La Recherche de la paternité (Brunetière)

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La Recherche de la paternité (Brunetière)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 59 (p. 349-380).


LA
RECHERCHE DE PATERNITÉ

La Recherche de la paternité. Lettre à M. Rivet, député, par M. Alexandre Dumas fils, de l’Académie française. Paris, 1883 ; Calmann Lévy.

De même que certaines questions de morale, délicates, subtiles, douteuses, ne relèvent guère que des seuls casuistes, ainsi certaines questions de droit, spéciales, obscures, épineuses, n’appartiennent qu’aux seuls jurisconsultes. — Telle n’est pas la question de la recherche de la paternité. — Jurisconsultes ou casuistes, c’est vainement qu’ils essaieraient de la retenir, parce qu’évidemment ils y seraient sans titre. En effet, où l’ordre public et la morale générale se trouvent intéressés, ni la toque, ni la robe, ni l’hermine ne confèrent plus de privilèges, et l’on peut dire avec sécurité que tout homme qui pense n’est pas seulement libre, mais encore presque tenu d’avoir son opinion.

Nous ne sommes donc pas de ceux qui s’aviseront jamais de reprocher à M. Dumas, dans cette question de la recherche de la paternité, la périodicité de son intervention. Peu nous importe même si, l’ayant réveillée jadis l’un des premiers, et quand l’opinion publique y pouvait sembler assez indifférente, il entretient autour d’elle une agitation que nos hauts magistrats qualifient volontiers de factice. Une erreur trop commune aux personnages que l’on appelle constitués en dignité, c’est de ne pas prêter une attention suffisante aux rêves de ce qu’ils appellent, à leur tour, dans cette langue barbare qui est quelquefois la leur, des individualités sans mandat. Mais ils feraient mieux, si leurs préjugés sont fondés en raison, d’essayer de le démontrer ; et l’on conçoit aisément qu’à s’entendre ainsi traiter d’auteur dramatique et de romancier, sans plus, comme si ces deux mots disaient tout, et n’avaient pas besoin de commentaire, la bile de M. Dumas, toujours facile à s’émouvoir, se soit cette fois-ci particulièrement et vivement émue.

Car, était-il, en vérité, si difficile, ou si superflu, d’expliquer pourquoi l’argumentation de l’auteur dramatique ou du romancier, dans toute question de ce genre, est nécessairement suspecte ? Tant de choses qui vont sans dire ne vont-elles pas bien mieux encore en les disant ? Et l’on aurait ainsi procuré à M. Dumas une bonne occasion de ne pas se mettre si fort en colère, ou, s’il persistait à s’y mettre, on lui aurait du moins imposé l’obligation de nous dire les motifs qu’il avait de s’y mettre ; — et tout le monde y eût assurément gagné.


I

Est-il bien sûr, en premier lieu, que ce soit « mépriser, » comme dit M. Dumas, les auteurs dramatiques et les romanciers, que de se défier un peu de la façon dont ils ont accoutumé de traiter les questions de morale sociale ? Autant dire que ce serait « mépriser » les poètes, Lamartine ou Victor Hugo, par exemple, que de les croire inhabiles à la politique, et les hommes politiques, Thiers ou Guizot, si vous voulez, que de les croire impropres à la poésie ? Mais c’est constater tout simplement, une fois de plus, que chacun de nous a ses aptitudes, ou encore, que toute terre ni tout arbre ne portent pas indistinctement tous les fruits ; et, jusqu’à ce que l’expérience ait prouvé le contraire, il semble au moins que ce soit une thèse que l’on puisse raisonnablement soutenir.

On sait comment plaident les avocats, et que le triomphe de leur art, dont je n’ai garde ici de médire, consiste à glisser sur les points faibles d’une cause, pour appuyer d’autant sur les autres et, ainsi, les faire plus adroitement ressortir. N’est-ce pas le cas, évidemment, de tout auteur dramatique et de tout romancier, dès qu’il plaide une cause : la cause des filles séduites ou des enfans naturels ? Et encore peut-on dire que l’avocat, quoi qu’il en ait, reçoit comme des mains du client sa cause toute faite ; il ne choisit pas son « espèce, » il la prend, à peu de chose près, telle que la réalité la lui livre ; et, ne pouvant absolument pas faire que ce qui est ne soit pas, il rencontre inévitablement, dans toute cause qu’il accepte, une part de vérité qui bride et qui refrène, — un peu plus, un peu moins, — le libre élan de son imaginative. Mais l’auteur dramatique ou le romancier créent, pour ainsi dire, leur cause de toutes pièces ; excellant à la conduire vers sa conclusion par les moyens précis qu’il faut pour la gagner et supprimant ou modifiant à leur gré, dans cette réalité qu’ils font profession d’imiter, tout élément qui les gêne, et risquerait de tourner contre eux. Quand ils veulent nous émouvoir pour la fille entretenue, c’est la Dame aux Camélias qu’ils écrivent, et Marguerite Gauthier qu’ils inventent ; mais c’est aussi bien, avec le même talent, la baronne d’Ange qu’ils nous présentent, et le Demi-Monde qu’ils font jouer si, comme il leur arrive, à deux ou trois ans d’intervalle, il leur plaît de prouver la thèse précisément contraire. Qui va voir jouer Marion Delorme n’en revient-il pas convaincu que l’amour peut refaire aux courtisanes une « virginité ? » Mais qui va voir jouer le Mariage d’Olympe n’en revient guère moins convaincu que l’amour même ne les arrache pas à la « nostalgie de la boue, » C’est la gloire de l’un et de l’autre poète que d’avoir, par un coup de son art, emporté d’assaut notre conviction. Si cependant l’un a tort, il faut bien que l’autre ait raison. Et de là cette conséquence que, toujours suspecte de plaider une cause quand ils entreprennent de traiter sur la scène une question de ce genre, l’auteur dramatique ou le romancier sont en outre suspects de l’avoir arrangée telle qu’il la leur fallait pour être victorieusement plaidée. C’est, à notre humble avis, tout ce que l’on veut dire, — et qui n’est pas si fou, — quand on dit que le Fils naturel, ou l’Affaire Clemenceau ne sont ni des argumens, ni même des documens, dans cette question de la recherche de la paternité. Ils sont sans doute mieux que cela, mais ils ne sont certainement pas cela. J’ajoute que, même quand ils voudraient l’être, ils ne le pourraient pas.

C’est qu’en effet, au fond de tout artiste, auteur dramatique ou romancier, véritablement digne de ce nom, il y a comme un je ne sais quoi qui proteste contre l’asservissement de l’art à la réalité quotidienne. Ou plutôt, on n’est artiste, au sens entier du mot, que dans la mesure où l’on est dupe de ce je ne sais quoi. Donnez-lui d’ailleurs le nom qu’il vous plaira : de goût, d’inspiration, d’imagination, de fantaisie, d’idéal, il n’importe ; mais l’art ne commence qu’au moment où ce je ne sais quoi intervient, pour la modifier, dans l’exacte imitation de la nature. M. Dumas ne l’ignore pas, lui qui, déjà plus d’une fois, et assez récemment encore dans sa préface de l’Étrangère, a si éloquemment revendiqué ce droit de l’artiste contre les prétentions de la moderne école naturaliste. « Le public ne vient à nous que pour sortir de lui. Il lui faut une illusion, une consolation, un idéal, qui l’escortent encore quelque temps après qu’il nous aura quittés. Pour retrouver au théâtre les réalités qu’il coudoie tous les jours, il aime autant rester chez lui, et il a raison ; il ne pleure pas tous les jours, il ne rit pas tous les jours. S’il vient nous trouver, c’est pour pleurer jusqu’à ce qu’il suffoque, pour rire jusqu’à ce qu’il étouffe, pour être épouvanté jusqu’à ce qu’il tremble, pour être trompé jusqu’à ce qu’il croie. » Vérités banales ! mais d’autant plus vraies qu’elles sont plus banales, c’est-à-dire confirmées par une plus longue, et, si je puis ainsi parler, une plus universelle expérience ! Mais accordez-nous du moins que, si l’art se propose, en général, et l’art dramatique, en particulier, de « me tromper jusqu’à ce que je croie, » les croyances que je rapporterai du théâtre, ayant de grandes chances d’être autant d’erreurs, devront être éprouvées au contrôle d’une autre pierre de touche. Je n’en pourrai pas faire d’abord ma règle ni ma foi, puisque l’on m’a loyalement averti que le théâtre était une chose, et la réalité de la vie quotidienne une autre chose. C’est encore ce que l’on veut dire quand on dit que l’honneur d’avoir écrit le Fils naturel et l’Affaire Clemenceau ne préjuge pas la compétence de M. Dumas à discuter la question de la recherche de la paternité. Auteur dramatique ou romancier, ce que vous touchez devient or ; nous, c’est avec le plomb vil que nous avons affaire.

Dira-t-on ici que l’auteur dramatique et le romancier peuvent se dédoubler, en quelque sorte, s’abstraire à volonté de la pratique de leur art, se dégager enfin, aussitôt qu’il le faut, d’une discipline qui leur est devenue comme une seconde nature, mais sous laquelle ne continuerait pas moins de persister la première ? Je le croirais à peine d’un industriel en vaudevilles ou d’un dramaturge vulgaire, mais de M. Dumas, de l’auteur du Demi-Monde et de la Dame aux Camélias, de la Princesse George et de Monsieur Alphonse, quand on me le démontrerait, je ne le croirais pas encore. Non ! le talent de l’auteur dramatique, à ce degré, n’est pas comme un habit que l’on enlève et que l’on repasse, selon l’heure du jour et selon la couleur du temps. L’est-il même jamais ? « On peut devenir un peintre, un sculpteur, un musicien ; mais à force d’étude, on ne devient pas un auteur dramatique. On l’est tout de suite ou jamais, comme on est blond ou brun, sans le vouloir. C’est un caprice de la nature qui vous a construit l’œil d’une certaine façon pour que vous puissiez voir d’une certaine manière, qui n’est pas absolument la vraie, et qui cependant doit paraître la seule, momentanément, à ceux à qui vous voulez faire voir ce que vous avez vu. » Qui dit cela ? N’est-ce pas encore M. Dumas lui-même ? Et, comme lui, j’en suis persuadé : on peut devenir romancier, mais on naît auteur dramatique. Seulement, de ces prémisses, que je crois bonnes, suis-je donc bien téméraire si je tire cette conséquence que l’auteur dramatique, en aucun cas, et quoi qu’il écrive, drame ou roman, brochure ou volume, ne saurait abdiquer cette « certaine manière de voir qui n’est pas absolument la vraie ? » Et, bien loin d’apercevoir ici la moindre nuance de mépris, puisque c’est son mot, n’est-ce pas plutôt un hommage rendu à son talent que, dans la défiance même des jurisconsultes, — et dans la mienne, — M. Dumas devra véritablement reconnaître ? Car il serait plus compétent à discuter les questions sociales s’il avait remporté moins et de moins retentissans succès sur la scène ; et ni nos magistrats ni nos jurisconsultes ne seraient tant en garde contre lui si ses romans dormaient chez le libraire. Mais il est la victime de son talent et la dupe de sa propre gloire. De combien de ses contemporains croit-il qu’on en pût dire autant ?

