La Reine Hortense et le prince Louis/05

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La Reine Hortense et le prince Louis
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 26 (p. 91-120).
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LA REINE HORTENSE
ET
LE PRINCE LOUIS

V.[1]
EN ANGLETERRE (MAI-JUIN 1831)

Au moment de donner à nos lecteurs la suite du Journal de Mlle Valérie Masuyer, nous devons un souvenir et un regret reconnaissant au collaborateur qui en avait préparé pour nous la publication. C’est le lieutenant-colonel Patrice Mahon (Art Roë) qui s’était chargé de ce soin. On sait qu’il a été une des premières victimes de la guerre. Tombé au champ d’honneur, à la tête de son régiment d’artillerie, son nom a été mis à l’ordre du jour de l’armée, hommage posthume qui était dû à son héroïsme.

L’amour de la patrie et celui des lettres avaient noblement rempli sa vie laborieuse. Les œuvres qu’il a laissées, et qui se rapportent le plus souvent à son métier de soldat, sont des œuvres d’observation et d’imagination où se manifestent l’originalité de son esprit et sa haute distinction morale. Son dernier travail, travail d’éditeur, était nouveau pour lui : il s’y était très attaché. Le journal de M, le Valérie Masuyer est une source extrêmement abondante. Il fallait choisir, élaguer, dans ces pages qui, rédigées au jour le jour, au courant de la plume, sous l’impression du premier moment, n’ont pas toutes le même intérêt ; mais toutes sont pleines de naturel, de sincérité évidente et de vie. Elles nous donnent sur l’existence de la famille impériale dans l’exil des détails qu’on ne trouve pas ailleurs, et peut-être aucun autre document n’aide-t-il mieux à comprendre, en remontant aux origines, le caractère si complexe de l’empereur Napoléon III. Ce caractère, a dit Renan, « est un problème sur lequel, même quand on possédera des données que personne maintenant ne peut avoir, on fera bien de s’exprimer avec beaucoup de précautions. Il y aura peu de sujets historiques où il sera plus important d’user de retouches, et, si dans cinquante ans il n’y a pas un critique aussi profond que M. Sainte-Beuve, aussi consciencieux, aussi attentif à ne pas effacer les contradictions et à les expliquer, l’empereur Napoléon III ne sera jamais bien jugé. » Le jugement définitif n’est pas encore porté, qui sait s’il le sera jamais ? Y a-t-il aujourd’hui un Sainte-Beuve ? En tout cas, les documens commencent à venir et le Journal de Mlle Masuyer est un des plus précieux. On y voit comment s’est formé le futur empereur, ou plutôt, car il a été dès sa jeunesse le même que plus tard, comment il a évolué au milieu des conspirations italiennes, — ce qui explique bien des choses d’avenir, — puis des conspirations françaises, avec un singulier mélange de républicanisme et d’impérialisme, comme si un instinct secret l’avertissait dès ce moment qu’il devrait passer par la République pour aboutir à l’Empire. Au reste, cette confusion de principes, où il voyait plus clair et, en tout cas, s’est dirigé plus habilement que d’autres, n’était pas son fait exclusif : toute une fraction du parti révolutionnaire français y participait aveuglément. Ajoutons que le prince Louis exerçait, par les côtés affectueux de sa nature, un attrait déjà grand sur ceux qui l’approchaient.

On comprend que Patrice Manon, à mesure qu’il avançait dans le dépouillement du journal touffu de Mlle Masuyer, ait été séduit davantage par l’intérêt du sujet. Il y trouvait les élémens d’une étude psychologique très attachante, et peut-être l’aurait-il écrite plus tard au profit de l’histoire. Mais la mort ne l’a pas permis et nous devons nous borner à continuer la publication qu’il avait préparée.


Londres, 13 mai 1831.

Les voyageurs pour l’Angleterre sont si rares qu’on se les arrache ; on courait après nous pour des auberges, pour un paquebot, et on nous prenait pour des Anglaises. Le Prince faisait l’interprète tant bien que mal et s’impatientait de n’être pas parfaitement compris, lui qui parle l’allemand et l’italien comme le français. Sa santé n’est pas positivement mauvaise, bien que le gonflement qu’il éprouve à l’estomac ne diminue pas. La Reine s’effrayait beaucoup pour lui de la traversée, et c’est elle qui a été le plus malade. Elle s’est installée dans sa voiture, bien attachée sur le front de ce Royal George ; puis, le mal de mer la chassant de là, elle s’est bientôt réfugiée dans la cabine, où elle pouvait du moins s’abriter et s’étendre tout de son long. Quant à moi, j’étais mourante, lorsque la marée haute nous a enfin apportées dans le port de Douvres.

De Cantorbery, où nous sommes venus achever notre première journée anglaise, je ne décris pas ici la fameuse cathédrale et retiens seulement cette maison en face de l’hôtel, toute pavoisée de tentures et de drapeaux bleus sur lesquels étaient inscrits en lettres d’or : Hodge’s and Rider’s committee. Ces noms étaient ceux des deux candidats libéraux qui l’emportaient ce jour-là, à la grande joie du peuple. Nous voyions ainsi l’Angleterre occupée de la grande affaire du moment : l’élection et le renouvellement du Parlement.

Le ministère whig présidé par lord Grey a lui-même porté ce débat devant l’opinion. C’est au mois de novembre dernier qu’il remplaça le Cabinet tory de lord Wellington, devenu impossible depuis l’avènement du roi whig Guillaume IV. Lord Holland entrait dans la nouvelle combinaison comme chancelier du duché de Lancaster ; il est neveu du grand Fox et père de ce M. Fox que la Reine a reçu à Rome avec une amabilité particulière. Les autres collègues de lord Grey sont les lords Æthorpe, Landsdowne, Graham, Melbourne, Palmerston (aux Affaires étrangères), Goderich, Auckland et Brougham (comme chancelier de l’Echiquier).

Ce nouveau gouvernement prit au mois de février l’initiative d’un projet de loi donnant satisfaction à l’opinion publique sur le sujet de la réforme parlementaire. Il s’agissait de rendre à la Chambre des Communes le caractère de représentation qu’elle avait perdu, les lois électorales anciennes étant surannées ; les bourgs pourris ayant gardé une représentation égale à celle des grandes villes ; enfin les élections elles-mêmes restant aux mains des grands seigneurs propriétaires et des municipalités, qui en disposaient ou qui en trafiquaient. Le projet de lord Grey était, dit-on, très modéré. Il n’en rencontra pas moins une vive opposition, qui aurait entraîné la chute du ministère, si le Roi n’avait préféré dissoudre le Parlement.

Le résultat des élections prochaines sera sans doute conforme aux désirs du Prince Louis, qui saisit avec empressement cette occasion nouvelle d’affirmer son républicanisme. La Reine voit au contraire dans les habitudes de discipline et dans le respect de l’autorité les causes de l’ordre, de la propreté, de la symétrie qui règnent tout autour de nous.

Elle est tout heureuse de connaître enfin l’Angleterre, vers laquelle quelque chose l’attirait depuis longtemps. En 1814, étant alors aux bains de Dieppe avec Louise Cochelet, elle avait formé le projet de passer incognito le détroit et de faire une équipée de l’autre côté ; dans cette pensée, elle étudiait assidûment la grammaire anglaise, elle apprenait par cœur des dialogues que Louise lui faisait répéter ; mais elle se dégoûta à la fin de cette aventure, où la médisance aurait trouvé de quoi s’exercer. Bien lui en prit, car, la fièvre jaune s’étant déclarée peu après en Angleterre, tous les bateaux qui en revenaient furent condamnés à faire quarantaine au Havre : elle aurait donc eu toutes les peines du monde à rentrer en France et serait restée pendant de longs jours séparée de ses enfans.

Elle dit que ce pays lui rappelle un peu la Hollande ; il en efface pour elle le triste souvenir par l’impression du confort et le charme de la liberté. Les routes sont admirables, peut-être parce qu’elles ne sont pas gâtées par le roulage et que le commerce se fait surtout par voie d’eau ; de beaux puits les bordent et font du voyage une sorte de promenade dans un jardin. Les chevaux de poste passeraient ailleurs pour des chevaux de luxe. L’art de les mener est si répandu qu’au départ de Cantorbery, le 11 mai, c’est un enfant de dix ans qui nous conduit. Nous allons d’une allure calme et sûre, les animaux étant ici sages comme les gens. La raideur amusante de notre petit postillon ne nous fait pas regretter de voyager moins vite qu’en France et qu’en Italie, surtout. Mais, tandis que j’admire ces deux longues rangées de maisons pareilles, qui vont d’une distance immense jusqu’au pont de la Tamise, le Prince s’étonne de ne voir dans les rues que quelques équipages à livrées antiques, à valets poudrés, peu de piétons, et force diligences dont les sièges sont si hauts que les voyageurs assis dessus ont l’air d’être debout. Il s’amuse à dire que la population anglaise ne se voit qu’en diligence. Londres lui semble bien éloigné de valoir Paris, et je serais fière, comme Française, de sa prédilection pour mon pays, si je ne savais pas que son vrai grief contre les Anglais est la difficulté qu’il éprouve à parler leur I langue et à se faire comprendre d’eux.

