La Reine Hortense et le prince Louis/08

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La Reine Hortense et le prince Louis
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 30 (p. 366-404).
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LA REINE HORTENSE
ET
LE PRINCE LOUIS

VIII[1]
LA PRINCESSE MATHILDE ET LE PRINCE LOUIS
(AVRIL 1836 — MAI 1837)


Arenenberg, lundi de Pâques, 4 avril 1836.

Le jeudi 31 mars, au moment où nous sortions de table, nous avons vu arriver le roi Jérôme avec son secrétaire M. Bohl. Une lettre de M. Eugène Meyer m’avait annoncé son départ de Florence pour le 24, et nous ne l’attendions pas aussitôt. Ce pauvre roi a une agitation fébrile, qui ne lui permet de se trouver bien nulle part. Il nous a dit qu’il n’irait pas chercher sa fille à Stuttgard, mais qu’il y enverrait son fils Napoléon. Effectivement, le Prince est parti le vendredi soir 1er avril avec M. Bohl, qui doit envoyer une estafette si la Princesse a envie de dormir à Tuttlingen, parce qu’alors, au lieu d’arriver jeudi pour le déjeuner, ils arriveraient pour le dîner. Il ne peut pas se mettre au niveau de sa position ; il faut toujours qu’il fasse ses embarras et le Roi. Du reste il est bien bon homme, et supporte tous ses malheurs avec une grande philosophie. Sa réputation fait peur. Toute cette journée du 1er avril, nous nous étions tenues sur nos gardes, de crainte que Napoléon ne nous fît des farces. Le petit prince de Salm est ici pour tout le temps des vacances…

Lundi 11 avril.

Le jeudi matin, à huit heures, on est venu me dire que les voyageurs arrivaient. Je les ai trouvés qui entraient chez la Reine. J’ai été attendre la Princesse chez elle, tout en causant avec Mme  de Reding qui chantait les louanges de sa princesse. Après le déjeuner, nous avons tous été à Eugensberg, dont le Roi était fort engoué. Il parlait de l’acheter, mais ses enfans l’en ont bientôt dégoûté : ils n’aiment ni la campagne, ni la belle nature, ni le pittoresque, et n’ont fait, tout le temps, que déprécier tout ce qu’on leur montrait. Mon Prince avait l’air sérieux, ennuyé et peu empressé. La Reine est venue nous rejoindre avec les voitures qui nous ont ramenés.

La princesse Mathilde est une délicieuse créature. Lorsque je suis arrivée pour le dîner, j’ai trouvé son père la grondant de ce qu’elle était trop décolletée. Il avait raison, c’était trop de nu. Mais tout ce qu’elle montrait était si joli qu’il y avait plaisir à regarder. Aussi le Prince en était tout émoustillé et la dévorait des yeux. Chez lui, la chair est faible. Le matin, il était sérieux, froid, peu empressé, et, le soir, les jolies épaules le ranimaient, et il est tout empressé. Mais Elisa trouve que ce n’est pas là son entrain pour Mlle  Louise dont il était fou…

Mercredi 13 avril.

Vendredi, nous avons été à Constance. Notre Prince, qui s’était fait mal à la cuisse en faisant sauter un fossé à son cheval, était dans la voiture de sa mère. Elisa m’a conté que la Reine lui avait dit : « Le roi de Wurtemberg a chargé Mathilde de choses très gracieuses pour toi, Louis, il te fait dire qu’il aurait beaucoup de plaisir à te recevoir à Friedrichshafen. » Est-ce que l’oncle roi aurait aussi des idées de mariage ? Les princes Louis et Jérôme ne sont pas revenus avec tout le monde. Ils sont restés à Constance pour aller au spectacle. Ils s’en sont fort amusés, le dernier avait trouvé toutes les femmes jolies ; ils avaient reconduit Amélie et Henriette chez elles. La Reine m’avait fait appeler, le matin, pour écrire à Baulte, en lui envoyant son diadème de turquoises ; elle n’est occupée qu’à tâcher d’augmenter ses rentes et à se passer de la France. Mme  de Holzing n’en attend rien et écrit que ce retard de la pétition n’a été inventé que pour donner le temps de corrompre des voix. Nous avons parlé de la princesse Mathilde, qui lui plaît, et qu’elle trouve, comme moi, être la seule femme qui convienne à son fils. Elle est de mon avis aussi que, si cela doit se faire, il faut que ce soit cette année même, parce que si la princesse passait encore deux ans à Florence, elle ne pourrait plus s’habituer à la vie paisible d’Arenenberg. Il est vrai de dire que son père, tout en la gâtant beaucoup, la tourmente si bien qu’elle pourrait se trouver heureuse d’être hors de sa tutelle. Toute cette après-midi, il l’a tenue enfermée chez elle à s’occuper. Le soir, j’ai mis en train des petits jeux pour l’amuser. Mon Prince s’y est prêté de bonne grâce, le prince Jérôme en se faisant tirer l’oreille ; et nous avons fait beaucoup de bruit, M. Conneau a fait le nain, nous avons dansé et, en nous quittant, la Princesse m’a demandé de venir jouer à quatre mains avec elle avant déjeuner. Hier donc, sitôt que j’ai été habillée, je suis descendue au salon, où elle est bientôt venue me rejoindre avec Mme  de Reding.

Après déjeuner, elle a joué avec son cousin, puis dessiné. À quatre heures, Elisa est venue me rappeler pour jouer un duo de harpe et piano avec elle. Les princes Louis et Jérôme nous ont quittées pour aller au spectacle à Constance, ce qui contrarie fort la Princesse. Après le dîner, nous avons lu un article du Temps sur le projet de pétition qui a été présenté samedi à la Chambre, où l’on dit qu’il ne faut pas laisser rentrer Joseph ni Louis, puisque ce sont des prétendans, mais qu’on devrait laisser rentrer les autres. Tout cela fait qu’on s’occupe deux et leur fait plaisir.

Jeudi 14 avril.

… Les jours où le Prince va au spectacle, la Princesse fait l’économie de ses jolies épaules. Hier, elles ont reparu dans tout leur éclat. C’est une coquetterie bien innocente et bien permise dans sa position. Je suis partie avec Elisa, M. Conneau et le prince Ernest pour Constance. Au moment du départ, la Reine a grondé le dernier de son peu de docilité. Le prince Jérôme allait faire une visite à M. de Zeppelin, et notre Prince restait avec sa jolie cousine. Nous sommes arrivés fort tard ici. Nous avons trouvé tout le monde occupé des journaux et de la séance où l’on a présenté la pétition pour le rappel. M. de Golberg avait parlé le premier, puis le général Petit ; MM. de Briqueville et Larabie à merveille, M. Mauguin a aussi pris la parole, mais d’un air embarrassé, et M. Odilon Barrot, malgré sa promesse, n’a pas dit le mot. Le résultat a été l’ordre du jour. C’est une nouvelle mystification de Louis-Philippe. Il est maître en fourberie. Après le dîner, le Prince a joué au billard avec sa cousine, puis fait des tours pour l’amuser. Il en a toujours l’air occupé, elle est vraiment gentille. J’ai joué aux échecs avec le prince Jérôme. La Reine m’a engagée à écrire à M. de Golberg.

Arenenberg, 14 avril.

Je joins mes félicitations, monsieur, à celles de tous vos amis sur le beau discours que vous venez de prononcer à la Chambre pour le rappel de la famille Bonaparte. Il a été lu ici par les intéressés avec un vif sentiment de gratitude. Ils sont sensibles à ce que vous avez essayé de faire pour eux et charmés de pouvoir ajouter un talent aussi distingué, un mérite aussi supérieur que le vôtre, à ceux des nobles défenseurs de cette grande infortune. Vous avez compris avec votre sagacité ordinaire, monsieur, que si le gouvernement jugeait leur éloignement utile à sa sécurité, d’aussi bons Français sauraient se résigner à tous les sacrifices nécessaires à la tranquillité du pays, mais que leurs malheurs méritaient quelque allégement. Il semble que ce serait une bien faible justice que de les mettre sur la même ligne avec les Bourbons de la branche aînée, qui tous, en partant, ont pu emporter chacun tous leurs biens particuliers, tandis que ceux des Bonapartes sont encore retenus sous le poids d’une confiscation et qu’une partie sert, au budget de la Guerre, à payer les Chouans ! Espérons que le temps couronnera les efforts de leurs généreux défenseurs en leur rendant ces droits de citoyens français, seul objet de leur ambition, et qu’alors, les tribunaux ne se diront pas incompétens à décider de leurs biens ; ceux au moins dont on n’a pas disposé encore pourront leur être facilement rendus. En attendant, ils trouvent quelques consolations dans l’intérêt qu’un petit nombre de cœurs, élevés comme le vôtre, leur témoignent encore. Je suis charmée d’avoir à me faire l’interprète de toutes les choses gracieuses qu’ils ne peuvent vous dire eux-mêmes. »

Vendredi 15 avril.

En revenant d’Ermetingen, la Princesse m’a fait appeler par Ernest pour faire de la musique ; puis le père est arrivé nous interrompre pour me faire écrire un billet à Mme  Benezel, pour refuser la proposition qu’elle lui fait pour le Wolfsberg : il préfère Eugensberg. À cinq heures, j’ai été avec lui et sa fille dans une boutique à Gottlieb acheter des ganses pour une bourse qu’elle veut faire à son cousin et que j’ai commencée le soir. Son cousin s’est gentiment occupé d’elle toute la soirée.

Samedi 16 avril.

Mon cher Prince est très enrhumé ; il n’a pas été d’une promenade que j’ai faite, après déjeuner, avec son oncle et sa cousine à Maunbach. S’ils passent l’été ici, ils feront venir la marquise Azolini. Le prince Jérôme a été à Constance faire une commission que j’avais pour Henriette Macaire. La Reine hésitait à publier 1815.

Pourtant, je crois qu’elle va s’y mettre. Je descendais pour faire de la musique avec la Princesse, mais, comme j’ai vu le Prince aller la rejoindre au salon, j’ai pensé que c’était inutile. Le soir, à dîner, le Prince avait reçu une lettre de M. Visconti. Il lui raconte qu’ils sont menacés d’une amnistie, et que pour achever de se mettre en liberté, il va se marier. M. Visconti a des nouvelles de M. Arese, il va à Tunis. Le Prince a passé sa soirée dans le billard avec sa cousine, elle a l’air fort empressée de lui, elle le suit comme son ombre, redouble de gentillesse quand il est là. Il finira, j’espère, par s’échauffer un peu, car enfin il faut bien cela pour qu’il consente à l’épouser.

Dimanche 17.

Le Prince est souffrant de son rhume. Je ne sais si c’est cela qui lui donne l’air triste et froid avec sa cousine. Elisa prétend que c’est la peur que M. Visconti n’épouse Mlle  de Crenay. Hier, après déjeuner, ils se sont promenés tous ensemble. En rentrant, la Princesse m’a retenue au salon jusqu’au dîner. Le soir, les deux petits princes nous ont entraînées à faire avec eux des charades les plus bêtes du monde. Le prince Louis n’a pas voulu en être, et la pauvre petite princesse avait sa jolie figure bouleversée de le voir si froid et si peu occupé d’elle. Le papa et le frère aîné ont l’air aussi de s’ennuyer pas mal. Aujourd’hui, le prince de Salm est venu chercher son fils. Après déjeuner, on a été voir Berg, que la mort de M. de Thun laisse à vendre. J’ai vu sur la figure de la Princesse qu’elle était très peinée que le prince Louis ne vînt pas avec nous. Au fait, il n’était pas bien amusant pour elle d’être enfermée dans une voiture avec son père et sa tante. Aussi, lorsque nous avons mis pied à terre à Berg, elle avait l’air de très mauvaise humeur.