Au surplus, quiconque lira tout d’une haleine, comme elle doit être lue, cette Lettre à M. Rivet, y retrouvera partout, à chaque page, à chaque ligne, à chaque mot l’auteur dramatique. Et c’est même ce qu’il y a d’étonnant, qu’ayant déjà discuté tant de fois cette question de la recherche de la paternité, la plupart des argumens que l’on oppose à M. Dumas soient devant ses yeux comme s’ils n’existaient pas. « Profitons de ce que nous sommes encore un peu auteur dramatique, y dit-il quelque part, avec une ironie mêlée d’une certaine amertume, pour faire notre exposition bien claire et pour bien mettre notre sujet en scène. » Mais il ne se contente pas d’en profiter ; il en abuse. Les questions de morale sociale ne se laissent pas « exposer » si clairement, et l’on ne met pas si facilement « en scène » un sujet tel qu’est celui de la recherche de la paternité. J’oserais même répondre qu’il n’y a rien qui soit plus propre à mettre les jurisconsultes en défiance que cette exposition si claire et cette mise en scène si vivante. Car, comment un sujet si complexe serait-il tout à coup devenu si simple, si ce n’était que M. Dumas, y négligeant tout ce qui l’embarrasse, n’en a voulu voir que ce qui convenait à son dessein et menait droit à son dénoûment ? Et voilà toute la difficulté.


II

Que fait-il de l’histoire d’abord et de ce qu’elle offre d’argumens, de quelque poids pourtant, contre la recherche de la paternité ? Datons-nous d’hier, et le Fils naturel, en 1858, a-t-il posé la question pour la première fois ? Mais si des magistrats et des jurisconsultes, si des tribuns et des législateurs l’avaient discutée, par hasard, avant même que nous fussions nés, et résolue d’une certaine manière, est-il permisse passer sans y faire plus d’attention ? et de commencer, au nom de l’expérience d’un jour, par ne faire aucun cas de l’expérience des siècles ?

L’ancien droit, en effet, — pour autant du moins que l’on puisse réduire à une formule unique l’infinie diversité des coutumes locales, — admettait la recherche de la paternité. Deux principes, ou, comme on disait alors, deux proverbes dominaient la matière, le premier, qu’un jurisconsulte de la fin du XVIe siècle, Loysel, dans ses Institutes coutumières, énonçait en des termes qui sont déjà presque ceux de M. Dumas : « Qui fait l’enfant doit le nourrir ; » et le second, qui, posé par le président Fabre au commencement du siècle suivant, dans son Codex definitionum, est devenu le mot fameux : Virgini parturienti creditur. Ce n’était pas à dire, au moins dans l’origine, que toute fille en dût être que sur sa seule parole, et qu’ainsi, parmi plusieurs pères, il ne dépendît que d’elle d’en choisir un pour son enfant. Même, la désignation n’avait le plus souvent de conséquence que d’assurer, à la mère ce que l’on appelait ses « frais de gésine, » à l’enfant les premiers secours, et les plus nécessaires. Quant au père ainsi prétendu, il pouvait toujours être reçu par la suite à prouver dans les formes qu’il n’était pas effectivement le père. On peut penser seulement si la preuve était facile ! C’est pourquoi, comme en réalité, dans la plupart des villes et surtout des communes rurales, il s’agissait bien moins des intérêts de l’enfant que de ceux de la communauté même, à la charge de qui l’on ne voulait pas que cet affamé tombât, vit-on plus d’une fois les juges se tirer d’embarras en attribuant à l’enfant plusieurs pères, et les condamnant solidairement à faire les frais de son entretien, afin sans doute, comme dit Brid’oison, que l’on fût toujours fils de quelqu’un. Il y avait d’ailleurs un cas, selon certaines coutumes, où la victime d’une dénonciation de ce genre n’était jamais recevable à repousser la paternité qu’on lui prêtait : c’était quand la fille avait été sa servante, et vivait encore sous son toit dans le temps présumé de la conception de l’enfant. Le maître, alors, payait pour les amours de la maritorne avec le valet d’écurie, auxquels il ne restait plus qu’à quitter son service et s’en aller recommencer ailleurs. En son genre, cette loi valait celle qui condamnait à mort le laquais coupable d’avoir entretenu des relations avec sa maîtresse[1].

S’il était admis, en principe, que le père prétendu pouvait toujours en appeler de la dénonciation de la mère, en fait, et par une conséquence de la difficulté de prouver qu’il n’était pas ce que l’on disait, l’habitude s’était insensiblement accréditée de donner à cette mère, pour son enfant, presque toujours le père qu’elle voulait. On en a de remarquables exemples. Avant 1730, elle pouvait même se faire épouser. Libre et la tête haute, elle comparaissait à l’autel, où on lui amenait son séducteur, pieds et poings liés, littéralement. Comme on l’entend bien, c’était infailliblement le plus riche qu’elle désignait, dans l’intérêt de l’enfant, sans doute, mais aussi dans le sien, à moins encore que ce ne fût le plus noble, quand, par hasard, elle était plus vaniteuse qu’avide. Il lui suffisait pour cela de la preuve dite conjecturale, qui consistait à établir qu’elle avait entretenu des relations avec le prétendu père, et à produire des témoins de « certaines familiarités de nature à entraîner la conviction du juge. » Quand cette preuve lui manquait, elle pouvait recourir à la preuve que l’on appelait naturelle, et, par exemple, faire dire que l’enfant, ayant les yeux, ou le nez, ou la bouche, de l’auteur qu’elle voulait lui donner, en était vraiment le fils. Il n’importait pas d’ailleurs qu’elle eût noué des relations multiples, — successives ou simultanées. C’était assez qu’elle ne fût pas, comme disait la vieille langue, folle de son corps, et qu’il subsistât dans son dérèglement quelque faux air de décence. « Car, après tout, puisqu’il faut un père à l’enfant, le bon sens veut qu’on le choisisse parmi ceux qui se sont exposés à le devenir. » Ainsi raisonnait encore, dans les dernières années du XVIIIe siècle, l’auteur d’un excellent Traité de la séduction ; et, comme un écrivain qu’emporterait la beauté de sa matière, il ne craignait pas d’ajouter : « L’objet des magistrats n’est pas de rencontrer nécessairement l’auteur de la paternité naturelle ; il suffit qu’il y ait dans les présomptions de quoi asseoir une paternité vraisemblable ; et celui sur qui elle tombe ne doit imputer qu’à son imprudence et à son inconduite, de s’être exposé à ce soupçon. » Là-dessus, il apportait à l’appui deux espèces, l’une d’un homme marié, déclaré, par arrêt de la Tournelle, père de l’enfant d’une fille qui dans le même temps avait commerce avec le vicaire de sa paroisse, et l’autre… que le lecteur ne me pardonnerait pas ici de rapporter.

Le discours fameux où Servan, alors avocat-général au parlement de Grenoble, s’éleva l’un des premiers contre une législation qui permettait de semblables abus, n’est pas si peu connu, ni si rarement cité qu’il soit bien nécessaire de le citer, à notre tour, une fois de plus, au risque de finir par le décréditer en en fatiguant les oreilles. Mais ce qu’à notre avis, en citant le discours, on n’a pas assez fortement rappelé, c’est ce qu’était alors, en 1770, l’homme qui le prononça. Bien loin d’être, en effet, comme on pourrait le croire, comme quelques-uns affectent même de le croire, un de ces vieux magistrats, tout imbus des préjugés de l’ancienne robe, de la famille de ces « Busiris. » que Voltaire vers le même temps, signalait à l’indignation publique, Servant était un jeune homme, ou du moins un homme jeune encore, — valétudinaire et sensible, — ouvert à toutes les idées nouvelles, et déjà presque populaire parmi les encyclopédistes, justement pour l’ardeur dont il avait attaqué les abus de l’antique législation coutumière. Quatre ans plus tôt, notamment, en 1766, dans un Discours sur l’administration de la justice criminelle, non moins célèbre en son temps que le réquisitoire dont nous parlons, il avait réclamé l’abolition de la détention préventive, la suppression de la torture, et même osé formuler des doutes sur la légitimité de la peine de mort. C’était assurément quelque hardiesse à un avocat général, gardien par fonction, ou plutôt « vengeur des lois reçues, » selon le mot de Grimm, dans sa Correspondance littéraire, et à ce titre chargé d’en requérir l’application sans avoir autrement à s’inquiéter de leur iniquité. Aussi Voltaire ne se contenta pas de complimenter et de louer le magistrat philosophe ; il intercala dans un chapitre de son Homme aux quarante écus tout un long passage du discours de Servan. L’année suivante, un autre discours, prononcé dans la cause d’une femme protestante, illustrait d’un nouvel éclat le jeune émule des Montclar et des La Chalotais. Voltaire lui écrivait : « Je regarde ce discours, et celui sur les causes criminelles, non-seulement comme des chefs-d’œuvre d’éloquence, mais comme les sources d’une nouvelle jurisprudence dont nous avons besoin. » Et Grimm, de son côté, disait : « La force et la sagesse marchent d’un pas égal dans ce beau discours. La cause particulière ne sert qu’à éclaircir d’importans points du droit public, et les intérêts d’une infortunée privée de la protection des lois apprennent à son défenseur à plaider la cause du genre humain. » Ce n’était pas précisément en ces termes que nos philosophes, on le sait, parlaient à l’ordinaire de Messieurs des parlemens, et, en particulier, de cet autre avocat général, maître Omer Joly de Fleury. On aimera peut-être à savoir qu’il s’agissait, dans cette cause, d’un mariage que l’époux avait réussi à faire annuler, pour convoler avec une servante qui se déclarait grosse de ses œuvres. Contre la barbarie des lois, et contre les complaisances de l’église, Voltaire et Grimm ont raison : ce fut bien la cause de la justice et de l’humanité que Servan plaida ce jour-là.