Nous errons de quartier en quartier, sans trouver à nous loger nulle part et sans produire peut-être sur les hôteliers une impression favorable, avec notre vieille voiture crottée. La Reine prévoit qu’il faudra en acheter une autre et gémit.

L’appartement que nous découvrîmes à la fin n’est que passable : elle au premier, son fils et moi au second, les gens au quatrième, et il faudra payer cela quatre louis par jour, tandis que nous étions si bien pour trente francs à Paris. Aussi ne défaisons-nous pas les paquets et restons-nous campés, jusqu’à ce que nous ayons pu louer quelque part une maison à un prix raisonnable.

Cette nouvelle recherche remplit la journée du 12 ou du moins ce qu’il m’en reste après les lettres qu’il me faut expédier en Italie, en Suisse et dans diverses autres parties du monde. Le Prince et moi courons la ville avec Charles, qui n’admire rien de ce qui nous plaît ; l’hôtel lui conviendrait mieux, parce qu’il n’aurait pas à nous y servir.

La Reine, penchée sur son plan de Londres, a été pendant ce temps distraite par un défilé d’équipages allant à une réception de la reine d’Angleterre, la première depuis la dissolution du Parlement. Les brillantes livrées, les beaux attelages traversaient une foule en mouvement, mais si lente, si silencieuse, qu’on aurait pu la prendre pour un peuple d’ombres. Point de troupes, pas de gardes armés, le bâton levé d’un constable suffisant à maintenir l’ordre. Plusieurs des cochers et des laquais portaient des bouquets à la boutonnière ; c’étaient ceux des partisans de la réforme ; le nombre n’en était pas fort considérable et l’on voyait assez qu’ici, parmi ces gens de cour, l’opinion n’était pas du tout la même que dans la rue à Cantorbery.

M. Fox, averti par un billet de la Reine et tout heureux de la revoir, est venu ce jour même pour assister à notre dîner. Il a couru ensuite chercher lady Dudley Stuart. C’est cette Christine, née du premier mariage de Lucien et sœur de la princesse Gabrieli. Mariée d’abord au comte suédois Arved Posse.elle fut bientôt séparée d’avec lui. Je ne lui en ai pas voulu de me prendre la Reine pour toute la soirée, tandis que le Prince sortait avec M. Fox, ni de me la reprendre aujourd’hui pour aller visiter sans moi des appartemens. Comme femme à la mode, elle s’étonnait d’être debout dès onze heures du matin, après s’être couchée à quatre. Elle avait fait un effort pour se lever. D’ordinaire, à Londres, on ne quitte son lit qu’à cinq heures de l’après-midi. Cette vie extravagante parait faite exprès pour tuer lord Dudley, intéressant jeune homme dont l’air poitrinaire me causerait beaucoup de soucis s’il m’était cher. Il est pour Christine le modèle des maris et pour sa tante, la Reine, le modèle des neveux. Ayant chez lui ce soir du monde à dîner, il regrettait qu’elle n’y fût pas.

C’est là le commencement des invitations dont elle s’attend à être bombardée, et qu’elle ne pourra plus esquiver quand sa présence à Londres sera connue. Dès hier, quelques salons en savaient la nouvelle ; dès ce soir, la comtesse Glengall arrivait. C’est pour la Reine une vieille connaissance faite à Plombières, au temps de la paix d’Amiens. Elle a conservé un reste de beauté, une grande assurance, fruit d’une longue habitude du monde, et une abondance de paroles qui s’est librement exercée jusqu’à onze heures, instant où elle nous a quittés pour se rendre à un bal donné par le duc de Devonshire.

Elle a fait mille foliés à Paris sous le Consulat ? C’est elle qui a ramené dans la société la mode des bas et des souliers découverts. Elle courait à cheval dans les allées défendues. Un jour qu’elle s’était fait mettre au corps de garde et que le Premier Consul lui en parlait, elle lui a dit « qu’elle aimait à faire tout ce qui était interdite » « Eh bien ! a-t-il aussitôt répondu, à partir de demain, je vous autorise à faire tout ce qu’il vous plaira. » Il la croyait alors initiée aux secrets de la diplomatie, ce qui n’était pas, et ce qu’elle regrette à présent, car elle aurait pu par ce moyen le connaître davantage et jouer un rôle auprès de lui.- Ce qu’elle se rappelle avoir admiré le plus en lui est ce beau profil d’empereur romain, si bien fait pour la statuaire, les belles dents qu’il montrait en riant, son sourire si doux, si gai, que c’était celui d’un enfant et non pas celui du maître du monde. Il avait la coquetterie d’être l’homme le plus mal vêtu de toute sa cour. La Reine raconta à ce sujet qu’un soir, au bal, les voyant toutes parées et couvertes de diamans, il avait dit, en montrant les manches de son modeste uniforme, « qu’il fallait avoir bien de l’amour-propre pour porter un habit si simple au milieu d’elles. »

La Reine estime que les Mémoires de Constant sont de tous les plus véridiques, au moins quant à la description des choses vues ; mais Constant ne rend pas toujours avec intelligence ce qu’il a entendu. O’Méara mérite une entière créance, mais il n’est resté que trop peu de temps à Sainte-Hélène. M. de Las Cases fait preuve d’exactitude, mais il est long, et, nouveau venu auprès de l’Empereur, de crainte de le trahir, il s’astreint à reproduire quelquefois matériellement et scrupuleusement ses paroles ; mais le sens des paroles est moins dans les mots eux-mêmes que dans l’accent de l’âme qui parle ou dans l’expression de la physionomie.

La Reine se flatte d’avoir connu l’Empereur mieux que personne. « C’est lui qui a fait ma vie, » dit-elle. Elle avait l’impression d’être assise dans une voiture, dont il aurait été le cocher. Elle aurait pour lui une reconnaissance sans bornes et une affection sans nuages, s’il n’avait pas divorcé d’avec Joséphine ; et cela même, elle ne peut le lui reprocher avec trop d’amertume, tant lui-même en a eu le cœur déchiré. Joséphine est bien la seule femme qu’il ait aimée. Les amours en dehors d’elle n’ont été que des fantaisies passagères, et il ne s’est jamais pardonné le chagrin qu’elle on éprouvait. On ne peut compter que pour mémoire, tant la personne était sotte, la liaison qu’il eut avec Mlle de la Plaigne en 1805. C’était une ancienne élève de Mme Campan, mariée par erreur à un aventurier, puis entrée comme lectrice chez Caroline Murat ; sa jeunesse et sa fraîcheur plurent à l’Empereur, qui en fut bientôt rassasié. Ensuite vint, caprice tout aussi court, une dame de la Cour que la Reine n’a pas nommée ; puis Mme Gazzani, dont l’impression sur lui fut plus vive sans être plus durable. Cette beauté célèbre était fille d’une danseuse italienne attachée au grand théâtre de Gènes. L’Empereur l’ayant vue dans cette ville, lors du voyage de 1805, en fut ébloui, plaça le mari en province, et la fit venir à Paris où elle fut immédiatement nommée lectrice de l’Impératrice. Elle était grande, un peu maigre, d’une souplesse et d’une grâce extrêmes, avec des yeux ravissans, des traits délicats et les plus belles dents du monde, qu’un petit rire tordu découvrait constamment. L’Empereur sortait seul la nuit, en jeune homme, pour aller la voir ; il n’avait confié son secret qu’à Duroc. Mais, soit qu’il ait senti le danger d’être captivé par cette sirène, soit qu’il ait fait à Joséphine le sacrifice de son sentiment, il rompit bientôt de lui-même la liaison. L’Impératrice n’en conserva pas moins sa lectrice, dont la coquetterie s’exerça dès lors sur les hommes de sa Cour et qui y trouva un consolateur.

Tout autre et bien plus aimante fut la comtesse Walewska. Napoléon l’avait connue en Pologne, où elle s’était portée spontanément au-devant de lui comme vers le Messie chargé du salut des Polonais. Elle était petite, blonde, délicate, dans l’éclat de ses dix-huit ans, dans la candeur d’un cœur droit rempli tout entier par le patriotisme le plus ardent. On l’avait mariée à un vieillard fort riche, un aïeul pour elle plutôt que son époux, et ce n’était pas l’amour qu’elle lui portait qui pouvait l’empêcher de se donner à l’Empereur, mais bien ce qu’il y avait en elle d’angélique et de virginal. Il s’étonna de rencontrer une résistance à laquelle il n’était pas habitué. De leur côté, les Polonais travaillaient à la lui donner pour maîtresse, dans l’espoir qu’elle servirait leurs intérêts auprès de lui. Il fallut tous leurs efforts pour amener dans le nid de l’aigle cette colombe effarouchée.

