La Religion dans Aristophane/02

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II
Revue des Deux Mondes3e période, tome 30 (p. 391-417).
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II

LA RELIGION
DANS ARISTOPHANE

II.
LES CULTES ENTHOUSIASTES ET MYSTÉRIEUX.

« Vierges qui portons les pluies, allons visiter la contrée brillante de Pallas, l’aimable terre de Cécrops, fertile en hommes valeureux, où s’accomplissent les augustes cérémonies, protégées par le silence, dans le secret du sanctuaire mystique ouvert aux saintes initiations ; où, en l’honneur des dieux célestes, s’élèvent les temples et les statues, s’avancent les processions saintes, se célèbrent en toute saison les sacrifices couronnés de fleurs et les fêtes brillantes… » Nous citions[1] ce joli chant des Nuées comme un exemple de la grâce sérieuse que pouvait déployer Aristophane, quand il exprimait sincèrement les sentimens pieux de ses compatriotes. On y trouve nettement distingués les deux objets principaux de la piété athénienne : le culte des dieux olympiens, — nous avons vu comment le poète comique se comporte à leur égard, — et le culte des divinités mystérieuses ; il entend ici celui des grandes divinités d’Éleusis, et le désigne en premier lieu comme l’honneur d’Athènes. On est moins habitué à considérer ce côté de la religion dans le théâtre d’Aristophane. Il y occupe cependant une place considérable comme dans les mœurs religieuses des Athéniens.

En effet, la religion athénienne, de même que la religion hellénique en général, se divise en deux grandes parts, qu’on peut appeler, pour simplifier, la religion homérique et hésiodique, et la religion enthousiaste ou mystérieuse. C’est la première qui est la plus simple et la mieux connue. Elle ne contient qu’un petit nombre d’idées fondamentales. Divinisant les phénomènes naturels et l’homme, elle peuple l’univers de dieux humains et personnels, qui ont leurs passions et leur histoire ; et elle explique la destinée humaine par un partage entre les dieux et les hommes tout à l’avantage des premiers. Du côté de ceux-ci sont la puissance, la science, un droit de surveillance jalouse sur le monde, sur les sociétés et les personnes humaines. Les hommes sont tenus de rester dans les limites de leur condition, de ne pas offenser leurs maîtres par l’orgueil, de leur rendre les hommages matériels qui leur sont dus, ce qui implique la reconnaissance d’un ordre supérieur et la soumission à ces patrons capricieux dont l’imparfaite providence est toujours prête à se changer en oppression vindicative de la cité et de ses membres. Cette religion triste, étroite, oppressive, s’illumine et se relève en Grèce par l’éclat de la nature, dont elle est en grande partie le reflet, et par l’énergie singulière de l’homme, qui ne saurait se dépouiller de sa liberté, de sa confiance, de ses instincts nobles et délicats. C’est ce qui l’a fait vivre honorée et puissante pendant tant de siècles.

Cependant on conçoit qu’elle n’ait pas suffi au sentiment religieux. Il ne pouvait se contenter d’une vague confiance dans un pouvoir ordonnateur, moins attentif à récompenser qu’à punir, ni d’une sorte de contrat unilatéral qui n’assurait pas mieux la sécurité matérielle que la paix de la conscience. Les catastrophes les plus imméritées bouleversaient les états, ruinaient les fortunes particulières, et dans cette instabilité menaçante du sort les âmes cherchaient vainement pour s’y appuyer une sanction de leur droit moral et de leurs espérances religieuses. Telle est la cause profonde pour laquelle, lorsqu’on pouvait croire le Panthéon hellénique définitivement constitué sous les formes consacrées par Homère et Hésiode, on vit sortir de l’ancien fonds pélasgique ou arriver du nord et de l’orient des divinités d’un autre ordre, douées d’une action plus efficace et revêtues d’un caractère mystérieux. Il est curieux de reconnaître comment l’hellénisme, quand il eut le sentiment de son impuissance, alla chercher ce qu’il avait d’abord repoussé comme antipathique à son essence. Ce qui distingue en général ces divinités moins purement grecques, c’est qu’en elles la personnalité humaine est moindre et la vie de la nature plus fortement divinisée. Adonis, à Byblos et dans l’île de Cypre, représente le principe mâle et générateur, cette force qui abandonne la terre et y reparaît périodiquement, qui chaque année meurt et ressuscite. Les dieux cabires des îles de Lemnos et de Samothrace, à travers l’obscurité mystérieuse dont ils sont enveloppés, laissent transpirer une signification analogue. Déméter et Coré, ou, sous leur forme latine, Cérés et Proserpine, personnifient les alternatives d’abondance féconde et de nudité stérile des champs où pousse le blé. La nature, les forces secrètes qui la font vivre, le feu intérieur, sujet à s’éteindre et à se ranimer, qui, à époques fixes, échauffe les germes déposés dans le sol, les ardeurs inégales du soleil, qui disparaît et qui revient, tue et vivifie, ces grands mystères dont les effets, toujours présens, sollicitent les sens de toutes parts, ont été la source principale d’une religion primitive qui, rejetée dans la Grèce propre à l’arrière-plan, se déployait tout autour d’elle et l’enveloppait. Dans cette religion, l’homme, comme enfermé et entraîné dans un cercle mouvant de phénomènes et de lois, s’y confondait avec tout ce qui participait à l’existence.

