La Reconstruction de la France en 1800/12

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La Reconstruction de la France en 1800
Revue des Deux Mondes3e période, tome 105 (p. 481-516).
LA RECONSTRUCTION
DE
LA FRANCE EN 1800

L’EGLISE.

DERNIÈRE PARTIE[1]


I.

Si correct que soit un prêtre séculier, il vit encore dans le siècle. Il a, comme un laïque, son logis et son loyer, à la campagne son presbytère et son jardin, à la ville son appartement, dans tous les cas son intérieur et son ménage, une servante ou une gouvernante, qui est parfois sa mère ou sa sœur ; bref, un enclos propre et réservé où, contre les envahissemens de sa vie ecclésiastique et publique, sa vie domestique et privée se maintient à part, analogue à celle d’un fonctionnaire laïque qui serait célibataire et rangé. En effet, sa dépense et son revenu, son bien-être ou sa gène sont à peu près semblables; sa condition, ses appointemens[2], sa table, ses habits, son ameublement, ses mœurs extérieures le rangent, au village, à côté de l’instituteur et du receveur de la poste ; dans le gros bourg ou la petite ville, à côté du juge de paix et du professeur de collège; dans les grandes villes, à côté du chef de bureau et du chef de division; à Paris, dans telle paroisse, à côté du préfet de police et du préfet de la Seine[3]. Même dans la plus humble cure, il émarge chaque mois au budget, il dispose de tout son argent sans consulter personne ; hors ses heures de service, toutes ses heures sont à lui : il peut dîner chez autrui, commander au logis tel plat pour sa table, s’accorder des douceurs ; s’il n’a pas toutes ses aises, il en a quelques-unes, et aussi, comme un fonctionnaire laïque, l’envie de faire son chemin, le désir d’être promu à une meilleure cure, de devenir inamovible, d’être nommé chanoine, quelquefois l’ambition de monter plus haut, très haut, aux premiers grades. Par toutes ces pensées mondaines, le monde le tient ; il y est trop engagé pour s’en détacher tout à fait ; le plus souvent, parmi tant de préoccupations terrestres, sa vie spirituelle languit ou avorte. — Si le chrétien veut se procurer l’alibi et habiter dans l’au-delà, il lui faut un autre régime, un abri contre deux tentations, c’est-à-dire l’abdication de deux libertés dangereuses, l’une qui est le pouvoir par lequel, étant propriétaire, il dispose à son gré des choses qui lui appartiennent, l’autre qui est le pouvoir par lequel, étant maître de ses actes, il dispose à son gré de ses occupations quotidiennes. A cet effet, au vœu de continence que prononce aussi le prêtre séculier, le religieux ajoute deux autres vœux distincts et précis. Par le vœu de pauvreté, il renonce à la propriété, du moins à celle qui est pleine et complète[4], à l’usage arbitraire de son bien, à la jouissance personnelle de sa chose, ce qui le conduit à vivre en pauvre, à se priver, à peiner, puis au-delà, jusqu’à jeûner, se macérer, contrarier et détruire en soi-même tous les instincts par lesquels l’homme répugne à la souffrance corporelle et se porte vers le bien-être physique. Par le vœu d’obéissance, il livre toute sa personne à une double autorité, l’une écrite, qui est la règle, l’autre vivante, qui est le supérieur charge d’interpréter, appliquer et faire observer la règle ; sauf le cas inouï où les injonctions du supérieur seraient expressément et directement contraires à la lettre de cette règle[5], il s’interdit d’examiner, même dans son for intérieur, les motifs, la convenance, l’opportunité de l’acte qui lui est prescrit ; il a d’avance aliéné ses volontés futures, il abandonne le gouvernement de lui-même; désormais, son moteur interne est hors de lui et en autrui. Par suite, les initiatives imprévues et spontanées de son libre arbitre disparaissent de sa conduite, pour faire place à un ordre prédéterminé, obligatoire et fixe, à un cadre enveloppant dont les compartimens rigides enserrent l’ensemble et les détails de sa vie, à la distribution anticipée de son année, semaine par semaine, et de sa journée, heure par heure, à la définition impérative et circonstanciée de toute son action ou inaction, physique ou mentale, travail et loisir, silence et paroles, prières et lectures, abstinences et méditations, solitude et compagnie, lever, coucher, repas, quantité et qualité de la nourriture, attitudes, saluts, façons, ton et formes du langage, bien mieux, pensées muettes et sentimens intimes. De plus, par la répétition périodique des mêmes actes aux mêmes heures, il s’enferme dans un cycle d’habitudes qui sont des forces, et des forces croissantes, puisqu’elles mettent incessamment dans le même plateau de sa balance intérieure le poids croissant de tout son passé. Par la communauté de l’habitation et de la table, par la prière faite en commun, par le contact incessant des autres religieux de la même observance, par la précaution qu’on a de lui adjoindre un compagnon lorsqu’il sort et deux compagnons quand Il réside à part, par ses retours et séjours à la maison mère, il vit dans un cercle d’âmes tendues au même degré, par les mêmes moyens, vers la même fin que lui-même, et dont le zèle visible entretient le sien. — En cet état, la grâce abonde; on appelle ainsi l’émotion sourde et lente, ou surprenante et brusque, par laquelle le chrétien entre en communication avec le monde invisible ; c’est une aspiration et une attente, un pressentiment et une divination, parfois même une perception nette. Manifestement, cette grâce est à moindre distance, presque à portée, pour les âmes qui, par toute la teneur de leur vie, travaillent à l’atteindre; elles se sont closes du côté de la terre; partant, elles ne peuvent plus regarder et respirer que du côté du ciel.

A la fin du XVIIIe siècle, l’institution monastique n’avait plus cet effet; déformée, affaiblie et discréditée par ses abus, surtout dans les couvens d’hommes, puis violemment abattue par la Révolution, elle semblait morte. Mais, au commencement du XIXe siècle, voici qu’elle repousse spontanément, par un jet droit, fort, vivace, nouveau et plus haut que l’ancien, débarrassée des excroissances, des moisissures, des parasites qui, sous l’ancien régime, la défiguraient et l’étiolaient. Plus de vœux forcés, de cadets « froqués » pour « faire un aîné, » de filles cloîtrées dès leur petite enfance, maintenues au couvent pendant toute leur adolescence, conduites et poussées, puis acculées comme dans une impasse, et précipitées dans l’engagement définitif quand elles étaient d’âge : plus d’instituts aristocratiques, ordre de Malte, chapitres d’hommes ou de femmes, où les familles nobles trouvaient une carrière et un dépôt pour leurs enfans surnuméraires. Plus de ces vocations fausses et feintes dont le vrai motif était tantôt l’orgueil de race et la volonté de ne pas déchoir, tantôt l’attrait animal du bien-être physique, de l’incurie et de l’inertie; plus de moines oisifs et opulens, occupés, comme les Chartreux du Val-Saint-Pierre, à trop manger, à s’abrutir dans la digestion et dans la routine, ou, comme les Bernardins de Granselve[6], à faire de leur maison un rendez-vous mondain d’hospitalité joyeuse et à figurer eux-mêmes, au premier rang, dans les festins prolongés et répétés, dans les bals, les comédies et les parties de chasse, dans les divertissemens et les galanteries que la fête annuelle de Saint-Bernard, par une disparate étrange, provoquait et consacrait. Plus de supérieurs trop riches, usufruitiers d’une mense abbatiale énorme, seigneurs suzerains et terriens, avec le train, le luxe et les mœurs de leur condition, avec carrosses à quatre chevaux, livrées, huissiers, antichambre, cour, chancellerie et officiers de justice, se faisant donner du monseigneur par leurs moines, aussi peu réguliers qu’un laïque ordinaire, excellens pour instituer dans leur ordre le scandale par leurs libertés et le relâchement par leur exemple. Plus d’ingérences laïques, d’abbés ou prieurs commendataires, intrus et imposés d’en haut ; plus d’interventions législatives[7] et administratives pour assujettir les moines et les religieuses à leurs vœux, pour les frapper d’incapacité et presque de mort civile, pour les exclure du droit commun, pour leur retirer la faculté d’hériter, de tester, de faire ou recevoir une donation, pour leur ôter d’avance les moyens de subsister et l’envie de rentrer dans le monde, pour les retenir par force dans leur couvent et mettre à leurs trousses la maréchaussée, s’ils se sauvent, pour prêter à leur supérieur l’aide du bras séculier et réprimer leur insubordination par la contrainte physique. Rien de tout cela ne subsiste après la grande destruction de 1790 ; sous le régime moderne, si quelqu’un entre et reste au couvent, c’est que le couvent lui plaît mieux que le monde; nul autre motif, aucune impulsion ou répression d’espèce inférieure et différente, contrainte directe ou indirecte, domestique ou légale, ambition, vanité, paresse innée ou paresse acquise, satisfaction certaine de la sensualité grossière et bornée. Ce qui opère maintenant, c’est la vocation naissante et persistante; l’homme ou la femme, qui prononce des vœux et les observe, ne contracte et ne tient son engagement que par un acte spontané, délibéré et incessamment renouvelé de son libre arbitre.

Ainsi épurée, l’institution monastique revient à sa forme normale ; c’est la forme républicaine et démocratique, et l’utopie impraticable, que les philosophes du XVIIIe siècle voulaient imposer à la société laïque, devient le régime effectif sous lequel vont vivre les communautés religieuses. Dans toutes, les gouvernans sont élus par les gouvernés ; que le suffrage y soit universel ou restreint, tout vote en vaut un autre, les voix sont comptées par tête, et, à des intervalles périodiques, la majorité souveraine use à nouveau de son droit; chez les Carmélites, c’est tous les trois ans, et pour nommer au scrutin secret, non pas une seule autorité, mais toutes les autorités, la prieure, la sous-prieure et les trois clavières[8]. — Une fois nommé, le chef, conformément à son mandat, reste un mandataire, c’est-à-dire un travailleur chargé d’une besogne, et non un privilégié gratifié d’une jouissance; sa dignité n’est pas une dispense, mais une surcharge ; à travers les obligations de son office, il s’assujettit aux observances de la règle : devenu général, il n’a pas plus de bien-être que le simple soldat ; son lever est aussi matinal, son ordinaire n’est pas meilleur, sa cellule est aussi nue; son entretien personnel n’est pas plus dispendieux. Tel qui commande à dix mille autres vit aussi pauvrement, sous une consigne aussi stricte, avec aussi peu de commodités et moins de loisirs que le moindre frère[9]. Tel, par-delà les austérités de la discipline commune, s’imposait des mortifications surérogatoires dont l’énormité faisait l’étonnement et l’édification de ses moines. Voilà bien l’état idéal du théoricien, une république Spartiate, et, pour tous, y compris les chefs, une ration égale du même brouet noir. — Autre ressemblance encore plus profonde. À la base de cette république, on trouve la pierre angulaire, dessinée d’avance par Rousseau, puis taillée et employée tant bien que mal dans les constitutions ou plébiscites de la Révolution, du Consulat et de l’Empire, pour servir de fondement à l’édifice total. Cette pierre est une convention primitive et solennelle de tous les intéressés, un contrat social, un pacte proposé par le législateur et accepté par les citoyens ; seulement, dans le pacte monastique, la volonté des acceptans est unanime, sincère, sérieuse, réfléchie, permanente, et, dans le pacte politique, elle ne l’est pas ; ainsi, tandis que le second contrat est une fiction théorique, le premier contrat est une vérité de fait.

Car, dans la petite cité religieuse, toutes les précautions sont prises pour que le futur citoyen sache à quoi et jusqu’où il s’engage. L’exemplaire de la règle, qu’on lui met d’avance entre les mains, lui explique l’emploi futur de chacune de ses journées et de chacune de ses heures, tout le détail du régime auquel il va se soumettre. Rien plus, pour le prémunir contre l’illusion et la précipitation, on exige qu’il fasse lui-même l’essai de la clôture et de la discipline ; il en aura l’expérience personnelle, sensible et prolongée ; avant de prendre l’habit, il sera novice, au moins pendant un an et sans interruption. Parfois des vœux simples précèdent les vœux solennels ; chez les jésuites, plusieurs noviciats, chacun de deux ou trois ans, se succèdent et se superposent ; ailleurs l’engagement perpétuel n’est reçu qu’après plusieurs engagemens temporaires ; jusqu’à vingt-cinq ans, les Frères des Écoles chrétiennes font leurs vœux pour un an ; à vingt-cinq ans, c’est pour trois ans ; à vingt-huit ans seulement, c’est pour toute la vie. Certainement, après de telles épreuves, l’information du postulant est complète ; néanmoins, on y ajoute celle de ses supérieurs. Ils l’ont suivi jour par jour ; par-delà sa volonté superficielle, actuelle et déclarée, ils démêlent sa volonté profonde, latente et future ; s’ils la jugent insuffisante ou douteuse, ils ajournent ou empêchent la profession finale : « Mon enfant, attendez, votre vocation n’est pas encore définitive ; » ou bien : « Mon ami, vous n’étiez pas fait pour le couvent, rentrez dans le monde. » — Jamais contrat social n’a été souscrit à meilleur escient, par un choix plus réfléchi, après une délibération si attentive : les conditions que la théorie révolutionnaire exigeait de l’association humaine sont toutes remplies, et le songe des jacobins se réalise. Mais ce n’est pas sur le terrain qu’ils lui assignaient ; par un contraste étrange et qui semble une ironie de l’histoire, ce rêve de la raison spéculative n’a produit dans l’ordre laïque que des plans tracés sur le papier, une Déclaration des droits décevante et dangereuse, des appels à l’insurrection ou à la dictature, des organismes incohérens ou morts-nés, bref des avortons ou des monstres; dans l’ordre religieux, il ajoute au monde vivant des milliers de créatures vivantes, indéfiniment viables. En sorte que, parmi les effets de la révolution française, l’un des principaux et des plus durables est la restauration des instituts monastiques.