Napoléon avait alors trente-huit ans, l’âge où les hommes s’éprennent d’autant plus volontiers des jeunes femmes qu’ils sentent leur propre jeunesse leur échapper. En revenant en France, il laissa Marie Walewska en Pologne, sans doute dans l’intention de la faire bientôt venir à Paris ; mais les années qui suivirent furent pour lui si pleines de choses, que force fut de renvoyer à plus tard cette affaire d’amour. En 1809, revenu à Schœnbrunn, il avait fait vers la Pologne la moitié du chemin ; Marie Walewska fit vers lui l’autre moitié. Un enfant naquit de ce rapprochement, et cette naissance la conduisit à Paris, où elle vécut non pas absolument éloignée de la Cour, mais du moins fort retirée. En 1814, elle se rendit à l’île d’Elbe avec son jeune fils, qu’on prit pour le Roi de Rome, tandis qu’on la prenait, elle, pour Marie-Louise déguisée. Mais telle était la sévérité de l’Empereur pour les mœurs, qu’il ne voulut pas qu’elle y restât. Elle est morte très malheureuse en 1817, après avoir épousé, l’année d’avant, un cousin de l’Empereur, le général d’Ornano.

Le divorce de l’Empereur marque l’époque à partir de laquelle il appartint tout entier aux raisons politiques et n’accorda plus la moindre part de son temps au sentiment. Il est singulier qu’alors, en réfléchissant au passé et en faisant pour ainsi dire l’examen de sa vie, il ait découvert au fond de son cœur la vraie tendresse qu’il ne pouvait s’empêcher de porter à Joséphine. Il lui écrivait, il allait la voir, au point que la nouvelle Impératrice s’en montra jalouse. Elle s’était fait une règle d’imiter en tout Joséphine, et, comme elle, de ne jamais quitter son époux. Napoléon lui en savait gré. Elle était fort médiocre, et cependant elle aurait été tout ce qu’il fallait qu’elle fût, si les circonstances n’avaient pas changé. Elle aurait rappelé, selon la Reine, cette insignifiante, à la mort de qui Louis XIV a pu dire : « Voilà le premier chagrin qu’elle me cause. » Elle avait une belle taille, de la fraîcheur, de la douceur, et finalement s’était un peu formée pour le monde, mais n’était ni jolie, ni gracieuse, ni spirituelle. Il convenait à l’Empereur qu’elle ne se mêlât de rien. Elle lui avait donné un fils, c’était tout pour lui. Joséphine voulut voir cet enfant et Napoléon le fit conduire en cachette à Bagatelle, où elle se rendit. Elle le caressa longuement en disant : « Cher petit, tu ne sauras jamais tout ce que tu me coûtes ! »

Le chagrin de Joséphine mettait entre Hortense et Marie-Louise comme un mur de glace et les empêchait de se rapprocher l’une de l’autre. L’empereur d’Autriche, averti par Metternich, avait dit à sa fille au moment où elle quittait Vienne pour Paris : « La princesse Pauline est la plus belle femme de la Cour. La reine de Naples a de l’esprit. Mais la reine Hortense est la seule personne de la famille avec qui vous puissiez vous lier. » Cette liaison restait impossible, quoique Marie-Louise, se conformant aux instructions paternelles, fit à la Reine de fréquentes visites, parût à tous les bals donnés rue Cerutti et vînt pour deux jours entiers à Saint-Leu. Elle prit à la fin pour amie la duchesse de Montebello.

La duchesse était très belle, de la meilleure tenue du monde. Retirée de la Cour à la mort d’un mari qu’elle adorait, elle vivait à l’écart avec ses cinq enfans, son père et sa sœur ; Corvisart et Isabey, ses amis intimes, formaient avec les personnes de sa famille sa seule société. Le choix de l’Empereur, la rappelant à la Cour auprès de Marie-Louise, fut généralement approuvé. On comprit qu’en mettant dans une place de cette importance une femme discrète et sans ambition, il avait voulu échapper aux pétitions, aux recommandations, aux intrigues dont une autre l’aurait accablé. La reine Hortense n’y trouva rien à redire, si ce n’est l’éloignement de Mme de Montebello pour la Cour. « La duchesse, disait-elle, aurait dû s’occuper davantage de diriger l’Impératrice, qui en raffolait, et auprès de qui personne ne pouvait la remplacer. » L’Empereur lui-même plaisantait sa femme sur cette passion : « Va, ta duchesse, elle s’embarrasse bien de toi, disait-il. Elle n’a d’affection que pour ses enfans. »

Il se résignait à n’avoir dans Marie-Louise qu’un amour d’obéissance, qui s’adressait en lui moins à l’homme qu’au souverain. Aux Cent-Jours, sans nouvelle d’elle depuis de longs mois, il fit partir M. de Montrond et le général de Flahaut pour Vienne, avec mission de la ramener. Pendant ce temps, Ballouhey, secrétaire de Marie-Louise, arrivait à Paris. Napoléon fit donner à cet homme l’ordre de rendre compte de toutes les commissions dont on l’avait chargé. Dans le nombre, se trouvait une lettre qui ne devait être remise qu’à la duchesse de Montebello et en mains propres. La Reine apprit cela par M. Devaux, son homme d’affaires, à qui l’envoyé de Marie-Louise s’était confiée ; elle conseilla ce que la délicatesse prescrivait, mais n’empêcha pas que la lettre confidentielle ne vint à la connaissance de l’Empereur. Marie-Louise écrivait à son amie : « Je m’étonne qu’on ait pu annoncer mon retour à Paris. Vous qui connaissez mes vrais sentimens, vous n’aurez pas cru à cette nouvelle. »

Lady Glengall assure que l’Empereur est regretté en Angleterre autant qu’ailleurs. Ses souffrances de Sainte-Hélène l’y ont rendu populaire. Quand Hudson Lowe a reparu à Londres, il a été hué par la populace, et l’on ne sait dans quel trou il a été se cacher. Il n’a pu se faire admettre au club de l’Union. La société anglaise l’a désapprouvé de ne pas répondre au défi que le jeune Emmanuel de Las Cases lui apportait de Paris, en demandant raison des vexations supportées par son père et par lui-même. Néanmoins, le gouvernement de George IV l’avait accueilli avec faveur. Il est chevalier de l’ordre du Bain, et jouit de la propriété d’un régiment d’infanterie, qui lui vaut un revenu de 20 000 livres sterling.

Cette longue conversation s’est achevée par l’avis que la comtesse Glengall a donné de la présence à Londres des deux fils illégitimes de l’Empereur, le comte Léon, qu’il a eu de M, le de la Plaigne, et le jeune comte Walewski.


Dimanche, 15 mai.

Hier, pour en finir avec les maisons, nous sommes allés à dix heures du matin en voir une à laquelle nous nous sommes tenus. De là je me suis fait conduire chez le banquier Doxa, pour y prendre l’argent nécessaire, retourner payer l’hôtel et faire notre déménagement. Mais, comme il demeure à la Cité, j’ai employé à cette course plus de temps que je ne croyais.

Au retour, la Reine était délogée et déjà aux prises avec des visites dans sa maison, au numéro 30 de la George Street. Achille Murat présentait sa jeune femme, qu’il vient de ramener d’Amérique, et qui ne sait pas un mot de français. Sa mère, la reine Caroline, lui écrivait hier encore de Trieste que la reine Hortense était à Malte et le prince Louis à Corfou : sa surprise a donc été grande d’apprendre ce matin par le journal qu’ils étaient l’un et l’autre !

Il expose, avec un franc parler tout américain, comment les événemens de Juillet l’ont décidé à quitter le Nouveau Monde ; il s’est posté ici aux aguets, pour savoir à toute heure ce qui se passe à Paris. Son retour en Europe a suffisamment inquiété les chancelleries, pour qu’on ait tenté de lui faire quitter l’Angleterre, ce que les lois anglaises n’ont pas permis. La liste des tracasseries qu’il a éprouvées est longue. Il prévoit que l’arrivée de sa tante va de nouveau préoccuper les diplomates ; il la met en garde contre l’esprit de la société, et notamment contre lad y Glengall.

Celle-ci est drôlement apparue pour interrompre le panégyrique. Elle était en habit de cheval, la cravache à la main, et renouvelait ses offres de service pour nous faire voir Londres ; rendez-vous a été pris pour demain matin.

M. de Montrond survenant l’a chassée à son tour. C’est cet homme du monde, si fameux autrefois pour ses bonnes far-tunes. Mme Campan ne manquait pas de le signaler aux jeunes femmes qui entraient dans le monde. « Surtout, leur recommandait-elle, ne recevez pas M. de Montrond. » Il est étonnant de verdeur avec ses soixante-dix ans qui n’en paraissent pas plus de cinquante. La Reine l’a eu, l’an dernier, chez elle à Arenenberg. Il fréquente ici le cercle de notre ambassadeur à Londres, le prince de Talleyrand, et le salon de la duchesse de Dino. C’était de leur part qu’il se présentait : il l’a laissé bientôt deviner par l’empressement avec lequel il a mis la conversation sur les bagarres de la place Vendôme ? Il paraît qu’après notre départ les attroupemens se renouvelaient chaque soir devant la Colonne, de plus en plus nombreux et de plus en plus pressans. On réclamait l’inauguration de la statue, qu’une ordonnance du mois dernier avait annoncée. Louis-Philippe avait signé cette ordonnance par erreur, et sans savoir que la statue de Chaudet, déboulonnée en 1814, avait été détruite sous la Restauration. Le fondeur Launay l’avait transportée d’abord dans son atelier, après avoir dirigé la manœuvre de quatre jours nécessaire pour l’amener à reposer à terre. La police l’avait reprise aux Cent-Jours, mais les Bourbons eurent le dernier mot, en ordonnant la fonte du métal, qui servit pour la statue d’Henri IV par Lemot.