Elle s’est approchée de moi, m’a dit qu’elle m’aimait beaucoup ; elle s’est remise à être fort gentille. Nous avons bu du lait à l’auberge, et, lorsqu’on a voulu remonter en voiture, le Roi ayant décidé de revenir en char-à-bancs, j’ai pris la place dans la voiture de la Reine. La Princesse était fort préoccupée de ce qu’étaient devenus les Princes, qui ne sont rentrés que pour le dîner. La soirée a été fort animée ; on a fait un tour de valse, des petits jeux, et le Prince s’est occupé de sa cousine. Elle en était radieuse. J’ai cru même voir leurs mains se tenir, et rien n’était plus gentil que le dernier petit adieu qu’elle lui faisait de la porte en s’allant coucher.

Ce matin, il n’y paraissait plus rien. Le Prince avait repris sa froideur.

Après déjeuner, le Roi nous a tous appelés pour faire à Eugensberg une promenade qu’il avait déjà faite avant déjeuner avec son fils Jérôme, auquel, cette fois, Eugensberg avait plu. Les princes Louis et Napoléon nous ont suivis dans la charrette aux ânes, qu’ils ont voulu faire descendre par les petits chemins de Sandegg, et, comme cela n’était pas possible, après s’être exposés à tomber dans le précipice, il a fallu les dételer, les rouer de coups, si bien que la pauvre ânesse en était en sang. Finalement, la charrette a été jetée par le prince Louis du haut en bas de la montagne et est arrivée brisée. J’étais en colère contre eux de cette expédition. J’en voulais à la Princesse d’en rire et surtout au prince Napoléon, dont le petit caractère entier, despote et colère, n’est pas compensé par un cœur très sensible, bien loin de là. Le Roi, qui court toujours en avant, nous a ramenés en poste par le bord du lac…

Mardi 19 avril.

La soirée s’est passée à faire niaisement des petits jeux pour amuser le prince Napoléon et sa sœur, ce qui a valu une querelle avec le prince Jérôme. Il voulait jouer aux échecs avec M. Conneau, et, comme nous l’avons retenu pour jouer avec nous, le prince Jérôme a pris de l’humeur et s’est retiré chez lui. Nous le croyions couché. Mais, à onze heures, il a reparu pour dire bonsoir à sa tante. Mme  de Reding avait aussi quitté le jeu, mécontente d’une brusquerie de la Princesse. Ces enfans sont terriblement gâtés.

Aujourd’hui, pour le déjeuner, on nous a fait, à Elisa et à moi, la plaisanterie de nous laisser dans le salon pendant qu’on se mettait à table ; mais, comme cela a déjà été fait vingt fois, je m’en suis doutée, et nous sommes arrivées avant Mme  Salvage que l’on avait fait avertir. Cette différence mise entre elle et nous choque Elisa.

Jeudi 21.

… Quel changement cruel un jour suffit à m’apporter. Ma mère, ma pauvre mère ! Où trouverais-je la force de m’occuper d’autre chose que d’elle ? Elle est malade, bien malade. J’espère encore, et, à chaque minute, une lettre peut venir briser cette faible espérance. Jamais on n’aura moins été préparé à un chagrin que je ne l’ai été par la journée de mardi. Le temps s’était remis au beau, et ici tout le monde était disposé à la gaieté. Comme nous sortions de table, Rousseau a fait avancer deux musiciens qui désiraient se faire entendre. C’était un homme et une femme, tous deux jeunes ; l’homme surtout était jeune et beau. Sa physionomie était des plus expressives, et je suis convaincue que si, au lieu de vagabonder pour gagner une misérable existence, il avait eu un sort assuré qui lui eût permis de travailler la musique, il en aurait eu le génie. Sur une misérable harpe sans pédales, la femme accompagnait par de simples accords très agréables et assez justes les morceaux qu’il nous jouait sur le violon avec un talent vraiment remarquable. Ils étaient bien choisis. Ils faisaient des sons harmoniques charmans. Il nous a fait un véritable plaisir. Il a joué en passant son violon au milieu de son archet débandé, puis il a joué avec le dos d’un couteau. Il nous a fait entendre une espèce d’harmonica de son invention, qui m’a paru une chose industrieuse ; il avait posé sur une planche une serviette pliée en quatre. Sur cette serviette étaient rangés une dizaine de verres très communs, de grandeurs inégales, et qui tous contenaient de l’eau, plus ou moins. Il frappait sur le bord de ces verres successivement avec des fourchettes de fer à manche de bois dont les paysans se servent dans ce pays-ci. Il nous a joué plusieurs airs, valses, etc., très agréables, toujours accompagnés par la harpe. Ils avaient dessiné sur un papier mille tours qu’ils font dans les foires et dont heureusement on n’a pas eu la barbarie de leur demander la représentation, au grand chagrin du prince Napoléon et à ma grande satisfaction.

Cette musique et ceux qui la faisaient m’avaient disposée à l’attendrissement. Si j’avais été la Princesse, je les aurais retenus pour leur faire un sort. Sur la mine intelligente de l’homme, on devine que de grandes facultés restent ainsi annulées, faute des circonstances où la destinée les place… Je faisais part de mes réflexions à ma bonne Reine, à son digne fils. Car, de tous les Montfort, pas un ne m’eût entendue.

On avait organisé une course à Reichnau. Ne voulant pas perdre ainsi toutes mes après-midi, j’ai déclaré que je n’en serais pas. Je me suis promenée à pied avec tout le monde jusqu’au moment du départ. J’ai vu de loin le retour des promeneurs longtemps après. Elisa est arrivée tout en émoi. Elle m’a conté qu’arrivée à l’église de Reichnau, elle s’y était sentie toute saisie par le froid ; elle n’avait pas voulu y rester et s’était assise dans le cloître, en donnant à Fritz l’ordre de venir l’avertir quand on partirait. Le temps s’était écoulé. Lassée d’attendre, elle s’était décidée à sortir au moment où le sacristain allait l’enfermer dans le cloître. Sans se douter que c’était exprès qu’on la laissait ainsi, elle avait remarqué quatre jeunes paysans qui la guettaient ; elle avait cru que c’était pour lui demander l’aumône. Ils la suivaient en riant aux éclats et avaient fini par lui jeter des pierres. Arrivée au bord du lac, elle avait vu la société abordant à Arenenberg, et elle avait éprouvé un tel dépit qu’elle avait eu mille peines à ne pas éclater en sanglots. Elle avait heureusement trouvé dans son allemand de quoi demander un bateau et s’était contenue pour ne pas pleurer devant son batelier. En arrivant, elle avait vu toute la société réunie, l’attendant pour la huer, ce qui avait tellement redoublé sa colère qu’elle n’en avait plus été maîtresse, et, lorsque le prince Jérôme s’était avancé pour la persifler, elle lui a dit « qu’un trait pareil ne l’étonnait pas ; qu’elle avait cru avoir affaire à la galanterie de princes français, et qu’on pouvait les reconnaître a une pareille grossièreté ; qu’il fallait payer l’honneur de la société des princes en leur servant de bouffons, et qu’ils étaient bien de vrais princes sous ce rapport-là. » Comme elle s’éloignait en les laissant aussi mortifiés qu’elle, elle a entendu le père qui disait à ses enfans : « Vous n’avez que ce que vous méritez. » La chose qui m’étonnait et qui affligeait le plus Elisa, c’est que le prince Louis se soit mêlé de lui jouer un pareil tour, lui qui doit la protéger ! Et toutes deux nous nous sommes bien monté la tête contre eux tous. À l’heure du dîner, elle est venue se mettre sous ma protection pour entrer au salon où toute la société était réunie. Au moment où nous avons paru, chacun s’est regardé en se pinçant les lèvres, et l’on a dit que « Finette sentait bon, » pour avoir le prétexte de partir d’un éclat de rire général, qui s’est arrêté tout d’un coup lorsque je les ai tous regardés fixement d’un air grave, sec et froid, en leur répondant que « c’était bien extraordinaire, puisque tous les chiens sentaient mauvais. »

La Reine s’était approchée de Mlle  de Perrigny, et, en lui parlant avec bonté, l’avait fait fondre en larmes. Le prince Napoléon, qui s’en était aperçu, en riait tout haut, on poussant sa sœur pour qu’elle en rît aussi. Elle était prête à en faire autant. Alors je me suis baissée auprès du petit, et j’ai coupé court à sa gaieté en lui disant de l’air le plus méchant que j’ai pu prendre : « Je reconnais votre bon cœur, prince ; il est, en toutes circonstances, ce que je l’ai jugé. » Là-dessus, on a passé à table, et j’ai vu le prince Jérôme rire aux éclats avec Mme  Salvage. Je me suis promis qu’il aurait aussi son coup de patte. Le dîner a été assez froid. En sortant de table, le prince Louis s’est approché d’Elisa pour faire sa paix. Je lui ai dit, avec le ton que j’étais déterminée à prendre avec tous, « qu’il faisait très bien de demander les excuses qu’il lui devait, car, dans tout cela, il était le seul coupable. » Il m’a répondu en rougissant que « ce n’était pas de sa faute, puisque ce n’était pas lui qui était le chef de la bande. » Là-dessus, je suis allée me chauffer les pieds près de la cheminée où était le prince Jérôme, et, lorsqu’il a voulu me dire que Mlle  de Perrigny avait eu tort de se fâcher, je lui ai répondu « qu’elle en avait bien sujet, que c’était une grossièreté impardonnable, et que plus une impertinence tombait de haut, plus elle frappait. Il était vrai que Mlle  de Perrigny était ici dans une autre position que moi, puisqu’elle avait l’honneur d’être la parente de la Reine et du Prince et que c’était à ce titre qu’elle était dans la maison, mais que, si on m’avait joué un pareil tour, j’aurais été à Constance au lieu de rentrer, qu’on serait venu m’y chercher et me faire des excuses, ou que je n’aurais jamais remis les pieds à Arenenberg. » — « Ce ne serait pas moi qui y aurais été, » m’a répondu le prince Jérôme. — « Je crois aussi, mon prince, que je n’aurais jamais habité sous le même toit que vous. » Je lui ai conté alors la fable de Florian, des singes jouant à la main chaude avec le lion, et que Mlle  de Perrigny en avait appris d’eux la morale. « Il n’est pas question de princes. » — « S’il n’est pas question de princes, auriez-vous trouvé bon qu’on fit la même chose à votre sœur ? » — « Ma sœur n’a pas l’âge de Mlle  de Perrigny. » — « Non, mais cette différence n’est pas tellement grande qu’il doive y en avoir dans les procédés, et Mlle  de Perrigny a un frère qui trouverait sûrement cela fort mauvais. » Je ne sais quelle impertinence il m’est échappé, mais, au milieu de notre discussion, le Prince m’a dit que, si je n’étais pas une femme, il me répondrait autrement. J’ai ajouté que « ce qu’il y avait de plus mauvais, c’était d’avoir fait désobéir le domestique auquel Mlle  de Perrigny avait dit qu’on l’avertit, que c’était la compromettre vis-à-vis de tous les gens de la maison. À cela, le prince Jérôme m’a répondu que ce n’étaient pas ses domestiques ; qu’elle n’avait pas d’ordres à donner. J’ai élevé la voix en répondant pour que chacun l’entendit : « que Mlle  de Perrigny avait le droit de donner des ordres à tous les gens de la maison jusqu’à ce que la Heine en ordonne autrement, et qu’elle seule en était juge. » La Reine qui, peut-être, craignait que je n’allasse trop loin, m’a appelée sous je ne sais quel prétexte. J’ai pris mon ouvrage et je me suis assise près d’Elisa qui travaillait. On a fini par faire des jeux. Nous n’avons bougé ni l’une ni l’autre. On nous a proposé d’en être. J’ai répondu que nous n’étions pas nécessaires. Le Roi est revenu du billard me pincer l’oreille en me disant d’en être, et le prince Louis s’étant approché de moi pour insister, je me suis levée et me suis réunie à eux. Elisa est restée obstinément à son ouvrage. Le Prince était de la plus grande tendresse avec sa cousine. Le soir, en allant me coucher, j’ai conté à Elisa toutes les impertinences que j’avais dites à droite et à gauche. Elle les a tous mal arrangés, même la jeune princesse. Elle la trouve sans esprit, pas bonne, et surtout pas franche du tout. Elle dit qu’elle lui faisait toute la soirée des tendresses et des mamours sans fin pour aller ensuite en ricaner par derrière…