De toutes parts, et sans interruption, depuis le Consulat jusqu’aujourd’hui, on les voit surgir et se multiplier. Tantôt, sur les vieux troncs que la hache révolutionnaire avait tranchés, des bourgeons nouveaux repoussent et pullulent. En 1800, « rétablir[10] une corporation choquait toutes les idées du temps. » Mais les bons administrateurs du Consulat avaient besoin, pour leurs hôpitaux, de servantes volontaires : à Paris, le ministre Chaptal découvre une supérieure qu’il a jadis connue, la charge de réunir dix ou douze de ses compagnes survivantes, les installe rue du Vieux-Colombier, dans une maison qui appartient aux hôpitaux, et qu’il aménage pour 40 novices; à Lyon, il remarque que les sœurs de l’hôpital général ont dû, pour continuer leur service, s’habiller en laïques ; il les autorise à reprendre leur costume et leurs croix ; il leur donne 2,000 francs pour acheter le nécessaire, et, quand elles ont revêtu leur ancien uniforme, il les présente au Premier Consul. Voilà, sur l’institut de Saint-Vincent de Paule, à Paris, et sur l’institut de Saint-Charles, à Lyon, le premier bourgeon renaissant, bien petit et bien faible. De nos jours[11], la congrégation de Saint-Charles, outre la maison mère à Lyon, en a 102 autres, avec 2,226 religieuses, et la congrégation de Saint-Vincent de Paule, outre la maison mère à Paris, en a 88 autres, avec 9,130 religieuses. Souvent, sur la souche rasée par la Révolution, la végétation nouvelle est bien plus riche que l’ancienne : en 1789, l’institut des Frères des Écoles chrétiennes avait 800 membres ; en 1845, 4,000 ; en 1878, 9,818 ; au 31 décembre 1888, il en a 12,245. En 1789, il comptait 126 maisons ; en 1888, il en compte 1,286. — Cependant, à côté des vieilles plantations, quantité de germes indépendans, des espèces ou des variétés nouvelles lèvent spontanément, chacune avec son objet, sa règle, sa dénomination particulière ; le vendredi saint, 6 avril 1792, juste à la date du décret par lequel l’Assemblée législative abolit toutes les communautés religieuses[12], il en naît une, celle des Sœurs de la Retraite chrétienne, à Fontenelle, et d’année en année, incessamment depuis un siècle, çà et là des plants semblables sortent de terre à l’improviste ; l’énumération en serait trop longue ; un grand volume officiel de plus de 400 pages est rempli par le simple relevé des noms, des lieux et des chiffres. — Ce volume, publié en 1878, divise les instituts religieux en deux groupes. Dans le premier, qui comprend les sociétés légalement autorisées, on trouve d’abord 5 congrégations d’hommes qui ont 224 établissemens avec 2,418 membres, et 23 associations d’hommes qui ont 20,341 membres et desservent 3,086 écoles ; ensuite 259 congrégations de femmes et 644 communautés de femmes, qui ont 3,196 établissemens, qui desservent 16,478 écoles et qui comptent 113,750 membres. Dans le second groupe, qui comprend les sociétés non autorisées, on trouve 384 établissemens d’hommes, avec 7,444 membres, et 602 établissemens de femmes, avec 14,003 membres : en tout, dans les deux groupes, 30,287 religieux et 127,753 religieuses. Eu égard à la population totale, la proportion des religieux, en 1789 et de nos jours, est à peu près la même ; c’est leur esprit qui a changé ; aujourd’hui, tous veulent rester dans leur état, et en 1789 les deux tiers voulaient en sortir. Quant à la proportion des religieuses, elle s’est accrue au-delà de toute attente[13]. Sur 10,000 femmes il y avait, en 1789, 28 religieuses ; en 1866, 45 ; en 1878, 67. Carmélites, Clarisses, Filles du Cœur de Jésus, Réparatrices, Sœurs du Saint-Sacrement, Visitandines, Franciscaines, Bénédictines et autres semblables, environ 4,000 religieuses sont des contemplatives. Chartreux, Cisterciens, Trappistes et quelques autres, environ 1,800 religieux, qui, pour la plupart, travaillent surtout à la terre, ne s’imposent le travail que comme un exercice accessoire ; c’est la prière, la méditation, l’adoration, qui est leur objet principal et premier; eux aussi, ils emploient leur vie à la contemplation de l’autre monde, non au service de celui-ci. Mais tous les autres, plus de 28,000 hommes et plus de 123,000 femmes, sont des bienfaiteurs par institution et des corvéables volontaires, voués par leur propre choix à des besognes dangereuses, répugnantes, et tout au moins ingrates : missions chez les sauvages et les barbares, soins aux malades, aux idiots, aux aliénés, aux infirmes, aux incurables, entretien des vieillards pauvres ou des enfans abandonnés, œuvres innombrables d’assistance et d’éducation, enseignement primaire, service des orphelinats, des asiles, des ouvroirs, des refuges et des prisons ; le tout gratuitement ou à des prix infimes, par la réduction au minimum des besoins physiques et de la dépense personnelle de chaque religieux ou religieuse[14]. Manifestement, chez ces hommes et chez ces femmes, l’équilibre ordinaire des motifs déterminans s’est renversé ; dans leur balance interne, ce n’est plus l’amour de sol qui l’emporte sur l’amour des autres, c’est l’amour des autres qui l’emporte sur l’amour de soi. — Regardons un de leurs instituts au moment où il se forme, et nous verrons comment la prépondérance passe de l’instinct égoïste à l’instinct social. Toujours, aux origines de l’œuvre, on rencontre d’abord la compassion ; à l’aspect de la misère, de l’abrutissement, de l’inconduite, quelques bons cœurs se sont émus ; des âmes ou des corps étaient en détresse, il y avait un naufrage en vue; trois ou quatre sauveteurs se sont présentés. Ici, à Rouen, en 1818, c’est une pauvre fille qui, sur le conseil de son curé, réunit quelques amies dans son grenier; le jour, elles y font une classe, et la nuit, elles travaillent pour gagner leur pain ; aujourd’hui, sous le nom de Sœurs du Sacré-Cœur de Jésus, elles sont 800. Ailleurs, à Laval, la fondatrice du Refuge pour les repenties infirmes est une simple repasseuse qui a commencé sa maison en recueillant par charité deux filles ; celles-ci en ont amené d’autres, et il y a maintenant une centaine d’instituts semblables. Le plus souvent, le fondateur est le desservant ou vicaire de l’endroit, qui, touché par une misère locale, croit d’abord ne taire qu’une œuvre locale ; ainsi naît en 1806, à Rouissé-sur-Loire, la congrégation de la Providence, qui a maintenant 918 sœurs en 193 maisons ; en 1817, à Lovallat, l’association des Petits-Frères de Marie, qui compte aujourd’hui 3,600 frères ; en 1840, à Saint-Servan, l’institut des Petites-Sœurs des Pauvres, qui sont aujourd’hui 2,685, et, sans aucun secours que celui de l’aumône, nourrissent et soignent, dans leurs 158 maisons, 20,000 vieillards, dont 13,000 dans leurs 93 maisons de France ; elles ne mangent qu’après leurs hôtes, et leurs restes ; il leur est interdit d’accepter aucune dotation ou fondation ; en vertu de leur règle, elles sont et restent mendiantes, d’abord et surtout pour leurs vieillards, ensuite et par accessoire pour elles-mêmes. Notez les circonstances de l’entreprise et la condition des fondatrices : c’étaient deux ouvrières de village, jeunes filles de seize à dix-huit ans, pour lesquelles le vicaire de la paroisse avait écrit « une petite règle ; » le dimanche, ensemble dans un creux de rocher, au bord de la mer, elles apprenaient et méditaient ce manuel sommaire, puis accomplissaient les dévotions prescrites, telle dévotion à telle heure, chapelet, oraison, station à l’église, examen de conscience et autres pratiques dont la répétition quotidienne dépose et appesantit dans l’esprit l’idée du surnaturel : voilà, par-dessus la pitié naturelle, le poids surajouté qui fixe la volonté instable et maintient à demeure l’âme dans l’abnégation. — À Paris, dans les deux salles de la préfecture de police où les filles et les voleuses arrêtées restent un ou deux jours en dépôt provisoire, les religieuses de Marie-Joseph, condamnées par leurs vœux à vivre dans cet égout toujours coulant de boue humaine, sentent parfois leur cœur défaillir ; par bonheur, on leur a ménagé dans un coin une petite chapelle ; elles y vont prier, et, au bout d’un quart d’heure, elles ont refait leur provision de courage et de douceur. — Très justement, et avec l’autorité d’une longue expérience, le père Étienne, supérieur des Lazaristes et des Filles de Saint-Vincent de Paule, disait à des visiteurs étrangers[15] : « Je vous ai fait connaître le détail de notre vie, mais je ne vous en ai pas donné le secret. Ce secret, le voici : c’est Jésus-Christ connu, aimé, servi dans l’Eucharistie. »


II.

Au XIIIe siècle, quand le communiant à genoux allait recevoir le sacrement, quelquefois il cessait de voir l’hostie; elle disparaissait; à la place, il apercevait un petit enfant ou le visage rayonnant du Sauveur, et, selon les docteurs, ce n’était pas là une illusion, mais une illumination[16]; le voile s’était levé; l’âme se trouvait face à face avec son objet, avec Jésus-Christ présent dans l’Eucharistie; elle avait la seconde vue, infiniment supérieure en certitude et en portée à la première, une vue directe et pleine, accordée par une grâce d’en haut, une vue surnaturelle. — Par cet exemple qui est un cas extrême, on peut comprendre en quoi consiste la foi : c’est une faculté extraordinaire, qui opère à côté et parfois à l’encontre de nos facultés naturelles; à travers et par-delà les choses telles que l’observation les présente, elle nous découvre un au-delà, un monde auguste et grandiose, seul véritablement réel et dont le nôtre n’est que le voile temporaire. Au plus profond de l’âme, bien au-dessous de la couche superficielle dont nous avons conscience[17], les impressions se sont accumulées, comme des eaux souterraines ; là, sous la poussée et la chaleur des instincts immanens, une source vive s’est formée, grossit et bouillonne obscurément; vienne une secousse, une fissure, et soudainement elle monte, elle perce, elle jaillit à la surface ; l’homme qui la contenait et en qui elle déborde est surpris de cette inondation, il ne se reconnaît plus lui-même ; tout le champ visible de sa conscience est bouleversé et renouvelé; à la place de ses anciennes pensées vacillantes et fragmentaires, il trouve une croyance irrésistible et cohérente, une conception précise, une représentation intense, une affirmation passionnée, quelquefois même des perceptions positives, d’une espèce à part, et qui lui viennent, non du dehors, mais du dedans, non-seulement des suggestions simplement mentales, comme les dialogues muets de l’Imitation et « les locutions intellectuelles » des mystiques, mais encore de véritables sensations physiques, comme les visions détaillées de sainte Thérèse, les voix articulées de Jeanne d’Arc et les stigmates corporels de saint François.

Au Ier siècle, cet au-delà découvert par la faculté mystique fut le royaume de Dieu, par opposition aux royaumes du monde[18] ; aux yeux des révélateurs, ces royaumes ne valaient rien ; par la divination pénétrante de l’instinct moral et social, ces grands cœurs généreux et simples avaient deviné le défaut interne de toutes les sociétés ou États du siècle. L’égoïsme y était trop fort; il y manquait la charité[19], la faculté d’aimer autrui à l’égal de soi-même, et d’aimer ainsi, non-seulement quelques-uns, mais tous, quels qu’ils soient, par cette seule raison qu’ils sont des hommes, en particulier les humbles, les petits et les pauvres, en d’autres termes, la répression volontaire des appétits par lesquels l’individu se fait centre et se subordonne les autres vies, le renoncement « aux concupiscences de la chair, des yeux et de l’amour-propre, aux insolences de la richesse et du luxe, de la force et du pouvoir[20]. » — En face de cet ordre humain et par contraste, naquit et grandit l’idée d’un ordre divin : un Père céleste, son règne au ciel, et bientôt, peut-être demain, son règne ici-bas; son fils venu sur la terre pour y établir ce règne et mort sur la croix pour sauver les hommes; après lui, envoyé par lui, son esprit, le souffle intérieur qui anime ses disciples et continue son œuvre ; tous les hommes frères, enfans bien-aimés du même père commun; çà et là, des groupes spontanés qui ont appris « cette bonne nouvelle, » et la propagent; de petites sociétés éparses qui vivent dans l’attente d’un ordre idéal et cependant, par anticipation, dès à présent, le réalisent, « tous[21] n’ayant qu’un cœur et une âme, chacun vendant ses biens pour en apporter le prix à la communauté, aucun ne gardant rien en propre, chacun recevant de la communauté ce dont il a besoin pour subsister, » tous heureux d’être ensemble, de s’aimer et de se sentir purifiés ou purs.