C’est à cette absorption de la personne humaine dans l’univers que les instincts de la Grèce avaient répugné. Et cependant il vint une heure où l’hellénisme, pour combler le vide de son ciel clair et froid, fut contraint de ressaisir ce qu’il avait d’abord rejeté. Pourquoi ? c’est qu’il lui sembla qu’il y trouvait mieux la satisfaction d’un besoin impérieux de force et de durée. Le côté vraiment religieux de ces cultes extatiques ou mystérieux, c’est que l’homme, ainsi rapproché de la nature, y croyait voir ce qu’il cherchait, la plénitude de l’existence et l’immortalité. Il croyait sentir en lui-même une vie puissante comme celle de la sève, comme celle du feu, comme celle du soleil ; il se sentait aussi soumis comme la nature à des alternatives de force et de faiblesse, d’ardeur et de langueur, et il entrait dans l’action universelle de ces lois secrètes qui font reverdir la plante après l’avoir dépouillée, raniment l’éclat du soleil pâli, fécondent la graine tombée de l’arbre desséché et recueillie dans le sein de la terre, et, par une perpétuelle vicissitude, font renaître régulièrement la vie de la mort. Ainsi semblait pouvoir se résoudre une des contradictions de sa destinée, celle dont il a sans cesse le sentiment douloureux entre les limites étroites qui bornent son existence et les aspirations passionnées qui l’emportent au-delà. Ces religions mystérieuses avaient encore un autre attrait : elles tendaient aussi à rétablir l’harmonie morale, par le contentement de ce désir de pureté et de bonheur dont l’infatigable énergie résiste aux constantes déceptions de la vie présente. Cette idée est l’idée proprement grecque, et elle eut sa principale expression dans les mystères d’Éleusis.

Ce fut au vie et au ve siècle que se produisit en Grèce ce mouvement religieux. Pour ne parler que d’Athènes, il s’y manifesta par deux faits. Le plus considérable fut le développement des mystères d’Éleusis. Sous l’influence de l’orphisme, à ce qu’il semble, par l’action particulière d’Onomacrite, ils se spiritualisent et se passionnent ; Iacchus y apparaît à la fois comme une sorte de génie des mystères et comme le représentant de l’âme immortelle ; et, en même temps, ils prennent dans l’état une grande importance. Le second fait, c’est que certains cultes étrangers, d’un caractère enthousiaste, forcent l’entrée de la ville. Les émotions de la guerre du Péloponèse, le trouble que ses péripéties et ses catastrophes jetèrent dans les âmes pendant la dernière partie du ve siècle, au moment où les sophistes les agitaient d’un autre côté par leurs hardiesses philosophiques, furent particulièrement favorables à cette intrusion.

Il était indispensable de rappeler quels furent le sens et la valeur de cette partie de l’histoire religieuse des Athéniens avant d’apprécier dans Aristophane les témoignages qui s’y rapportent. Disons tout de suite que sa situation personnelle dans ces questions fut exactement celle que nous lui avons reconnue à l’égard de la religion plus purement hellénique et plus populaire. Ici encore on trouve en lui un bon citoyen d’Athènes, nullement théologien, mais se plaçant naturellement au point de vue de la cité, qui comprend la religion au nombre de ses intérêts essentiels. Telles sont ses véritables dispositions, soit que les hasards d’une composition capricieuse, soit qu’un dessein arrêté qui tient au fond de son sujet, l’amènent à s’occuper des cultes étrangers et des mystères d’Éleusis.


I.