Hier, mercredi 20, Mme  de Reding est venue me trouver pour me montrer la bourse que la Princesse avait achevée pour son cousin. Elle ne la trouvait pas assez jolie pour la lui donner, et une autre qu’elle avait faite à son frère, elle voulait la donner à sa place. Mme  de Reding est restée longtemps à causer avec moi de l’affaire de la veille. Je lui ai dit crûment tout ce que j’en pensais. « Si les princes veulent avoir des gens pour les bafouer, ils doivent tout bonnement prendre de plats valets dans la rue, mais que, s’ils veulent avoir autour d’eux des gens distingués, ils doivent les traiter avec considération. » J’allais descendre pour le déjeuner lorsqu’on m’a apporté une lettre de Laure… Quelle n’a pas été ma douleur d’y voir le long détail des souffrances de ma pauvre mère, qui se meurt !…

Sitôt que la Reine a vu mon chagrin, elle est montée chez moi tout émue, m’a embrassée avec affection en me disant tout ce qui pouvait me rendre de l’espoir, et m’engageant à ne pas me laisser abattre. M. Conneau est arrivé aussi, et, la lettre lue, n’a pas su me rendre grand courage. J’étais dans un état digne de pitié. J’étais passée dans la chambre de Mlle  de Perrigny pendant qu’on faisait la mienne. Le Prince est venu m’y trouver pour me dire la part qu’il prenait à mon chagrin. Il venait me consoler, disait-il, et me répétait qu’il m’aimait depuis si longtemps que je devais en être bien sûre. Mlle  de Perrigny est venue travailler près de moi. Elle me contait que le Prince était des plus gais. Sa cousine lui avait envoyé sa bourse. En la remerciant, il lui avait dit : « qu’elle avait craint de le rendre trop heureux en la lui donnant elle-même. » Il avait voulu lui baiser la main, mais elle l’avait retirée en rougissant excessivement. Il l’avait menée promener dans sa petite voiture et avait passé son après-midi avec elle au salon.

Je suis sortie. La Reine, en m’apercevant, est venue au-devant de moi en me tendant la main et en me disant qu’elle allait m’appeler, que je ne devais pas rester ainsi renfermée. En rentrant, j’ai pris un autre chemin pour ne pas rencontrer le prince Louis et le prince Jérôme partant pour le bal de Constance, et, quelques pas plus loin, le Roi, sa fille et Mme  de Reding se promenant à pied. La sensibilité n’est pas le côté fort de la famille Montfort. Le prince Napoléon examinait ma figure altérée et bouleversée avec une curiosité qui n’était pas de l’intérêt. M. de Wessenberg dînait avec nous. La Princesse a fait une partie de billard avec lui et s’est couchée de bonne heure. Elle est moins jolie quand la coquetterie ne l’anime pas.

Hier, jeudi matin, j’avais à peine paru qu’on m’a apporté mes lettres. Je n’osais ouvrir, je me sauvais chez moi pour lire. J’ai trouvé la Reine sur l’escalier. « Avez-vous des nouvelles ? — « Oui, madame. — Eh bien ! lisez donc. » J’ouvris en tremblant et, comme les premiers mots étaient rassurans, je le lui ai dit. Alors, elle m’a embrassée en me témoignant tout le plaisir qu’elle en éprouvait. M. Conneau recevait de Fanny une lettre plus triste, elle lui envoyait la lettre d’Aimé pour me la communiquer avec ménagement en priant qu’on me fit partir à l’instant pour aller la rejoindre… La Reine a dit oui tout de suite, et le prince Jérôme, qui devait aujourd’hui retourner à Stuttgard en passant par Sigmaringen, m’a offert une place. Je suis descendue dire à la Reine ma résolution d’accepter l’offre du prince Jérôme. Mais la Reine m’a dit que son père ne se souciait pas qu’il passât à Sigmaringen, parce qu’il n’avait pas un officier avec lui : ce n’est pas assez digne d’aller seul. J’ai assisté à l’embarquement de la société se rendant à Lorette, excepté Mlle  de Perrigny. Avec raison, elle n’a pas voulu en être, et la Reine, avec laquelle je me suis promenée longtemps, me paraît craindre que le choléra, qui se déclare en Italie, ne lui laisse tout ce monde sur les bras. Ce qui la choque le plus, c’est que le Roi fait arriver Mme  de Holtzing et Cavel. Plus tard, j’ai rejoint la Reine. J’ai été bien étonnée de voir la Princesse en grand négligé enveloppée d’un châle, elle qui se met à moitié nue. J’allais lui demander si elle était malade ; mais cela m’a été expliqué quand j’ai su que le prince Louis et son cousin étaient restés à Constance pour le spectacle. Elle n’aime pas beaucoup entendre vanter la beauté des autres femmes ; elle a fait la moue quand j’ai dit que la princesse Eugénie était la perfection des princesses et la princesse Marie jolie, et bien plus encore, quand le Prince a dit que Mme  de Zeppelin était la plus belle du bal. Elle a fait une partie de billard avec Elisa. Il était à peine dix heures, la Princesse s’est couchée après avoir un peu chuchoté avec le prince Napoléon sur l’ennui d’Arenenberg, auquel elle commence à s’habituer. Je commence à craindre qu’elle ne soit pas ce qu’il faut au Prince !

Jeudi 5 mai.

… Encore une interruption longue et douloureuse… Vendredi, 22 avril, dernier jour où j’ai écrit, a été rempli pour moi d’émotions de tous les genres. Je partais incertaine encore si je trouverais ma mère et l’âme déchirée d’un doute affreux… La gaîté que je voyais autour de moi me faisait mal, c’était peut-être injuste, mais le rire de la Princesse est si éclatant, si forcé, qu’il me paraît faux à l’oreille. Elisa me disait qu’elle est décidément moqueuse et peu sensible, elle me félicitait de pouvoir me soustraire à tous ces ricanemens, si pénibles dans ma position. Le Prince et elle ne se quittaient pas, il se mettait à ses genoux et faisait près d’elle toutes les singeries d’homme amoureux. Il lui disait mille choses gentilles, qu’elle ne pouvait comprendre, — elle n’a pas assez de cœur, — elles ne lui paraissaient qu’exagérées et risibles. Il disait que « la vie, l’âme, étaient comme une lettre dont tout le monde voit le dehors, l’adresse, l’enveloppe, et qu’une seule personne lit, parce que l’âme ne se fait comprendre qu’à une seule âme ! » Il m’appelait en témoignage de la vérité de ce qu’il disait. Je l’avais bien compris et le sentais. Je pensais avec un sentiment d’amertume que la Princesse ne le comprendra jamais. Elle est coquette, frivole, et lui, mon Dieu, il a toutes les qualités contraires. Comme il méritait mieux !… À neuf heures, je suis montée en voiture avec le prince Jérôme, après avoir reçu les adieux affectueux de toute la maison. Elisa m’a conté que la Princesse s’était récriée sur l’inconvenance que je partisse seule avec son frère. Mme  Salvage, d’un air fort moqueur, avait prétendu que j’étais d’un âge à voyager de toutes les manières… Le prince Jérôme a dormi. Il a été du reste fort convenable avec moi, mais son ton brusque, dur et impératif, me choquait à chaque poste. Nous arrivâmes à sept heures du matin à Sigmaringen. Ma pauvre Fanny n’avait pas encore reçu de nouvelles aussi rassurantes que celles que je lui apportais. La Princesse me reçut très bien. Après le dîner, nous avons été au château, j’ai fait ma visite à la Princesse régnante ; elle a accepté avec empressement le projet de la partie d’Uberlingen que j’étais chargée de proposer pour mercredi de la part de la Reine… La princesse Joséphine est un peu jalouse de son mari, par la faute de sa sœur la princesse Marie. Elle a eu la bêtise de lui écrire toute une histoire du prince Charles et de Marie d’Aichner dont il a été très amoureux. On prétend qu’à Baden, au moment où son mariage s’arrangeait, ils avaient des rendez-vous, qu’une grossesse s’en est suivie et qu’au bal de noces du Prince, elle y était enceinte, qu’ils ont dansé ensemble, qu’elle avait l’air fort triste et très embarrassée ; qu’ensuite, elle avait fait un voyage à Francfort pour y aller accoucher, ce qui ne l’empêchait pas d’épouser un baron de Waugenheim, cavalier de cour du prince de Hechingen. Les amours de Mlle de Jahnenberg et de M. d’Esbeck fournissent aussi aux caquets, et la pauvre Aldesheim s’en meurt de jalousie. Rentrées, nous avons été bien vite au salon recevoir tout le château venant prendre le thé avec le prince Jérôme. Je l’ai remercié et lui ai fait mes adieux.

Le lendemain 21 avril, à quatre heures du matin, nous étions en route pour Strasbourg. Notre mère vivait, et papa, en nous contant sa maladie, nous donnait l’espoir de la conserver encore un an ou deux. Le jeudi 28, Fanny put nous quitter plus tranquille… Le général Voirol avait été du nombre des visites que nous avions reçues la veille. Il avait beaucoup insisté pour que j’aille voir sa femme. Je ne l’aurais pas fait si le souvenir du Prince et de la Reine ne m’y avait entraînée, et là, j’ai parlé d’eux de manière à émouvoir ceux qui m’entendaient et à leur communiquer quelque chose du tendre dévouement que je leur porte. Le colonel Vaudrey vint aussi me parler d’eux. Il me conta qu’un colonel avait eu la platitude d’écrire au ministre pour dire qu’il avait reçu le livre du Prince et pour demander s’il fallait répondre. Malgré la défense, M. Vaudrey me promit une lettre pour mon prince et me parla du plaisir qu’il aurait à faire sa connaissance. Je l’ai engagé à venir et, le samedi, il m’a apporté une lettre pour mon cher prince. Aimé[2] m’a aussi apporté un flacon d’essence de rose que le général Voirol envoyait et un petit portefeuille qu’il me priait d’offrir à la Reine…

La vie de ma mère tient à un fil. J’étais plus confiante près d’elle, pourquoi l’ai-je quittée ? J’étais poursuivie par l’importance que la Reine attache à la publication des Mémoires de Mme  Parquin… Le dimanche, Aimé et papa étaient allés au grand dîner donné par le général Voirol à l’occasion de la fête du Roi…

Arenenberg, mardi 3 mai, à onze heures du soir.