Manifestement, voilà dans l’âme un nouveau moteur et régulateur, un puissant organe de surcroît, approprié, efficace, acquis par métamorphose et refonte interne, pareil aux ailes dont un insecte est pourvu par sa mue. En tout organisme vivant, le besoin, par tâtonnemens et sélections, produit ainsi l’organe possible et requis. Dans l’Inde, cinq cents ans avant notre ère, ce fut le bouddhisme; dans l’Arabie, six cents après notre ère, ce fut le mahométisme; dans nos sociétés occidentales, c’est le christianisme. Aujourd’hui, après dix-huit siècles, sur les deux continens, depuis l’Oural jusqu’aux montagnes Rocheuses, dans les moujiks russes et les settlers américains, il opère comme autrefois dans les artisans de la Galilée, et de la même façon, de façon à substituer à l’amour de soi l’amour des autres; ni sa substance ni son emploi n’ont changé; sous son enveloppe grecque, catholique ou protestante, il est encore, pour 00 millions de créatures humaines, l’organe spirituel, la grande paire d’ailes indispensables pour soulever l’homme au-dessus de lui-même, au-dessus de sa vie rampante et de ses horizons bornés, pour le conduire, à travers la patience, la résignation et l’espérance, jusqu’à la sérénité, pour l’emporter, par-delà la tempérance, la pureté et la bonté, jusqu’au dévoûment et au sacrifice. Toujours et partout, depuis dix-huit cents ans, sitôt que ces ailes défaillent ou qu’on les casse, les mœurs publiques et privées se dégradent. En Italie, pendant la Renaissance, en Angleterre sous la restauration, en France sous la Convention et le Directoire, on a vu l’homme se faire païen, comme au Ier siècle; du même coup, il se retrouvait tel qu’au temps d’Auguste et Tibère, c’est-à-dire voluptueux et dur : il abusait des autres et de lui-même ; l’égoïsme brutal ou calculateur avait repris l’ascendant, la cruauté et la sensualité s’étalaient, la société devenait un coupe-gorge et un mauvais lieu. — Quand on s’est donné ce spectacle, et de près, on peut évaluer l’apport du christianisme dans nos sociétés modernes, ce qu’il y introduit de pudeur, de douceur et d’humanité, ce qu’il y maintient d’honnêteté, de bonne foi et de justice. Ni la raison philosophique, ni la culture artistique et littéraire, ni même l’honneur féodal, militaire et chevaleresque, aucun code, aucune administration, aucun gouvernement ne suffit à le suppléer dans ce service. Il n’y a que lui pour nous retenir sur notre pente natale, pour enrayer le glissement insensible par lequel incessamment et de tout son poids originel notre race rétrograde vers ses bas-fonds ; et le vieil Évangile, quelle que soit son enveloppe présente, est encore aujourd’hui le meilleur auxiliaire de l’instinct social.

Parmi ses trois formes contemporaines, celle qui groupe le plus d’hommes, environ 180 millions de fidèles, est le catholicisme, en d’autres termes, le christianisme romain, et ces deux mots, qui sont une définition, résument une histoire. À l’origine, quand naquit l’idée chrétienne, elle s’exprima d’abord en hébreu, dans la langue des prophètes et des voyans ; ensuite et tout de suite, en grec, dans la langue des dialecticiens et des philosophes ; finalement et très tard, en latin, dans la langue des jurisconsultes et des hommes d’État ; de là les stades successifs du dogme. Écrits en grec, tous les textes évangéliques et apostoliques, écrites en grec toutes les spéculations métaphysiques[22] qui en furent le commentaire, ne parvinrent aux Latins occidentaux que par des traductions. Or, en métaphysique, le latin traduisait mal le grec[23] ; les mots et les idées lui manquaient ; ce que disait l’Orient, l’Occident ne le comprenait qu’à demi ; il l’accepta sans disputer et l’enregistra de confiance[24]. À son tour enfin, au IVe siècle, quand, après Théodose, il se détacha de l’Orient, il intervint, et il intervint avec sa langue, c’est-à-dire avec la provision d’idées et de mots que sa culture lui fournissait ; lui aussi, il avait ses instrumens de précision, non pas ceux de Platon et d’Aristote, mais d’autres, aussi spéciaux, forgés par Ulpien, Caïus et vingt générations de juristes, par l’invention originale et le travail immémorial du génie romain. « Dire le droit, » imposer aux hommes des règles de conduite, voilà en abrégé toute l’œuvre pratique du peuple romain ; écrire ce droit, formuler et coordonner ces règles, voilà en abrégé toute son œuvre scientifique, et chez lui, au IIIe, au IVe au Ve siècle, dans la décadence des autres études, la science du droit était encore en pleine pousse et vigueur[25]. Par suite, lorsque les Occidentaux entreprirent l’interprétation des textes et l’élaboration du dogme, ce fut avec des habitudes et des facultés de jurisconsultes, avec des préoccupations et des arrière-pensées d’hommes d’État, avec l’outillage mental et verbal qui leur était propre. En ce temps-là, les docteurs grecs, aux prises avec les monophysites et les monothélites, achevaient la théorie de l’essence divine ; à la même date, les docteurs latins, aux prises avec les Pélagiens, les semi-Pélagiens et les Donatistes, fondèrent la théorie de l’obligation humaine[26]. L’obligation, disaient les juristes romains, est « un lien du droit » par lequel nous sommes astreints à faire ou à subir quelque chose pour nous libérer d’une dette, et, de cette conception juridique qui est le chef-d’œuvre de la jurisprudence romaine, sortit, comme d’un bourgeon vivace, le nouveau développement du dogme. — D’une part, nous sommes obligés envers Dieu; car, à son égard, en termes de droit, nous sommes des débiteurs insolvables, héritiers d’une dette infinie, incapables de nous acquitter et de donner satisfaction à notre créancier, sauf par l’interposition volontaire d’un tiers[27] surhumain qui prend notre charge à sa charge; plus précisément encore, nous sommes des délinquans, coupables de naissance et par transmission de sang, condamnés en masse, puis graciés en masse, mais de telle façon que cette grâce, pur cadeau, non motivé par aucun de nos mérites, demeure toujours conditionnelle et révocable, que, pour quelques-uns seulement, elle est ou devient plénière et définitive, que nul d’entre nous ne peut être sûr de l’avoir telle, que nul d’entre nous ne doit désespérer de l’obtenir telle, et que sa distribution, déterminée là-haut par avance, reste à jamais pour nous un secret d’État. De là les controverses prolongées sur la prédestination, le libre arbitre et le péché originel, les recherches approfondies sur l’homme avant, pendant et après la chute ; de là aussi, les solutions adoptées, peu concluantes et même, si l’on veut, contradictoires, mais pratiques, mitoyennes, excellentes pour maintenir les hommes dans la foi et l’obéissance, sous l’autorité ecclésiastique et dogmatique qui, seule, a commission pour les conduire dans la voie du salut. — D’autre part, nous sommes obligés envers l’Église; car elle est une cité, « la cité de Dieu, » et, selon la définition romaine, la cité n’est pas un nom abstrait, un terme collectif, mais une chose réelle et positive, « la chose publique, » c’est-à-dire un être distinct des générations qui se succèdent en lui, de durée indéfinie et d’espèce supérieure, divin ou presque divin, qui n’appartient pas aux individus et à qui les individus appartiennent, un corps organisé, pourvu d’une forme et d’une structure, fondé sur des traditions, constitué par des lois et régi par un gouvernement. Autorité absolue de la communauté sur ses membres et direction autoritaire de la communauté par ses chefs, telle est la conception romaine de l’État, et, à plus forte raison de l’Église : elle aussi, elle est une Rome militante, conquérante, gouvernante, prédestinée à l’empire universel, souveraine légitime comme l’autre, mais avec un titre meilleur : car elle tient le sien de Dieu lui-même. C’est Dieu qui, dès l’origine des choses, l’a préconçue et préparée, qui l’a figurée dans l’Ancien-Testament et annoncée par les prophètes ; c’est le fils de Dieu qui l’a établie, qui, jusqu’à la fin des siècles, ne cessera jamais de la soutenir et de la guider, qui, par son inspiration continue, reste toujours pré- sent en elle et actif par elle. Il lui a commis sa révélation; seule et par une délégation expresse du Christ, elle a la seconde vue, la connaissance de l’invisible, l’intelligence de l’ordre idéal tel que son fondateur l’a institué et le prescrit, par suite la garde et l’interprétation des Écritures, le droit de formuler les dogmes et les injonctions, d’enseigner et de commander, de régner sur les intelligences et les âmes, de faire les croyances et les mœurs. Désormais, la faculté mystique sera endiguée : au fond, elle est la faculté de concevoir l’idéal, d’en avoir la vision, de croire à cette vision et d’agir en conséquence ; plus elle est précieuse, plus il importe de la conduire. Pour la préserver d’elle-même, pour la mettre en garde contre l’arbitraire et les diversités du sens individuel, pour l’empêcher d’extravaguer en théorie ou en pratique, du côté du relâchement ou du rigorisme, un gouvernement est nécessaire. — Que celui-ci soit un legs de l’ancienne Rome, l’Église catholique n’en disconvient pas : elle se qualifie d’Église romaine; elle écrit et prie encore en latin ; sa capitale est toujours Rome ; son chef a pour titre le nom qui jadis à Rome désignait le chef du culte païen; depuis 1378, tous les papes, sauf cinq, et depuis 1523, tous les papes ont été des Italiens; aujourd’hui, dans le sacré-collège, sur soixante-quatre cardinaux, trente-cinq sont aussi des Italiens. — L’empreinte romaine devient plus visible encore, si l’on compare les millions de chrétiens qui sont catholiques aux millions de chrétiens qui ne le sont pas. Parmi les annexes primitives et les acquisitions ultérieures de l’Église romaine, plusieurs se sont détachées d’elle ; ce sont les pays dont les populations grecques, slaves, germaniques, n’ont point parlé latin et ne parlent pas une langue dérivée du latin. Seules ou presque seules, la Pologne et l’Irlande lui sont restées fidèles, parce que, chez elles, sous la longue pression des calamités publiques, la foi catholique s’est incorporée au sentiment national. Ailleurs, l’alluvion romaine était nulle ou s’est trouvée trop mince. Au contraire, tous les peuples qui jadis ont été latinisés à fond demeurent catholiques ; quatre siècles d’administration impériale et d’assimilation romaine ont déposé en eux une couche d’habitudes, d’idées et de sentimens, qui subsiste[28]. Pour mesurer la puissance de cette couche historique, il suffit de remarquer que trois élémens la composent, tous les trois contemporains, de la même provenance et de la même épaisseur, une langue romane, le droit civil de Rome et le christianisme romain ; chacun de ces élémens, par sa consistance, indique la consistance des autres.