Ces détails ont leur importance. Ils prouvent en effet que ce que Servan demandait, deux ou trois ans plus tard, en demandant que toute recherche de paternité fût désormais interdite, il le demandait, ou il croyait le demander, au nom des mêmes principes de justice et d’humanité. Magistrat réformateur quand il attaquait l’ordonnance criminelle de 1670, c’était en qualité de magistrat réformateur encore qu’il s’élevait contre la maxime du président Fabre. L’ancien esprit, l’esprit formaliste et l’esprit de pharisaïsme, parlait en ce temps-là par la bouche des partisans de la recherche de la paternité ; le langage de Servan, au contraire, était déjà celui de l’esprit nouveau, de l’esprit de progrès et de l’esprit de révolution. Le courageux avocat général du parlement de Grenoble était si loin d’invoquer, ici comme ailleurs, avec les vieux conseillers, ce que l’on devait de respect à une législation dont les Séguier, les Lamoignon, les d’Aguesseau s’étaient honorés d’être les instrumens, qu’au contraire, avec tout le parti philosophique, c’était contre eux, contre les d’Aguesseau, les Lamoignon, les Séguier au nom et au profit de l’avenir, qu’il n’hésitait pas à conclure. Et tandis que, si l’on en croit les partisans de la recherche de la paternité, le progrès aujourd’hui serait d’inscrire dans nos lois le droit de l’enfant à revendiquer son père, c’était le progrès, alors, que de solliciter du mouvement de l’opinion publique l’abolition de la recherche de la paternité. « Pour qu’une loi sur la recherche de la paternité produisît de bons effets et contribuât à la moralisation de ce pays, nous dit pourtant M. Dumas, elle aurait dû être promulguée il y a une centaine d’années, avant la création des chemins de fer et des bateaux à vapeur, alors que les Français vivaient par groupes sédentaires, se transportant difficilement d’un point à un autre, restant ainsi sous l’œil de la famille et sous la main de justice. » Mais justement, M. Dumas oublie qu’elle existait alors, cette loi que l’on regrette qui n’ait pas été promulguée ! et les effets en étaient déplorables ! et on l’estimait démoralisatrice ! et les mêmes raisons générales en avaient condamné l’existence, au nom desquelles de nos jours on en réclame le rétablissement ! Si bien que, pour porter, comme dit M. Rivet, « à la source du mal un remède décisif, » et pour aller combattre « les désordres jusque dans leur origine, » on ne nous propose rien moins que de réinscrire dans nos lois les dispositions qui n’en ont disparu que parce qu’elles étaient considérées comme « l’origine des désordres, » et la « source même de tout le mal. » C’est au moins un aspect de la question dont il ne paraît pas que l’on ait fait assez ressortir toute l’originalité. Nous demandons, pour les opposer aux progrès de la démoralisation, des lois qui n’ont été supprimées que parce qu’elles passaient pour un encouragement à l’immoralité. De nombreuses « catastrophes » nous ont rendu a indispensables » des mesures dont jadis de nombreuses « catastrophes » avaient rendu l’abrogation « nécessaire. » Et on nous dit que nous serons sauvés si nous revenons aux erremens que nos pères ont quittés pour n’être pas perdus !

Ce qu’ils redoutaient, à persister dans l’ancien usage, les législateurs de nos assemblées révolutionnaires et les rédacteurs de notre code civil nous l’ont assez nettement déclaré. On ne peut pas raisonnablement reprocher aux premiers d’avoir manqué de complaisance pour les enfans naturels, puisque, dans l’emportement de leur haine contre toutes les institutions de l’ancien régime, ils avaient assimilé les enfans naturels aux enfans légitimes, sous le prétexte sans doute que « le droit de se reproduire » est au nombre des droits imprescriptibles de l’homme, et qu’ils avaient failli l’inscrire au frontispice de leurs constitutions. « Tous les enfans, indistinctement, ont droit de succéder à ceux qui leur ont donné l’existence. Les différences établies entre eux sont l’effet de l’orgueil et de la superstition. Elles sont ignominieuses et contraires à la justice. » Ces paroles mémorables sont de Cambacérés, et du Cambacérès d’avant le consulat. Quant aux seconds, les hommes de l’empire, qui d’ailleurs procédaient des premiers, leur langage vaut la peine d’être cité textuellement. « Depuis longtemps, dans l’ancien régime » un cri général s’était élevé contre les recherches de paternité. Elles exposaient les tribunaux aux débats les plus scandaleux, aux jugemens les plus arbitraires, à la jurisprudence la plus variable. L’homme dont la conduite était la plus pure, celui même dont les cheveux avaient blanchi dans l’exercice de toutes les vertus, n’était point à l’abri de l’attaque d’une femme impudente ou d’enfans qui lui étaient étrangers. » Ainsi s’exprimait, le 20 ventôse an XI, dans un Exposé des motifs qui valait bien celui de M. Gustave Rivet, Bigot de Préameneu, présentant au corps législatif le titre VII du code civil. Le lendemain, 21 ventôse, au tribunat, Lahary reprenait la même argumentation. « Que de femmes impudentes osaient publier leur faiblesse, sous prétexte de recouvrer leur honneur ! Combien d’intrigans, nés dans la condition la plus abjecte, avaient l’incroyable hardiesse de prétendre s’introduire dans les familles les plus distinguées et surtout les plus opulentes ! On peut consulter à cet égard le Recueil des causes célèbres, et l’on ne saura trop ce qui doit étonner davantage, ou de l’insuffisance de nos lois sur cet important objet, ou de la témérité de ceux qui s’en faisaient un titre pour égarer la justice et troubler la société. » Enfin, quelques jours plus tard, à ces raisons tirées d’une expérience encore toute prochaine, c’était Duveyrier qui joignait les raisons plus profondes, plus hautes, plus philosophiques de l’interdiction de la recherche de la paternité. « La nature ayant dérobé à l’homme le mystère de la paternité à ses facultés morales et philosophiques, aux perceptions les plus subtiles de ses sens, comme aux recherches les plus pénétrantes de sa raison,.. et le mariage étant établi pour donner à la société non pas la preuve matérielle, mais, à défaut de cette preuve, la présomption légale de la paternité, il est évident, lorsque le mariage n’existe pas, qu’il n’y a plus ni signe matériel, ni signe légal ; .. et il est en même temps injuste et insensé de vouloir qu’un homme soit convaincu malgré lui d’un fait dont la certitude n’est ni dans les combinaisons de la nature, ni dans les institutions de la société[2]. »

On rabattra ce que l’on voudra de cette éloquence emphatique à peu près ce qu’il faut rabattre aussi de la violence déclamatoire de nos partisans de la recherche de la paternité. Chaque siècle a son jargon. Le temps n’est pas si loin où l’on sourira du nôtre, comme nous sourions déjà de celui qu’ont parlé nos pères. Mais, sous le jargon et sous l’emphase, on ne fera pas qu’il ne leur parût aussi redoutable qu’évident, ce danger social où prétendaient parer les rédacteurs du code, quand ils décidèrent d’interdire la recherche de la paternité. La preuve d’ailleurs que leur opinion était bien celle de toute la magistrature d’alors, c’est l’empressement avec lequel tous les tribunaux de l’empire opposèrent à dater de ce jour l’article 340 à toute tentative, plus ou moins habilement déguisée, de recherche de paternité. Et une preuve que cette opinion ne leur était pas si particulière, c’est que, parmi les législations étrangères qui souffrent aujourd’hui la recherche de la paternité, nous voyons que la législation anglaise, jadis conforme sur ce point à la nôtre, s’est précisément efforcée, dans le siècle où nous sommes, par deux actes, l’un de 1835 et l’autre de 1872, de restreindre autant que possible cette recherche même, et d’attribuer si peu d’effets à son succès en justice qu’en vérité c’est à bien peu de chose près comme si elle ne l’admettait pas. En Angleterre, quand le père putatif a été condamné par le juge de paix à payer à la mère une somme qui ne peut en aucun cas dépasser vingt-deux francs par mois, jusqu’à ce que l’enfant ait atteint l’âge de treize ans, et encore à condition que la mère soit dépourvue de toutes ressources, l’action a produit tout ce qu’elle peut produire de résultats utiles. L’enfant ainsi « reconnu » ne peut ni porter le nom de son père, ni prétendre un shilling de sa fortune, ni lui succéder en aucun état de cause, ni même être légitimé par un mariage subséquent. Il y faut, à ce qu’il paraît, un acte du parlement. Est-ce bien là, quand ils nous rebattent les oreilles de ce qui se fait ailleurs qu’en France, est-ce bien là ce que demandent, et de quoi se contenteraient les partisans de la recherche de la paternité ? Sans doute, maintenant, de ce qu’une chose s’est faite, il ne s’ensuit pas que l’on doive continuer de la faire. A défaut du progrès, le changement est la loi de ce monde. Après tout, nous ne sommes pas tenus à plus de respect des rédacteurs du code qu’ils ne se sont crus tenus eux-mêmes à la vénération des anciens usages. Ils ont eu de bonnes raisons pour effacer de nos lois la recherche de la paternité, et nous pouvons en avoir de meilleures pour l’y rétablir. A quatre-vingts ans seulement de distance, c’est peu probable, mais enfin c’est toujours possible. Examinons donc si les motifs que l’on faisait alors valoir auraient vraiment perdu, comme renversés par une révolution des mœurs, quelque chose de la valeur et de la solidité qu’on était, en 1803, unanime à leur reconnaître.


III

On ne s’attend pas que nous prenions ici la défense du séducteur de profession, don Juan de village ou Lovelace en boutique, si tant est du moins qu’il existe, car, — ignorance ou parti-pris, — je dois dire que je le crois infiniment plus rare qu’il ne se vante lui-même de l’être. Toutefois, parce qu’un tel séducteur, en dépit de l’auréole que les poètes ont essayé de lui ceindre, est à nos yeux, comme à ceux de M. Dumas, parfaitement méprisable, ce n’est pas une raison de refuser de considérer un peu la situation que risquerait de faire à tant d’autres prétendus séducteurs, d’aventure et d’occasion, une loi qui permettrait la recherche de la paternité. M. Dumas, il y a déjà longtemps, en 1867, dans sa préface de la Dame aux Camélias, s’était posé la question. « Mais les coquines détourneront les jeunes gens, les compromettront, les exploiteront, etc. ? » Et il s’était répondu : « A vingt et un ans, un homme est électeur, garde national et soldat. Il n’est plus un enfant, il sait ce qu’il fait. Et puis, que les honnêtes mères élèvent bien leurs fils, et que les pères les gardent mieux. » La réponse était insuffisante et sentait son auteur dramatique. En effet, puisque déjà les pères ne réussissent pas à « mieux garder » leurs filles, et les « honnêtes mères » à les bien élever ; à plus forte raison, ces mêmes pères ne suffiront-ils pas à « mieux garder, » et ces « honnêtes mères, » à bien élever leurs fils ; une fille, par tous pays, et notamment en France, étant un peu plus dans la main de ses parens qu’un garçon. On pouvait ajouter que si l’homme de vingt et un ans, en vertu de la fiction légale, doit savoir ce qu’il fait, la femme de vingt et un ans, en vertu de la même fiction, doit également le savoir. Elle doit même le savoir mieux que l’homme, puisque, en vertu d’une autre fiction légale, elle est apte au mariage plus tôt que l’homme et, par suite, plus tôt en état de faire le choix que le mariage suppose. Je n’apprendrai pas d’ailleurs à M. Dumas que la loi, dont il ne fait pas plus d’estime qu’il ne faut, tombe ici d’accord avec la physiologie, dont il fait souvent plus de cas qu’il n’y a lieu. Ce n’est pas seulement la majorité légale ou fictive de la femme, c’est sa majorité physique, si je puis ainsi dire, intellectuelle et morale, qui anticipe de trois ou quatre ans celle de l’homme. Au surplus, c’est un point sur lequel nous pouvons féliciter l’auteur de la Lettre à M. Rivet d’avoir enfin entendu raison. Il semble admettre maintenant, qu’en dépit de la barbe il puisse y avoir des adolescens, et des naïfs, qu’il ne soit pas inutile de protéger contre les manœuvres d’une fille d’expérience. Je voudrais seulement lui persuader qu’ils sont plus nombreux encore qu’il n’a l’air de le croire.