Quelques bonapartistes, pressés d’exploiter contre le Roi la malencontreuse ordonnance, avaient fait faire une statue provisoire en bois de chêne par un sculpteur de Saint-Mandé. Le ministère donna l’ordre d’arrêter cette statue aux barrières, ce qui provoqua des protestations. Dans le même temps, une manifestation républicaine s’organisait en l’honneur de Cavaignac, Sambuc, Guénard, Trélat et Raspail, que la cour d’assises venait d’acquitter. A l’issue d’un banquet donné pour eux le 9 mai aux Vendanges de Bourgogne, les convives échauffés se répandirent sur les boulevards et gagnèrent la place Vendôme. Ils s’y réunirent le lendemain aux anciens militaires et aux napoléonistes de toutes marques, furieux que la police eût osé faire disparaître pendant la nuit les fleurs et les couronnes déposées par eux au pied de la Colonne. Les clameurs prirent un ton de violence qu’elles n’avaient pas eu jusque-là ; il fallut employer la cavalerie contre la foule, la bagarre menaçant de devenir une émeute ; on n’en eut raison qu’en amenant sur la place des pompes à incendie empruntées à la caserne de la rue de la Paix. Le général comte de Lobau donna l’ordre d’asperger les manifestans et, parte trait, s’affirma pour la première fois dans son commandement tout neuf de la garde nationale.

M. de Montrond augure de tout cela que « si le prince Louis arrivait maintenant à Paris, il y serait plus caressé encore qu’en Italie. » Ce n’est là peut-être qu’un propos aimable, ou bien c’est le pronostic de M. de Talleyrand lui-même. La Reine se souvient de l’adresse que le prince de Bénévent déploya dans les circonstances délicates de l’année 1814. Elle n’oublie pas non plus l’art consommé avec lequel il s’est fait hier l’homme indispensable pour Louis-Philippe et le véritable directeur politique du nouveau gouvernement français. Elle le voit aujourd’hui montrer de l’empressement auprès d’elle, toujours habile à tout ménager.

De là cependant à partager les espérances d’Achille Murat, il y a loin. Il revint le soir et se donna comme le représentant en Europe du roi Joseph, frère aîné de l’Empereur ; il sait que le gouvernement de Juillet ne durera pas en France, que la République sera proclamée, etc. La Reine, craignant de lui voir faire une imprudence, par laquelle son propre plan serait compromis, lui représente le peu qu’il a pu connaître de l’Europe là-bas, dans sa chaumière américaine. Elle l’invite à raconter sa vie, qu’elle ignore, et qu’il ne fait pas difficulté d’exposer dans un grand détail.

Prince royal à Naples, déchu de ses droits par la mort tragique de son père, il reste prisonnier en Autriche jusqu’en 1822. Il a alors vingt et un ans et cent vingt mille francs de fortune. Son projet est de s’embarquer à Hambourg, où il pense ne demeurer qu’une semaine. Il y passe trois mois, vit en grand seigneur et mange là vingt mille francs pour sa première école. Débarqué chez son oncle Joseph à Point-Breeze, il y trouve un accueil paternel ; il n’aurait qu’à s’y installer et à s’y laisser vivre, mais son humeur l’entraîne ailleurs. La guerre de 1823 en Espagne parait lui offrir des chances de fortune. Il embrasse la cause constitutionnelle, frète une embarcation, arrive trop tard, quand tout est fini, court des dangers et dépense quarante mille francs en pure perte. Repassé de l’autre côté de l’Atlantique, fort appauvri, très malheureux, il ne perd nullement courage, étudie la langue, les lois, devient avocat, achète une plantation dans un mauvais terrain qu’il est bientôt forcé d’abandonner, trouve un ami auquel il s’associe, pour acheter ensemble un autre domaine. Il l’y rejoint et abandonne le premier établissement. C’est ici un nouveau chapitre de son roman.

Il s’égare dans les forêts avec ses dix nègres, ses cinquante vaches : on le voit à cheval, avec des lunettes vertes et un chapeau de paille. Son dénuement est grand, mais, en 1826, ses affaires se sont améliorées. C’est alors qu’il rencontre Mlle Caroline Dudley, petite-nièce de Washington. Il l’épouse quatre mois plus tard. On vient les voir de trois cents milles à la ronde ; la maison qu’il a bâtie pour sa jeune femme est la plus belle du pays, bien que les sièges n’en soient que de bois ; il y donne des bals dont ses nègres forment l’orchestre. Ses affaires prospèrent ; sa cousine Clotilde, femme du général Moncey et duchesse de Conegliano, lui lègue cent mille francs (c’est cette Clotilde Murat, sœur de la princesse héréditaire de Hohenzollern-Sigmaringen) ; ses terres lui rapportent quinze mille livres de rente. C’est tout cela qu’il quitte, et la liberté, et l’insouciance, et la gaîté d’une vie facile, et les institutions d’un pays qu’il aime, et son grade de colonel de la milice américaine, pour se jeter à corps perdu dans la politique !

Au premier bruit des mouvemens d’Italie, il hypothèque ses biens, emprunte 50 000 francs à la banque et se précipite ici. Il se donne pour l’éclaireur de Joseph : le chef de famille, quoique d’âge rassis, n’est peut-être pas éloigné de suivre son entreprenant neveu. Ses liaisons avec les hommes politiques français se sont renouées en 1825, lors du voyage de La Fayette en Amérique Jusque-là, ses plantations de Point-Breeze, la littérature, le jardinage, le travail de défrichement auquel il s’adonnait lui-même, la hache à la main, occupaient tous ses loisirs. Il ne lisait aucun journal et ne souffrait pas qu’on lui racontât les nouvelles. Apprenant que La Fayette désirait le voir, il songea d’abord à se dérober et, n’apercevant aucun moyen de le faire honnêtement, se résigna à recevoir le grand homme. Un déjeuner eut lieu en compagnie de plusieurs Américains distingués. L’hôte et l’invité se retirèrent ensuite dans un cabinet de travail, et y restèrent enfermés quatre heures, au grand étonnement des assistans. La Fayette exposa que la dynastie des Bourbons ne pouvait durer et qu’il était temps non seulement d’en prévoir, mais d’en préparer la chute en coalisant contre elle tous les partis d’opposition. Les Bourbons une fois par terre, Napoléon II serait proclamé ; La Fayette ne demandait pour cela qu’un crédit de deux années de patience et de deux millions d’argent. Cependant, son respect de la volonté populaire était tel qu’il mettait des formes jusque dans ses procédés de révolutions. Le trône de Charles X une fois renversé, il proposait de former à Paris un directoire de cinq membres dont chacun représenterait l’un des grands partis : les bonapartistes, les légitimistes, les orléanistes, les libéraux et les républicains. Dupin, dans ce conseil, représenterait le Duc d’Orléans ; il ne tiendrait qu’à Joseph d’y représenter le Duc de Reichstadt. Ensuite, on s’adresserait à la nation par voie de plébiscite ; le vote populaire ne manquerait pas alors de prononcer en faveur de Napoléon II la forme définitive du gouvernement.

Le roi Joseph, souscrivant au projet, s’abonna aux journaux et rentra dans la lice politique. Au premier bruit des événemens de Juillet, il fit ses préparatifs pour repasser l’Océan ; mais le paquebot suivant lui ayant apporté la nouvelle que le Duc d’Orléans venait d’accepter la couronne, il eut la sagesse de ne pas quitter Point-Breeze et l’imprudence de lancer à la Chambre cette protestation du mois d’octobre, où madame Mère n’avait vu qu’un coup d’épée dans l’eau, propre à éclabousser tous les membres de la famille. Achille Murat, au contraire, s’en déclare satisfait. « Quand il s’agit du sort de l’Europe, on n’a pas le droit, dit-il, de songer à sa fortune particulière ! » Il oublie en cela les lettres pressantes par lesquelles sa mère lui prêche à lui-même la modération et la prudence.

La reine Hortense se tient au même point de vue que la reine Caroline. Elle veut qu’on lui rende son million d’abord, et, pour l’obtenir, cherche des alliés parmi les ministres anglais. J’écrivais cet après-midi pour elle à Torlonia, Doxa et Dervaux, quand elle est venue m’interrompre pour que nous allions ensemble chez lady Holland[2]. Nous nous sommes habillées à la hâte. M. Fox s’est trouvé là pour faire route avec nous et diriger notre cocher, par Hyde Park, vers la petite ville de Kensington.