De là, les caractères profonds et fixes par lesquels aujourd’hui la branche catholique se distingue des deux autres, issues du même tronc chrétien. — Pour les protestans, l’Écriture, qui est la parole de Dieu, est la seule autorité spirituelle ; toutes les autres, docteurs, Pères, tradition, papes et conciles, sont humaines, et, partant, faillibles; de fait, à plusieurs reprises, elles ont gravement erré[29]. Mais l’Écriture est un texte que chaque lecteur lit avec ses propres yeux, plus ou moins éclairés et sensibles, avec des yeux qui, au temps de Luther, avaient la sensibilité et les lumières du XVIe siècle, avec des yeux qui ont aujourd’hui la sensibilité et les lumières du XIXe siècle; en sorte que, selon les époques et les groupes, l’interprétation peut être différente, et que, sinon sur le texte, du moins sur le sens du texte, l’autorité appartient tout entière à l’individu. — Chez les Grecs et les Slaves, comme chez les catholiques, elle n’appartient qu’à l’Église, c’est-à-dire aux chefs de l’Église, successeurs des apôtres. Mais chez les Grecs et les Slaves, depuis le IXe siècle, l’Église n’a plus décrété de dogmes : selon elle, les sept premiers conciles avaient formulé toute la foi ; après eux, la révélation s’est arrêtée; le dogme était achevé, définitif et complet; il n’y avait plus qu’à le maintenir. — Au contraire, chez les catholiques, après comme avant cette date, le dogme n’a jamais cessé de se développer, de se préciser, et la révélation continue ; les treize derniers conciles étaient inspirés comme les sept premiers, et le premier, où figura saint Pierre à Jérusalem, n’avait pas d’autres prérogatives que le dernier, convoqué par Pie IX au Vatican. L’Église n’est pas « un cadavre gelé[30], » mais un corps vivant, conduit par une tête toujours agissante, et qui poursuit son œuvre, non-seulement en ce monde, mais aussi dans l’autre, d’abord pour le définir, ensuite pour le décrire et y assigner des places ; hier encore, elle ajoutait au dogme deux articles de foi, l’immaculée conception de la Vierge et l’infaillibilité du pape; elle conférait des titres ultra-terrestres, elle déclarait saint Joseph patron de l’Église universelle, elle canonisait saint Labre, elle élevait saint François de Sales à la dignité de docteur. Mais elle est conservatrice autant qu’active; de tout son passé, elle ne rétracte rien ; elle ne rapporte aucun de ses anciens décrets ; seulement, avec des explications, des commentaires et des déductions de juriste, elle relie ces anneaux entre eux, elle en forme une chaîne ininterrompue, depuis l’époque présente jusqu’à l’Evangile, et au-delà à travers l’Ancien-Testament, jusqu’aux origines du monde, de façon à coordonner autour d’elle-même toute l’histoire et tout l’univers. Révélations et prescriptions, la doctrine ainsi construite est une œuvre colossale, aussi compréhensive que précise, analogue au Digeste, mais plus vaste; car, outre le droit canon et la théologie morale, elle comprend la théologie dogmatique, c’est-à-dire, outre la théorie du monde visible, la théorie du monde invisible et de ses trois régions, la géographie de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis, territoires immenses, dont notre terre n’est que le vestibule, territoires inconnus, inaccessibles aux sens et à la raison, mais dont les confins, les entrées, les issues et les subdivisions, les habitans et tout ce qui les concerne, leur condition, leurs facultés et leurs communications, sont définis, comme dans la carte de Peutinger et dans la Notitia imperii romani avec une lucidité, une minutie et une rigueur extraordinaires, par une combinaison de l’esprit positiviste et de l’esprit mystique, par des théologiens qui sont à la fois des chrétiens et des administrateurs. Là-dessus, feuilletez la Somme de saint Thomas ; encore aujourd’hui, son ordre, les dominicains fournissent à Rome les consultans en matière de dogme; ou plutôt, pour abréger et transcrire les formules scolastiques en peintures sensibles, relisez la Divine comédie de Dante[31] : probablement, pour l’imagination, encore à présent ce tableau est le plus exact, comme le plus coloré, du monde humain et divin, tel que le conçoit l’Église catholique. Elle en tient les clefs, elle y règne et gouverne. Sur les âmes et intelligences, très nombreuses, qui, par naturel ou par éducation, sont disciplinables, qui répugnent à l’initiative personnelle, qui ont besoin d’une direction impérative et systématique, le prestige d’un pareil gouvernement est souverain, égal ou supérieur à celui que l’ancien État romain exerçait sur ses 120 millions de sujets. Hors de l’Empire, tout leur semblait anarchie ou barbarie ; même impression chez les catholiques à l’endroit de leur Église. Spirituelle ou temporelle, une autorité a bien des chances pour être adoptée et révérée, lorsque, toujours visible et partout présente, elle n’est ni arbitraire ni capricieuse, mais réglée, contenue par des textes, une tradition, une législation et une jurisprudence, dérivée d’en haut et d’une source plus qu’humaine, consacrée par l’antiquité, la continuité, la cohérence et la grandeur de son œuvre, bref, par ce caractère que la langue latine est seule capable d’exprimer, et qu’elle nomme la majesté.

Parmi les actes que l’autorité religieuse prescrit à ses sujets, il en est qu’elle impose en son propre nom, rites, pratiques extérieures et autres observances dont les principales, dans le catéchisme catholique, font suite « aux commandemens de Dieu, » et sont intitulées «les commandemens de l’Église. » — Chez les protestans, où l’autorité de l’Église a presque péri, les rites ont presque disparu ; pris en eux-mêmes, ils n’ont plus été considérés comme obligatoires ou méritoires; les plus importans, l’eucharistie elle-même, n’ont été conservés que comme des commémorations et des signes ; tous les autres, jeûnes, abstinences, pèlerinages, culte des saints et de la Vierge, des reliques et de la croix, récitation de paroles apprises, génuflexions et prosternemens devant les images ou les autels, ont été déclarés vains ; en fait de prescriptions positives, il n’est resté que la lecture de la Bible, et le devoir, allégé de la piété externe, s’est réduit à la piété intime, aux vertus morales, à la véracité, à la probité, à la tempérance, à la persévérance, à la volonté énergique d’observer la consigne que l’homme a reçue sous deux formes et qu’il peut lire en deux exemplaires concordans, dans l’Écriture interprétée par sa conscience et dans sa conscience éclairée par l’Écriture. Par suite encore, le prêtre protestant a cessé d’être un délégué d’en haut, l’intermédiaire indispensable entre l’homme et Dieu, seul qualifié pour nous absoudre et pour administrer les rites sans lesquels nous ne pouvons obtenir le salut; il n’est qu’un homme plus grave, plus docte, plus pieux et plus exemplaire que les autres, mais, comme les autres, marié, père de famille, engagé dans la vie civile, bref un demi-laïque. Les laïques qu’il conduit lui doivent la déférence, non l’obéissance ; il ne donne point d’ordres ; il ne rend point de sentences; la parole en chaire dans une assemblée est son office principal, presque unique, et cette parole n’a qu’un objet, l’enseignement ou l’exhortation. — Chez les Grecs et les Slaves, où l’autorité de l’Église n’est plus que conservatrice, toutes les observances du XIIe siècle ont subsisté, aussi rigoureuses en Russie qu’en Asie-Mineure ou en Grèce, quoique les jeûnes et carêmes, tolérables pour les estomacs du Sud, soient malsains pour les tempéramens du Nord. Même, ces observances ont pris une importance capitale ; la sève active, qui s’est retirée de la théologie et du clergé, ne coule plus qu’en elles; dans la religion presque paralysée, elles sont presque le seul organe vivant, aussi fort et parfois plus fort que l’autorité ecclésiastique : au XVIIe siècle, sous le patriarche Nicon, pour des rectifications imperceptibles dans la liturgie, pour une lettre changée dans la traduction russe du nom de Jésus, pour le signe de croix fait avec trois doigts au lieu de deux, des milliers de « vieux croyans » se séparèrent, et aujourd’hui ces dissidens, multipliés par les sectes, sont des millions. Défini par la coutume, tout rite est saint, immuable, et, dès qu’il est exactement accompli, suffisant à lui seul, efficace par lui-même: le pope qui prononce les paroles et fait fes gestes n’est qu’une pièce dans un mécanisme, l’un des instrumens requis pour une incantation magique ; après qu’il a instrumenté, il rentre dans son néant humain ; il n’est plus qu’un employé dont on a payé le ministère. Et ce ministère n’est pas relevé chez lui par un renoncement extraordinaire et visible, par le célibat perpétuel, par la continence promise et gardée : il est marié[32], père de famille, besogneux, obligé de tondre son troupeau pour subsister, lui et les siens, partant, peu considéré; l’ascendant moral lui manque; il n’est pas le pasteur auquel on obéit, mais l’officiant dont on se sert.

Tout autre est le rôle du prêtre dans l’Église catholique; par sa théorie des rites, elle lui confère une dignité incomparable et le vrai pouvoir personnel. — Selon cette théorie, les observances et pratiques ont une vertu intrinsèque et propre; sans doute, il leur faut un support mental, qui est la piété intime; mais, sans elles, la piété intime ne suffit pas ; il lui manque son prolongement terminal, son achèvement méritoire ou « satisfactoire[33], » l’acte positif par lequel nous réparons nos offenses envers Dieu, et nous prouvons notre obéissance à l’Église[34]. C’est l’Eglise, vivante interprète de Dieu, qui prescrit ces rites ; elle en est donc la maîtresse, non la servante; elle a qualité pour adapter leur détail et leur forme à ses besoins et aux circonstances, pour les atténuer ou simplifier selon les temps et les lieux, pour établir la communion sous une seule espèce, pour remplacer le pain par l’hostie, pour diminuer le nombre et la rigueur des anciens carêmes, pour déterminer les effets des diverses œuvres pies, pour appliquer, imputer et transférer ces effets salutaires, pour assigner à chaque dévotion sa valeur et sa récompense, pour mesurer les mérites qu’elle procure, les fautes qu’elle efface et les grâces qu’elle obtient, non-seulement dans notre monde, mais au-delà. En vertu de ses habitudes administratives, et avec une précision de comptable, elle chiffre ses indulgences et marque en regard les conditions qu’elle y met : pour telle prière répétée tant de fois à telle date et en telle occasion, tant de journées en moins dans le grand pénitencier où tout chrétien, même pieux, est presque sûr de tomber après la mort, telle réduction de la peine encourue, et la faculté, s’il renonce à cette réduction pour lui-même, d’en transporter le bénéfice à autrui. En vertu de ses habitudes autoritaires et pour mieux affirmer sa souveraineté, elle range parmi les fautes capitales l’omission des pratiques qu’elle commande : « ne point entendre la messe un jour de dimanche ou de fête[35], manger de la viande le vendredi ou le samedi sans nécessité, » ne point se confesser et communier à Pâques est un péché mortel, qui « fait perdre la grâce de Dieu et mérite une peine éternelle, » aussi bien que « tuer, dérober quelque chose de considérable. » Pour tous ces crimes, irrémissibles en eux-mêmes, il n’y a qu’un pardon, l’absolution donnée par le prêtre, c’est-à-dire, au préalable, la confession, elle-même une des observances auxquelles nous sommes astreints par une obligation stricte et à tout le moins une fois l’an.

Par cet office, le prêtre catholique monte au dessus de la condition humaine et à une hauteur incommensurable ; car, au confessionnal, il exerce le pouvoir suprême, celui que Dieu exercera au jugement dernier, le formidable pouvoir de retenir ou de remettre les péchés, de condamner ou d’absoudre et, s’il intervient au lit de mort, la faculté d’envoyer l’âme impénitente ou repentante dans l’éternité des récompenses ou dans l’éternité des châtimens[36]. Aucune créature, terrestre ou céleste, non pas même les premiers des archanges, saint Joseph ou la Vierge[37], n’a cette prérogative véritablement divine. Seul, il la possède, par une délégation exclusive, en vertu d’un sacrement spécial, l’ordre, qui lui donne le privilège d’en conférer cinq autres et qui le marque pour toute sa vie d’un caractère à part, ineffaçable, surnaturel. — Pour s’en rendre digne, il a fait vœu de chasteté, il entreprend d’abolir dans sa chair et dans son cœur les conséquences du sexe, il s’est interdit le mariage et la paternité, il échappe par l’isolement aux influences, aux curiosités et aux indiscrétions de la famille, il n’appartient plus qu’à son office. Il s’y est préparé longuement, il a étudié la théologie morale et la casuistique, il est criminaliste ; et sa sentence n’est pas un pardon vague jeté sur les pénitens, après qu’ils ont avoué en termes généraux qu’ils sont pécheurs. Il est tenu d’apprécier la gravité de leurs fautes et la force de leur repentir, de connaître les faits et le détail de la chute et le nombre des rechutes, les circonstances aggravantes ou atténuantes, partant, d’interroger pour sonder l’âme à fond. Si quelques âmes sont timorées, elles se livrent à lui spontanément et encore davantage, elles ont recours à lui hors de son tribunal : il leur prescrit la voie particulière où elles doivent marcher, il les guide dans tous les détours ; son ingérence est quotidienne, il devient un directeur, comme on disait au XVIIe siècle, le directeur en titre et permanent d’une ou plusieurs vies. Encore aujourd’hui, c’est le cas pour beaucoup de fidèles, notamment pour les femmes et pour toutes les religieuses ; l’idée centrale autour de laquelle tournent toutes les idées romaines, la conception de l’imperium et du gouvernement, a trouvé son accomplissement parfait et atteint son extrémité finale. — De ces gouvernans spirituels, il y en a maintenant 180,000 environ, installés dans les cinq parties du monde, chacun préposé à la conduite d’environ 1,000 âmes et gardien spécial d’un troupeau distinct, tous ordonnés par des évêques, lesquels sont tous institués par le pape, celui-ci monarque absolu, et déclaré tel par le dernier concile. Par degrés, dans la Rome nouvelle comme dans la Rome ancienne, l’autorité s’est concentrée jusqu’à se rassembler et se déposer tout entière aux mains d’un seul homme. A Romulus, le pâtre albain, avait succédé le César auguste, Constantin ou Théodose, dont le titre officiel était « votre éternité, » « votre divinité, » et qui appelaient leurs décrets « des oracles immuables. » A Pierre, le pêcheur de Galilée, ont succédé les souverains pontifes infaillibles, dont le titre officiel est « votre sainteté, » et dont les décrets sont pour tout catholique « des oracles immuables, » en fait aussi bien qu’en droit, non par hyperbole, mais avec toute la plénitude du sens exprimé par l’exactitude des mots. Ainsi l’institution impériale s’est reformée ; elle n’a fait que se transporter d’un domaine dans un autre ; seulement, en passant de l’ordre temporel à l’ordre spirituel, elle est devenue plus solide et plus forte ; car elle a paré aux deux défauts qui affaiblissaient son modèle antique. — D’une part, elle a pourvu à la transmission du pouvoir suprême ; dans la vieille Rome, on n’avait pas su la régler ; de là, en cas de vacance, tant de compétitions violentes, et tous les conflits, toutes les brutalités, toutes les usurpations de la force, toutes les calamités de l’anarchie. Dans la Rome catholique, l’élection du souverain pontife appartient définitivement à un collège de prélats, qui votent selon des formes établies ; à la majorité des deux tiers, ils nomment le nouveau pape, et, depuis plus de quatre siècles, pas une de ces élections n’a été contestée; de chaque pape défunt à son successeur élu, l’obéissance universelle s’est transférée à l’instant, sans hésitation, et, pendant l’interrègne comme après l’interrègne, aucun schisme ne s’est produit dans l’Eglise. — D’autre part, dans le titre légal du César Auguste, il y avait une insuffisance. Selon le droit romain, il n’était que le représentant du peuple; la communauté en corps lui avait délégué tous ses droits ; mais l’omnipotence ne résidait qu’en elle. Selon le droit canon, l’omnipotence ne réside qu’en Dieu ; ce n’est pas la communauté catholique qui la possède et la délègue au pape[38], ses droits lui viennent d’une autre source, et plus haute. Il n’est pas l’élu du peuple, mais l’interprète, le vicaire et le représentant de Jésus-Christ.