« Si l’on vous disait, s’est écrié quelque part un autre auteur dramatique, M. Ernest Legouvé, si l’on vous disait que la jeunesse des hommes n’a presque qu’un but, ravir leur vertu aux femmes ; et que tous, pauvres et riches, beaux et laids, nobles et roturiers, se précipitent à la poursuite de cette vertu, comme des limiers sur une bête de chasse… » Si l’on me le disait, quelque confiance que j’aie dans la parole de M. Legouvé, j’aurais l’impertinence d’en demander plus de preuves que l’on ne m’en donne. Le fait est que, dans nos sociétés contemporaines surtout, il y a un âge de l’homme qui l’expose à être aussi souvent séduit que séducteur. Même en l’absence de toute loi qui permette la recherche de la paternité, quantité de jolies personnes le savent, ’et en font leur profit. En face d’une Susanne d’Ange, un homme de trente ans, c’est M. Dumas qui nous l’apprend, — et un officier d’Afrique, — peut agir comme un niais. A plus forte raison, le soldat, si le capitaine ; et l’homme de vingt et un ans, si celui de trente. Sans doute le malheur sera moindre aujourd’hui qu’autrefois, et l’argument est moins considérable dans une démocratie que sous l’ancien régime. Il y avait alors un intérêt social de premier ordre à ce que l’héritier d’un grand nom ne se laissât pas choir dans les bras, ou plutôt dans le piège d’une baronne de contrebande. C’est ce que Cambacérès appelait un effet de l’orgueil. Parmi bien des manières d’infuser aux aristocraties vieillissantes ce qu’on appelle un sang nouveau, nul toutefois ne contestera que celle-ci fût de beaucoup la pire. On pouvait donc vraiment dire alors d’un intrigant de bas étage, revendiquant devant les tribunaux l’état d’un duc et pair, qu’il troublait la société. En l’an de grâce 1883, j’avoue qu’il la troublerait moins. Et si les intérêts matériels qu’il inquiéterait sont certainement respectables, on conçoit aisément que de certains intérêts moraux pussent en balancer l’importance. Supposé que l’on prouvât, pour telles et telles raisons que l’on donnerait, qu’il importe à la société que les enfans naturels soient reconnus, il importerait assez peu que la recherche de la paternité risquât de déplacer les fortunes, puisque aussi bien il paraît que la mobilité même des fortunes est le principal ressort du progrès dans les démocraties. Et pourtant, même en ce cas, comme il n’y a guère d’intérêts matériels qui ne soient, tout considéré, figuratifs ou représentatifs de quelque intérêt moral, il serait dur à un père de n’avoir peiné quarante ou cinquante ans de sa vie que pour l’enrichissement d’une courtisane habile, et plus dur à une mère de n’avoir pris vingt ans plaisir à former un fils que pour le voir s’acoquiner aux jupons d’une drôlesse. Dans une certaine bourgeoisie et dans un certain peuple, que ne connaissent assez ni les romanciers ni les auteurs dramatiques de Paris, il y a un honneur ou une honorabilité du nom, auxquels on ne tient pas moins que dans les plus fières aristocraties, et il y a surtout des contacts qu’une vie entière d’honnêteté répugne invinciblement à subir.

Ne sont-ce pas là de graves intérêts, qui n’ont de matériel que l’apparence, et qu’une loi sur la recherche de la paternité ne saurait guère éviter de compromettre gravement ? Ni les voies de transmissibilité des fortunes, ni l’utilisation du capital social que représente l’éducation d’un homme, ni le prix qu’il convient d’attacher à l’honorabilité, à l’intégrité, à la pureté du nom, ni même peut-être enfin la concorde et l’union des familles ne sont objets, selon nous, que le législateur puisse entièrement laisser à la merci des combinaisons de l’intrigue et de la cupidité. Si l’on veut qu’il se relâche de la protection dont il les couvre, il faut au moins y faire valoir de très fortes raisons. A défaut de tous ceux que nous venons de rappeler, quels sont donc les intérêts urgens et considérables que sauvegarderait la loi que l’on demande ? On répond que ce seraient en tout cas les intérêts des femmes.


IV

Qui ne croit pas beaucoup aux séducteurs de profession ne peut pas croire beaucoup non plus aux filles séduites. « Il n’y a pas une fille de la ville ou de la campagne qui, en se livrant à un homme, nous dit ici M. Dumas, ne soit au courant des conséquences possibles, moralement et physiquement, de l’acte qu’elle commet. Ce sont même ces conséquences qui la font hésiter plus ou moins longtemps… Quoi qu’elle dise après, soit qu’elle réclame devant la justice, soit qu’elle jette du vitriol au visage de son amant, soit qu’elle ait tout bonnement tordu le cou à son enfant, elle savait parfaitement avant quels risques elle allait courir. » C’est aussi notre avis, et nous sommes heureux d’en pouvoir emprunter l’expression de M. Dumas. Même au cas d’une promesse de mariage, écrite ou verbale, ces paroles fortes et sensées ne perdent rien de leur autorité. Car, de deux choses l’une : ou bien, l’on espère que le prétendu séducteur épousera, ou bien, l’on sait qu’il n’épousera pas. Si l’on sait qu’il n’épousera pas, alors, selon le mot éloquent du tribun Duveyrier, c’est un calcul, dont l’objet n’est que de faire payer quelque jour le silence au taux du scandale, et je ne vois pas bien, en l’espèce, de quelle indulgence ou de quelle commisération la prétendue victime peut être digne. Mais, au contraire, si l’on se flatte que le séducteur épousera plus tard, c’est donc qu’il existe actuellement des obstacles au mariage, tels qu’une disproportion considérable de fortune ou d’éducation, l’opposition formelle d’un père ou d’une mère, des droits positifs, ceux d’un enfant par exemple, et quelquefois ceux d’une femme, et je ne conçois pas, en ce cas, que l’on demande à la loi de fournir elle-même les moyens de passer outre aux obstacles qu’elle a voulu que l’on respectât. Un moraliste plus sévère dirait qu’à toutes fois qu’une fille cède à un homme marié sous promesse de mariage, il y a nécessairement, dans son abandon même, une pensée de lucre, et presque toujours une espérance de mort.

En général donc, et raisonnant sans avoir égard aux exceptions, toute fille qui cède est irrecevable à se faire un titre de son déshonneur, parce que, dès qu’elle cède, il se mêle à l’entraînement de la passion quelque chose d’autre, et en soi d’assez méprisable. Il n’est pas jusqu’à l’ouvrière de la légende, mise à mal par le contremaître ou encore par le fils du patron, qui ne soit légitimement suspecte, en se livrant, d’avoir eu ses raisons de derrière la tête ; et d’avoir été prise par son désir de l’indépendance, ou sa paresse, ou sa gourmandise, ou sa coquetterie, bien plus encore que par aucune illusion d’amour. La preuve en est, d’abord, comme le dit un observateur, que de pareilles situations sont toujours « décelées par la vaniteuse indiscrétion des coupables elles-mêmes ; » et ensuite que leur premier amour, ou ce qu’elles appellent de ce nom, ne dure ordinairement que le temps qu’il faut pour se procurer le second. Envers ces sortes de victimes, victimes d’elles-mêmes et de leurs vices plutôt que dupes de l’homme et du besoin d’être aimée, la loi sociale ne semble tenue d’aucune réparation. Il n’y a pas lieu de leur refaire une virginité qu’aussi bien elles s’empresseraient d’aller mettre à l’encan. Mais il y a des exceptions ! Oui, sans doute, il y a des exceptions ; il y en a de nombreuses, et il y en a de douloureuses. Une très honnête fille, bien née, bien élevée, bien gardée, peut se laisser surprendre et séduire à de coupables manœuvres qui cependant ne tombent pas, si le séducteur est habile, sous le coup de la loi. Et en dehors de cette supposition, nous pouvons encore, nous devons même admettre, avec M. Dumas, « la poésie du sacrifice et l’héroïque folie du don volontaire de soi-même, » quand ce ne serait que comme une conséquence des rêves dont le romantisme a nourri l’imagination de la femme contemporaine. Rien de plus clair, dans l’un et l’autre de ces deux cas, que l’intérêt de la femme à être relevée de cette déchéance, et rétablie, autant qu’il se peut, dans l’honorabilité de sa situation primitive. Je dis seulement qu’il n’est pas facile de trouver en sa faveur un moyen de réhabilitation qui ne profite pas jusqu’aux femmes qu’il faut maintenir dans le degré de juste mépris où elles sont tombées ; et j’ajoute que, si l’on réussissait à le trouver, il faudrait encore prendre garde comme il serait dommageable aux intérêts de toutes les honnêtes femmes, c’est-à-dire, pour parler comme il faut, de la très grande majorité des femmes.

C’est ce qu’a très bien montré, dans un fragment de son Essai sur les femmes, ce grossier Schopenhauer, si profond quelquefois dans sa grossièreté. Le siècle, après tout, ne se pique pas d’assez de délicatesse morale pour que nous ne puissions pas emprunter au philosophe de Francfort sa théorie de l’honneur féminin. Elle a toujours cela pour elle de n’être tirée des principes ni d’une révélation trop haute, ni d’une métaphysique trop noble : deux raisons qui doivent assurer sa fortune auprès de ceux qui font gloire de ne se payer, comme ils disent, ni de sentimentalités niaises, ni de vaines déclamations. Observons, en passant, qu’elle appartient à Chamfort, et que Schopenhauer n’a fait que la développer.

Il dit donc que l’honneur des femmes est un « esprit de corps » bien entendu. Le fondement de cet « esprit de corps, » ou de cette « tacite confédération, » comme, l’appelait Chamfort, de toutes les femmes entre elles, c’est que toute femme attend tout de l’homme, le nécessaire et le superflu, ce qu’il lui faut et ce qu’elle désire, la satisfaction de ses besoins et l’accomplissement de ses désirs, tandis que l’homme, au fond, ne demanderait et n’attendrait de la femme qu’une seule chose. « Les femmes doivent donc s’arranger de telle manière que les hommes ne puissent obtenir d’elles cette chose unique qu’en échange du soin qu’ils s’engagent à prendre d’elles et de leurs enfans à venir. » C’est pourquoi toute femme qui cède, et qui n’exige pas avant de céder que l’homme s’engage, par contrat solennel, dans les formes arrêtées par les lois, et sous la garantie de la société tout entière, à partager avec elle toutes les joies et toutes les douleurs de la vie, commet une trahison, une forfaiture, un crime enfin, et, de sa nature, un crime inexpiable, envers toutes les femmes. « Une jeune fille qui a failli s’est rendue coupable envers tout son sexe, car si cette action se généralisait, l’intérêt commun serait compromis ; on la chasse donc de la communauté, on la couvre de honte : toute femme doit la fuir comme une pestiférée. » Si bien que, même quand l’honneur des femmes n’aurait pas une origine conforme à la nature, c’est-à-dire quand on n’y voudrait voir avec Schopenhauer qu’un principe d’intérêt et d’utilité sociale, il faudrait encore attribuer une importance capitale à la faute de la femme, et reconnaître la raison de la sévérité singulière dont les femmes la traitent, dans la grandeur du dommage qu’elle cause en effet à toutes les femmes. « Il faut refuser impitoyablement à l’homme tout commerce illégitime afin de le contraindre au mariage comme à une sorte de capitulation ; seul moyen qu’il y ait de pourvoir au sort de tout le sexe. »

On voit de reste ce qui manque à la théorie de Schopenhauer. Mais si par hasard on ne le voyait pas, je me garderais bien d’essayer de le montrer. Car, d’autant qu’elle est d’un « utilitarisme » plus cynique et plus grossier, d’autant mieux prouve-t-elle que tous ces mots d’honneur, de chasteté, de pudeur, — même quand un Allemand prend plaisir à les rabaisser, — ne cessent pas pour cela de représenter encore des valeurs sociales d’un prix inestimable. C’est à peu près ainsi que, si jamais un autre pessimiste méconnaissait la dignité morale de cette bonne foi que l’on peut proprement appeler l’honneur de l’homme, encore faudrait-il bien qu’il en avouât la valeur de commerce, — pour la sécurité des transactions et le développement de la prospérité publique.