Je suis arrivée, ma chère Fanny, et tout étourdie de trouver la maison si remplie et si pleine de mouvement. J’ai laissé maman aussi bien qu’elle peut être dorénavant…

Le mercredi matin, je me suis levée, brisée, autant par toutes mes émotions que par la fatigue. Toute la société se promenait déjà. La première personne que nous ayons rencontrée, Mlle  de Jahnenberg et moi, c’est M. de Holtzing, dont l’esprit caustique me déplaît souverainement ; puis mon bon Prince. Il m’a dit qu’il avait été fâché de ne pas m’avoir vue arriver la veille, puis il a rejoint tout le monde. En rentrant, tout le monde m’a accueillie d’une manière assez aimable pour que j’aie remarqué la froideur de la princesse Mathilde. Le déjeuner m’a suffi pour voir qu’elle s’entendait avec le Prince et qu’il est décidément très amoureux d’elle. Elle a l’air si sûre de son fait que c’est à ne pas s’y tromper. Mais ce que j’ai vu aussi, c’est que je les gêne, et je ne puis m’empêcher de m’en affliger. Le Prince est fort ému près d’elle, il change de couleur en lui parlant… Je suis remontée chez moi jusqu’au moment où la voiture de la Reine a paru. Le Prince et sa cousine étaient au revers ensemble ; le Prince, qui déteste aller en voiture, avait renvoyé ses chevaux pour revenir ainsi avec elle. Qu’y a-t-il au monde de plus heureux que deux jeunes gens qui se plaisent, qui s’aiment, et qui vont s’épouser ? C’est une félicité sans égale…

J’ai été retrouver Elisa, par qui j’ai su mieux encore où en sont les choses. Elle est convaincue à mille détails de tous les instans que le mariage est.convenu entre eux : il lui dit de ces mots charmans qu’il a toujours tout prêts pour la femme dont il est amoureux, il lui dit même qu’il n’a jamais aimé personne, et, lorsque, à voix basse, Elisa lui rappelait Mme  Saunier, il répond qu’il n’aurait pas fait la moindre inconvenance pour elle, et qu’on n’aime pas la femme à laquelle on n’est pas prêt à tout sacrifier. Elisa se figurait que, jusqu’à présent, il n’était pas aussi amoureux de sa cousine que de la petite Louise ; mais je l’ai convaincue du contraire par mes propres observations. Elisa la voit d’un œil sincère, elle prétend que c’est elle qui a fait toutes les avances ; c’était chez elle un plan fait plutôt qu’un entraînement du cœur, qu’elle n’a ni bon, ni sensible. Elle le poursuit dans tous les coins. Il faut qu’il s’occupe d’elle constamment. Elle la trouve moqueuse, fausse, coquette, vaine, envieuse des autres femmes, jalouse ; elle n’est bien qu’en apparence, et parce qu’elle veut l’être dans un moment donné. Elle a enchanté tous les gens de Constance à cette soirée de l’autre jour, et, par derrière, elle s’en moquait impitoyablement.

En descendant, nous l’avons trouvée au salon. Elle nous a saluées d’un air si froid que je n’ai pas été tentée de m’approcher d’elle, et, comme le Prince y était, et la Reine pas, nous avons pris un prétexte pour remonter chez elle et ne paraître qu’avec elle. D’abord, en sortant de table, j’ai été jouer au billard avec Elisa. Lorsque la Princesse y est venue avec son cousin, je suis montée chez moi pour écrire au colonel Vaudrey pour le passeport. La devise de ses armes est assez fière : « J’ai valu, je vaux, je vaudrai. » Lorsque je suis descendue, la Princesse allait se coucher, devant se lever à quatre heures, pour aller avec son père, son frère et son cousin, voir une campagne près de Rosbach. Le Prince, qui la tenait par la main, la lui a baisée en murmurant quelques mots de tendresse, dont le dernier était baiser. En attendant le coucher, j’ai causé dans un coin avec ce bon Conneau, qui est ici le seul ami que j’aie, et qui m’afflige bien en pensant à nous quitter… Il voudrait trouver à vendre son épingle de diamant pour avoir prêt de quoi s’en aller…

Hier matin, en descendant pour déjeuner, j’ai été très étonnée de rencontrer la Princesse ; je la croyais partie avec ces messieurs. On voyait qu’elle avait pleuré de colère de ce que son père l’avait laissée ; mais, en femme qui sait se contraindre, elle faisait semblant d’en rire… Lorsque, à trois heures, les Princes sont revenus, je suis descendue pour leur dire le plus gracieux bonjour que j’ai pu, et suis vite remontée chez moi pour laisser les amoureux jouir du plaisir de se revoir. Le Prince était fort triste ; il avait dit à sa cousine qu’il avait reçu une lettre qui lui avait fait bien du chagrin ; elle en a pleuré. C’était une lettre de son père, refusant le consentement à son mariage et lui défendant d’aller à Florence avec eux, ce dont il pouvait avoir eu la pensée… À l’heure du dîner, j’ai trouvé le Prince et la Princesse, que j’avais vus différentes fois se promener, en se tenant par la main. Ils avaient les yeux rouges comme des gens qui ont pleuré. La Princesse a mis de l’affectation à ne pas manger du tout, et, toute la soirée, ils ont roucoulé. Je m’arrangeais pour ne jamais être où ils sont, mais pour être gracieuse avec tous les deux quand je m’en trouve rapprochée. Le père et le frère sont allés se coucher, elle est restée toujours en aparté avec le Prince, jusqu’au moment où tout le monde est allé se coucher.

Samedi 7 mai.

Hier matin, le Prince m’a dit un gracieux bonjour par la fenêtre. Il est arrivé pour déjeuner, lorsque nous étions à la moitié du repas, ce qui agitait beaucoup son oncle. à avait été retenu par un bon paysan venant lui dire l’intention du canton de le faire nommer du Grand Conseil, mais qu’on désirait savoir s’il accepterait avant de faire une chose qui est tout à fait contre la loi, puisqu’il n’y a que deux ans qu’il est citoyen et qu’il faut qu’il y en ait cinq pour qu’on puisse remplir des fonctions publiques. Le Prince a refusé que l’on fît quelque chose que la loi défendait, en disant qu’il accepterait lorsque les cinq ans écoulés lui en donneraient le droit. Mais la seule proposition m’a fait un plaisir extrême, parce qu’elle prouve combien il est aimé, et, en pareil cas, je le témoigne avec toute ma vivacité…

En sortant de table, on est allé à Maunbach. J’ai suivi, mais de loin, en causant avec M. Conneau. Il veut décidément retourner à Florence, ce qui me fait un vrai chagrin. C’est le seul ami que j’aie ici, la seule personne qui me porte intérêt, à qui je puisse parler de mes peines, surtout à présent que la présence de Mme  Salvage a tant changé mes relations avec la Heine et que le mariage de son fils va aussi le changer pour moi. En arrivant à Maunbach, tout le monde l’a amèrement critiqué, même le Prince, pour qui cette maison avait tant d’intérêt autrefois ; mais il tenait toujours le bras ou la main de sa cousine et ne pensait plus a autre chose. Je suis rentrée seule chez moi. Plus tard, Mme  de Reding, Élisa, M. Conneau, sont revenus à pied, suivant le Prince et la Princesse, qui se donnaient le bras en causant gaiement et tendrement. La dernière m’a fait des saluts gracieux avec la main et le mouchoir de poche. Elle est allée prendre sa leçon d’allemand, ce qui a laissé le Prince fort désœuvré. Élisa est venue me conter encore quelques remarques peu favorables à cette jeune fille. Le Prince est monté à cheval. Il est resté sous ma fenêtre à faire mille tours et singeries avec son cheval, en me souriant et en regardant en l’air si on le voyait…

Dimanche 8 mai.

… Hier, le Roi, sa fille, le Prince, Mme  de Reding, Mlle  de Perrigny ne sont rentrés qu’à cinq heures de la revue des milices cantonales, qui avait lieu au Wolfsberg, ayant été après à Hochstraus et à Constance, où la Princesse avait fait des emplettes. Elle m’a paru peu contente de sa journée, parce que son père ne l’avait laissée qu’un quart d’heure à la revue, où le Prince était resté, pour aller après dîner chez M. Aman avec le prince Napoléon. Ils ne sont tous deux rentrés qu’à la fin de notre dîner, pendant lequel tout le monde a bien grondé notre cher Prince, qui, tout le temps de la petite guerre, s’était tenu sous le feu, comme si une baguette ne pouvait pas avoir été oubliée dans un fusil et le tuer. J’en frémissais, et la Princesse riait aux éclats : elle ne se fera pas de mauvais sang par inquiétude pour lui. Il s’est emparé d’elle, et ils se sont retirés dans un petit coin, d’où, pourtant, le Prince nous a conté qu’il avait eu une mortification à son dîner. Un jeune sous-lieutenant lui avait soutenu que l’Empereur était retourné en Corse en 1790, — ce qu’il ignorait. Le Roi a assuré que le fait était vrai : il se le rappelle, quoiqu’il n’eût alors que six ou sept ans, parce que, dans ce moment, on l’avait paré d’un habit gorge-de-pigeon à gros boutons ; on lui avait mis de la poudre, un gros bouquet à la main, et, ainsi, on l’avait conduit à Paoli, au milieu d’un bal où il y avait beaucoup de dames, entre autres Mme  Ramolino. Il n’était plus retourné en Corse depuis, et il se le rappelait néanmoins à merveille : leur maison, la course qu’il avait faite ce jour-là, la citadelle. Le Prince a passé la soirée en tête à tête à jouer au billard avec sa cousine…

Lundi 9 mai.

… Le Roi est fort occupé d’acheter et d’arranger la Hochstraus, parce que sa fille y tient ; il tourmente le pauvre Conneau tantôt pour un plan, tantôt pour un autre, ce qui ne s’arrange pas avec ses projets de départ. Le voyage de M. de Stolzing à Stuttgard était pour aller demander le consentement du Roi pour le mariage… Après le déjeuner, j’ai rejoint la Reine chez elle, et, comme les Mémoires Parquin l’occupent beaucoup, je suis en faveur dans ce moment… Je l’ai quittée à l’arrivée du Roi chez elle… Je suis descendue plus tard pour recevoir toute la société, et l’air sec de la Princesse ; malgré sa préoccupation du Prince, je ne lui crois pas une grande tendresse pour lui, mais une grande envie de l’épouser.

Elisa prétend que nous aurons la vie dure avec elle, et que c’est déjà fort ennuyeux. Le Prince m’a fait voir les bonnets que ses cousines Marie et Théodolinde lui ont faits, il s’est beaucoup moqué de celui de la dernière. On a joué aux questions, où le Roi a tyrannisé, selon son habitude… J’ai reconnu la Princesse à la demande : « Quelle est la plus mordante de la société ? » et la réponse : « Qu’il sache écouter et admirer » à la question : « Quelle était la qualité qui me plairait le plus dans un mari ? »

… Le mardi, à l’heure de la toilette de la Reine, je suis descendue chez elle ; elle était tout en larmes. Elle m’a dit qu’elle venait d’avoir une longue conversation avec son fils. Il désirait aller voir son père. Pour elle, le seul mot d’Italie était synonyme de tant de malheurs qu’elle ne pouvait envisager cette pensée sans douleur. « Madame, ce serait peut-être une chose favorable à ses intérêts. — Et si les Autrichiens allaient le garder ? — Mais, madame, il n’y a pas qu’une seule route. » Tout en disant cela, ce seul mot m’avait fait frissonner pour lui et pour elle…

Ces paroles de la Reine ne m’avaient pas étonnée ; j’avais deviné qu’on chercherait à entraîner le Prince à Florence, à l’enlever à sa mère. La princesse Mathilde préfère naturellement l’Italie a la Suisse et usera toujours de toute son influence pour l’y entraîner. Le Roi a un si bel établissement. Une fois là, n’est-il pas naturel qu’un père retienne son fils ? Puis la difficulté d’avoir des passeports pour le retour… Et je voyais ma pauvre Reine privée de son seul bien, abandonnée, et ayant plus que jamais besoin de mes consolations et de mon dévouement…

Elisa a tâché de nous faire rire de la princesse Mathilde, qui, entre ses repas, se bourre de gâteau Campan pour pouvoir, à table, se donner l’air sentimental et ne pas manger. Alors, le Prince lui dit bien tendrement : « Mathilde, soyez donc raisonnable, mangez donc. » Et Elisa se mord les lèvres pour ne pas éclater. Mme  de Reding est une excellente femme ; je l’apprécie tous les jours davantage. Elle disait comme nous : « C’est une grande folie au prince de Montfort d’emmener tout son monde pour revenir au mois de septembre. Il ferait mieux de laisser sa fille. » Mais Mme  de Reding ajoute que, là-dessus, il n’entend pas raison. Elle est revenue, une minute après, avec sa jolie Princesse, qui était inquiète du Prince, que, de ma fenêtre, nous voyions voltiger sur son cheval, avec des éperons. Elle lui a fait signe que c’était assez, et il a cessé. S’il en est ainsi, un pareil amour doit rendre bien heureux. Dieu veuille que cela dure longtemps !…

Jeudi 19 mai 1836.