III.

Voilà donc aujourd’hui l’Église catholique, un État construit sur le type du vieil empire romain, indépendant et autonome, monarchique et centralisé, ayant pour domaine, non des territoires, mais des âmes, partant international, sous un souverain absolu et cosmopolite dont les sujets sont aussi les sujets de divers autres souverains qui sont laïques. De là, pour l’Église catholique, en tout pays, une situation à part, plus difficile que pour les églises grecques, slaves ou protestantes; en chaque État, ces difficultés varient avec le caractère de l’État et avec la forme que l’Église catholique y a reçue. En France, depuis le Concordat, elles sont plus graves qu’ailleurs.

En effet, quand, à l’origine, en 1802, elle reçut sa forme française, ce fut dans un ensemble et dans un système, en vertu d’un plan général et régulier, d’après lequel elle ne fut qu’un compartiment dans un cadre. Par son Concordat, par ses articles organiques et par ses décrets ultérieurs, Napoléon, conformément aux idées du siècle et aux principes de l’Assemblée constituante, voulut faire de tout clergé, et notamment du clergé catholique, une subdivision de son personnel administratif, un corps de fonctionnaires, simples agens préposés aux choses religieuses, comme d’autres aux choses civiles, partant, maniables et révocables; de fait et sous sa main, tous l’étaient, y compris les évêques, puisque, sur son ordre, ils donnaient à l’instant leur démission. Aujourd’hui encore, sauf les évêques, tous le sont, ayant perdu la propriété de leurs places et l’indépendance de leurs vies, par le maintien des institutions consulaires et impériales, par l’amovibilité, par l’anéantissement des garanties canoniques et civiles qui protégeaient autrefois le bas clergé, par l’effacement de l’officialité, par la réduction des chapitres à l’état d’ombres vaines, par la rupture ou le relâchement du lien local et moral qui jadis attachait tout membre du clergé à un domaine foncier, à un corps organisé, à un territoire, à un troupeau, par le manque de toute dotation ecclésiastique, par la réduction de tout ecclésiastique, même dignitaire, à la condition humble et précaire de salarié[39].

Un tel régime institue, dans le corps qui le subit, la dépendance presque universelle, par suite, la soumission parfaite, la docilité empressée, l’obéissance passive, l’attitude courbée et fléchissante de l’individu qui ne peut plus se tenir debout sur ses propres pieds[40] : le clergé auquel on l’applique ne peut manquer d’être manœuvré d’en haut, et celui-ci l’est, par ses évêques, lieutenans-généraux du pape, qui leur donne à tous le mot d’ordre. Une fois institué par le pape, chacun d’eux est le gouverneur à vie d’une province française et tout-puissant dans sa circonscription : on a vu à quelle hauteur y est montée son autorité morale et sociale, comment il y exerce le commandement, comment il a fait de son clergé un régiment discipliné et disponible, en quelle classe de la société il va chercher ses recrues, par quelle préparation et quel entraînement tout prêtre, y compris lui-même, est maintenant un soldat exercé et tenu en haleine; comment cette armée d’occupation, distribuée en quatre-vingt-dix régimens et composée de cinquante mille prêtres résidens, se complète par des corps spéciaux soumis à une discipline encore plus stricte, par des congrégations monastiques, par quatre ou cinq mille instituts religieux, presque tous laborieux et bienfaisans ; comment, à la subordination et à la correction du clergé séculier, s’ajoute l’enthousiasme et le zèle du clergé régulier, le dévoûment entier, la merveilleuse abnégation de trente mille religieux et de cent vingt-sept mille religieuses, comment ce vaste corps, animé par un seul esprit, marche incessamment, avec toute sa clientèle laïque, vers un but, toujours le même, qui est le maintien de sa domination sur toutes les âmes qu’il s’est acquises, et la conquête de toutes les âmes sur lesquelles il n’a pas encore établi sa domination.

Rien de plus choquant pour l’État français ; lui aussi, bâti, comme l’Eglise, d’après le modèle romain, il est autoritaire et absorbant. Aux yeux de Napoléon, tous ces prêtres qu’il nommait ou agréait, qui lui avaient prêté serment, qu’il payait à l’année et par trimestre, lui appartenaient à double titre, d’abord à titre de sujets, ensuite à titre de commis. Ses successeurs sont encore enclins à penser de même ; entre leurs mains, l’État est toujours tel qu’il l’a fait, c’est-à-dire accapareur, persuadé que ses droits sont illimités et que partout son ingérence est légitime, habitué à gouverner le plus qu’il peut et à ne laisser aux individus que la moindre part d’eux-mêmes, hostile aux corps qui pourraient s’interposer entre eux et lui, défiant et malveillant à l’endroit de tous les groupes capables d’action collective et d’initiative spontanée, surtout à l’endroit des corps propriétaires. Constitué par lui-même en surveillant quotidien, en tuteur légal, en directeur perpétuel et minutieux des sociétés morales comme des sociétés locales, usurpateur de leurs domaines, entrepreneur ou régulateur de l’éducation et de la bienfaisance, il est en conflit inévitable avec l’Église. Celle-ci, de toutes les sociétés morales, est la plus vivace : elle ne se laisse point asservir comme les autres, elle a son âme en propre, sa foi, son organisation, sa hiérarchie et son code; contre les droits de l’État fondés sur la raison humaine, elle allègue ses droits fondés sur la révélation divine, et, pour se défendre contre lui, elle trouve justement dans le clergé français, tel que l’État l’a fait en 1802, la milice la plus disciplinée, la mieux enrégimentée, la plus capable d’opérer avec ensemble sous une consigne, et de suivre militairement l’impulsion que ses chefs ecclésiastiques veulent lui donner.

Ailleurs, le conflit est moins permanent et moins aigu; les deux conditions qui l’exaspèrent et l’entretiennent en France manquent l’une ou l’autre, ou toutes les deux. Dans les autres pays de l’Europe, l’Église n’a pas subi la forme française, et les difficultés sont moindres; aux États-Unis d’Amérique, non-seulement elle n’a pas subi la forme française, mais l’État, libéral par principe, s’interdit les ingérences de l’État français, et les difficultés sont presque nulles. Manifestement, si l’on voulait atténuer ou prévenir le conflit, ce serait par la première ou la seconde de ces deux politiques. Mais, par institution et tradition, l’État français, toujours envahissant, est toujours tenté de prendre les voies contraires[41]. — Tantôt, comme pendant les dernières années de la Restauration et les premières années du second Empire, il fait alliance avec l’Église; chacun des deux pouvoirs aide l’autre à dominer; ensemble et de concert, ils entreprennent de diriger tout l’homme. En ce cas, les deux centralisations, l’une ecclésiastique, l’autre laïque, toutes les deux croissantes et prodigieusement accrues depuis un siècle, s’ajoutent l’une à l’autre pour accabler l’individu; il est surveillé, poursuivi, saisi, régenté, contraint jusque dans son for intime ; l’air ambiant cesse d’être respirable ; on se souvient de l’oppression qui, après 1823, après 1852, pesa sur tout caractère indépendant, sur tout esprit libre. — Tantôt, comme sous la première et sous la troisième République, l’État voit dans l’Église une rivale et un adversaire; en conséquence, il la persécute ou il la tracasse, et nous voyons aujourd’hui, de nos yeux, comment la minorité gouvernante peut blesser, incessamment, longtemps et sur un point sensible, la majorité gouvernée; comment elle dissout les congrégations d’hommes et chasse de leur maison des citoyens libres dont l’unique délit est de vouloir vivre, prier et travailler ensemble ; comment elle expulse les religieuses et les religieux de l’hôpital et de l’école, avec quel dommage pour l’hôpital et les malades, pour l’école et les enfans, à travers quelles répugnances et quels mécontentemens du médecin et du père de famille, par quelle profusion maladroite des deniers publics et par quelle surcharge gratuite du contribuable déjà trop chargé.


IV.

D’autres inconvéniens du système français sont encore pires. — Depuis un siècle, un événement extraordinaire se produit : déjà, vers le milieu du siècle précédent, les découvertes des savans, coordonnées par les philosophes, avaient formé l’esquisse complète d’un grand tableau qui est encore en cours d’exécution et en voie d’avancement ; c’est le tableau de l’univers physique et moral. L’esquisse avait fixé le point de vue, déterminé la perspective, marqué les divers plans, tracé les principaux groupes, et ses contours étaient si justes que les continuateurs de l’œuvre n’ont eu qu’à les préciser et à les remplir[42]. Sous leurs mains, depuis Herschel et Laplace, depuis Volta, Cuvier, Ampère, Fresnel et Faraday jusqu’à Darwin et Pasteur, jusqu’à Burnouf, Mommsen et Renan, les vides de la toile se sont comblés, le relief des figures s’est accusé, des traits nouveaux sont venus dégager et compléter le sens des traits anciens, sans jamais altérer le sens total et l’expression d’ensemble, au contraire de façon à consolider, approfondir et achever la pensée maîtresse qui s’était imposée, bon gré mal gré, aux premiers peintres : c’est que tous, prédécesseurs et successeurs, travaillent d’après nature, et s’invitent à comparer incessamment la peinture au modèle. — Et, depuis cent ans, ce tableau si intéressant, si magnifique et d’une exactitude si bien garantie, au lieu d’être gardé dans un lieu clos, pour n’être vu que par des visiteurs de choix, comme au XVIIIe siècle, est exposé en public et contemplé tous les jours par une foule de plus en plus nombreuse. Par l’application pratique des mêmes découvertes scientifiques, grâce à la facilité des voyages et des communications, à l’abondance des informations, à la multitude et au bon marché des journaux et des livres, à la diffusion de l’instruction primaire, le nombre[43] des visiteurs s’est décuplé, puis centuplé. Non-seulement chez les ouvriers de la ville, mais chez les paysans jadis enfermés dans leur routine manuelle et dans leur cercle de six lieues, la curiosité s’est éveillée ; tel petit journal quotidien traite des choses divines et humaines pour un million d’abonnés et probablement pour trois millions de lecteurs. — Bien entendu, sur cent visiteurs il y en a quatre-vingt-dix qui n’ont pas compris le sens du tableau ; ils n’y ont jeté qu’un coup d’œil distrait : d’ailleurs, l’éducation de leurs yeux n’est pas faite; ils ne sont pas capables d’embrasser les masses et de saisir les proportions. Le plus souvent, leur attention s’est arrêtée sur un détail qu’ils interprètent à rebours, et l’image mentale qu’ils rapportent n’est qu’un fragment ou une caricature; au fond, s’ils sont venus voir l’œuvre magistrale, c’est surtout par amour-propre, et pour que ce spectacle, dont quelques-uns jouissent, ne reste pas le privilège de quelques-uns. Néanmoins, si confuses et tronquées que soient leurs impressions, si faux et si mal fondés que soient leurs jugemens, ils ont appris quelque chose d’important, et, de leur visite, il leur reste une idée vraie : c’est que, parmi les divers tableaux du monde, il en est un qui n’est pas peint d’imagination, mais d’après nature.

Or, entre ce tableau et celui que leur présente l’Église catholique, le désaccord est énorme ; même dans les intelligences rudimentaires ou occupées ailleurs, si la dissemblance n’est pas nettement perçue, elle est vaguement sentie ; à défaut de notions scientifiques, les simples ouï-dire épars, entendus à la volée, et qui semblent avoir glissé sur l’esprit comme une ondée sur une roche dure, y subsistent à l’état latent, se rejoignent, s’agglutinent en un bloc et font, à la longue, un sentiment massif, réfractaire, qui s’oppose à la foi. — Chez le protestant, l’opposition n’est ni extrême ni définitive. Sa foi, qui lui donne l’Écriture pour guide, l’invite à lire l’Écriture dans le texte original, par suite, à s’entourer, pour la bien lire, de tous les secours dont on s’aide pour vérifier et entendre un texte ancien, linguistique, philologie, critique, psychologie, histoire générale et particulière ; ainsi la loi prend la science pour auxiliaire. Selon les diverses âmes, le rôle de l’auxiliaire est plus ou moins ample ; il peut donc se proportionner aux facultés et aux besoins de chaque âme, par suite, s’étendre indéfiniment, et l’on entrevoit dans le lointain un moment où les deux collaboratrices, la foi éclairée et la science respectueuse, peindront ensemble le même tableau, ou séparément deux fois le même tableau dans deux cadres différens. — Chez les Slaves et les Grecs, la foi, comme l’Église et le rite, est une chose nationale ; le dogme fait corps avec la patrie, on est moins enclin à le contester ; d’ailleurs, il est peu gênant : ce n’est qu’une relique héréditaire, un mémorial domestique, une icône de famille, œuvre sommaire d’un art épuisé, qu’on ne comprend plus très bien et qui a cessé de produire. Elle est plutôt ébauchée qu’achevée, on n’y a pas ajouté un seul trait depuis le Xe siècle ; voilà huit cents ans que ce tableau repose dans une arrière-chambre de la mémoire, sous des toiles d’araignée aussi vieilles que lui, mal éclairé, rarement visité ; on sait bien qu’il est là, on en parle avec vénération, on ne voudra jamais s’en défaire, mais on ne l’a pas chaque jour sous les yeux, pour le comparer avec le tableau scientifique. — Tout au rebours pour le tableau catholique : depuis huit cents ans, chaque siècle y a donné des coups de pinceau ; encore aujourd’hui, nous le voyons se faire sous nos yeux, acquérir un relief plus fort, un coloris plus intense, une harmonie plus rigoureuse, une expression plus saisissante et plus définitive. Aux articles de loi qui le composent pour l’Église grecque et slave, treize conciles ultérieurs en ont ajouté beaucoup d’autres, et les deux dogmes principaux décrétés par les deux derniers conciles, la Transsubstantiation par celui de Trente, et l’Infaillibilité du pape par celui du Vatican, sont justement les mieux faits pour empêcher à jamais toute réconciliation de la science et de la foi.