L’habitation de sa mère, qu’il nous avait dit être bizarre et d’un genre un peu trop mauresque, nous a paru au contraire très originale, très élégante et surtout très mystérieuse, au fond du parc séculaire dont elle est entourée. Des valets poudrés remplissaient l’antichambre du rez-de-chaussée ; à travers les salons vides, ils nous ont conduits dans le jardin, auprès de lady Holland et de ses invités.

C’est une grosse maman d’une cinquantaine d’années, d’un abord si digne et si calme qu’il nous a paru glacial. Une vieille dame en deuil, les filles de la duchesse de Bedford, raides comme des bâtons, composaient un cercle hermétique, bien différent de celui de la Reine, et dont le silence la déconcertait. Le lord chancelier Brougham a seul fait mine de s’approcher d’un pas pour causer avec elle. C’est un grand et gros homme, laid, vieux, d’une physionomie assez avenante, auquel il manque beaucoup de dents. Je restais gelée sur ma chaise, quand la dernière des misses Bedford, une enfant de sept ans, a rompu enfin la glace en chantant pour la Reine une petite chanson française.

Lady Holland m’a questionnée alors sur notre voyage et forcée par-là à mentir, en racontant la fable convenue du départ de Malte, de notre traversée imaginaire, etc. La Reine, pendant ce temps, s’était écartée du cercle pour entrer chez lord Holland. A peine revenue, elle a pris congé.

Force cartes nous attendaient à notre logis, celles de lady Sandwich, de lady Sandon, de lady Stuart, de la comtesse Belfast, fille de la comtesse Glengall. Lord Mahon avait écrit sur la sienne : « Sera trop heureux de faire connaître à la Reine sa belle et vieille Angleterre, avant que la réforme n’y ait tout gâté. » Comme il est petit-fils de Pitt, il sera amusant de le voir se rencontrer chez nous avec M. Fox.

Lady Tankarville est venue sur le tard. Elle est fille du duc de Grammont ; quoique née en France, elle a passé toute sa jeunesse en Angleterre, son père ayant suivi les Bourbons à Hartwell et n’étant rentré d’émigration qu’avec eux en 1844. Son frère, le duc de Guiche, se dévoue aujourd’hui au Duc d’Angoulême, tombé, dit-on, dans l’imbécillité. Elle-même reprend auprès de la Duchesse d’Angoulême, à Holy-Rood, les relations d’autrefois à Hartwell. Elle vante la piété, le courage avec lesquels cette princesse supporte ses nouveaux malheurs, mais ne peut nier que l’amertume des caractères et l’inégalité des humeurs n’attristent encore le petit cercle d’amis fidèles dont s’entourent les Bourbons déchus.

Quant à la Duchesse de Berry, elle prend les eaux de Bath ; on lui prête des projets d’aventures, telles qu’un débarquement sur la côte de Vendée.

Lady Cadogan parait, mais, trouvant le salon rempli, elle ne fait qu’entrer et sortir. Lord Fitz Henry, connaissance d’Italie, prend intérêt au sort de MM. Gamba, père et frère de la marquise Guiccioli, fort compromis tous deux dans l’insurrection. Il raconte les horribles représailles ordonnées par le duc de Modène et laisse peu d’illusion sur le sort fatal auquel le pauvre Ciro Menotti est destiné. Un petit M. Tromboni, professeur de musique, ami d’enfance du prince Napoléon, vient exprès pour parler de lui. Enfin, M. Fox, dont l’obligeance est extrême, reparait une fois de plus, nous amenant son médecin dans sa voiture. La Reine, inquiète de la mauvaise mine de son fils, avait désiré un homme de l’art. Celui-ci reconnaît que le prince a la jaunisse, mais rassure quant aux suites que cette maladie pourra avoir. Les causes, selon le malade lui-même, en sont le chagrin qu’il éprouve aux nouvelles d’Italie et le dépit qu’il a de voir les journaux critiquer sa conduite et celle de son frère s’il veut « épancher sa bile » et « dégonfler son foie, » en adressant à la Tribune de Paris une lettre de justification.

La Reine, satisfaite de causer seule à seul avec M. Fox, le retient jusqu’à minuit et demi. Elle croit politique de lui confier le secret de son séjour en France et de redresser là-dessus mes mensonges de tantôt à lady Holland. Il conseille le silence, le promet pour sa part et confie qu’on soupçonne la Reine, dans les chancelleries, d’être venue intriguer à Londres au sujet des affaires de Belgique. Ce bruit est sans aucun fondement, mais n’en peut pas moins trouver créance, après la candidature du duc de Leuchtenberg, le refus de la couronne belge fait par Louis-Philippe pour son fils, le Duc de Nemours, et la longue incertitude qui n’a pas cessé de planer sur les décisions du Congrès de Bruxelles. L’Angleterre veut en finir et placer sur le trône le prince Léopold de Saxe-Cobourg.

D’après cela, la Reine regrette à présent d’avoir dit à M. de Montrond qu’elle projetait de rentrer à Arenenborg par la Belgique et par le Rhin. Son vrai désir est toujours de traverser la France : elle le dira à qui voudra l’entendre et me recommande d’en faire part à tous venans.


Londres, mercredi, 18 mai.

Notre journée de courses et de visites a commencé par une dérobade à lady Glengall : un billet d’elle nous invitait à venir la prendre et mettait de la partie le comte Léon. La Reine, qui se souciait peu de cette promenade en famille, m’a fait écrire pour décliner l’offre. J’ai mis en avant le prétexte de la santé du Prince, ce qui ne nous a pas empêchés de sortir aussitôt avec lui pour aller à Regent’s park et à la grande ménagerie.

Nous flânions devant la cage des singes, quand lord Elphinstone nous a rejoints. C’est un bel et grand officier ; étant enfant, il a joué à Paris avec nos princes ; il rossait Louis et craignait Napoléon. Nous n’avons fait qu’un tour avec lui, pour revenir au logis en traversant au retour des quartiers si neufs et si beaux que j’en étais jalouse pour Paris.

Lady Stuart nous attendait au logis. C’est la femme du lieutenant général sir John Stuart ; ayant habité quinze ans l’Italie, elle y a pris la douceur des manières latines ; elle portait le deuil du roi d’Espagne. Lord Mahon est aussi venu. Tout Wellington qu’il est, c’est un aimable jeune homme, à la physionomie expressive ; sa parole facile, en dépit d’un léger défaut de prononciation, s’est exercée contre lord Dudley, qui arrivait à point pour donner la réplique et soutenir la thèse opposée. Lord Mahon avoue que son parti sort vaincu de l’épreuve électorale et que le nouveau parlement sera favorable au bill. Il n’en luttera pas moins « jusqu’à la dernière goutte de son encre, en attendant peut-être qu’il ait à combattre jusqu’à la dernière goutte de son sang. » « Rien n’égale, dit-il, la brutalité dont le peuple a fait preuve pendant les dernières élections. Mon candidat, roué de coups, est mort de ses blessures ; un autre, grièvement blessé, restera éclopé pour le reste de ses jours. La maison de lord Wellington a été bombardée à coups de pierres. Comme quelqu’un essayait d’arrêter ce scandale, en disant que lady Wellington venait d’expirer et que son cercueil était encore là, quelqu’un de la foule a répondu : « Plût à Dieu que celui du lord fût à côté ! »

Tel était le diapason de haine auquel s’élèvent les gens de la rue et les personnes de la société ne sont pas moins féroces, ni les femmes du monde moins déraisonnables. Je compte Lady Montague parmi les plus passionnées que nous ayons été voir dans l’après-midi : « La Terreur règne à Londres… L’aristocratie est ruinée : le peuple s’empare de ses biens… Elle est déconsidérée : le Roi donne le titre de comte à l’un de ses bâtards. » A propos de ce nouveau venu, inscrit le dernier sur la liste des comtes, la comtesse Shrewsbury s’est écriée : « Combien je plains les vicomtes et les barons ! Mais que serions-nous devenus, nous autres, si le Roi l’avait fait duc ? »

Lady Seymour, au fils de qui la Reine a eu de si grandes obligations quand il s’est agi pour nous de quitter Florence, n’était pas chez elle au moment où nous y sommes allées, ni non plus lady Sandwich, dont la fille Caroline faisait les honneurs. Elle est très belle personne, très spirituelle, à l’extravagance politique près. Mme de Lieven, femme de l’ambassadeur de Russie, s’est autorisée des folies débitées par les uns et les autres dans ce salon ultra pour dire à son tour que si l’Angleterre vote le bill ministériel, elle se raye par-là de la liste des nations. Un parallèle avec la France, qui, suivant elle, se couvre de gloire par sa modération, n’a pas été du goût de la Heine : « Un peuple à conduire, a-t-elle dit, c’est un taureau qu’on veut dompter. Il vaut mieux essayer de le prendre par les cornes, comme George IV le fait, que de le tirer par la queue, à la manière de Louis-Philippe. »

Ayant manqué lady Tankarville, et l’heure s’avançant, nous sommes revenus prendre le Prince pour la visite à faire aux Murat. Ils allaient à un bal appelé Almark, qui tire son nom d’un roman célèbre. Cinq dames patronnesses en gardent jalousement l’entrée. Mme de Lieven est l’une d’elles. Plus réservée cette fois qu’elle ne nous a paru l’être tantôt, dans ses discours, elle avait craint de compromettre sa cour en signant le billet d’admission des Murat, qui avaient dû frapper à une autre porte pour se faire ouvrir.