Me voici de retour à Arenenberg. Huit jours de repos de corps après la plus effroyable secousse de l’âme [la mort de sa mère survenue le 5 mai] se sont écoulés. J’ai quitté ma pauvre Fanny, et, en me retrouvant seule, je sens plus cruellement le poids de l’horrible douleur qui m’accable… Un domestique du Roi m’attendait au débarqué, ainsi que Mme  de Reding et Mlle  de Perrigny. On venait de visiter en masse le château de Gottlieb. Il est à vendre. C’est, en ce moment, ce qui occupe le Roi. Pourtant, il a fixé son départ à lundi… On joue aux questions, aux charades et, la veille, la Reine avait habillé sa jolie nièce dans un des costumes de la Cour de l’Empire qui la rendait éblouissamment belle. Nous sommes arrivées au départ, et chacun m’a accueillie gracieusement. J’avais le cœur bien gros, mais j’ai fait bonne contenance…

En sortant de table, toute la société est descendue faire une promenade sur le lac. Le Prince avait commandé les chanteurs d’Ermetingen dans un autre bateau. C’était pour fêter l’objet de son amour. C’est le 27 la naissance de sa jolie cousine ; elle aura seize ans. Mais, comme ils ne seront plus ensemble pour fêter ce jour heureux, on le célèbre d’avance ! — Le temps était superbe, l’air doux, la lune à son croissant, et, sûrement, ces deux jeunes gens se rappelleront longtemps cette soirée de bonheur et d’amour. M. de Stolzing est revenu peu satisfait de son voyage à Stuttgard ; étant un peu souffrant, il est resté à faire une partie de billard avec M. Bohl… Nous entendions les chants du lac, la clarté de la lune nous « permettait d’y suivre les bateaux, et tous ces charmes de la soirée et de la nature ajoutaient à mes souffrances ! Elisa a su par M. de Stolzing un événement affreux arrivé à Canino, où les deux fils de Lucien ont tué un garde-chasse, sûrement sans le vouloir. Lorsque la justice est venue pour les prendre, ils se sont barricadés et défendus. Le moins qui leur arrive est d’aller aux galères ; la mort serait préférable avec un tel nom !

19 mai.

La Princesse était déjà au salon, et recevait fort gracieusement les félicitations pour sa fête et sur l’article fort poétique de Mme  d’Abrantès sur elle. Naturellement, le Prince seul ne peut pas le trouver exagéré. Je n’ai jamais vu le Prince si animé et si fixé à la maison. Le bonheur lui va bien. Il est à merveille en ce moment. Je suis descendue chez la Reine pour lui demander de ne pas paraître à la soirée. Elle m’a retenue à causer des Mémoires de Mme  d’Abrantès, qu’elle lit et qui l’amusent…

Vendredi 20 mai.

À dîner, on a admiré la princesse Mathilde, dont la toilette mettait toute la maison en rumeur. Elle avait une robe de satin blanc broché, fort longue de taille et fort collante, qui dessinait à merveille sa belle taille, des manches à berret très courtes, qui laissaient voir son beau bras, une jolie guirlande de petites fleurs blanches sur son front jeune et pur, un large velours noir passé au col pour en faire ressortir la blancheur, descendait jusqu’à la ceinture, et la poitrine couverte d’une parure de rubis et de diamans ! Elle était charmante, et le Prince en extase… On a bu à la santé de la jolie Princesse avec du vin de l’Étoile… En sortant de table, je me suis sauvée ; j’ai été chez la Reine. Des voitures étaient déjà arrivées et j’ai filé bien vite hors de la maison. J’ai couru comme une insensée, espérant me fuir, puis je suis rentrée à nuit close. La maison était éclairée, on entendait une musique bruyante et animée, tout avait un air de fête ; le Prince avait voulu avoir un orchestre pour son bal, pourtant peu nombreux.

Samedi 21 mai.

La Princesse, satisfaite de ses succès de la veille, m’a abordée gracieusement, mais n’a pu sans humeur entendre, à déjeuner, ce que l’on a dit sur la beauté de Mlle  Merele et Mme  de Zeppelin. Le Prince, en épousant une enfant de seize ans qu’il pourrait corriger, prend pour lui plaire, au contraire, tous ses défauts ; il rappelle à Mlle  de Perrigny ses devoirs, et je disais hier à M. Conneau que cela me faisait de la peine de voir le Prince devenir si moqueur que personne n’y échappe, pour faire rire sa cousine, dont c’est le bonheur, tandis que, l’année passée, il faisait un si grand grief à la princesse Théodolinde d’avoir dit un mot sur M. Roux. Mais il est amoureux, et cela répond à tout…

Le soir, la Reine ne m’a parlé que des projets du Roi sur Gottlieb… Je suis descendue à dix heures pour les emballer. J’ai trouvé le Prince dans l’antichambre. J’ai admiré le pommeau de sa canne. C’est une tête de chien en or faite à merveille. Elisa m’avait conté qu’en la lui remettant, sa cousine lui avait dit : « Faites bien attention que c’est le symbole de la fidélité… » Il m’a dit que c’était son oncle qui la lui avait donnée… Il m’a parlé les larmes aux yeux de la peine que lui causait la résolution de M. Conneau, de retourner à Florence, il craint qu’il ne s’en repente… La Reine était la première en voiture. La Princesse est arrivée en courant, en disant à son cousin combien elle trouvait joli un dessin d’une petite cassette qu’il venait de lui porter. J’ai encore causé un moment avec le Roi. Il allait à Constance. M. Conneau m’a dit que plus il réfléchissait aux offres qu’on lui faisait de rester dans le pays, plus il voyait qu’il y aurait folie à lui de les accepter ; que le Roi n’achèterait rien et ne demeurerait jamais ici. Le Prince, une fois marié, n’y resterait pas non plus, et la Reine elle-même n’était pas bien sûre de ce qu’elle ferait.

J’ai vu les amoureux partir pour Hourhein et la Reine seule se promener. Je l’ai rejointe, et nous avons causé longtemps. Je lui ai lu le projet de biographie du Prince qu’elle m’avait demandé de faire et qu’elle envoie à M. Buchon. Il ne vient plus, mais la grande-duchesse s’annonce. Nous avons parlé de Mme  d’Abrantès, qui se fait craindre en retapant son monde et des Mémoires Parquin, où la Reine mettra ses petits griefs. Elle aurait trouvé au-dessous de sa dignité de les mettre dans ses Mémoires à elle. Je suis bien heureuse d’avoir à m’occuper de cela avec elle. Je m’en distrais ; c’est ma branche de salut. Cela me rend plus nécessaire et fait qu’elle est mieux pour moi. Nous avons aussi parlé des Salm, dont elle fait aussi peu de cas que moi. Je l’ai quittée lorsque le Roi l’a rejointe et que les amoureux sont revenus. Elle m’a aussi parlé de cette affaire des enfans de Lucien. Ils n’ont pas tous les torts, et elle est d’avis qu’on les défende par esprit de famille. Elle engage Jérôme à faire faire aussi sa biographie et lui a fait son plan. J’ai pris au salon un ennuyeux roman de M. Salvandi : Corisandre de Moléon. La Princesse, en emballant sa musique, en avait oublié la moitié et m’emportait mes valses à quatre mains. Elle prétendait que cela ne devait rien me faire, mais elles viennent de la princesse Théodolinde, et j’y tiens à cause d’elle.

Le départ était fixé à ce matin à neuf heures. A huit heures, tout le monde était en bas. La Princesse pleurait à sanglots et le Prince était fort triste aussi. Elle a montré à Elisa une bague charmante en turquoises qu’il venait de lui donner… Les chevaux ne sont arrivés qu’à dix heures. Le prince Napoléon, fort ému et pâle de chagrin, est parti le premier avec M. Bohl. La Princesse éclatait en sanglots. Le Prince la soutenait dans ses bras pour la faire monter dans la voiture de son père, après laquelle il a couru pour lui jeter un gros bouquet. Puis, lorsque Mme  de Reding et M. de Stolzing ont été emballés, il est aussi monté à cheval pour les reconduire. Elisa a entendu dire qu’il va partir pour Schinznach, puis pour le camp, elle croit plus tard pour Florence. A déjeuner, la Reine a parlé de tout ce qui s’écrit sur l’Empereur. Elle dit avec raison qu’il n’y a plus qu’elle qui l’ait entendu et qui puisse le faire parler…

Mardi 24 mai.

… Le pauvre Prince ne se sent pas le courage de supporter le vide que va lui faire ce départ. Il a déjà dit à Elisa qu’il part le 1er juin pour Schinznach, puis, après, pour le camp. L’orage est venu. La Reine s’en inquiétait, mais à peine était-il fini que le Prince est arrivé. Il s’était arrêté et n’avait pas été mouillé. Aussitôt qu’il a paru dans le cabinet de sa mère, j’ai bien vite filé et ne suis arrivée qu’au moment où l’on passait à table pour laisser le temps des causeries.

Je me suis retrouvée à côté du Prince comme jadis. Il y avait bien longtemps que cela ne m’était arrivé. Il a conté qu’ils se sont arrêtés tous ensemble à la Houpe où ils ont fait un déjeuner excellent. Nous n’avons su de ce tendre moment d’adieu que le bon appétit du Prince Napoléon. Le Prince prétend que rien ne le faisait plus rire que de voir comme la Princesse Mathilde prenait au sérieux les taquineries de son frère et s’en fâchait. Dieu veuille qu’il rie toujours de ces fâcheries-là ! il lui arrivera de se fâcher avec tout le monde !… Le pauvre Prince ne faisait que soupirer. Il a été gentil pour nous pendant le dîner. Il nous a conté qu’en revenant et sortant de Constance, il avait vu tout le monde en émoi sur la route. Il en avait demandé la raison, et on lui avait répondu que c’était un cheval qui venait de prendre le mors aux dents, les rênes s’étaient cassées ; le cocher et un monsieur étaient sautés hors de la voiture pour tâcher de l’arrêter ; ils n’avaient pu réussir, et il restait dans la voiture une femme et sa petite fille jetant les hauts cris. Le Prince alors a mis Cora au grand galop et, en un clin d’œil, a rejoint et arrêté le cheval. La femme est descendue de voiture avec la petite fille en joignant les mains pour le bénir et lui disant : « Vous êtes notre sauveur. » Je jouissais pour le Prince du bonheur d’avoir sauvé la vie à ces pauvres gens. — « Cela portera bonheur aux voyageurs, mon Prince, » lui ai-je dit. — « Je l’espère, m’a-t-il répondu avec un gros soupir. Mais je n’y ai aucun mérite, il n’y avait pas de danger à courir, ni de difficultés à vaincre. » — C’est égal, c’est un bon mouvement, et tous les Constançois, qui vous adorent déjà, vont vous porter aux nues. J’en ai un grand plaisir pour vous. » Il a eu un long tête-à-tête avec sa mère, et, à neuf heures, il a été se coucher, bien fatigué, disait-il, des douze lieues qu’il avait faites à cheval. En nous quittant, il nous a dit adieu, devant partir le matin à quatre heures. Il a pris congé de sa mère. Personne n’a dit où il allait…

La princesse Mathilde m’a appris que la grande-duchesse s’annonçait après la Pentecôte. Le Duc d’Orléans voyageant dans le Nord pour s’y choisir une femme, et la grande-duchesse étant obligée de renoncer à ses illusions de ce côté, elle amenait peut-être sa fille pour prendre le Prince pour pis-aller. Je suis bien aise qu’elle y pense trop tard ; le voilà vengé de ce qu’elle a dit : « qu’il n’oserait pas penser à sa fille. »

Mercredi 23 mai.