Il résulte de là qu’en croyant consulter aux intérêts de quelques femmes, ou même y consultant de fait, par une loi qui permettait la recherche de la paternité, c’est en réalité les intérêts de toutes les femmes que l’on compromettrait gravement. A combien de femmes, au total, importe-t-il que l’on ne mette point, comme le dit M. Dumas, « toutes les femmes tombées dans le même tas ? » Mais il importe à toutes les femmes que l’on distingue celles qui sont tombées de celles qui n’ont jamais failli. Remarquez bien que je ne veux pas ici m’égarer en des considérations de l’ordre moral et philosophique. Je consens même, afin, comme l’on dit, qu’elle n’ait pas l’air d’être un placement, que la vertu porte en elle-même toute sa récompense, et je veux croire que, dans l’état présent des choses, l’honnête femme est assez vengée, par le témoignage de sa conscience, de tout ce que les hommes font pour celles qui ne le sont pas. A la vérité, vous lui persuaderez malaisément que la vertu ne soit pas une duperie toute pure, et le devoir un vain mot, quand vous aurez une fois fait des lois qui lui démontreront exactement le contraire. Déjà même, dans certaines classes de la population, grâce à l’exemple, et grâce à l’indulgence que l’on professe communément pour la femme tombée, toute la différence de l’union libre à l’union conjugale est que « le maire n’y a point passé ; » les conjoints admettant d’ailleurs que, sauf l’accomplissement de cette inutile formalité, leur union n’a rien en soi de répréhensible, ni qui coûte à l’un ou l’autre quoi que ce soit de sa dignité. Mais je reste sur le terrain ou Schopenhauer nous a placés. Et je dis que toutes les fois que l’on atténue, directement ou indirectement, l’importance de la faute de la femme, c’est le prix qu’elles doivent attacher à l’honneur que l’on avilit jusque dans leur conscience, et ainsi, leur propre complicité que l’on sollicite pour combattre et ruiner, dans ce qu’ils ont de plus tangible et de plus évident, les intérêts de leur propre sexe. Car, dans des sociétés où les économistes s’évertuent à nous démontrer que la femme ne peut matériellement pas réussir à vivre de son travail, on ne leur demande rien de moins que de consentir, autant qu’il est en elles, à la diminution des chances qu’elles peuvent avoir d’être épousées.

Je ne doute pas, en y réfléchissant, qu’il ne paraisse que c’est là singulièrement veiller, comme on le prétend, à leur intérêt. L’intérêt d’une femme peut différer de l’intérêt d’une autre femme ; l’intérêt de la femme ne peut pas différer de l’intérêt de tout son sexe. Si c’est donc vraiment une trahison qu’elle commette envers lui quand elle s’abandonne, ou qu’elle succombe, en dehors du mariage, on ne peut pas soutenir qu’en lui facilitant les moyens d’échapper aux conséquences de la trahison, ce soit les intérêts de son sexe que l’on serve. Ce serait servir aussi les intérêts du déserteur que de le laisser aller en paix, puisqu’il ne se sent pas fait, lui non plus, pour l’état militaire ; mais qui dira que ce fût servir les intérêts de la discipline, qui sont ceux de l’armée, c’est-à-dire de la patrie ? On est tout simplement dupe, comme d’ailleurs si souvent dans toute question de ce genre, d’une tentative de réconciliation radicalement impossible entre les intérêts du coupable et les intérêts supérieurs de la loi. Toute loi broie toujours quelqu’un… Mais c’est trop insister sur ce point. Si M. Dumas n’a pas cessé, dans sa dernière brochure, d’être l’éloquent défenseur de tout ce que l’on enveloppe aujourd’hui sous le nom de droit des femmes, il semble toutefois qu’enfin contraint par l’évidence, il ait compris qu’une loi sur la recherche de la paternité profiterait surtout au dévergondage, à l’intrigue, à la cupidité. C’est donc sur les intérêts de l’enfant que M. Dumas prétend surtout attirer et fixer l’attention du jurisconsulte et de l’homme d’état. Quelle que soit, en effet, dans la faute commune, la part de l’homme et celle de la femme, l’enfant qui vient de naître en est sans doute innocent. Par quel renversement de la justice et de l’équité le seul des trois à qui le code ne peut pas même reprocher un quasi-délit, est-il aussi le seul sur qui la loi prenne un âpre plaisir à épuiser ses rigueurs ? « Voilà ce que nous voudrions arriver à faire comprendre, nous dit M. Dumas, et ce à quoi l’on s’obstine à ne jamais répondre. » Essayons donc d’y répondre une fois.


V

Quelques observations y peuvent suffire, dont voici la première. C’est qu’il ne paraît pas du tout que, s’il y a quelque chose à faire pour subvenir aux dangers sociaux que prévoit M. Dumas, et qui ne sont que trop certains, ce soit de rétablir dans nos codes une loi qui permette la recherche de la paternité. Mais ce serait bien plutôt, si l’on osait formuler une telle proposition, et qu’elle ne portât pas avec soi quelque chose de monstrueux, ce serait donc de soustraire à l’autorité de tant de pères indignes de l’être le plus d’enfans légitimes qu’il se pourrait. « Si l’on consulte les directeurs ou directrices des asiles ouverts aux enfans, garçons ou filles, il n’en est pas un, il n’en est pas une, disait hier encore M. Maxime Du Camp, qui ne sache par expérience que leurs efforts d’amélioration sont neutralisés par l’influence des parens. Tous réclament une loi nouvelle qui les investirait d’un droit que le père et la mère sont indignes d’exercer, car ils ne l’exercent qu’au détriment de l’enfant. » Et comme on pouvait lui répondre que, raisonnant dans l’exception, il ne parlait peut-être là que pour ces énormes agglomérations d’êtres humains qui sont nos grandes villes ou nos cités industrielles, il avait soin de rappeler un vœu significatif formulé par la Société générale des agriculteurs de France, demandant une loi qui permît : « 1° de dessaisir de la puissance paternelle, au moins jusqu’à la majorité des enfans, les parens qui les délaissent, ou qui sont reconnus incapables de pourvoir à leur éducation intellectuelle et morale ; et 2° de conférer l’exercice de la puissance paternelle aux œuvres de bienfaisance qui recueilleront ces enfans physiquement ou moralement délaissés[3]. » Ainsi donc, tandis que l’on se plaint de la manière dont les pères et mères légitimes, chez qui le sentiment naturel devrait être encore fortifié par l’obligation légale, exercent la puissance dont ils sont investis, c’est le temps que choisit M. Dumas pour demander que l’on vienne instituer l’obligation légale là même où l’on peut dire que le sentiment naturel n’existe pas, puisqu’en effet il s’agit d’imposer une paternité putative à celui qui renie son enfant. M. Dumas réclame le rétablissement de la recherche de la paternité, dans l’intérêt de l’enfant naturel, quand ce serait l’intérêt de l’enfant légitime, dans ces mêmes classes de la population où il naît le plus d’enfans sans père, que de pouvoir être élevé le plus loin possible des exemples de la famille. A tant de causes de corruption, dont l’enfant naturel est comme enveloppé de toutes parts, i ! propose d’en ajouter une de plus, et la plus agissante, la plus redoutable de toutes, celle que la nature elle-même, aux yeux de l’enfant, semble avoir armée d’un égal pouvoir et d’une égale autorité pour conseiller le bien, et pour persuader le mal. Et comme l’abandon d’un père, « vicieux, égoïste et lâche, » en jetant dans la circulation sociale cet enfant anonyme, l’a privé pour jamais des « leçons de la famille, » et des « douces influences du foyer domestique, » il imagine de les lui rendre en lui imposant, par autorité de justice, après les débats d’un procès scandaleux, et tout frémissant encore de rancune et de haine, ce père « lâche, égoïste et vicieux ! » Que serait-ce, après cela, si nous voulions poser la terrible question de l’hérédité physiologique et morale ? Et d’autant que M. Dumas, avec une généreuse imprudence, pour nous émouvoir plus fortement sur les intérêts du petit, nous a montré ce père plus vicieux, et cette mère moins estimable, ne nous a-t-il pas montré dans une plus évidente clarté que, s’il y avait un intérêt pour le petit, c’était surtout d’être enlevé à ses auteurs ?

On répondra qu’il n’importe, et que l’enfant naturel a ses droits. C’est à quoi je pourrais répliquer en invoquant la solidarité des générations entre elles, et les conséquences de la réversibilité pénale. Quelle est donc la flétrissure ou la condamnation dont les effets ne se propagent pas, comme en ondulations de souffrance, bien au-delà du coupable qu’elles frappent ; et le moyen, à vrai dire, qu’il en soit autrement ? J’aime mieux toutefois aborder l’objection plus franchement, et faire observer qu’il s’en faut de beaucoup, même en les admettant, que les droits de l’enfant naturel soient d’abord aussi clairs, aussi nets, aussi faciles à définir que l’on veut bien le croire. Si l’on parle, en effet, du droit des enfans naturels, comme ils ne tiennent ce droit que de la nature, et de ce seul fait qu’ils sont entrés en naissant dans la société des hommes, il faut donc aussi parler du droit des enfans adultérins et incestueux, qui sont sans doute innocens, eux aussi, du crime dont ils sont nés ? Mais il n’est personne, je pense, qui ne discerne, si l’on entre une fois dans cette voie, jusqu’où, de proche en proche, on se trouvera presque inévitablement poussé. Car nous avons tous ainsi, dans les sociétés civilisées, des droits latens, en quelque sorte, ou, mieux encore, passifs, c’est-à-dire auxquels ne répondent certes pas, de la part de nos semblables, autant de devoirs actifs. Il est évident que j’ai le droit de travailler, mais il est non moins évident que je ne puis l’exercer qu’autant que l’occasion s’en offre, et il est encore plus évident qu’il ne crée le devoir à personne de me donner du travail. On m’en donne si l’on peut, et je l’accepte si je veux. C’est qu’en effet l’impossibilité, pour une personne déterminée, de me donner du travail, résulte, ou du moins est censée résulter, — et, dans la pratique, c’est absolument la même chose, — de l’obligation qu’elle a de satisfaire à d’autres droits d’abord et de remplir d’autres devoirs. Dans une société civilisée, le droit positif de chacun sort, pour ainsi dire, de l’abandon qu’il fait d’une part de son droit naturel. Peut-être même est-ce là ce qui distingue essentiellement la civilisation d’avec la barbarie. Un Canaque jouit de son droit naturel dans une presque entière plénitude ; un Français du XIXe siècle y rencontre à chaque pas des restrictions dans le droit positif. Et quiconque de nous prétendrait en user autrement, c’est-à-dire revendiquer l’intégrité de son droit naturel, celui-là se mettrait hors de la société civile, et en guerre déclarée contre elle.