La mère et le fils ont été enchantés de la figure de la princesse Murat. Quant à moi, ce qui m’a plu infiniment c’est cet Alpha Cottage qu’elle habite hors la ville, avec un joli jardin, un piano, une bibliothèque, tout ce qu’il faut pour vivre avec soi-même, tout ce dont je rêve pour mes vieux jours. Nous y avons trouvé le comte Acetto, réfugié espagnol, et M. Joseph Orsi, de Florence, que le Prince a eu plaisir à revoir pour parler du regretté Napoléon et faire chorus sur la trahison d’Armandi.

Lady Dudley a décidément de la grâce et de la physionomie. M. Fox était chez elle, quand nous y sommes arrivées, mais un peu plus froid, il me semble, que de coutume. J’ai eu l’impression, peut-être fausse, que les rapports de la Reine avec lord Holland ne s’établissent pas bien.

Le Prince, toujours mal portant et mélancolique, est resté seul un instant avec moi le soir, entre l’heure du dîner et celle du spectacle. Il m’a conté un de ces chagrins d’enfance, dont le souvenir reste longtemps vivace et qui mériteraient peut-être d’être plaints autant que ceux de la jeunesse ou de l’âge mûr. Il avait douze ans, il était épris d’une de ses voisines, dont il avait tracé le nom sur une plate-bande, en semant des graines de cresson. M. Le Bas bouleversa tout ce travail d’un coup de pioche ; il n’en fallut pas davantage pour faire concevoir à l’enfant des pressentimens sombres au sujet des femmes et une sorte d’appréhension du rôle qu’elles joueraient dans sa destinée.

Il est bientôt sorti pour aller voir à Covent-Garden la pièce de Franconi sur l’Empereur. Tous les Napoléon des théâtres de Paris émigrent en ce moment sur les bords de la Tamise. Celui pour lequel le Prince avait pris son billet se joue avec tous les décors et costumes de la Porte-Saint-Martin, et, dit-on, avec le chapeau même de l’Empereur, chapeau que l’acteur a pris l’engagement de renvoyer à Paris après les représentations. Le théâtre d’Astley a monté le Napoléon du Cirque. Le théâtre de Surrey donne celui du Vaudeville. Le théâtre de Drury Lane-en prépare un autre.

Restée seule avec la Reine, notre souci commun de la santé du Prince nous a fait longtemps déraisonner médecine. Nous ne concevons pas comment un régime de bains et de purgations peut séparer la bile du sang dans une jaunisse. Le médecin promet une guérison entière ; mais, après une année aussi mouvementée, il faut craindre pour le malade l’ennui et la solitude d’Arenenberg. La Reine m’invite à le faire causer ; elle croit qu’il faudrait lui trouver un compagnon, qui partagerait avec nous îles longues heures des journées d’hiver. Elle parle d’inviter chez elle le peintre Cottreau, et je m’abstiens de dire là-dessus tout ce que je pense, mais j’ai su par M. Vescovali qu’à Rome, on avait jasé sur ce beau jeune homme et qu’il n’est pas bon pour la Reine de le recevoir dans l’intimité.

Le jeune comte Walewski est venu vers neuf heures du soir et s’est rencontré avec lady Dudley. Au premier abord, il rappelle étonnamment l’Empereur, dont il a les beaux yeux lumineux, mais avec une expression de physionomie plus douce, plus tendre, où la Heine retrouve Marie Walewska.

Il était à Genève, où il achevait ses études, quand l’insurrection polonaise éclata ; il se rendit alors à Varsovie, figura à la bataille de Grochow, et revint à Londres avec MM. Vielopolski, et Zamoyski, chargés tous trois de négocier une intervention de l’Angleterre. L’appui politique qu’il recherchait lui a été refusé. Il s’occupe à présent d’un emprunt, pour lequel il n’éprouve pas moins de difficultés. Le Prince était donc très injuste en disant de lui : « Que vient-il faire ici, ce joli cœur, tandis qu’on se bat en Pologne ? » Le comte Walewski, plus généreux, a loué avec entrain le dévouement dont nos princes ont fait preuve pour la cause italienne.

La Reine lui contait ses tourmens, ce qui, par un détour singulier, la distrait et la réconforte. Lady Dudley copiait un dessin d’album, et, tout en causant avec moi, donnait, a parte, une larme à son malheureux cousin Napoléon. Le comte parti, elle nous a fait veiller jusqu’à minuit, en mettant la conversation sur les bizarreries de lady Holland. Croirait-on qu’en apercevant pour la première fois le jeune Walewski, cette napoléoniste enragée s’est écriée : « Comme vous ressemblez à votre père ! » Elle s’est attirée par-là cette repartie : « J’ignorais, madame, que le comte Walewski eût l’honneur d’être connu de vous. » Elle rend son entourage très malheureux, et cependant son mari l’adore : il a poussé la condescendance jusqu’à se faire arracher une dent devant elle, pour lui faire voir qu’un dentiste, mandé par elle, avait le talent nécessaire.

Le Prince, rentrant de Covent-Garden, nous a interrompus en ce point. La pièce qu’il avait vue n’était rien qu’une suite de tableaux, résumant chacun une époque de la vie de l’Empereur. Les Anglais ayant supprimé l’acte de Sainte-Hélène, qui se donne à Paris, la toile du spectacle s’était baissée sur la scène des adieux de Fontainebleau. Les yeux du Prince étaient encore tout rougis par les larmes, et ses traits, creusés par l’émotion, étaient jaunes à faire peur.


Lundi, 23 mai.

La Reine hier était horriblement inquiète de son fils ; un vésicatoire qu’on lui avait mis le faisait cruellement souffrir et, à trois reprises, il s’était trouvé mal. En essayant de le faire causer, selon ce qu’elle désirait de moi, j’ai appris qu’il songe en effet à entrer comme soldat dans un régiment d’artillerie français, de préférence celui de Strasbourg. La Reine et moi irions passer l’hiver auprès de lui ou bien, si Louis-Philippe lui refusait cette place si modeste dans les rangs de l’armée française, c’est à Genève, auprès du général Dufour, que nous nous installerions à la fin de l’automne.

Voilà des projets destinés sans doute à être défaits et refaits bien des fois, tant notre situation est incertaine et tant de nuages accumulés couvrent encore notre horizon.


Mardi, 24 mai.

M. Léon de Laborde est fils de M. Alexandre de Laborde, qui a composé la plupart des romances mises en musique par la Reine et la plus célèbre de toutes : Partant pour la Syrie. Ce jeune homme fut précédemment à Rome, sous M. de Chateaubriand, démissionna de son poste en même temps que son ambassadeur et se retrouva aide de camp de M. de La Fayette en juillet dernier. Il vient d’être attaché à notre ambassade à Londres, ce qui le mettrait à portée de nous être utile, s’il était moins jeune et plus expérimenté. Au-dessus de lui, le troisième secrétaire est M. Casimir-Perier, que nous avons vu à Rome, mais qui nous ignorera ici. La Reine ne connaît ni le premier ni le second secrétaire ; elle n’en a pas moins, grâce à M. de Montrond, une communication quotidienne avec M. de Talleyrand.

M. de Montrond est tombé sur nous au sortir de table, avec cette manière que l’on trouve originale et qu’il croit de bon ton, d’entrer sans saluer et sans dire bonjour. A propos de la lettre attendue du Palais-Royal, il a dit que les rois ne se piquent pas d’exactitude, et que Louis-Philippe pourrait fort bien ne pas répondre.

Le prince de Bénévent a fait dire aujourd’hui à la Reine qu’il la priait de disposer entièrement de lui ; que si, pour retourner chez elle, elle désirait traverser la France, il lui ferait délivrer un passeport sous un nom d’emprunt, le mien par exemple ; ce passeport serait revêtu du visa de l’Autriche. La Reine, assez embarrassée d’avouer que cette allaire de passeport était déjà engagée à Paris, s’est contentée de remercier, en disant qu’elle comptait sur la bienveillance du roi Louis-Philippe et qu’elle ne ferait en tout cas rien qui pût le mécontenter.

Cette réponse a fort surpris M. de Montrond. A Londres, dit-il, le seul personnage qui compte est le général Sébastiani[3] ; personne ne connaît Louis-Philippe, ni ne s’en soucie. La chute de ce roi de carton n’est pas douteuse, mais les avis diffèrent sur la manière dont il sera remplacé. L’opinion parisienne, Mlle d’Orléans en tête, veut la République, ce qui n’empêche pas le duc de Bassano d’annoncer le prochain avènement de Napoléon II et la Duchesse de Berry, à Bath, de dire à qui veut l’entendre qu’avant le mois de juillet son fils sera à Paris… A ce moment, on a annoncé lady Davy. « C’est une ennuyeuse, » s’est écrié M. de Montrond, et, avec une pirouette, il s’en est allé.