Le valet de chambre du Roi m’a conté qu’il veut revenir dans deux mois, au mois d’août, pour être ici pour la fête du Prince auquel il veut en faire la surprise. J’ai trouvé le moment de le dire au Prince pour calmer son chagrin… Mme  Salvage nous a lu Simon de George Sand. Cette dame a gagné son procès : elle a sa fortune, ses enfans, une réputation littéraire, une bonne maison et une cour nombreuse ; ce sera une femme à la mode.

Vendredi 27 mai.

La Reine a été toute la journée occupée de plans et de bâtisses ; il faut bien loger sa bru, ses petits-enfans ; et moi, j’y perdrai ma chambre, tout ce qui reste de l’Arenenberg d’autrefois… Mme  Salvage donnait les renseignemens demandés sur les terres à vendre en Espagne, ayant appartenu à des couvens ; mais, maintenant que M. de Mendizabal n’est plus au ministère, la Reine n’a plus la même confiance. À présent, c’est au roi de Lahore qu’elle vend sa belle tapisserie 20 000 francs pour bâtir sa maison.

Dimanche 29 mai.

Le Prince avait couché à Schaffhouse, il a été à Amkirch, mais il n’a pas trouvé la grande-duchesse. Ce pauvre Prince est d’une tristesse qui fait peine à voir. Le Prince approuve les plans de bâtisse de sa mère, et comme je me plaignais de ce que cela m’ôterait ma chambre, il m’a dit que j’avais encore bien du temps à en jouir, et cela avec un soupir qui disait combien ces retards lui pèsent. Il est fort contrarié d’avoir oublié de prier son oncle d’écrire des endroits où ils s’arrêteront.

Lundi 30 mai.

La Reine a reçu une lettre pour le prince de Montfort, et, selon la permission qu’il lui avait donnée, elle l’avait ouverte. Elle était de la comtesse Camerata, qui part pour Canale. Elle lui dit que, le choléra étant à Venise, on a établi une quarantaine de quatre jours à Pologne pour tout ce qui vient par cette route-là, elle lui écrit aussi à Vérone pour l’en prévenir. Cette nouvelle a donné les plus vives inquiétudes au Prince, et chacun s’est récrié sur ce que le Roi a eu grand tort de ne pas laisser ses enfans, puisqu’il était obligé de partir.

Pour consoler le Prince, je lui ai dit que cela ferait sûrement avancer son retour, déjà fixé au mois d’août, et que ce ne serait peut-être qu’une absence de six semaines, et, vraiment, pour si peu de temps, il est déraisonnable de tant soupirer.

En rentrant après déjeuner, je me suis croisée avec le Prince, guettant sa mère avec laquelle il avait eu une longue conférence. — « D’où venez-vous ? » — « De me promener, mon Prince. » — « Quand viendra le colonel Vaudrey ? » La Reine est survenue. Elle a été d’avis que j’écrive au colonel de passer par Schinznach où le Prince sera alors, il a aussi le projet d’aller à Baden, puis au camp de Thun, voilà son été bien rempli.

Mardi 31 mai.

Hier, à dîner, le Prince nous a conté que les deux petits canons de son invention ont été coulés à Constance, le vendredi. Mlle  de Perrigny a dit que c’était un mauvais jour. « Au contraire, c’en était un bon pour lui, puisque c’était la fête de sa cousine, » et les soupirs s’en sont suivis.

Après dîner, on a discuté, si les princes d’Orléans passaient par ici, s’ils viendraient voir la Reine. Celle-ci a dit qu’elle n’en aurait jamais eu la pensée si, l’année dernière, M. de Saint-Priest ne lui avait dit qu’ils ne passeraient sûrement pas près d’elle sans venir. Le Prince, dans ce cas-là, serait d’avis qu’on ne les reçût pas. Mme  Salvage ne se compromet pas en pariant qu’ils ne viendront pas. Comme c’est leur route, la Reine croit qu’ils pourraient vouloir voir sa maison et, par contre-coup, sa personne, mais elle ne se prononce pas sur ce qu’elle ferait. Elle a eu après une longue conférence avec son fils pour faire le projet d’aller à Interlach lorsqu’il sera à Thun, d’y donner rendez-vous au prince de Montfort et à la grande-duchesse.

Lundi 13 juin.

Le Prince nous a lu des passages de l’Empereur extraits du Mémorial de Sainte-Hélène. C’est superbe et d’un grand intérêt. Je crois que son intention est de le faire imprimer…

Mercredi 15 juin.

… Hier, bonheur complet pour le Prince. À l’heure du déjeuner sont arrivées des lettres de Florence. Il en avait déjà reçu une le matin. Il y avait une lettre de son père du 8, et une du 7, d’une jolie petite écriture bien fine, bien serrée, de grandes pages bien remplies. Aussi a-t-il été fort gai toute la journée…

Mardi 21 juin.

À son coucher, la Reine m’a dit « que tous les gens qui lui écrivaient lui demandaient si le Prince se mariait décidément. Elle était embarrassée de répondre, tant que son mari n’en est pas d’accord. Une fois, il dit oui, une fois non, et elle pense qu’il ne saura jamais se décider, surtout par la nécessité de faire quelque chose pour son fils en le mariant : ensuite, elle se demande si le prince de Montfort a de la fortune ou s’il est fou ? Il achète des chevaux, jette de l’argent par les fenêtres, ne trouve rien assez grand, assez beau pour lui, et, dans d’autres momens, dit qu’il n’a rien… »

Mardi 28 juin.

Dimanche, en sortant de déjeuner, nous avons eu la visite de M. Stalé de Frauenfeld avec sa femme, jadis la bru de Sauter. Elle a été un moment bien avec le Prince. Elle amenait son petit garçon dont il est le parrain. Je m’explique à présent pourquoi des libertins comme le Prince se font aimer. Cette émotion que toute femme leur inspire, ils l’éprouvent réellement, et la témoignant, lui, avec toute la sensibilité de son âme, on se croit aimée, et on l’aime… Cette femme a été une fantaisie du moment… Elle l’aime encore… Ses yeux étaient remplis de larmes en les fixant sur lui. Il n’aura rien vu, sinon qu’elle est moins jolie qu’autrefois… Les hommes !… quelle engeance !… et, pourtant, il faut de la force pour leur résister, pauvres bêtes que nous sommes.

Jeudi 30 juin.

… Mercredi, la Reine m’a appelée chez elle. Le Prince avait organisé une promenade en bateau pour le soir. En revenant, on a fait des petits jeux. Le Prince est bien vite allé reprendre sa place près de Mlle  Louise de Crenay. Anna, assise à côté de moi, en face d’eux, était fort scandalisée de voir toujours le bras du Prince passé autour d’elle. Comme le Prince regardait l’heure qu’il était, je lui ai demandé si c’était l’heure du berger. Il m’a répondu « non, mais que cela pouvait le devenir. » À propos de l’adresse des femmes, j’ai dit que « les hommes avaient aussi la leur ; c’était la fausseté, la dissimulation et qu’en cela, ils étaient fort habiles. » La Reine est venue s’asseoir près de nous. Son fils lui a dit que, décidément, il ne resterait pas jusqu’à la fête des chanteurs de Constance, le 12 ; cela le retarderait trop. J’ai compris que la nuit porte conseil. Vu sa position vis-à-vis de sa cousine, il pensait sage de fuir le danger vis-à-vis de Louise. Les femmes ne deviennent observatrices que quand elles n’ont plus d’intérêt à l’être. Elles ne pensent beaucoup que lorsqu’elles veulent un peu moins ; dans la jeunesse, les impressions sont si vives qu’elles absorbent tout, et la femme qui aime est bien plus dupe de ses propres émotions que des artifices de celui qui la trompe. Les hommes ne comprennent pas les femmes honnêtes. |3|fs=90%

Valérie à sa sœur.

Je ne t’ai pas dit, chère bonne, que la famille Tascher est ici. C’est par elle que je sais que le roi Louis a enfin envoyé le consentement au mariage de son fils. Il lui assure une belle fortune. Ainsi voilà tout le monde au comble du bonheur. Hier, dimanche, Mme  Salvage a reçu une lettre de Mme  de Reding. « La Princesse est toujours mélancolique. Son père fait tout au monde pour la distraire sans y parvenir. Ce qui lui faisait plaisir autrefois n’est plus rien pour elle ; elle ne soupire qu’après le moment où elle pourra se retrouvera Arenenberg… »

Le soir, la Reine m’a dit qu’elle avait beaucoup d’espoir qu’on lui rendra ses bois. Le ministre des Finances l’a promis. M. Desportes écrivait : « que le maréchal Gérard avait été dîner à Neuilly. Le Roi lui avait dit devant le ministre des Finances qu’il devait faire quelque chose pour la duchesse de Saint-Leu. Elle ne demande que la restitution de ses bois. » La Reine ajoutait que le Duc d’Orléans, ne pouvant obtenir une Autrichienne, allait peut-être se rabattre à la princesse Marie. La grande-duchesse en serait bien heureuse. C’était peut-être ce projet-là qui décidait le Roi à faire quelque chose pour elle.

Mercredi 20 juillet.

… À propos d’un journal parlant de la visite de Mme  Lehon, M. Visconti a prétendu que cela faisait plus de tort que de bien, — on s’en moquait, — et faisait surtout mauvais effet auprès des journalistes. Il a ajouté que c’était ridicule de parler du Prince à tout propos, surtout à l’occasion de Mme  Lehon, puisqu’elle est la maîtresse du fils de M. de Flahaut (je ne savais pas qu’il eût un fils), je n’ai entendu qu’à moitié ce qu’il a marmotté, mais j’ai saisi qu’il était historiquement prouvé que, M. de Flahaut ayant été l’amant de la Reine, ce fils serait d’elle et lui ressemblerait d’une manière frappante. J’ai été abasourdie d’un tel bruit ; il aurait beau n’être pas vrai, c’est déjà trop que des calomnies pareilles puissent avoir cours sur une personne qu’on veut respecter…

Jeudi 11 août.

Hier matin, nous nous sommes fait réveiller à 6 heures pour aller, la Reine et moi, à Constance. Chemin faisant, elle m’a parlé de l’influence des mères et se réjouit que la princesse Mathilde n’en ait plus, elle pense qu’avec le père c’est tout différent ; elle lui contait qu’elle n’aimait pas Mlle  Malchey parce qu’elle disait tout à son père ; vis-à-vis d’une mère, c’eût été différent. La princesse Charlotte et sa mère étaient, elles, deux têtes dans un bonnet. Elle se lamente aussi des affaires du roi Jérôme. Ce monsieur Guellé, ancien chargé d’affaires du roi de Wurtemberg à Rome, sait à quoi s’en tenir : il dit qu’il n’a plus rien, que des dettes. Quel avenir pour le prince Louis avec la charge d’une pareille famille !

Vendredi 12 août.

La Reine nous a dit qu’elle avait été obligée d’écrire au Prince pour le gronder de ce qu’il jette l’argent à pleines mains. Il aura dépensé plus de 6 000 francs pour passer un mois aux Eaux. C’est trop, et elle lui a écrit qu’ils étaient trop pauvres pour agir ainsi…

Samedi 13 août.
Valérie à sa sœur.