Nous touchons ici le fond de la question. Les droits que tout homme apporte en naissant, l’enfant naturel, incestueux ou adultérin, les apporte, aussi lui, dans le monde ; et rien n’est plus certain. Il n’est pas non plus douteux qu’il y ait pour son père obligation naturelle, comme on dit, de pouvoir à ses premiers besoins, de l’entretenir, de l’élever, de le mettre en état de vivre, et manquer à ce devoir est sûrement d’un malhonnête homme. Reste seulement à rechercher pourquoi la loi n’a pas voulu convertir cette obligation naturelle en obligation civile, et tenir elle-même la main à l’exécution de ce devoir. Or nous le savons. C’est parce qu’elle a jugé qu’il y avait des intérêts sociaux supérieurs à celui de l’enfant naturel, et elle a ainsi jugé parce qu’elle a vu que toute sollicitude qu’elle témoignerait à l’enfant naturel serait une atteinte au droit de l’enfant légitime, c’est-à-dire une atteinte, et une atteinte profonde, au mariage. Et en faut-il tout de suite un exemple éclatant ? Nous pouvons le demander à M. Dumas lui-même. M. Dumas n’a pas trouvé que la proposition de loi de M. Rivet fût assez radicale ; et, vers la fin de sa brochure, il a dressé les articles de celle qu’il lui faudrait. J’en copie le second : « Si l’homme qui sera reconnu père d’un enfant qu’il aura abandonné à la charge de la mère est marié, et dans l’impossibilité de donner son nom ; s’il est pauvre et dans l’impossibilité de fournir à l’enfant les moyens d’existence nécessaires, il sera condamné à un emprisonnement qui pourra être de deux à cinq ans, deux ans étant le minimum. » M. Dumas nous dira-t-il ce qu’il fait ici des enfans légitimes, s’il yen a, comme trop souvent, et de leur mère, la femme légitime, si, comme presque toujours, elle a besoin de son mari pour vivre, — pendant ces deux, trois, quatre ou cinq ans qu’il emprisonne le père ? Certes, si quelqu’un est innocent de ce qu’il peut y avoir de criminel dans le commerce du père avec une maîtresse quelconque, fille ou femme, libre ou mariée, c’est l’enfant du mariage, plus innocent encore, s’il est possible, et s’il y a des degrés dans l’innocence, que l’enfant né ou à naître de ce commerce adultérin. Cependant, c’est lui que la proposition de M. Dumas irait frapper d’abord, au mépris des droits du mariage, et avec lui sa mère, la femme légitime, par une insulte formelle aux mêmes droits. Est-ce juste ? est-ce sage ? est-ce humain ? Mais plutôt, si l’on y songe, n’est-ce pas là tout le danger ? De quelque façon que l’on s’y prenne, en effet, et par quelque biais que ce soit, il semble à peu près impossible, dès que l’on admet en principe la recherche de la paternité, de ne pas l’organiser de telle sorte qu’elle apparaisse tôt ou tard comme dirigée contre le mariage même.


VI

Lorsque l’on discutait au conseil d’état ce fameux article 340, comme quelques membres inclinaient à permettre, au moins dans certains cas spécifiés rigoureusement, la recherche de la paternité, Bonaparte intervint en maître et ferma la discussion par ces mots, qu’on lui a si souvent reprochés : « La société n’a pas d’intérêt à ce que les bâtards soient reconnus. » Là-dessus, on nous met aux yeux le tableau des avortemens et des infanticides ; on nous montre les enfans naturels abandonnés, livrés, poussés au vice, au crime, à la révolte ; on nous les fait voir, avant même que d’approcher l’âge d’homme, recrutant l’armée des préaux et des bagnes ; et on nous demande si vraiment, en présence de tant de misères et de tant de dangers, nous persistons à croire que la société n’ait pas d’intérêt à ce que les bâtards soient reconnus ? Comparés, en effet, aux dangers que ces victimes d’une législation barbare, et plus formaliste encore que barbare, font courir non-seulement à notre sécurité de chaque jour, mais à la civilisation même, qu’est-ce que le danger de voir quelque coq de village ou quelque gentillâtre inutile essuyer un scandale qu’après tout il n’avait qu’à ne pas provoquer, ou le danger encore, selon l’expression de Bigot de Préameneu, de voir « une femme impudente s’attaquer jusqu’à l’homme dont les cheveux ont blanchi dans l’exercice de toutes les vertus ? » Et, troc pour troc, selon le proverbe vulgaire, ou péril pour péril, oserait-on bien hésiter entre celui dont les conséquences ne s’étendront jamais au-delà du cercle d’une seule famille, et celui qui semble parfois menacer de quelque irréparable catastrophe la société tout entière ? Aussi n’était-ce point là ce que voulait dire Bonaparte, et n’est-ce pas non plus ce qu’entendent après lui ceux qui croient qu’il avait raison, mais, tout au contraire, que quelque danger dont on veuille les effrayer, ils le voient bien, le reconnaissent, le redoutent, sont prêts à faire ce qu’il faudra pour l’écarter, ou le contenir, ou le combattre, et ne laissent pas d’estimer néanmoins que le danger serait plus grand encore de compromettre gravement la dignité du mariage, — ce qui serait ébranler la constitution de la famille, et par suite, le fondement de la société civile. J’ajouterai que si l’on savait être impartial, même envers l’homme de Marengo, peut-être n’affecterait-on pas de croire qu’il ait jeté ce jour-là le poids de l’épée dans les balances de la justice. Mais il ne faisait que répéter à sa manière le mot de Montesquieu : « Il a fallu, dans les pays où la loi d’une seule femme est établie, flétrir le concubinage ; il a donc fallu flétrir les enfans qui en étaient nés. »

Si M. Dumas a négligé de considérer ce point de la question, d’autres l’ont fait, sentant bien qu’il était capital. Comme nous essayons de maintenir ici la discussion aussi près de terre qu’il nous est possible, afin de ne pas être accusé de répondre à des raisons par des phrases, à peine parlerons-nous de ce que toute tentative de faire porter aux unions libres les effets légaux du mariage a en soi de scandaleux, d’impie, et de sacrilège, pour tout ce que la chrétienté compte encore d’âmes vraiment pieuses. Il n’y a pas de catholique orthodoxe aux yeux de qui le mariage ne soit un sacrement avant que d’être un contrat ; il n’y en a donc pas aux yeux de qui le mariage ne soit profané, si l’on en ôte le sacrement ; et c’est évidemment l’en ôter, que de donner à l’union qui n’a pas été consacrée la valeur du mariage. Laissons pourtant aux théologiens le soin de donner toute sa force à cet argument. Tout au plus oserai-je insinuer que de semblables scrupules sont de ceux qu’un sage législateur ne peut pas prendre un plaisir tyrannique à violer ; qu’une réforme n’est jamais urgente qui risque de révolter une opinion nombreuse fondée sur la religion ; et que si, comme on le dit, les idées gouvernent le monde, c’est une raison de compter avec elles. Nos croyances, nos préjugés eux-mêmes sont une part de notre liberté qui peut-être a droit au respect ; et le prix que met aux choses l’estime commune que l’on en fait est incontestablement une part de leur valeur. Malheureusement, il est entendu de nos jours que ce sont là considérations de l’ordre sentimental, et c’est pourquoi, je le répète, on nous pardonnera de n’y pas insister. Elles prêteraient trop à l’éloquence, et le positivisme contemporain se moque de l’éloquence. Je m’abstiendrai, pour les mêmes raisons, de faire ici comparaître les métaphysiciens du droit. Eux aussi pourraient bien apporter dans la discussion des argumens auxquels il serait difficile de répondre ; et montrer qu’y ayant dans l’union de l’homme et de la femme, ou plutôt dans leur conjonction, ce qu’ils appellent une diminution de la personne et une déchéance du droit, cette déchéance ne peut être réparée, ni cette diminution compensée, que par un échange formel, entre l’homme et la femme, de la totalité de leur droit l’un sur l’autre. Eux et leurs argumens, négligeons-les cependant encore. Les esprits n’ont jamais été si fermés à la notion du droit que depuis qu’il est tant parlé de nos droits.

Mais ce que je dirai, c’est d’abord que le mariage, quelle qu’en soit l’origine dans la nuit de la préhistoire, — et qu’on l’appelle aujourd’hui du nom de sacrement ou de contrat, — est par tout pays la loi même de la condition de la femme. Qui ne voit plus clair que le jour que la dignité du mariage est la mesure même de l’estime que l’on fait de la femme ; et qui ne sait, par toutes les leçons de l’histoire, que l’estime que l’on fait de la femme est la mesure, à son tour, de la valeur d’une civilisation ? Telle forme du mariage, telle situation de la femme ; et telle situation de la femme, telle forme de la société. Où règne la polygamie, la femme n’est qu’une chose ; elle ne devient une personne que sous la loi de la monogamie ; et sous cette loi même, par un retour qui ferme le cercle, l’étendue de sa personnalité dépend des conditions juridiques du mariage. C’est à quoi se rendent volontairement aveugles aussi bien les partisans du divorce que ceux de la recherche de la paternité, si le divorce n’est à proprement parler qu’une polygamie successive, et si la liberté des unions n’est à vrai dire qu’une polygamie confuse « où les deux sexes, se corrompant par les sentimens naturels mêmes, fuient une union qui doit les rendre meilleurs, pour vivre dans celle qui les rend toujours pires. » Eh ! quoi est en effet le secret de tant d’unions libres si ce n’est que chacun y croit réserver éventuellement cette part d’indépendance qu’il aliénerait irrévocablement dans le mariage ? si ce n’est qu’il y croit trouver tout ce qu’il trouverait dans le mariage de satisfaction et de sécurité, sans presque aucune des obligations ni presque aucun des devoirs que lui imposerait le mariage ? si ce n’est enfin, pour dire la chose comme elle est, et la montrer dans la splendeur de sa brutalité, qu’on n’y veut être rien de plus l’un à l’autre qu’un instrument de plaisir ? Mais alors n’est-il pas vrai qu’en faisant du concubinat une forme à peine inférieure du ménage, vous abaissez la barrière qui séparait la facilité d’avec la sévérité des mœurs ? que, si vous décrétez en principe la recherche de la paternité, vous ôtez des unions libres la seule raison qu’elles aient de rougir d’elles-mêmes, et quelquefois, par conséquent, d’essayer de se légitimer ? et qu’ainsi vous diminuez la dignité des unions légitimes de tout ce que vous ôtez aux autres de leur indignité primitive ? La preuve en saute aux yeux, dans les conclusions que n’hésitent pas à formuler des partisans de la recherche de la paternité plus logiques, ou plus résolus au moins, que M. Dumas lui-même[4]. « La dignité et la considération du mariage ne sont point engagées dans la question, » disent-ils ; et, pour le prouver, ils ajoutent que pour eux, « le mariage est une union fondée sur des convenances essentielles, librement formée, librement maintenue, » et qui ne doit durer que ce que durent ces « convenances essentielles. » On cherche alors quelles peuvent bien être au moins ces convenances essentielles ; et on trouve qu’elles sont tout simplement les convenances de la passion. C’est le mot fameux de Chamfort : « Quand un homme et une femme ont l’un pour l’autre une passion violente, il me semble toujours que, quels que soient les obstacles qui les séparent, un mari, des parens, etc., les deux amans sont l’un à l’autre de par la nature, et qu’ils s’appartiennent de droit divin, malgré les lois et les conventions humaines. » Au rebours de ceux qui trouvent qu’il n’y a rien de plus « poétique, » je trouve qu’il n’y a rien de plus « dégradant » que ce prétendu droit divin de la passion ; et je n’ai pas besoin de démontrer qu’il n’y a rien de plus dangereux.