Ainsi, pour les nations catholiques, le désaccord, au lieu de s’atténuer, s’aggrave ; les deux tableaux peints, l’un par la foi et l’autre par la science, deviennent de plus en plus dissemblables, et la contradiction intime des deux conceptions devient flagrante par leur développement même, chacune d’elles se développant à part, et toutes les deux en des sens opposés, l’une par ses décisions dogmatiques et par le resserrement de sa discipline, l’autre par ses découvertes croissantes et par ses applications utiles, chacune d’elles ajoutant tous les jours à son autorité, l’une par ses inventions précieuses, l’autre par ses bonnes œuvres, chacune d’elles étant reconnue pour ce qu’elle est, l’une comme la maîtresse enseignante des vérités positives, l’autre comme la maîtresse dirigeante de la morale efficace. De là, dans l’âme de chaque catholique, un combat et des anxiétés douloureuses : laquelle des deux conceptions faut-il prendre pour guide ? Pour tout esprit sincère et capable de les embrasser à la fois, chacune d’elles est irréductible à l’autre. Chez le vulgaire, incapable de les penser ensemble, elles vivent côte à côte et ne s’entre-choquent pas, sauf par intervalles et quand, pour agir, il faut opter. Plusieurs, intelligens, instruits et même savans, notamment des spécialistes, évitent de les confronter, l’une étant le soutien de leur raison, et l’autre la gardienne de leur conscience ; entre elles, et pour prévenir les conflits possibles, ils interposent d’avance un mur de séparation, « une cloison étanche[44], » qui les empêche de se rencontrer et de se heurter. D’autres enfin, politiques habiles ou peu clairvoyans, essaient de les accorder, soit en assignant à chacune son domaine et en lui interdisant l’accès de l’autre, soit en joignant les deux domaines par des simulacres de ponts, par des apparences d’escaliers, par ces communications illusoires que la fantasmagorie de la parole humaine peut toujours établir entre les choses incompatibles, et qui procurent à l’homme, sinon la possession d’une vérité, du moins la jouissance d’un mot. Sur ces âmes incertaines, inconséquentes et tiraillées, l’ascendant de la foi catholique est plus ou moins faible ou fort, selon les circonstances, les lieux, les temps, les individus et les groupes ; il a diminué dans le groupe large, et grandi dans le groupe restreint. Celui-ci comprend le clergé régulier et séculier avec ses recrues prochaines et sa clientèle étroite ; jamais il n’a été si exemplaire et plus fervent; en particulier, l’institution monastique n’a jamais plus spontanément et plus utilement fleuri. Nulle part en Europe il ne se forme plus de missionnaires, tant de frères pour les petites écoles, tant de servantes et serviteurs volontaires des pauvres, des malades, des infirmes et des enfans, tant de vastes communautés de femmes librement vouées pour toute leur vie à l’enseignement et à la charité[45]. À ce peuple français, plus capable qu’un autre d’enthousiasme et d’émulation, de générosité et de discipline, naturellement égalitaire, sociable et prédisposé à la fraternité par le besoin de camaraderie, sobre, de plus, et laborieux, la vie en commun, sous une règle uniforme et stricte, ne répugne pas dans le couvent plus que dans la caserne, ni dans une armée ecclésiastique plus que dans une armée laïque, et la France, toujours gauloise, offre, aujourd’hui comme au temps d’Auguste, une prise facile au système romain. Quand ce système a pris une âme, il la tient, et la croyance qu’il lui impose devient l’hôte principal, le souverain occupant de l’intelligence. Sur ce territoire occupé, la foi ne laisse plus contester son titre ; elle condamne le doute comme un péché, elle interdit l’examen comme une tentation, elle présente comme un danger mortel le danger de ne plus croire, elle enrôle la conscience à son service contre les révoltes possibles de la raison. En même temps qu’elle se prémunit contre les attaques, elle consolide sa possession; à cet effet, les rites qu’elle prescrit sont efficaces, et l’on a vu leur efficacité, leur multiplicité, leur convergence, confession et communion, retraites, exercices spirituels, abstinences et pratiques de toute espèce, culte des saints et de la Vierge, des reliques et des images, oraisons du cœur et des lèvres, assiduité aux offices, observation exacte d’une règle quotidienne. — Par ses dernières acquisitions et par son tour contemporain, la foi catholique s’enfonce encore plus avant, et pénètre à fond, jusqu’au fond le plus intime et le plus sensible, les âmes triées qu’elle a préservées des influences étrangères ; car elle apporte à ce troupeau choisi l’aliment dont il a le plus besoin et qu’il aime le mieux. Au-dessous de la Trinité métaphysique, abstraite, et dont deux personnes, sur trois, ne peuvent être saisies par l’imagination, elle a mis une Trinité historique dont les personnes sont toutes perceptibles aux sens, Marie, Joseph et Jésus. Depuis le dogme de l’immaculée-conception, la Vierge est montée à une hauteur extraordinaire; son époux l’a suivie dans son élévation[46] ; entre eux est leur fils, enfant ou homme; c’est la sainte-famille[47]. Aucun culte n’est si naturel et si attrayant pour des célibataires chastes, en qui flotte perpétuellement un rêve indistinct et pur, le rêve d’une famille constituée sans l’intervention du sexe. Aucun culte ne fournit à l’adoration tant d’objets précis, tous les actes, événemens, émotions et pensées de trois vies adorables, depuis la naissance jusqu’à la mort et au-delà jusqu’aujourd’hui. La plupart des instituts religieux fondés depuis quatre-vingts ans se vouent à la méditation d’une de ces vies, considérée dans un de ses momens ou caractères, pureté, charité, compassion ou justice, conception, nativité, enfance, présence au temple, à Nazareth, à Béthanie, au calvaire, passion, agonie, assomption, apparition en telle circonstance, en tel endroit, et le reste. Sous saint Joseph seul, sous son nom et son patronage, il y a maintenant en France 117 congrégations et communautés de femmes. Parmi tant d’appellations qui sont des consignes spéciales et résument les préférences particulières d’un groupe dévoué, il est un nom significatif : 79 congrégations ou communautés de femmes se sont données au cœur de Marie ou de Jésus ou aux deux ensemble[48]. De cette façon, par-delà la dévotion bornée qui s’attache à l’emblème corporel, la piété tendre poursuit et atteint son but suprême, qui est l’entretien silencieux de l’âme, non pas avec l’Infini vague, avec la Toute-Puissance indifférente qui agit par des lois générales, mais avec une personne, avec une personne divine, qui a revêtu l’humanité et ne s’en est pas dépouillée, qui a vécu, souffert, aimé, qui aime encore, qui, glorifiée là-haut, accueille là-haut les effusions de ses fidèles, et répond à l’amour par l’amour.

Tout cela est inintelligible, bizarre ou même choquant pour le grand public, et plus encore pour le gros public. Dans la religion, il ne voit que ce qui est très visible, un gouvernement; et, du gouvernement, il en a déjà plus qu’assez, au temporel, en France ; ajoutez-en un complémentaire pour le spirituel, et ce sera plus que trop. A côté du percepteur en redingote et du gendarme en uniforme, le paysan, l’ouvrier, le petit bourgeois rencontre le curé en soutane, qui, au nom de l’Église, comme les deux autres au nom de l’État, lui donne des commandemens et l’assujettit à une règle. Or, toute règle est gênante, et celle-ci plus que les autres ; on est quitte avec le percepteur quand on l’a payé, avec le gendarme quand on n’a pas commis d’action violente ; le curé est bien plus exigeant; il intervient dans la vie domestique et privée et prétend gouverner tout l’homme. Au confessionnal et du haut de la chaire, il admoneste ses paroissiens, il les régente jusque dans leur for intime, et ses injonctions enserrent toutes les portions de leur conduite, même secrète, au foyer, à table et au lit, y compris les momens de relâche et de détente, les heures de loisir et la station au cabaret. Au sortir d’un sermon contre le cabaret et l’ivrognerie, on entend des villageois murmurer et dire : « Pourquoi se mêle-t-il de nos affaires? Qu’il dise sa messe et nous laisse tranquilles. » Ils ont besoin de lui pour être baptisés, mariés, enterrés; mais leurs affaires ne le regardent pas. D’ailleurs, parmi les observances qu’il prescrit, beaucoup sont incommodes, insipides ou désagréables, maigres, carêmes, assistance passive à la messe dite en latin, à de longs offices, à des cérémonies dont les détails sont tous significatifs, mais dont le sens symbolique est nul aujourd’hui pour les assistans; joignez-y la récitation machinale du Pater et de l’Ave, les génuflexions et signes de croix, et surtout la confession obligatoire, à échéance fixe. De toutes ces sujétions, l’ouvrier s’est dispensé et le paysan aujourd’hui se dispense. En quantité de villages, la grand’messe du dimanche n’a pour auditeurs que des femmes, et parfois en petit nombre, un ou deux troupeaux d’enfans amenés par le frère instituteur et par la sœur enseignante, quelques vieillards ; la très grande majorité des hommes n’entre pas; ils restent dehors, sous le porche et sur la place de l’église, causant entre eux de la récolte, des nouvelles locales et du temps qu’il fait. — Au XVIIIe siècle, quand un curé devait renseigner l’intendant sur le chiffre de la population dans sa paroisse, il lui suffisait de compter ses communians au temps pascal ; leur chiffre était à peu près celui de la population adulte et valide, environ la moitié ou les deux cinquièmes du total[49]. Maintenant, à Paris, sur 2 millions de catholiques qui sont d’âge, environ 100,000[50] remplissent ce devoir étroit, qu’ils savent étroit, et dont la prescription impérative est gravée dans leur mémoire par une formule rimée qu’ils ont apprise dès l’enfance : sur 100 personnes, cela fait 5 communians, dont probablement 4 femmes et 1 homme, en d’autres termes, à peu près 1 femme sur 12 ou 13, et 1 homme sur 50. En province[51], et notamment dans la campagne, il y a des raisons pour doubler ou même tripler ces chiffres; dans ce dernier cas, qui est le plus favorable et sans doute le plus rare, la proportion des pratiquans est de 1 femme sur 4 et de 1 homme sur 12. Évidemment, chez les autres qui ne pratiquent pas, chez les 3 autres femmes et chez les 11 autres hommes, la foi n’est que verbale; s’ils sont encore catholiques, c’est par les dehors, non au dedans.

Par-delà ce détachement et cette indifférence, d’autres signes indiquent la désaffection et même l’hostilité. — A Paris, au plus fort de la Révolution, en mai et en juin 1793, boutiquiers, artisans, femmes de la Halle, tout le menu peuple était encore religieux[52], « à genoux dans les rues » quand passait le viatique et devant la châsse de saint Leu promenée en cérémonie, passionné pour son culte et soudainement attendri, « honteux, repentant, les larmes aux yeux, » quand, par inadvertance, ses gouvernans jacobins toléraient la publicité d’une procession. Aujourd’hui, parmi les ouvriers, boutiquiers et petits employés de Paris, rien de plus impopulaire que l’Église catholique : deux fois, sous la Restauration et sous le second Empire, elle s’est alliée à un gouvernement répressif, et son clergé est apparu, non-seulement comme l’organe efficace, mais encore comme le promoteur central de toute répression. — De là, des rancunes accumulées et qui survivent : après 1830, le sac de l’archevêché et de Saint-Germain-l’Auxerrois ; en 1871, le meurtre de l’archevêque et des autres otages ecclésiastiques. Pendant les deux années qui ont suivi 1830, un prêtre en soutane n’osait point paraître en public[53] ; il courait risque d’être insulté dans la rue ; depuis 1871, la majorité des électeurs parisiens, par l’entremise d’un conseil municipal qu’elle élit et réélit, persiste à chasser des hôpitaux et des écoles les religieux et les religieuses, afin de mettre à leur place des laïques et de payer deux fois plus cher un service moins bon[54]. — Au commencement, l’antipathie ne s’attachait qu’au clergé ; par contagion, elle s’est étendue jusqu’à la doctrine, à la foi, au catholicisme tout entier, au christianisme lui-même. Sous la Restauration, on disait, en style de polémique, le parti prêtre, et, sous le second empire, les cléricaux ; par suite, en face de l’Église et sous le nom opposé, les adversaires ont formé la ligue anticléricale, sorte d’Église négative qui a ou qui tâche d’avoir, elle aussi, ses dogmes, ses rites, ses assemblées, sa discipline : faute de mieux, et, en attendant, elle a son fanatisme, celui de l’aversion ; sur un mot d’ordre, elle marche en corps contre l’autre, son ennemie, et manifeste, sinon sa croyance, du moins son incroyance, en refusant ou en évitant le ministère du prêtre. A Paris, sur 100 convois mortuaires, 20, purement civils, ne sont pas présentés à l’Église ; sur 100 mariages, 25, purement civils, ne sont pas bénis par l’Église ; sur 100 enfans, 24 ne sont pas baptisés[55].