M. Conneau va partir. La Reine paiera son voyage, et, pour suffire à ce qu’elle fait de trop pour les autres, elle se refuse tout. Elle n’ira pas à Interlach par économie et vend ses bijoux par bric et par broc. Je me désole de voir toutes ces choses enrichir des Juifs de bijoutiers. La duchesse de Raguse arrive un de ces jours et emportera à Paris le beau diadème dont je t’ai parlé l’autre jour. Hier, j’ai fini ma blague pour le Prince et l’ai portée chez lui avec un bouquet.

Baden, lundi 29 août.

… J’ai reçu une aimable lettre de la Reine et une d’Elisa, qui me dit que le prince de Montfort arrive avec sa fille, ce qui me fait un grand plaisir de n’y pas être, ils doivent aussi passer par Thun pour voir le Prince. La Reine m’écrit :

« J’espère que vous nous reviendrez des eaux de Baden en bonne santé… Mon fils s’annonce pour aujourd’hui… Soignez-vous bien, revenez-nous vite, et comptez toujours sur mon plaisir à vous revoir et sur mes sentimens pour vous, je serais bien aise de remplacer la tendre mère que vous avez perdue, autant qu’une si douce chose peut être remplacée.

« Hortense.
« Arenenberg, 29 août.

« Louis vient d’arriver, très content de son voyage. »

Baden en Suisse, 5 septembre.
Valérie à sa sœur.

J’ai reçu hier soir dimanche, ta lettre, ma bonne Fanny. Laure s’ennuie fort ici et je voudrais lui donner un peu de distraction. Nous avons déjà été faire une course à Schinznach pour voir Habsbourg et la jonction des trois rivières. Je veux aussi d’ici la mener à Zurich… Nos intimes sont un brave couple de Turin dont le secours nous a été agréable plusieurs fois, surtout avant-hier pour aller attendre sur la route de Zurich la diligence dans laquelle M. Conneau se rendait à Herne, partant pour l’Italie. Je n’ai su son départ que le jour même, par un mot qu’il m’écrivait pour me prévenir de son passage. C’est avec un gros crève-cœur que je me suis séparée pour toujours de cet excellent ami ! La Reine a reconduit son fils jusqu’à Zurich. Nous comptons, nous, quitter Baden le 16 ou le 17 septembre. Tâche que la Princesse n’aille pas avant. Ce serait bien gentil pour nous de te trouver là, mais quelle affreuse contrariété ce serait que tu fusses à Arenenberg, tandis que nous sommes ici à nous ronger les poings du temps que nous y passons ! J’accompagne les duos que Laure chante avec le comte Grilenzoni, qui est assez bon musicien, mais qui menace de nous quitter. C’est par lui que, j’ai appris le retour d’Afrique de M. Arese, qui est à ce moment à Lugano… On danse au salon. Laure y est et a fait deux tours de valse. Elle a encore un fond de jeunesse qui survit à tout. Moi, je suis morte irrémissiblement, morte à tout. Je jouis bien d’avoir Laure, je serais sans elle tombée malade de spleen et de tristesse…

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16 novembre 1836.

Quelle interruption, grand Dieu, et quels événemens l’ont remplie !… Pourrai-je revenir avec détails sur ce qui est déjà si loin de moi ? sur tant d’impressions effacées l’une par l’autre et devenant si terribles avec les événemens qu’en ce moment ma santé ne peut se remettre de tant de secousses !…

Je reviens à Baden, à ce temps paisible écoulé, le mois de septembre dernier, avec ma sœur et dont mon cœur et ma santé s’étaient également bien trouvés. Nous nous disions, en voyant finir ce bon temps, si calme et si ennuyeux, combien « nous le regretterions peut-être… »

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Samedi, 17 septembre.

Nous avons été, avec nos amis Long, faire une course à Zurich dont Laure a été enchantée. Nous avons été ensemble au tombeau de Gessner, à la promenade en haut de la ville, elle était dans le ravissement de cette admirable position. J’ai demandé si le prince Louis était revenu de Thun et M. Arese de Lugano ? À quoi on m’a répondu que non. Chemin faisant, en revenant on parlait mariage. Les Long me demandaient si j’aurais bien épousé le comte Grilenzoni, et je crois que Laure aurait désiré cet établissement pour moi. En rentrant au Stadlhof, j’ai trouvé notre voiture d’Arenenberg arrivée.

Arenenberg, dimanche 18 septembre.

Nos amis Long nous ont mis en route le matin. Nous nous sommes arrêtées pour dîner près de la cascade de Schaffhouse, à laquelle nous nous sommes rendues à pied du côté de la Chambre noire. Laure a eu une peur affreuse en traversant sur un petit bateau pour nous rendre du côté de Laufen, d’où la chute est plus belle… Il était plus de neuf heures quand nous sommes arrivées à Maunbach. Les chevaux reculant encore dans cette route rapide qui est assez dangereuse, j’ai mis pied à terre et j’ai couru à Arenenberg envoyer les gens d’écurie au secours… J’ai été fort bien reçue par tous les domestiques. Tout était éclairé, on dansait au salon. Nous avons bien vite gagné ma chambre où nous avons trouvé Fanny… Comment dire le bonheur que nous avons eu à la revoir et à nous trouver à nous trois ?… Je suis descendue chez la Reine, qui m’a reçue a merveille, je lui ai ensuite amené Laure, qui a été enchantée d’elle. Je mettais de la coquetterie à ce qu’elles se plussent réciproquement, et cela n’a pas manqué. Laure a eu un plein succès. Je lui avais recommandé d’être coquette, et elle m’a obéi complètement. Aussi tous ces Messieurs la reluquaient-ils joliment. M. Parquin m’avait écrit un mot, pour savoir quand la Reine voudrait recevoir M. Amable Girardin, colonel de cuirassiers en garnison à Neubrisach.

Ne sachant s’il serait bien aise qu’on sût sa visite, elle le reçut dans sa bibliothèque dans l’après-midi et causa longtemps seule avec lui, mais, comme il était intime avec la duchesse de Raguse et son neveu Alphonse de Perregaux, qui était à Arenenberg, il ne fît nulle difficulté de paraître, ni d’accepter l’invitation que lui fit la Reine de passer quelques jours avec nous. C’est un homme de quarante-deux ans. Il est très gai et très aimable, s’il ne disait pas toujours des polissonneries… Mais je lui sais gré de son dévouement pour la Reine. Notre connaissance a été bientôt faite avec le vieux marquis de Beauharnais et sa fille Hortense. Ils étaient déjà bien avec Fanny, et nous avons bientôt été les meilleurs amis du monde. C’est à tort que Mlle  Hortense passe pour l’aide ; elle a de jolis cheveux blonds, de beaux yeux, une physionomie agréable et devait être charmante avant sa petite, vérole. Elle est distinguée et plaît à tout le monde. Malheureusement, elle est dans un état de santé affreux, et je crois que la Reine a échoué dans son idée de la faire épouser à Charles Tascher. M. Perregaux s’en serait bien arrangée La duchesse de Raguse avait l’air de désirer beaucoup ce mariage, mais le vieux marquis n’entendait pas de cette oreille et a pris Alphonse en grippe, de peur qu’il ne plaise à sa fille dont il s’occupait beaucoup avant notre arrivée ; mais, comme il n’en a pas été de même après, Elisa s’est piquée contre lui de son empressement pour Laure, s’est mise en guerre avec lui, et a dit bêtises sur bêtises.

24 septembre.

C’est le dimanche 25 que le prince de Montfort est arrivé avec son fils Napoléon et le bon et honnête M. Bohl, auquel il a laissé à peine le temps de se reposer ; il l’a envoyé à Stuttgard chercher le prince Jérôme. Le roi de Wurtemberg n’a pas voulu le laisser aller ni en Suisse, ni à Arenenberg, à cause de toutes les affaires de Suisse, de réfugiés et des bruits de conspiration.

La Reine me disait que le Prince avait été enchanté de son séjour à Baden, qu’il s’y était fait beaucoup d’amis. Les vieux militaires l’abordaient, les larmes aux yeux, les jeunes lui disaient : « Nous comptons sur vous, » et M. Berryer avait dit à la Grande-Duchesse : « Le Prince a des chances. Tout est possible en France, excepté ce qui est. » Je voyais quelles espérances tout cela leur donnait, mais-sans rien prévoir…

Le prince Napoléon ne voulut pas se coucher, quoiqu’il eût passé cinq jours et cinq nuits en voiture. Il était étonnamment grandi et voulait faire l’homme, il a même dansé ; mais, ne s’étant pas émerveillé au premier moment des demoiselles de Maunbach, il n’a eu aucun succès auprès d’elles. Il est vraiment gentil avec nous. Le lendemain, il s’est mis à chercher avec nous une pièce à jouer, et, après avoir perdu bien du temps à en lire, on a pris la répétition d’un proverbe dans laquelle M. Charles de Serreville s’est chargé d’un rôle immense qu’il a joué avec beaucoup de complaisance. Il est très bon garçon dans cette circonstance, il gagne à être connu. Après avoir chassé un jour et passé gaiment son temps avec nous, M. de Girardin (qui détestait les Grenay, qui le lui rendaient, bien) nous a quittées le 29 septembre, en faisant les plus tendres adieux et en nous disant que « si nous ne revenions pas bientôt en France, il viendrait nous chercher avec son régiment. »

Valérie à ses sœurs.
Jeudi soir, 29 septembre.

…Nous menons la vie la plus dissipée. Nous ne faisons rien et ne trouvons le temps de rien faire, absolument rien. Le prince de Montfort est arrivé avec son fils cadet. Il a écrit à l’aîné de venir le voir de Stuttgard, ce qui voudrait dire qu’il est ici pour quelque temps. Nous avons tout de suite donné un rôle dans le proverbe au prince Napoléon. On attend le Prince mardi 4. Ce jeudi 29, on a dansé le soir et le prince Napoléon est rentré en grâce avec toutes ces demoiselles. Nos journées se perdaient à se promener ou à répéter le, proverbe et je ne me rappelle de tous ces jours-là que du bruit et du mouvement. Depuis les Tascher et le bon mot de M. Marliani, le salon était resté partagé entre les grands et les petits, pour ne pas dire les vieux et les jeunes ; je cumulais, j’étais des deux salons : mon devoir et mon vouloir… Je reviens à ma course à Constance, Elisa et Hortense ont voulu marcher en avant, je suis restée à attendre les lettres avec le prince Napoléon et M. Perregaux. C’est alors qu’ils m’ont entraînée au cabaret. Nous étions à manger notre fromage lorsque les demoiselles de Maunbach ont passé, conduites par leur frère, nous les avons appelées et elles sont venues goûter notre fromage en attendant les lettres comme nous…

Le dimanche 2 octobre, on joua notre proverbe. Mlles de Serreville s’en promettaient un grand plaisir de moquerie, sans doute, selon leur habitude, mais elles n’eurent rien à dire ni à critiquer et elles en étaient si capotes qu’elles ne trouvaient rien à ajouter aux complimens qu’on faisait aux acteurs ; je n’étais que souffleur. La danse a terminé, comme de coutume, la soirée.

Mardi 4 octobre.