Ce n’est pas tout. Quel que soit, en effet, l’objet ultérieur du mariage, — qu’il ait pour but, selon la formule du droit grec et romain, comme selon la formule de l’église, la procréation des enfans, ou, selon la formule de nos utopistes modernes, qui savent sans doute ce qu’ils veulent dire, « la synthèse de la vie commune entre les deux époux, » — toujours est-il qu’il a pour objet, au point de vue du droit civil, en fixant la paternité, de fixer à qui l’obligation incombe de nourrir et d’élever les enfans, c’est-à-dire de pourvoir pour sa part aux intérêts de la génération future et à la perpétuité de la patrie. Il est possible que l’on se marie, ou plus exactement que l’on croie se marier, pour soi ; cependant la plupart des mariages, au su de ceux qui les contractent, se font en vue de fonder une famille ; et en tout cas, dès que la famille est née, c’est elle qui devient l’objet presque unique du mariage. C’est pourquoi la société, qui semblerait pouvoir autrement s’en désintéresser, a jugé qu’il lui appartenait d’intervenir dans le mariage. Il lui importe que l’union de l’homme soit contractée sous de certaines conditions, entourée de certaines garanties, investie de certains privilèges, parce qu’il lui importe, — étant plus facile, comme disait ce misanthrope, de trouver une femme qui n’ait pas eu d’amant que d’en trouver une qui n’en ait eu qu’un, — de savoir où prendre l’homme qu’il lui faut, c’est-à-dire le père de l’enfant. Et si cela lui importe, c’est parce que des intérêts sociaux de premier ordre ; tels que tous ceux qui tiennent à la transmission des fortunes, ou tous ceux encore qui tiennent à l’accroissement de la population, ou tous ceux enfin qui tiennent à l’éducation des enfans sont dans une dépendance rigoureuse de cette présomption de paternité. Aussi la faveur dont elle a voulu visiblement entourer le mariage n’est-elle qu’une conséquence de l’importance sociale qu’elle lui reconnaît. Et c’est surtout pourquoi, comme dit M. Dumas, « les magistrats hésitent et les législateurs attendent, » quand on leur propose de voter la recherche de la paternité. Car ce n’est point seulement leur demander d’établir, comme on le croit, qu’il sera porté remède à des maux dignes de pitié, fût-ce au prix de quelques autres maux qu’ils se résigneraient encore à subir ; mais c’est leur demander de décréter que la loi offrira d’elle-même à ceux que gênent ses rigueurs autant de facilités pour s’y soustraire que l’ingénieuse malice humaine inventera de moyens pour la tourner ; et c’est leur demander de reconnaître que-tous les intérêts sociaux qu’ils croient liés à la loi du mariage n’y tiennent pas effectivement ; — et c’est jusqu’ici ce que l’on n’a ni prouvé, ni sérieusement essayé de prouver.

Telle est, pour nous, la vraie manière de poser la question de la recherche de la paternité. Voilà le vrai problème, ou plutôt voilà le problème unique. Veut-on du mariage ? ou bien n’en veut-on pas ? N’en veut-on pas ? et pourvu que les hommes croissent et se multiplient, pense-t-on qu’il n’importe guère comment les générations sortent des générations ? La cause est entendue. Ce ne sera pas la seule façon que le progrès moderne ait imaginée de faire rétrograder vers la barbarie morale l’homme du XIXe siècle, armé de toutes les ressources de la science et de l’industrie. Mais veut-on du mariage ? et croit-on que la constitution de la famille importe à la constitution de l’état ? La dureté du mot de Bonaparte ne peut alors qu’enfoncer davantage dans les esprits l’impression de sa vérité ; le code a raison, et il faut interdire la recherche de la paternité. C’est ce que savent très bien encore les raisonneurs plus absolus ou plus logiques, dont nous parlions plus haut, M. Emile Accolas, par exemple. La recherche de la paternité ne leur suffit pas longtemps ; entre le droit des enfans naturels et celui des enfans légitimes, ils ne cherchent pas de différences vaines ; tous naissent égaux pour eux ; ou plutôt, s’il y a lieu de favoriser quelqu’un, c’est l’enfant naturel, c’est même l’enfant adultérin. « A l’enfant le plus faible le plus de droit dans la famille, et si la famille manque, le plus de droit dans la société. » C’était le droit divin, tout à l’heure, qui, chassé de partout ailleurs, reparaissait où sans doute on l’eût moins attendu que nulle part ; c’est le privilège aristocratique, maintenant, que l’on nous propose de rétablir au profit de l’enfant né hors mariage. Et l’union libre, aux yeux de nos réformateurs, probablement parce qu’ils estiment qu’elle en a quelquefois les inconvéniens, ou de pires, ne se distingue plus de l’union conjugale. Je dirais qu’ils sont logiques, si c’était un argument, et si je ne savais pas combien souvent la logique doit fléchir, et sacrifier aux exigences de la réalité la beauté de ses déductions. Je dirai. seulement qu’ils nous montrent, en outrant le principe et le poussant à ses dernières conséquences, le danger caché qu’il pourrait avoir, et qu’ainsi dans leur genre ils sont des espèces de précurseurs, — et cela les flattera.


VII

Est-ce à dire pourtant qu’il n’y aurait rien à faire ? Bien loin de là ! Rien en ce monde n’est si parfait qu’il n’y reste toujours et beaucoup à faire. Et quand nous voyons tant d’esprits si divers, et si diversement généreux, s’accorder unanimement à demander que l’on fasse quelque chose, nous sommes de ceux qui croient que cela seul est un signe qu’il y a quelque chose à faire. C’est un premier point où nous nous rencontrons avec M. Dumas. En voici un second. C’est que, malgré l’habitude qui s’est invétérée chez nous d’en plaisanter, et quelquefois très agréablement, « la morale, la justice, la conscience, le droit, le devoir, la famille, l’ordre public, la patrie, la douleur, la maladie, la faim, le bien, le mal, la vie et la mort sont choses sérieuses pour chacun et pour tous, » et, par suite, ont le droit d’être, quelquefois aussi, traitées sérieusement. Nous avons reconnu d’ailleurs avec lui qu’indépendamment du danger social qu’ils peuvent constituer, il y avait des filles mères et des enfans naturels vraiment dignes d’intérêt. Mais nous demandons seulement qu’en essayant de subvenir à ce que leur situation a si souvent de cruel, on fasse attention à ne rien proposer en faveur des enfans naturels qui risque de porter, indirectement ou directement, atteinte aux droits supérieurs des enfans légitimes, ni rien en faveur des filles mères qui risque de diminuer la dignité morale et sociale du mariage. Il faut que les enfans prennent leur part de la faute de ceux qui les ont mis au monde, comme ils savent bien la prendre du patrimoine d’honneur que leur a légué la famille, et il ne faut pas que la vertu, qui n’est peut-être pas toujours affaire de tempérament, mais qui coûte parfois assez cher à conserver, soit destituée de la très modeste récompense à laquelle elle a droit. Or, c’est inévitablement où l’on aboutit des deux parts quand on réclame une loi qui souffre la recherche de la paternité. Tout ce que l’on peut donc souhaiter, et ce qu’il, est même bon de provoquer, c’est une loi qui ne soit pas pour les filles mères une sorte d’invitation oblique à l’avortement et à l’infanticide ; — une loi qui protège, puisque l’on croit qu’il y a lieu, la faiblesse de la femme contre les entreprises égoïstes de l’homme ; — et une loi enfin qui fasse peser sur le séducteur une part au moins du fardeau que le système de nos codes semble, comme on l’a dit, avoir lié tout entier sur les épaules de la femme.

Pour répondre à la première de ces trois conditions, on pourrait accepter en principe la proposition de M. Dumas sur le rétablissement des tours. — Comment d’ailleurs M. Dumas réussit à concilier ensemble une proposition sur le rétablissement des tours et une proposition sur la recherche de la paternité, c’est ce que je ne conçois pas bien, mais c’est ce que je n’examine point. Il doit avoir son secret, comme il l’a pour concilier le fougueux intérêt que nous le voyons ici prendre à l’éducation intellectuelle et morale des enfans naturels, avec l’insouciance et l’incuriosité relatives qu’il a montrées pour l’éducation morale et intellectuelle des enfans légitimes, quand il traitait jadis la question du divorce. Chacun de nous a sa façon d’entendre la logique. — Mais il me suffit de ne pas discerner quelles bonnes et valables raisons leurs adversaires peuvent sérieusement opposer au rétablissement des tours. Non pas sans doute que, comme l’on a l’air de s’en flatter, si les tours étaient rétablis, on vît aussitôt décroître le nombre des avortemens ou des infanticides et la population augmenter dans des proportions notables. Trop d’autres causes malheureusement font décroître la population, et trop d’autres motifs poussent au crime les mères dénaturées, que la crainte de ne pouvoir pas subvenir aux besoins du nouveau-né, ou que la honte même de produire au monde un enfant sans père ! Si cependant cette honte légitime et cette crainte naturelle ont provoqué plus d’un infanticide et plus d’un avortement, n’est-ce pas assez pour essayer de sauver de la mort ceux qu’elles risqueraient d’y condamner encore ? Et quant au prix, puisqu’il en faut toujours revenir à ce misérable argument, quant au prix que coûterait le rétablissement des tours, « puisque l’on trouve de l’argent pour faire tuer, comme dit M. Dumas, pourquoi n’en trouverait-on pas pour faire vivre ? » Argument d’auteur dramatique, encore ! mais dont nous aimons mieux ici ne pas montrer l’équivoque et le vice. Rétablissons donc les tours. On peut légitimement espérer qu’ils ne favoriseront jamais plus la débauche des filles que leur suppression ne semble avoir encouragé la férocité de certaines mères. Et nul en tout cas ne contestera que l’on enlèverait ainsi, soit à l’avortement, soit à l’infanticide, les excuses dont ils se couvrent devant nos cours d’assises, et qui surprennent si souvent la facile pitié des jurys.