Et, de Paris à la province, l’exemple et le sentiment se propagent. Depuis seize années, dans nos parlemens élus par le suffrage universel, la majorité maintient au pouvoir le parti qui fait la guerre à l’Église, qui, par système et principe, est et demeure hostile à la religion catholique, qui lui-même a sa religion pour laquelle il réclame l’empire, qui est possédé par un esprit doctrinal, qui, dans la direction des intelligences et des âmes, veut substituer ce nouvel esprit à l’ancien, qui, autant qu’il le peut, retire à l’ancien son influence ou sa part dans l’éducation et la charité, qui disperse les congrégations d’hommes, qui surtaxe les congrégations de femmes, qui incorpore les séminaristes dans les régimens, qui supprime le traitement des curés suspects, bref, qui, par l’ensemble et toute la suite de ses actes, se proclame anticatholique. Certainement, plusieurs de ces actes déplaisent au paysan : il aimerait mieux garder dans l’école le frère instituteur, garder dans l’hôpital et dans l’école la sœur hospitalière ou enseignante; l’un et l’autre coûtent moins cher, et il est accoutumé à leurs robes noires, à leurs grands bonnets; d’ailleurs, il n’est pas mal disposé pour son curé résident, qui est un brave homme. Mais, en gros, le gouvernement des curés n’est pas de son goût, il ne souhaite pas qu’il revienne, et il se méfie des prêtres, surtout à l’aspect de leurs alliés qui sont maintenant les gros bourgeois et les nobles. Par suite, sur dix millions d’électeurs, cinq ou six millions, avec des répugnances partielles et des réserves muettes, continuent à voter, du moins provisoirement, pour des radicaux antichrétiens : c’est que, par un recul insensible et lent, la grosse masse rurale, à l’exemple de la grosse masse urbaine, est en train de redevenir païenne[56] ; depuis cent ans, la roue tourne en ce sens, sans arrêt, et cela est grave, encore plus grave pour la nation que pour l’Église. — Au demeurant, en France, le christianisme intérieur, par le double effet de son enveloppe catholique et française, s’est réchauffé dans le cloître et refroidi dans le monde. Et c’est dans le monde surtout que sa chaleur est nécessaire.