La visite de lady Davy ne pouvait être ennuyeuse pour moi, fille de chimiste : je connais trop les belles découvertes de sir Humphry Davy sur le protoxyde d’azote, sur l’électro-chimie, sur la lampe métallique des mineurs, qui a sauvé tant de vies humaines. La santé de cet homme éminent, mort voilà deux années, exigeait à la fin le climat de l’Italie ; aussi lady Davy a-t-elle voyagé sur le continent et supporte-t-elle difficilement aujourd’hui le séjour de son pays. Elle critique avec esprit la tyrannie de la mode sur des gens si raides, si méthodiques et si froidement fous. Fière à bon droit du nom qu’elle porte, elle n’a d’égards que pour la valeur personnelle et ne se plaît que dans la compagnie des gens distingués. Lord Byron était de son intimité. En rendant un juste hommage à cet homme de génie, elle avouait lui avoir toujours trouvé dans la physionomie quelque chose de diabolique et s’être apitoyée souvent sur le sort de lady Byron. Cette femme fraîche, calme et douce, se vouait elle-même au malheur en épousant un homme aussi fantasque et aussi capricieux. On s’étonne que Mme Guiccioli, sans doute gentille et bonne, mais si maniérée, ait pu le fixer, - ; Il raffolait d’un petit roman de miss Edgeworth, intitulé : La moderne Grislidi, et, dans son désir de connaître l’auteur, s’était adressé à lady Davy.

Avec M. Neumann, de l’ambassade de Russie, la conversation revient aux sujets politiques. Il a fait contre nous la campagne de 1813, et ne cache pas son admiration pour l’art avec lequel l’Empereur a su rétablir alors la gloire de ses armes par les deux batailles de Lutzen et de Bautzen. Celle-ci fut particulièrement remarquable, en ce que la cavalerie des Alliés se trouva paralysée devant une cavalerie française bien inférieure en nombre. L’Empereur avait divisé d’avance son action en deux journées, afin de pouvoir changer ses attaques pendant la nuit ? , Le soir du premier jour, il écrivait à Dresde : « Le mouvement que je viens de faire opérer à Ney, décide de la bataille, que je gagnerai demain. » Cette lettre fut interceptée, et M. Neumann en eut aussitôt connaissance, mais il refusa d’y croire et persévéra encore plus dans son opinion, d’après l’état d’esprit qui régnait le lendemain 21 juin, au quartier général des Alliés. Une division italienne venait d’être prise ; tout le monde croyait la bataille gagnée. Une heure après, elle était perdue, et c’était bien le mouvement de Ney contre le corps russe de Barkley de Tolly, presque sur les derrières du corps prussien de Blücher, qui était la cause de l’événement.

Napoléon signa ensuite le fatal armistice qu’on lui a si souvent reproché. Son désir de faire la paix était extrême. La Reine, qui le savait, avait pris ses dispositions en conséquence ; le recommencement des hostilités vint changer tout son plan d’été. Elle accuse de trahison l’Autriche, que l’Empereur croyait avoir gagnée par son mariage avec Marie-Louise, et dont il était prêt à payer l’alliance au prix des plus grands sacrifices. M. Neumann prend la défense de François II, qu’il dit un « bon et parfait honnête homme, dans toute l’étendue du terme. » Ce souverain s’est trouvé placé, en 1813, dans le cas d’Agamemnon, immolant Iphigénie, et il a dû faire le sacrifice de sa fille sur l’autel de la Sainte-Alliance. Ses sentimens de famille, ses scrupules de conscience viennent souvent à la traverse de sa politique : il est faux, par exemple, que le roi de Rome soit tenu aussi éloigné des affaires que les Français le disent et que M. de Metternich le voudrait. Ce prince ressemble à Napoléon, aux cheveux près qui, chez lui, tirent sur le blond. Il est bien élevé, instruit, et curieux d’apprendre. Il se renseigne de son mieux, et par tous les moyens, sur l’histoire de son père et en sait beaucoup plus long que son gouverneur n’a l’ordre de lui en dire. L’empereur d’Autriche, qui l’aime beaucoup, s’en amuse. Il a dit qu’il ne ferait pas pour le fils de Napoléon la guerre à la France, mais qu’à la majorité du Prince, il ne s’opposerait pas au vœu que les Français pourraient exprimer.

La Reine reste incrédule à cette bonhomie patriarcale. Elle est convaincue que l’Autriche ne voit dans Napoléon II qu’un brandon de discorde entre les Français : c’est en ce sens, c’est comme instrument de haine politique et d’opposition à la nouvelle monarchie qu’elle le tient en réserve et fait mine par instant de vouloir s’en servir. Le système de M. de Metternich est toujours de défendre l’Europe contre les idées françaises, ses grandes ennemies. Il s’y tient avec ténacité, mais n’a pas d’illusion sur l’issue finale de la lutte. Il a dit en effet à la reine Caroline, qui les a répétées, ces paroles remarquables : « Nous sommes engagés dans une lutte dont dépend le sort du monde. Tôt ou tard, notre parti succombera ; mais je crois que nous avons assez de forces pour que ce ne soit ni de mon vivant, ni de celui de l’Empereur. »


Mercredi, 1er juin.

Voilà huit jours que la duchesse de Frioul, écrivant de Paris, a promis sa visite prochaine et que la Reine l’attend avec impatience. De toutes ses compagnes d’autrefois chez Mme Campan, c’est celle dont elle fait le plus de cas, comme c’était Mme de Broc qu’elle chérissait le plus. Celle-ci, sœur de la maréchale Ney, s’est noyée en 1813, à la cascade de Grésy, dans une partie de campagne que la Reine faisait avec ses compagnes aux environs d’Aix-les-Bains. A quelques jours de là, Duroc était tué à Bautzen par un boulet dont la poussière éclaboussait l’Empereur et qui emportait aussi le général Kirgener de Planta. Il laissait à sa veuve une petite fille nommée Hortense, dont la Reine était marraine, et qu’elle venait justement de faire baptiser dans sa chapelle en même temps que son autre filleule, Claire de Bassano.

L’Empereur fit aussitôt passer sur la tête de cette jeune Hortense toutes les dotations et pensions paternelles et plus tard, à Sainte-Hélène, il l’inscrivit encore sur son testament pour une somme de 100 000 francs. Il ne supposait pas que cette enfant disparaîtrait à seize ans, et laisserait sa mère privée non seulement de l’objet d’une si tendre sollicitude, mais aussi des moyens matériels attachés à l’existence de cet être adoré.

Ce deuil a resserré davantage l’affection que la duchesse porte à la Reine et dont elle donne une nouvelle preuve en faisant le voyage de Londres exprès pour venir la voir. Elle ajoutait à sa dernière lettre : « Quelques offres qu’on vous fasse de passer par la France, écartez-les. Surtout, refusez de suivre ceux qui iraient vous chercher à Londres pour vous amener à Paris. » Ce conseil est parfaitement conforme aux dispositions de la Reine, qui s’en tient à pousser ses réclamations de finance auprès du roi Louis-Philippe et de M. d’Houdetot. Je la presse ce soir d’en finir avec les lettres qu’elle leur adresse, et ayant eu le bonheur de lui fournir quelques phrases dont elle est contente, la décide à signer et à cacheter. Pour le reste, elle compte sur une lettre de crédit que les frères Devaux lui font attendre. Elle espère aussi se procurer des ressources extraordinaires en vendant ici le collier du couronnement. Un M. Taylor, qui fut autrefois au service de l’impératrice Joséphine, est chargé de cette négociation.

Sa situation précaire ne lui permet pas de soudoyer des conspirateurs, et cependant ces conspirateurs commencent à se glisser au chevet du Prince. Un réfugié italien, nommé Mirandoli, s’est présenté à lui comme l’ami du pauvre Napoléon. Ce mot de passe lui a fait ouvrir la porte et la Reine, elle-même, n’a pu se refuser à une entrevue avec cet homme, d’où elle est sortie en larmes et toute bouleversée.

Il s’est bientôt démasqué comme l’envoyé d’un M. Lennox, nouveau bonapartiste et correspondant du prince Achille à Paris. Le prince Louis, refusant d’entrer dans cette machination, a fort sagement répondu que « dans les circonstances malheureuses où il se trouve, les choses de ce monde ne l’intéressent plus, et qu’étant sans ambition personnelle, il ne porterait jamais le trouble ni la guerre civile dans sa patrie. » Mirandoli cependant ne s’est pas tenu pour battu, car deux jours après, au lever de la Reine, comme je lui portais deux lettres écrites par son ordre, je l’ai trouvée dépliant de grandes affiches que son fils venait de lui apporter. C’étaient des proclamations datées du 28 mai 1831, — preuve qu’on les avait imprimées d’avance, — et signées « Lennox, chef de bataillon en réforme, rue Montmartre. » Une lettre, écrite par le même aventurier, permettait cette fois de lire dans son jeu : il demandait un denier de 25 000 francs par mois pour faire aller son petit complot.