On pourrait, en second lieu, pour protéger la faiblesse de la femme, étendre des filles de seize ans jusqu’aux filles de vingt et un ans les dispositions du Code pénal sur l’enlèvement des filles mineures. Nous allons chercher, en effet, quelquefois bien loin, et peut-être dans le bouleversement de toute une législation, des moyens d’action rapides, simples et sûrs, qui sont là cependant tout à notre portée. — A quoi bon décréter, comme le veut M. Dumas, que l’on classera le séducteur, « plus près de l’un ou plus près de l’autre, au choix de chacun, entre le voleur et le faussaire ? » Car il restera toujours vrai que l’on n’a jamais vu l’or aller de lui-même se placer sous la main du voleur ; ni jamais celui qu’il imite en écriture publique ou privée diriger la plume du faussaire. Ni l’or n’est curieux de savoir ce que c’est que d’être volé, ni le seing d’un banquier de savoir ce que c’est que d’être contrefait. En revanche, on a souvent vu des filles trop curieuses de cesser de l’être. — Mais, puisque le code pénal punit des travaux forcés à temps l’enlèvement ou le détournement de toute fille âgée de moins de seize ans, qu’est-il besoin d’autre chose que de couvrir de la protection de cet article, pendant cinq ans de plus, une fille qui, pour tous les autres actes de la vie, sauf le mariage, est justement considérée comme mineure ? Ne semble-t-il pas bien, à vrai dire, qu’il y ait là une lacune de la loi ? Puisque, en effet, de seize à vingt et un ans, la femme ne peut pas passer outre au consentement de ses ascendans, ce sont donc cinq ans pendant lesquels on la provoque, en quelque sorte, et pendant lesquels on la réduit au moins, sur un caprice ou sur un entraînement, à se faire enlever ou détourner. Jusqu’à seize ans, on la défend contre le séducteur ; à partir de vingt et un ans, on lui permet de l’épouser ; entre seize ans et vingt et un ans, c’est l’âge que l’on a choisi pour la livrer sans défense à elle-même et au séducteur ; car les parens ne peuvent plus traiter le séducteur en criminel, et elle-même, leur consentement manquant, ne peut pas encore en faire son époux. C’est une réforme, aussi bien, que l’on a demandée plus d’une fois. En 1810, notamment, dans le temps même de la rédaction du code pénal, la commission du corps législatif avait proposé d’ajouter aux articles 355 et 356 le paragraphe suivant : « Si la fille âgée de plus de seize ans et de moins de vingt et un ans a consenti à son enlèvement, ou suivi volontairement le ravisseur, celui-ci sera condamné à deux ans d’emprisonnement au moins et cinq ans au plus ; » car, disait la commission, « c’est précisément à cette époque de la vie des filles que les enlèvemens doivent être naturellement le plus communs ; » et je crois qu’elle avait raison et que le conseil d’état fut singulièrement mal inspiré de rejeter la proposition. Rien n’empêcherait d’ailleurs d’aggraver la pénalité, rien n’étant moins nécessaire que de favoriser les enlèvemens ou détournemens ; et M. Dumas, alors, si sévère qu’il soit aux séducteurs, nous accordera sans doute que vingt ans de travaux forcés seraient, dans les cas les plus graves, un châtiment suffisant.

Enfin, on pourrait en quelque manière légaliser et fixer, par un texte formel, une jurisprudence que plusieurs tribunaux et plusieurs cours d’appel, depuis quatre-vingts ans, ont essayé d’établir en matière de séduction. — Elle consiste, comme on sait, à poser que là même où, aux termes de la loi pénale, il n’y a ni crime ni délit, il peut toutefois y avoir lieu à réparation civile du dommage, et que, par suite, la fille séduite peut obtenir de son séducteur, à titre « d’auteur de dommage, » les secours ou la réparation qu’elle ne saurait faire dire qu’il lui doive comme père de l’enfant. De nombreux jugemens et de nombreux arrêts, rendus dans ce sens, peuvent être considérés comme une indication du texte qu’il resterait à rédiger. — Arrêts ou jugemens, ils ont, à la vérité, dans la magistrature et parmi les jurisconsultes, rencontré plus d’un contradicteur, et, dans l’état présent des choses, il est certain qu’ils tournent, et violent par conséquent, l’article 340. On ne peut contester, toutefois, qu’il y ait, dans bien des cas, un dommage réellement causé. Même si l’on admet que le dommage n’existe pas dans le passé, c’est-à-dire que l’entier consentement de la victime en ait singulièrement atténué la gravité, toujours est-il certain qu’il existe dans l’avenir, c’est-à-dire sous la forme d’une charge nouvelle que l’on impose à la mère de l’enfant. Si son travail la faisait vivre, comme on dit vulgairement, tout juste, et dans une médiocrité voisine de la misère, il y a lieu de croire que, où il y avait pour une personne, il n’y en aura pas pour deux. Un autre cas, plus fréquent encore peut-être, est celui où la nature même de la faute et de ses conséquences enlève à la mère le métier qui faisait son unique moyen de vivre : ainsi, dans nos campagnes, la fille de ferme séduite par son maître, l’ouvrière de fabrique dans nos villes, la femme de chambre, la gouvernante, l’institutrice, la demoiselle de compagnie. Cependant, même alors, il paraîtrait bien difficile d’admettre les tribunaux qui prononceraient sur la demande, à fixer la contribution, comme le veut M. Dumas, « selon la position » de l’homme condamné. La spéculation renaîtrait, comme en Angleterre avant la loi de 1835, comme dans notre ancienne France avant la révolution ; et ce ne serait avoir eu l’air de fermer une porte que pour en rouvrir une autre, et plus grande. Et puis, comme l’a fait observer un ancien procureur général de la cour de cassation, nos tribunaux n’ont déjà que trop de tendances, en pareille rencontre, à se constituer plutôt en vengeurs de la morale qu’en interprètes impassibles de la loi. La morale est une chose, le droit, — j’entends le droit positif, — en est une autre ; et peut-être aussi le droit naturel lui-même. Le mieux ne serait-il pas d’adopter ici l’esprit de la législation anglaise ; et, sinon de fixer un maximum, au moins de poser en principe que la pension à payer se calculerait toujours sur la condition de la mère ?

C’est aussi bien ici que les jurisconsultes interviendraient et recouvreraient l’intégrité de leur titre. Il est en effet probable, il est même à peu près certain que, l’ensemble de nos lois formant une espèce de système, chacune de ces dispositions réagirait sur des textes avec lesquels ce n’est pas notre affaire que de connaître leur liaison secrète. Il y aurait donc lieu d’examiner d’abord si quelqu’une d’entre elles n’atteindrait pas des intérêts réputés pour plus considérables que ceux mêmes qu’il est question de protéger. Il y aurait lieu d’examiner encore si, de conséquence en conséquence, elle ne mènerait pas à des modifications profondes, et d’abord imprévues, de toute une vaste matière. Il y aurait lieu de chercher enfin, pour les introduire dans l’usage, des formules assez précises, assez restrictives surtout, pour que l’on ne leur donnât pas une portée qu’elles ne doivent pas avoir. En pareille matière, trouver le juste accord de la forme et du fond, et concilier ensemble ces deux choses ennemies : la tradition et la réforme, ce ne sera pas, je pense, « mépriser » les jurisconsultes que de dire qu’ils ont été créés pour cette tâche, tout justement. Mais on conserverait dans nos lois le salutaire principe de l’interdiction de la recherche de la paternité. La condamnation du séducteur en des dommages-intérêts n’équivaudrait en aucun cas à une déclaration de paternité ; l’enfant naturel ne prendrait le nom et ne succéderait aux biens de son prétendu père que si celui-ci consentait à s’en avouer l’auteur, dans les formes consacrées pour la reconnaissance ou la légitimation des enfans nés hors mariage ; l’article 340 enfin subsisterait dans sa force, pour toutes les raisons qui jadis en ont dicté la dure formule, et, si dure qu’elle soit, ne semblent pas avoir cessé de la justifier.

Toute autre disposition, au surplus, ne serait-elle pas plutôt inspirée de je ne sais quel esprit de vengeance, ou même d’égoïsme inavoué que de justice et d’équité ? de vengeance, nous l’avons vu, comme quand on propose de condamner le coupable marié jusqu’en deux et cinq ans de prison, au détriment de la femme et de l’enfant légitimes, sans profit, par conséquent, pour l’enfant naturel, et sans profit seulement pour sa mère abandonnée ? d’égoïsme, quand, en somme, nous l’avons dit, l’histoire est là qui nous le prouve, on ne demande si fort la recherche de la paternité que pour n’avoir pas à desserrer les cordons de sa bourse, et de peur que l’enfant ne tombe à la charge de la communauté. « La défense de la recherche, a textuellement écrit l’un de ses partisans les plus convaincus, en multipliant les abandons, contribue à augmenter les charges publiques, et à poser l’insoluble problème de l’assistance sociale ; » et de cette « augmentation des charges publiques, » il n’hésite pas à se faire un argument pour la recherche de la paternité. Mais nous, tout au contraire, — et c’est par là que nous terminerons, — nous croyons fermement que, si cette « fraternité » dont on nous parle tant et que l’on pratique si peu, si la charité, généreuse, active, éclairée vient d’abord au secours de l’enfant abandonné ; si les femmes, à défaut de l’éducation de la famille, sont protégées contre elles-mêmes et contre la séduction par une loi plus sévère ; enfin s’il est une fois pourvu convenablement à l’entretien de la mère, alors, c’est l’intérêt même de l’enfant naturel qu’on lui épargne jusqu’à la connaissance du père qui l’a renié. Plus on y réfléchit, moins on voit, en effet, ce que le principal intéressé, je veux dire l’enfant, gagnerait bien, l’existence et l’éducation lui étant d’ailleurs assurées, à ces reconnaissances forcées ; et j’ai tâché de montrer ce que tout le monde perdrait à la libre recherche de la paternité. Nous serions vraiment trop heureux, car le remède y serait trop aisé, si tant de maux dont M. Dumas nous effraie, ne provenaient que de l’interdiction de la recherche de la paternité, mais c’est d’une source plus lointaine, grossie de trop d’affluens dans son cours, et enfin plus cachée, qu’ils dérivent. La facilité des mœurs ne naît pas de la condescendance des lois, mais au contraire, la condescendance des lois de la facilité des mœurs. Si l’adultère, par exemple, est encore, à ce que l’on dit, si fréquent dans nos mœurs, ce n’est point du tout parce que les lois le frappent trop bénignement, mais au contraire les lois ne le frappent si bénignement que pour n’avoir pas voulu se mettre trop ouvertement en contradiction avec les mœurs. Et c’est pourquoi, si nos lois devaient permettre un jour la recherche de la paternité, bien loin d’y voir le principe d’une heureuse réforme ou correction des mœurs, il y faudra reconnaître l’une de ces diminutions de moralité que la loi même est obligée de consacrer quelquefois afin de ne pas devenir lettre morte, et de retenir, à tout prix, au milieu d’une société qui s’en va, quelque ombre au moins de son prestige antique.


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. Voyez, pour l’ancien droit et la véritable interprétation de la règle : Virgini parturienti… le livre de M. Paul Baret : Histoire et critique des règles sur la preuve de la filiation naturelle. Paris, 1872, Marescq aîné.
  2. J’emprunte les textes à une intéressante Étude sur la Recherche de la paternité, par MM. P. Coulet et à Vaunois. Parie, 1880 ; Marescq aîné.
  3. Voyez la Revue du 1er août 1883.
  4. Le Mariage : son passé, son présent, son avenir, par M. Emile Accolas. Paris, 1880, Marescq aîné.