H. TAINE.

  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 mai.
  2. Budget de 1881 : 17,010 desservans des succursales ont 900 francs par an; 4,500 ont 1,000 francs; 9,492 ayant soixante ans et au-dessus ont de 1,100 à 1,300 francs. 2,521 curés de 2e classe ont de 1,200 à 1,300 francs; 850 curés de 1re classe ou assimilés ont de 1,500 à 1,600 francs; 65 curés archiprêtres ont 1,600 francs et celui de Paris a 2,400 francs ; 709 chanoines ont de 1,600 à 2,400 francs; 193 vicaires généraux ont de 2,500 à 4,000 francs, — l’abbé Bougaud, le Grand péril, etc., p. 23. Dans le diocèse d’Orléans, qui peut être considéré comme un type moyen, le casuel, y compris les honoraires pour messes, est de 250 à 300 francs par an, ce qui porte le traitement d’un desservant ordinaire à 1,200 francs environ.
  3. On estime à 40,000 francs par an le casuel du curé de la Madeleine. Le préfet de police a 40,000 francs par an et le préfet de la Seine, 50,000 francs.
  4. Prœlectiones juris canonici, II, 264 à 267.
  5. Prœlectiones juris canonici, II, 268.
  6. L’Ancien régime, p. 154, 191. (Sur la Chartreuse du val Saint-Pierre, lire les détails donnés par Merlin de Thionville dans ses Mémoires.)
  7. Prœlectiones juris canonici, II, 205. (Édit de Louis XIII, 1629, article 9.)
  8. Voici quelques autres exemples. Chez les Filles de Saint-Vincent de Paule, le supérieur des Prêtres de la Mission propose deux noms, et toutes les sœurs présentes à Paris choisissent entre ces deux noms, à la pluralité des voix. Les supérieures locales sont désignées par le Conseil des sœurs qui réside toujours à la maison mère. — Chez les Frères des Écoles chrétiennes, sur la convocation faite par les assistans en exercice, un chapitre général se réunit à Paris, rue Oudinot, 27. Ce chapitre, élu par tous les profès de l’ordre, comprend 15 directeurs des principales maisons et 15 frères anciens ayant au moins quinze ans de profession. Outre ces 30, les assistans en fonctions ou démissionnaires et les visiteurs des maisons font, de droit, partie du chapitre, lequel comprend au moins 72 membres. Ce chapitre nomme le supérieur général pour dix ans; celui-ci est rééligible; il nomme pour trois ans les directeurs des maisons: il peut proroger leurs pouvoirs ou les relever de leurs fonctions. — Chez les Chartreux, l’élection du supérieur général est faite par les religieux profès de la Grande-Chartreuse, qui s’y trouvent au moment de la vacance. Ils votent par bulletins cachetés et non signés, sous la présidence de deux prieurs qui eux-mêmes ne votent pas.
  9. Se rappeler le portrait du frère Philippe, par Horace Vernet. — Pour le détail des mortifications terribles que s’infligeait le père Lacordaire, voir sa vie par le père Chocarne. « Tous les genres de mortifications aimés des saints, haires, disciplines, fouets de toute espèce et de toute forme, il les a connus et pratiqués… Il se flagellait tous les jours et souvent plusieurs fois par jour. Pendant le carême et surtout le vendredi saint, il se faisait littéralement meurtrir et briser tout le corps. »
  10. Notes (inédites) par le comte Chaptal.
  11. État des congrégations, communautés et associations religieuses, autorisées et non autorisées, dressé en exécution de l’article 12 de la loi du 28 décembre 1876. (Imprimerie nationale, 1878.) — L’Institut des frères des écoles chrétiennes, par Eugène Rendu (1882), p. 10. — Th.-W. Allies, Journal d’un voyage en France, p. 81. (Conversation avec le frère Philippe, 16 juillet 1845.) — Statistique de l’institut des Frères des Écoles chrétiennes, au 31 décembre 1888. (Dressé par la maison mère.) Sur les 121 maisons de 1789, il y en avait 117 en France et 4 dans les colonies. Sur les 1,286 maisons de 1888, il y en a 1,010 en France et dans les colonies; les 276 autres sont à l’étranger.
  12. Émile Keller, les Congrégations religieuses en France (1880), préface, XXIII, XXVIII et p. 492.
  13. En 1789, 37,000 religieuses (l’Ancien régime, p. 350). En 1866, 86,000 religieuses. Statistique de la France pour 1866.) En 1878, 127,753 religieuses. (État des congrégations, etc.)
  14. Emile Keller, Ibid., passim. — Dans plusieurs communautés d’hommes et de femmes, la dépense personnelle de chaque membre ne dépasse pas 300 francs par an; chez les trappistes à Devielle, ce chiffre est un maximum. — Si l’on estime à 1,000 fr, par tête, ce qui est au-dessous du chiffre réel, la valeur du travail utile effectué par les 160,000 religieux et religieuses des instituts actifs, le total est de 160 millions par an ; si l’on évalue à 500 francs par tête la dépense de chaque religieux ou religieuse, le total est de 80 millions par an. Bénéfice net pour le public, 80 millions par an.
  15. La Charité à Nancy, par l’abbé Gérard, p. 245. — Le même jugement est porté par le révérend Th.-W. Allies, Journal d’un voyage en France, 1848, p. 291. « Le dogme de la présence réelle est le centre de toute la vie de l’église (catholique) : c’est le secret appui du prêtre dans sa mission si pénible et si remplie d’abnégation ; c’est par là que les ordres religieux se maintiennent. »
  16. Cette question est examinée par saint Thomas dans sa Summa theologica.
  17. Depuis vingt ans, grâce aux recherches des psychologues et des physiologistes, nous commençons à connaître ces régions souterraines de l’âme et le travail latent qui s’y opère. L’emmagasinement, les résidus et la combinaison inconsciente des images, la transformation spontanée et automatique des images en sensations, la composition, les dissociations et le dédoublement durable du moi, la coexistence alternante ou simultanée de deux ou plus de deux personnes distinctes dans le même individu, les suggestions à échéance distante et datée, le choc en retour, de dedans en dehors, et l’effet physique des sensations mentales sur les extrémités nerveuses, toutes ces découvertes récentes aboutissent à une conception neuve de l’esprit, et la psychologie, ainsi renouvelée, fournit de vives lumières à l’histoire.
  18. Voir dans Hérodiade, par G. Flaubert, la peinture de « ces royaumes du monde ou du siècle, » tels que des yeux palestiniens pouvaient les voir au Ier siècle. Pour les quatre premiers siècles, il faut, en face de l’Église, considérer, par contraste et comme repoussoir, le monde païen et romain, la vie quotidienne, surtout aux thermes, au cirque, au théâtre, la fourniture gratuite des subsistances, des jouissances physiques et des spectacles à la plèbe oisive des villes, les excès du luxe public et privé, l’énormité des dépenses improductives, et cela dans une société qui, n’ayant point nos machines, vivait du travail des bras; par suite, la rareté et la cherté des capitaux disponibles, l’intérêt légal à 12 pour 100, les latifundia, les obœrati, l’oppression de la classe laborieuse, la diminution des travailleurs libres, l’usure des esclaves, la dépopulation et l’appauvrissement, à la fin le colon attaché à sa glèbe, l’artisan à son outil, le curiale à sa curie, l’ingérence administrative de l’État centralisé, ses exigences fiscales, ses suçoirs d’autant plus âpres que, dans le corps social, il restait moins à sucer. Contre ces mœurs sensuelles et ce régime économique, l’Église a gardé son aversion primitive, notamment sur deux points, à l’endroit du théâtre et du prêt à intérêt.
  19. Saint Paul, épitre aux Romains, I, 26 à 32. Première aux Corinthiens, ch. XIII.
  20. Saint Jean, première épître, II, 16.
  21. Actes des apôtres, IV, 32, 34 et 35.
  22. Saint Athanase, le principal fondateur de cette métaphysique, ne savait pas le latin, et ne l’apprit qu’avec beaucoup de peine, à Rome, où il était venu pour défendre sa doctrine. — En revanche, le principal fondateur de la théologie occidentale, saint Augustin, n’a jamais su le grec que très imparfaitement.
  23. Par exemple, les trois mots grecs qui sont essentiels et techniques dans les spéculations métaphysiques sur l’essence divine, λόγος, οὐσία, ὑποστάσις, n’ont pas d’équivalens véritables en latin, et les mots par lesquels on tâche de les rendre, verbum, substantia, persona, sont fort inexacts. Persona et substantia, dans Tertullien, sont déjà employés avec leur sens romain, qui est tout juridique et spécial.
  24. Sir Henry Sumner Maine, Ancient law, p. 354. Les remarques suivantes sont d’une profondeur admirable. « La littérature métaphysique grecque contenait la seule provision de mots et d’idées où l’esprit humain pût puiser pour s’engager en des controverses profonde sur les personnes divines, la substance divine et les natures divines. Au contraire, la langue latine et la maigre philosophie latine étaient tout à fait incapables de cette entreprise. C’est pourquoi, dans l’Empire, les provinces occidentales ou parlant latin adoptèrent les conclusions de l’Orient sans les discuter ou les réviser. »
  25. Sir Henry Sumner Maine, Ancient law. « La différence entre les deux systèmes théologiques s’explique par ce fait qu’en passant de l’Orient à l’Occident la spéculation théologique avait passé d’un climat de métaphysique grecque dans un climat de loi romaine... La science de la loi est une création romaine. » De là, les controverses occidentales au sujet du libre arbitre et de la providence divine. « La question du libre arbitre s’élève quand nous contemplons une conception métaphysique à un point de vue légal.»
  26. Id., ibid. « La nature du péché et sa transmission par héritage, la dette contractée par l’homme et le paiement de cette dette par un tiers interposé, la nécessité et l’efficacité d’une satisfaction suffisante, par-dessus tout, l’antagonisme apparent du libre arbitre et de la providence divine, tels furent les points que l’Occident commença à débattre avec autant d’ardeur que l’Orient en avait mis autrefois à discuter les articles de sa croyance plus spéciale. » — Cette façon juridique de concevoir la théologie apparaît dans les ouvrages des plus anciens théologiens latins, Tertullien et Saint-Cyprien.
  27. Id., Ibid. Parmi les notions techniques empruntées au droit et employées ici par la théologie latine, on peut citer a le système pénal romain, la théorie romaine des obligations instituées par contrat ou par délit, » l’intercession ou acte de prendre à son compte l’obligation contractée par un autre, « la conception romaine des dettes et de la façon de les encourir, de les éteindre et de les transmettre, la façon romaine de concevoir la continuation de l’existence individuelle par la succession universelle. »
  28. Cf. Fustel de Coulanges, la Gaule romaine, p. 96 et suivantes, sur la rapidité, la facilité et la profondeur de la transformation par laquelle la Gaule se latinisa.
  29. L’église anglicane, dans sa profession de foi, a inséré cette déclaration expresse.
  30. Mot de Joseph de Maistre sur les églises du rite grec.
  31. Dans son atlas géographique de la Divine comédie, le duc Sermoneta-Gaetani a montré la correspondance exacte du poème avec la Somme de saint Thomas. — On disait déjà de Dante au moyen âge: Theologus Dantes nullius dogmatis expers.
  32. Sur tous les caractères de la religion et du clergé en Russie, cf. Anatole Leroy-Beaulieu, l’Empire des tsars et les Russes, t. III en entier.
  33. Bossuet, Éd. Deforis, VI, 169, Catéchisme de Meaux (reproduit sauf quelques additions dans le catéchisme qui fut adopté sous Napoléon). « Quelles sont les œuvres qu’on appelle satisfactoires? — Des œuvres pénibles que le prêtre nous impose en pénitence. — Dites-en quelques-unes. — Les aumônes, les jeûnes, les austérités, les privations de ce qui agrée à la nature, les prières, les lectures spirituelles. »
  34. Id, ibid. « Pourquoi la confession est-elle ordonnée? — Pour humilier le pécheur... — Pourquoi encore? — Pour se soumettre à la puissance des clés et au jugement des prêtres qui ont le pouvoir de retenir les péchés et de les remettre. »
  35. Bossuet, Ibid., Catéchisme de Meaux, VI, 140 à 142.
  36. Manrèze du prêtre, par le père Caussette, I, 37. « Voyez-vous ce jeune homme de vingt-cinq ans, qui va bientôt traverser le sanctuaire pour aller trouver des pécheurs qui l’attendent ? C’est ce Dieu de cette terre qui le purifie… Si Jésus-Christ descendait dans un confessionnal, il dirait : Ego te absolvo. Celui-ci va dire avec la même autorité : Ego te absolvo. Or c’est un acte de la puissance suprême ; il est plus grand, dit saint Augustin, que la création du ciel et de la terre. » — W. Allies, Journal d’un voyage en France, 1845, p. 97. « La confession est la chaîne qui lie toute la vie chrétienne. »
  37. Manrèze du prêtre, I, 30. « Sans doute, la mère de Dieu a plus de crédit que vous, mais elle a moins d’autorité. Sans doute, elle accorde des grâces, mais elle n’a pas donné une seule absolution. »
  38. Prœlectiones juris canonici, I, 101. « La puissance remise à Pierre et aux apôtres est tout à fait indépendante de la communauté des fidèles. »
  39. Cours alphabétique et méthodique du droit canon, par l’abbé André, et Histoire générale de l’Église, t. XIII, par Bercastel et Henrion. On trouvera dans ces deux ouvrages l’exposé des divers statuts de l’Église catholique dans les autres pays. Chacun de ces statuts diffère du nôtre par un ou plusieurs articles essentiels, dotation fixe ou même territoriale du clergé, présentation à l’épiscopat par le chapitre, ou par le clergé du diocèse, ou par les évêques de la province, concours public pour les cures, inamovibilité, participation du chapitre à l’administration du diocèse, restauration de l’officialité, retour aux prescriptions du concile de Trente. (Cf. notamment les Concordats conclus avec le Saint-Siège par la Prusse, la Bavière, le Wurtemberg, Bade, les deux Hesses, la Belgique, l’Autriche, l’Espagne, et les statuts agréés ou établis par le Saint-Siège en Irlande et aux États-Unis.)
  40. Les frères Allignol, de l’État actuel du clergé en France, p. 248 : « l’esprit même du desservant ne lui appartient plus. Qu’il se garde bien d’avoir un sentiment, une opinion à lui!.. Il faut qu’il cesse d’être lui et qu’il perde, pour ainsi dire, sa personnalité. » — Ibid., préface, XIX : « Placés l’un et l’autre dans des campagnes reculées,.. nous sommes en position de bien connaître le clergé du second ordre, dont, depuis vingt-cinq ans, nous faisons partie. »
  41. Son principal moyen d’action est le droit qu’il a de nommer les évêques. Mais c’est le pape qui les institue; en conséquence, le ministre des cultes doit au préalable s’entendre avec le nonce, ce qui l’oblige à ne nommer que des candidats corrects pour la doctrine et les mœurs; mais il évite de nommer des ecclésiastiques éminens, entreprenans, énergiques; une fois institués, comme ils sont inamovibles, ils lui causeraient trop d’embarras. Tel, par exemple, M. Pie, évêque de Poitiers, nommé par M. de Falloux au temps du prince-président et si incommode pendant l’Empire; il fallut, pour lui tenir tête, mettre à Poitiers le préfet le plus habile et le plus fin, M. Levert ; pendant plusieurs années, ce fut entre eux une guerre acharnée sous des formes décentes ; chacun d’eux jouait à l’autre des tours très désagréables et très ingénieux. A la fin, M. Levert, qui venait de perdre sa fille, dénoncé en chaire et atteint dans la sensibilité de sa femme, fut obligé de quitter la place. (Ceci est à ma connaissance personnelle; de 1852 à 1867, j’ai visité cinq fois Poitiers.) Aujourd’hui, les catholiques se plaignent de ce que le gouvernement ne nomme comme évêques et n’agrée comme curés de canton que des hommes médiocres.
  42. L’Ancien régime, 222 à 240.
  43. M. de Vitrolles, Mémoires, I, 15. (Ce passage fut écrit en 1847) : « Sous l’Empire, les lecteurs étaient à ceux d’aujourd’hui tout au plus comme 1 est à 1,000; les journaux, en très petit nombre, se répandaient à peine ; le public apprenait les victoires, comme la conscription, par les articles du Moniteur, que les préfets faisaient afficher. » — De 1847 à 1891, chacun de nous sait, par sa propre expérience, que le nombre des lecteurs s’est prodigieusement accru.
  44. Mot de M. Renan à propos de l’abbé Lehir, savant professeur d’hébreu.
  45. Th.-W. Ailles, recteur de Launton, Journal d’un voyage en France, p. 245. (Paroles du P. de Ravignan, 3 août 1848.) « Quelle nation dans l’Église romaine se distingue le plus aujourd’hui par les travaux de ses missionnaires? La France de beaucoup. Il y a dix missionnaires français contre un italien. » — Plusieurs congrégations françaises, notamment les Petites Sœurs des Pauvres et les Frères des écoles chrétiennes, sont si zélées et si nombreuses qu’elles débordent hors de France, et ont beaucoup de maisons à l’étranger.
  46. Manrèze du prêtre, par le P. Caussette, II, 419 : « Puisque j’ai remis une de vos mains dans celles de Marie, laissez-moi remettre l’autre dans celles de saint Joseph;.. Joseph, dont les prières sont au ciel ce qu’elles furent sur la terre, des commandemens pour Jésus; oh! quel sublime patron et quel puissant patronage!. Joseph, associé à la gloire de la divine paternité;.. Joseph, comptant vingt-trois rois parmi ses ancêtres. » — Il y a maintenant, dans l’année, à côté du mois consacré au culte de Marie, un mois consacré au culte de saint Joseph.
  47. État des congrégations, etc. (1876). Onze congrégations ou communautés de femmes sont vouées à la Sainte-Famille et dix-neuf autres à Jésus-Enfant ou à l’Enfance de Jésus.
  48. Une d’elles a pour titre : « Augustines de l’intérieur de Marie; » une autre s’est vouée « au Cœur agonisant de Jésus. »
  49. A Bourron (Seine-et-Marne) qui, en 1789, avait 600 habitans, le nombre des communians au temps pascal était de 300 ; aujourd’hui, sur 1,200 habitans, il est de 94.
  50. Th.-W. Allies, Journal d’un voyage en France, p. 18, III : M. Dufresne (juillet 1845) nous dit que, sur 1 million d’habitans à Paris, on en compte 300,000 qui vont à la messe et 50,000 qui sont des chrétiens pratiquans. » — (Conversation avec l’abbé Petitot, curé de Saint-Louis d’Antin, 7 juillet 1847.) « Sur 32 millions de Français, on en compte 2 millions qui sont véritablement chrétiens et vont à confesse.» — Aujourd’hui (avril 1890), un ecclésiastique éminent et bien informé m’écrit : « J’estime en gros à 100,000 le nombre des personnes faisant leurs Pâques à Paris. » — Le chiffre des pratiquans varie beaucoup selon les paroisses : Madeleine, 4,400 sur 29,000 habitans; Saint-Augustin, 6,500 sur 29,000 habitans; Saint-Eustache, 1,750 sur 20,000 habitans; Billancourt, 500 sur 10,000 habitans; Grenelle, 1,500 sur 47,500 habitans; Belleville, 1,500 sur 60,000 habitans.
  51. L’abbé Bougaud, le Grand Péril, etc., p. 44 : « Je connais un évêque qui, arrivant dans son diocèse, eut l’idée de se demander, sur les 400,000 âmes qui lui étaient confiées, combien il y en avait qui faisaient leurs Pâques. Il en trouva 37,000. Aujourd’hui, après vingt ans d’efforts, il en a 55,000. Ainsi, plus de 300,000 sont, en pratique, des infidèles.» — Vie de M. Dupanloup, par l’abbé Lagrange, I, 51. (Lettre pastorale de M. Dupanloup, 1851) : — « Il considère qu’il répond à Dieu de près de 350,000 âmes, dont 200,000 au moins ne remplissent pas le devoir pascal ; car il y en a 45,000 à peine qui remplissent ce grand devoir. »
  52. La Révolution, II, 390.
  53. Th.-W. Allies, Journal, etc., p. 240. (2 août 1848, conversation avec l’abbé Petitot) : « En 1830, les prêtres furent pendant deux années obligés de renoncer à porter publiquement leur costume, et ils ne recouvrèrent leur popularité qu’en se dévouant aux malades à l’époque du choléra. » — En 1848, ils avaient regagné le respect et la sympathie ; le peuple venait les chercher pour bénir les arbres de la liberté. — L’abbé Petitot ajoute : « l’Église gagne tous les jours du terrain, mais bien plus dans les rangs élevés que dans les classes inférieures. »
  54. Emile Keller, les Congrégations, etc., p. 362 (avec chiffres à l’appui pour les écoles). — Débats du 27 avril 1890 (avec chiffres à l’appui pour les hôpitaux. Dans les dix-huit hôpitaux laïcisés, l’augmentation des décès est de 4 pour 100).
  55. Fournier de Flaix, Journal de la Société de statistique, numéro de sept. 1890, p. 260. (D’après les registres de l’archevêché de Paris.) — Compte-rendu des opérations du conseil d’administration des pompes funèbres à Paris (1889) : convois purement civils, en 1882, 19,33 pour 100 ; en 1884, 21.37 pour 100 ; en 1888, 19.04 pour 100 ; en 1889, 18.63 pour 100. — Atlas de statistique municipale. (Débats du 10 juillet 1890) : « Plus un arrondissement est pauvre, plus il présente d’enterremens civils ; la palme appartient à Ménilmontant, où plus du tiers des enterremens sont purement civils. »
  56. L’abbé Joseph Roux (curé d’abord à Saint-Silvain, près de Tulle, puis dans un bourg de la Corrèze), Pensées, p. 132 (1886) : « Il y a toujours du païen dans le paysan. Le paysan, c’est bien le péché, le péché originel dans toute sa naïveté brute... » — « Le paysan passa du paganisme au christianisme à grand renfort de miracles; il retournerait à moins de frais du christianisme au paganisme... Un monstre existe depuis naguère, le paysan impie... Le campagnard, en dépit des instituteurs, en dépit même des curés, croit aux sorciers et aux sorcières, comme les Romains, comme les Gaulois. « — Partant, les moyens employés pour agir sur lui sont tout extérieurs. (Vie de M. Dupanloup, par l’abbé Lagrange, notes pastorales de M. Dupanloup, I, 64.) « Par quoi avez-vous fait le plus pour la religion dans votre diocèse depuis quinze ans? Est-ce par...? Est-ce par...? Non; c’est par les médailles et les crucifix. Tout ce qu’on donne à ces braves gens leur fait plaisir; ils aiment qu’on leur donne Notre-Seigneur et la sainte Vierge. Ces objets leur représentent la religion: un père qui apporte son enfant dans ses bras pour recevoir cette médaille ne mourra pas sans confession. » — Sur le clergé et les paysans dans le sud-est de la France, on trouvera des renseignemens pris sur le vif et des peintures dans les romans de Ferdinand Fabre. (Tigrane les Courbezons, Lucifer, Barnabé, Mon Oncle Célestin, Xavière, Ma Vocation.)