Nous revenions fort tard de Constance et lorsque nous descendions de voiture, le prince de Montfort nous dit : « Devinez qui est arrivé pendant votre absence ? » Après avoir nommé plusieurs personnes, il, nous dit enfin : « Le prince Max de Leuchtenberg. » La Reine en avait été si émue de plaisir qu’elle en avait pleuré de joie. Je la trouvai au salon avec lui. Lorsqu’elle mêle présenta, il courut chercher une lettre de Joséphine d’Andlau, qu’il rapporta sur-le-champ. Il est grand, mince, bien tourné et de la plus belle et la plus gracieuse élégance, avec une immense taille ; ses dents sont admirables, ses yeux superbes, et il rappelle en même temps son père et sa mère à ceux qui les ont connus jeunes. Je ne sais s’il est toujours aussi gentil qu’il s’est montré ici, mais il a été charmant. En peu d’heures, la connaissance était faite, et il demanda bien vite à faire partie des petits, vu sa taille, disait-il en riant, et à être de la partie du lendemain que j’avais organisée pour aller chercher à Uberlingen Laure que Fanny devait me ramener.

Mardi 11 octobre.

Le mardi 5, Laure organise le matin un proverbe. Elle y joue, et son rôle est déjà presque copié et appris. Nous avons été, l’après-midi, à Clarisek en bateau et sommes revenus en voiture assez à temps pour la toilette de dîner. Laure est descendue toute belle de sa robe grise et moi j’allais la parodier avec la mienne. Le lendemain, on fit toute sorte de folies et l’on dansa d’une manière très animée.

Le vendredi 7 se passa en course. Le prince Max fut le matin voir Castel, plus tard il vint à pied avec nous à Solstern. Eugensberg lui plut beaucoup. Nous redescendîmes en courant à Maunbach. La Reine nous attendait dans sa voiture au bas du village… C’était ce jour-là une vraie comédie que les incertitudes du prince de Montfort au sujet de l’acquisition qu’il voulait faire soit de Hochstraus, soit de Gottlieb, il se décida le lendemain pour le dernier. Le prince Max nous fit les plus aimables adieux et emporta tous nos regrets.

Le lundi 10, le prince de Montfort partit pour Londres avec son fils, M. Bohl et M. Stolzing… Il laissait à la Reine ses pleins pouvoirs pour faire faire les réparations de Gottlieb, de manière à s’y caser à son retour… On causait tranquillement des plans à faire et de la route que prendraient le marquis et Mlle  de Beauharnais partant le lendemain, lorsque, au beau milieu de la soirée, parait notre cher Prince dont on avait tant désiré le retour quand son oncle et ses cousins étaient là…

Il y avait, le mercredi 12 octobre, un bal à Constance. Le Prince y allait. Je fis tout mon possible pour en détourner Laure, mais elle y tenait, le laissait voir, et, le Prince l’ayant vu, arrangea que les petits iraient avec lui. Laure, avec une parure de camée et des épis, était charmante. Moi j’étais tout en blanc, perle et fleurs blanches, et pas trop mal…Au moment où la voiture partait, le Prince s’est aperçu qu’il avait oublié une bague qu’il avait rapportée de Baden. Il l’a fait chercher chez lui, — il y avait toute une histoire sur cette bague, — chez les Crenay, elle venait d’une belle Anglaise dont il était l’amant à Baden.

Chemin faisant, nous nous étions croisés avec M. Arese. Il était descendu de voiture pour venir embrasser le Prince avec une grande effusion de tendresse. Une chose m’avait fait plaisir pendant ce trajet. Le Prince avait conté qu’à Thun, il m’avait acheté un charmant petit panier en bois, qu’il avait gardé pour moi tout le temps du camp, mais qu’au moment de revenir, il avait pensé qu’il ne pouvait me le rapporter sans en avoir un aussi pour sa mère, Mme  Salvage et Mlle  de Perrigny, et qu’il l’avait donné. Je lui dis en lui tendant la main que l’intention était tout pour moi… Je ne sais pas si c’était le désappointement de n’avoir pas Mlle  Louise à ce bal, mais le Prince y était triste, soucieux et préoccupé ; il n’avait pas l’air d’y prendre part. Laure, en dépit de la cour du petit Perregaux, ne s’amusait pas…

MM. Cottrau et Arese nous avaient attendues et étaient en train de gaîté et de folie ; c’était tantôt mon beau bras ou ma belle main qui étaient le sujet de leurs galanteries. Nous nous étions attendues à souper. Pas du tout, on nous avait oubliées et c’était avec du pain et fromage que nous étions obligées de nous rassasier, en riant comme des enfans. Le Prince ne voulait pas nous laisser partir et me retenait par la main. M. Arese aussi, D’après M. Buchon, ils disaient que je ressemble à la statue de Diane chasseresse au Louvre…

Le dimanche 23, à la demande du Prince, les Crenay dînaient avec nous. Il ne prit pas grande part à cette réunion qu’il avait provoquée, il ne regardait pas même Louise, causait et mangeait peu et avait un air sérieux et préoccupé qui m’inquiétait pour sa santé.

Le lundi 24, commença la vente de Wolfsberg. La Reine allait voir cette terre de Paradis qu’elle voulait acheter et pour laquelle elle m’avait fait porter des rentes à vendre chez M. Macaire. Le Prince devait aller avec elle, mais s’y refusa…

C’était le lendemain mardi 23 octobre, que le Prince partait pour aller à Hechingen chasser. Dans la soirée, il me demanda si je ne lui donnerais pas un mot pour Fanny… J’ai écrit un petit mot que j’ai fait mettre dans l’antichambre pour qu’il le trouvât le lendemain matin… M. Arese avait accompagné le Prince jusqu’à Schaflouse. En revenant, il fit les complimens du Prince à ces dames en leur disant qu’il reviendrait lundi pour les voir encore…

Je ne sais plus comment se passa cette semaine… Un jour, nous parlâmes, M. Arese et moi, de Gottlieb, du prince de Montfort, de l’état de leurs affaires, de leurs dettes et du mariage du Prince avec la princesse Mathilde, dont M. Arese se fait la plus charmante idée d’après ce que le Prince lui en a dit, et il a bien raison de dire que, ce mariage convenant au Prince, c’est la première chose.

Arenenberg, mercredi 9 novembre.

Après cette affreuse nuit[3], j’avais besoin de parler de mes tortures à quelqu’un : Je fis appeler M. Cottrau pour qu’il vînt causer auprès de mon lit ; mais, même dans ces cruelles circonstances, son esprit de contradiction se trouvait partout, Quand, revenant sur le passé, je lui disais qu’il m’était pénible d’avoir perdu la confiance de la Reine et que je fusse la seule à ignorer le mariage de son fils, il prétendait qu’il n’avait pas été question de ce mariage, que le Prince n’y avait pas consenti, comme si ce que M. Arese m’avait dit n’était pas positif et même l’empressement que M. de Persigny eut plus tard à voir le portrait de cette charmante princesse Mathilde…

Lundi 21 novembre.

Dans sa longue lettre d’aujourd’hui, Laure m’écrit : « Si la princesse Mathilde consent à aller épouser en Amérique son cousin exilé, cela me donne d’elle une meilleure opinion. Mais tu m’étonnerais au-delà de toute expression si cette dernière sottise qu’il vient de faire ne te dessillait pas un peu les yeux sur toutes les perfections que tu lui prêtes. Tu m’accorderas au moins qu’il manque de jugement… »

Jeudi 1er décembre.

M. Arese m’a conté que la Reine l’a chargé de voir tous les papiers du Prince pour brûler ce qui est nécessaire, et garder le reste. Il a vu les lettres de la princesse Mathilde, ne connaissait pas son écriture… Il a lu la première. C’était un grand pathos sur ce que le Prince lui avait demandé de ses cheveux… Je lui ai dit qu’il devrait emporter au Prince le portrait que la Reine a fait de Mathilde. Il le fera. Il m’a priée de lui faire un brouillon pour la princesse Charlotte, pour la remercier d’abord d’un portefeuille qu’elle lui a fait, puis pour demander des lettres pour le Prince, tant d’elle que de la princesse Mathilde, et surtout de lui dire sur quoi le Prince devait compter relativement à cette dernière. Il a ajouté qu’il savait qu’il pouvait me parler de tout cela, que la Reine n’avait rien de caché pour moi, que j’étais de la famille.

Arenenberg, mardi 20 décembre 1836.

M. Bohl, secrétaire du prince de Montfort, est arrivé, venant dire que son prince était à Stuttgard et ne passerait pas ici parce que le roi de Wurtemberg l’engage à ne pas le faire, pour ne pas se compromettre. Nous avons été atterrées d’une pareille lâcheté !

Pauvre Prince, il ne sera pas trompé sur les sentimens de sa famille ; mais ce qui l’affligera beaucoup, c’est la conduite de Jérôme et de sa fille ! Est-il croyable que la princesse Mathilde n’ait pas écrit un seul mot à sa tante, depuis tous ces événemens ? La Reine, d’après la lettre de M. Arese, disait que Jérôme avait conté à la grande-duchesse avant tous ces malheurs qu’il se souciait peu de ce mariage, la Reine comptait bien lui dire de n’y plus penser ; mais elle n’en a pas eu la peine. M. Bohl a visité Gottlieb dont le prince Jérôme veut se défaire le plus vite possible.

Lundi 10 mars 1837.

M. Conneau m’a conté son arrivée à Florence, le 7 novembre [c’est ce jour-là même qu’il a appris l’événement de Strasbourg], sitôt que la princesse Charlotte l’a su arrivé, elle a couru chez lui pour avoir des nouvelles ; elle lui a demandé s’il apportait des lettres du Prince à la princesse Mathilde, qu’il y avait un mois qu’elle n’en avait reçu. Un branlement de tête de M. Conneau m’a fait penser qu’il trouvait que le Prince avait des torts avec sa cousine. Ayant de si grandes affaires en tête, il a dû la négliger. M. Conneau dit que le père se plaint surtout du manque de confiance du Prince, auquel il aurait pu donner des conseils et nommer des amis, etc. C’est sa vanité seulement qui est offensée.

Le vendredi matin, j’ai trouvé la Reine un peu piquée contre le prince de Montfort et la princesse Mathilde. Ils ont donné des bals, des soirées, cet hiver. C’est un manque de tact de la part du père et une légèreté de la part de la fille. La Reine ne regrette sous aucuns rapports cette alliance, et tout paraît bien rompu…

28 mars.

… La Reine fit lire devant nous le volume que lui adressait le Prince. Je lus à mon tour et en fondant en larmes ce long récit de tout ce qu’il a éprouvé depuis le 25 octobre qu’il a quitté sa mère. A côté du nom de la princesse Mathilde, est ce doute s’il a épuisé, en 1836, toute la somme de bonheur qui lui est réservé.

Mardi 9 mai.

Ce matin, pendant que j’écrivais près de la Reine, elle a reçu une lettre de son fils. Il est furieux contre le gouvernement français et pas mal contre Mathilde. « Il a reçu des lettres charmantes de toutes ses cousines excepté elle, et il n’épousera jamais une femme qui, dans une circonstance pareille, lui a montré si peu de cœur. »

Samedi 8 juillet.

M. Tascher est venu chez moi. Il a vu à Munich Mlle  de Padoue, Mme  Jaime, qui venait de Trieste, où elle avait vu le roi Jérôme. Il leur a dit qu’il ne s’était jamais soucié du mariage de sa fille avec le Prince, et il s’est montré furieux contre lui.

Vendredi 11 août.

… J’ai causé un instant avec la comtesse Camerata de la princesse Mathilde. Elle dit qu’elle n’est pas encore consolée, quoiqu’on lui ait fait une loi de le paraître.

Valérie Masuyer.
  1. Voyez la Revue des 1er et 15 août, 1er octobre, 15 novembre 1914, et des 1er mars et 15 juin 1915.
  2. Aimé de Franqueville, mari de Laure Masuyer, aide de camp du lieutenant général Voirol, qui commandait le département du Bas-Rhin.
  3. Au retour de Strasbourg et de Kehl, après l’échauffourée et l’arrestation du prince Louis. Voyez la Revue du 1er août.