué, loin d’autoriser la recherche de la paternité adultérine, a déclaré formellement au contraire que cette recherche serait positivement prohibée par la loi ; qu’il n’a fondé la condamnation prononcée que sur le préjudice causé à la fille G. par le fait de L., et sur l’engagement par lui pris de le réparer ; que, considérant cette clause d’obligation comme fondée sur l’article 1382 du code Napoléon, il a déclaré qu’on ne devait pas la rechercher dans des suppositions qui la rendraient nulle et contraire aux lois et aux bonnes mœurs ; d’où il suit que ledit arrêt n’a violé ni les articles 331, 315, 341 code Napoléon, ni aucune autre loi. » — Ch. Jacquier, Des Preuves et de la recherche de la paternité naturelle, ch. II, p. 27.