J’ai aussitôt représenté le danger que des correspondances pareilles font courir à la Reine et la nécessité pour elle d’y couper court. Mais je ne l’ai pas trouvée là-dessus aussi forte que je l’aurais désiré : « Que voulez-vous ? m’a-t-elle répondu. Louis s’en amuse. » Elle observe que son fils se ranime, depuis qu’on politique autour de lui, et elle voit dans l’excitation de l’intrigue un adjuvant de guérison. Heureusement, sa santé meilleure nous permet de parcourir la ville avec lui et de la distraire en le promenant. Du tunnel sous la Tamise, nous courons à la rotonde de Regent’s park. Ce bâtiment ressemble au Panthéon de Rome ; on y voit le cosmorama de Londres, tel qu’on pourrait le découvrir du haut de la coupole de Saint-Paul. Pour épargner aux curieux la peine d’en monter les degrés, les Anglais, toujours féconds dans les inventions de la mécanique, ont imaginé une vis immense, à l’intérieur de laquelle monte et tourne en même temps une sorte de petit coupé, pareil à la cage d’une gondole ; on n’a que la peine de s’asseoir et de se laisser hisser jusqu’au sommet.

Tout auprès, le Cottage Swiss, dû au même ingénieur, a absorbé des sommes énormes et complété la ruine de ce malheureux. Un labyrinthe de serres adroitement disposées, conduit à l’intérieur d’un chalet rustique. Par les fenêtres ouvertes, on découvre alors des roches, des cascades, tout un paysage parfaitement composé, et qu’il est merveilleux qu’on ait pu rassembler sur un si petit espace.

En revenant de voir ces merveilles, hier soir, nous avons trouvé un mot gracieux de la duchesse de Bedford : elle avait eu l’amabilité d’apporter elle-même les fiches d’entrée pour sa loge, aux Italiens. La Reine a voulu nous y conduire tous, c’est-à-dire les Murat et nous ; mais elle avait trop préjugé de ses forces ; au premier moment, la musique lui a fait mal ; elle s’est mise dans le fond de sa loge où elle est restée toute la soirée à pleurer.

Il me paraissait étrange de revoir à Londres ce même Rubini que j’avais entendu pour la première fois à Bologne. Mme Pasta est la perfection des perfections. Le ton voilé de ses notes basses plaît ; la pureté et le moelleux du haut étonnent : noblesse, grâce, force, sentiment, elle a tout, et elle serait encore l’actrice de premier ordre, si elle n’était pas la première des chanteuses. Mme Marie Lallande faisait Aménaïde ; elle a du pathétique, une méthode sûre et bonne, mais elle est enceinte, et sa voix est si fatiguée qu’on a dû couper un de ses duos. Le ballet du château de Kenilworth terminait le spectacle. Nous sommes partis après la tyrolienne dansée par Mlle Taglioni, dans les fêtes données en l’honneur d’Elisabeth. Sa grâce, sa souplesse, son aplomb, sa belle taille, sa jolie figure nous ont enchantés ; mais elle nous ! a paru ne pas déployer ses qualités dans toute leur ampleur et ! se réserver pour son bénéfice, qu’on donnera ce soir.


Dimanche, 5 juin.

La duchesse de Frioul est née Hervas d’Almenara ; son origine espagnole apparaît par l’expression de sa physionomie et par la vivacité gracieuse de tous ses mouvemens. Petite, nerveuse, elle mêle encore un reste de gaîté et de jeunesse aux tristesses dont son âge mûr a été abreuvé. Le général Fabvier l’accompagne, à Londres, par l’effet d’une amitié ancienne qui pourrait bien les avoir conduits l’un et l’autre jusqu’à un mariage secret.

Il est laid, négligé de sa personne, et ne paraît pas éloigné de la cinquantaine, mais son esprit et son caractère sont des plus distingués. Officier d’artillerie, ancien élève de l’École polytechnique, il était de la Grande Armée de 1805. Passé de là en Italie, puis à Constantinople, dans le temps où le général Sébastiani tenait tête à l’amiral Dukworth et gagnait les titres qu’il a gardés à l’admiration des Anglais, il fut un des officiers chargés de mettre la capitale turque en état de défense. Il était alors dans les plans de Napoléon de faire faire par la Perse une diversion contre le Caucase. Le général Gardanne fut envoyé à Ispahan ; le capitaine Fabvier l’accompagna, organisa un arsenal et donna une artillerie à l’armée persane. Rentré en Europe après la paix d’Erfurth, il traversa la Russie devenue amie, servit un temps sous Poniatowski dans l’armée du grand-duché de Varsovie, fut en Espagne sous Marmont, revint se battre à la Moskowa en 1812, et faillit mourir d’une blessure reçue à l’assaut de la grande redoute. Il fit la campagne de Saxe en 1813, la campagne de France en 1814 et se trouva ramené, par les événemens de 1815, à défendre la frontière française dans les environs mêmes de sa ville natale, Pont-à-Mousson.

Louis-Philippe l’a fait général commandant la place de Paris, rendant ainsi justice à celui que la Restauration avait écarté et réduit à la demi-solde. Elle se vengeait de l’homme dont la brochure sincère sur Lyon en 1817 avait dénoncé les intrigues du général Canuel dans cette ville et les encouragemens donnés par ce chouan aux agens provocateurs.

Le complot militaire de 1820, où l’on avait voulu à tort impliquer le général Fabvier, lui donna une autre occasion de faire éclater sa probité et son innocence. Acquitté par la Cour des pairs et devenu libre de combattre pour ses idées, il soutint en 1823 avec Armand Carrel la cause des constitutionnels espagnols, puis en 1827, celle des insurgés grecs.

Les deux années dernières, il s’était entièrement consacré à la duchesse de Frioul, dont il défendait les intérêts en France et à laquelle il servait de cicérone en Italie. La Heine le supplée ici dans ce dernier rôle ; elle sait si bien l’histoire d’Angleterre qu’elle en remontre partout aux guides, et corrige leurs bonimens.

Le général Fabvier désirant visiter l’arsenal de Woolwich, la Reine s’est adressée pour cela à sir Arthur Kempt, qui a répondu en envoyant avec un billet gracieux un laissez-passer. Il est assez plaisant que cette visite nous ait fait nous rencontrer avec trois carlistes de marque, le maréchal de Bourmont, le prince Charles de Broglie et le vicomte Berthier.

Le maréchal de Bourmont approche de la soixantaine. Son âge seul, sans parler de son passé, expliquerait l’attitude qu’il a prise de refuser le serment à Louis-Philippe et de renoncer à parcourir une nouvelle carrière sous le gouvernement de Juillets On conçoit difficilement aussi quel emploi il pourrait tenir dans la France d’aujourd’hui et quel accueil les anciens militaires rentrés dans l’armée lui réserveraient. On connaît sa trahison en 1814, à la veille de Waterloo, et ce n’est pas la première de sa vie. Pour l’en récompenser, Louis XVIII lui donna le commandement d’une division de la garde. Charles X, qui s’ingéniait à choisir les noms les plus impopulaires pour en composer son gouvernement, le fit ministre de la Guerre en 1829. Dans cette position, M. de Bourmont fut à même de préparer l’expédition d’Alger, sur laquelle il comptait pour se réhabiliter et qu’il se proposait de diriger en personne ; son talent fut d’employer la haute autorité du duc de Raguse à vaincre les résistances que ce projet rencontrait dans les entourages du Duc d’Angoulême. Le maréchal Marmont ne doutait pas alors qu’il ne travaillât pour lui-même et que le commandement en chef du corps expéditionnaire ne lui fut destiné. Quand il comprit qu’il avait été joué, il laissa voir une colère plaisante, dont le général Fabvier fut témoin.

L’événement a montré depuis qu’une expédition n’est jamais si bien commandée que par celui qui en a concerté les détails, et que le rusé ministre avait été bien inspiré en se chargeant lui-même d’exécuter le plan qu’il avait préparé. En deux mois, il s’emparait d’Alger, de Bône, d’Oran, et devenait maréchal dans le temps même où le trône des Bourbons s’effondrait. La situation qu’il laissait au général Clauzel, pour le remplacer au mois de septembre dernier, n’était pas mauvaise, et vraiment pour un chouan, c’était bien finir que de donner une colonie an gouvernement du juste-milieu.

Nous ne pouvions donc nous étonner des égards que les Anglais lui témoignaient ni juger désobligeante leur offre de faire la visite en sa compagnie. Le général Fabvier a simplement répondu : « Merci, je ne suis pas de son régiment, » ce qui a beaucoup fait rire tout le monde.


VALERIE MASUYER.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 août, 1er octobre et 15 novembre 1914.
  2. Lady Holland (Elisabeth Vassall), femme divorcée, puis veuve de sir George Werbster, avait ensuite épousé lord Holland dont elle était passionnément aimée. Ses relations lui avaient donné, dans la société anglaise, une influence qu’elle avait mise au service du prisonnier de Sainte-Hélène pour lequel elle s’était généreusement appliquée à adoucir les rigueurs de la captivité.
  3. Ministre des affaires étrangères de France.