Aristophane et, autant qu’on en peut juger, les autres comiques se sont montrés franchement hostiles à l’introduction des cultes étrangers. On comprendrait cependant qu’ils eussent hésité, car sur ce point, à distance, les Athéniens paraissent indécis ou en contradiction avec eux-mêmes. Strabon remarque qu’ils étaient hospitaliers pour les dieux comme pour les hommes, et, à l’appui de cette assertion, il cite les religions enthousiastes de la déesse Bendis et de Sabazius. D’un autre côté, il est certain qu’en principe la cité n’était favorable, ni pour les hommes ni pour les dieux, à l’admission des étrangers. Chaque ville, en Grèce, avait ses dieux comme ses citoyens, dont il importait à son salut qu’elle défendît les droits ; et, en général, les Grecs avaient une préférence naturelle pour les divinités helléniques. Ce sentiment persista toujours. Lucien relègue aux places inférieures du banquet divin les Corybantes, Attis, Sabazius, Mithras le Mède, avec sa robe à manches et sa tiare, qui ne parle pas grec et ne comprend pas quand on boit à sa santé. Ces dieux suspects, ces métèques (étrangers domiciliés) tapageurs et mal élevés, ne sont bons qu’à troubler les festins de l’Olympe et à faire renchérir le nectar et l’ambroisie. En réalité, ces étrangetés importées de la Thrace et de l’Asie étaient contraires à l’esprit grec, et la comédie, plus portée par nature vers le bon sens que vers l’enthousiasme, ne pouvait les accueillir. Il vint un temps où un besoin religieux que ne satisfaisaient pas les cultes reconnus, et des dispositions superstitieuses ou sensuelles auxquelles répondaient plus complètement les cultes nouveaux, ouvrirent à ceux-ci les portes d’Athènes : à ce moment la comédie leur fit la guerre ; elle les attaqua comme ridicules et immoraux.

Ainsi Cratinus avait fait une pièce, les Femmes thraces, dont la date nous reporte vers la victoire définitive de Périclès sur le parti aristocratique, et qui paraît avoir eu pour sujet principal la satire du culte de la déesse Bendis, sorte d’Artémis thrace. Ce culte était-il déjà reçu dans Athènes ? cela semble peu probable ; mais la comédie de Cratinus est la meilleure preuve de la faveur avec laquelle les Athéniens étaient disposés à l’accueillir ; autrement l’attaque eût été sans objet. Bientôt, comme on le voit au commencement de la République de Platon, la fête de la divinité barbare se célébrait avec éclat au Pirée, dont la population mêlée était plus facile aux influences extérieures. Platon suppose que l’entretien a lieu chez le vieux Céphale, le père de Lysias, le jour même où les Bendidies ont lieu pour la première fois. Tout Athènes y est venu ; il y a une belle procession d’Athéniens, une autre non moins belle de Thraces ; et la nouveauté qui obtient le plus de succès, c’est, le soir, une course aux flambeaux, non pas de coureurs à pied comme aux fêtes de Prométhée et de Vulcain ou aux Panathénées, mais de coureurs à cheval, qui luttent de vitesse en se transmettant les torches allumées ; curieux témoignages de ce goût de magnificence et d’extraordinaire qui se développe à mesure que s’affaiblit la foi traditionnelle et nationale. La fête se continuait pendant la nuit, et c’est alors sans doute que se donnait carrière la liberté originelle d’un culte enthousiaste.

Le caractère d’emportement religieux était plus marqué dans un autre culte thrace, dont la comédie s’est aussi occupée, celui de Cotys ou Cotytto, assimilée par les Grecs à leur Aphrodite. « Divine Cotys, toi que célèbre chez les Édoniens une musique retentissante… L’un tenant dans ses mains les flûtes bourdonnantes, ouvrages du tour, en module de ses doigts l’harmonie sonore, invitation bruyante au délire ; un autre fait résonner les cymbales de cuivre. Les lyres vibrent éclatantes ; sortis on ne sait d’où, les sourds mugissemens du tambour semblent la voix effrayante d’un tonnerre souterrain. » Voilà comment Eschyle présente à l’imagination des Athéniens ces transports bruyans par lesquels les barbares du nord soulageaient leur besoin d’enthousiasme. Ces traits, sans rapport avec la réalité des mœurs athéniennes, rappellent les cultes phrygiens de Sabazius et de Cybèle, qu’au temps d’Eschyle Athènes ne connaît pas non plus directement. De ces trois divinités, c’est Cybèle seule qui recevra directement le droit de cité et que l’état admettra, non sans répugnance, aux honneurs du culte officiel. Quant à Cotytto, à l’époque de la comédie ancienne, elle n’était pas acceptée dans Athènes comme chez sa voisine Corinthe, la ville voluptueuse et ouverte aux étrangers, mais déjà elle avait essayé de pénétrer dans les mœurs. Le côté licencieux de son culte avait séduit quelques jeunes débauchés, sans doute ceux dont parle Juvénal[2]. Ce qui donne le plus d’intérêt à ce souvenir, c’est qu’à leur tête était Alcibiade, et qu’à cette occasion une tradition le met en rapport avec Eupolis, qui, dans sa comédie des Baptes, avait flétri ces faits scandaleux. Elle lui attribue même une vengeance terrible : « Tu m’as inondé des flots de ta satire, dit-il dans une ancienne épigramme, en jouant sur le nom de la pièce ; hé bien, moi, je te ferai prendre un bain plus amer dans l’onde marine, et tu y laisseras ta vie. »

C’est Aristophane qui nous a laissé les témoignages les plus importans sur ces cultes enthousiastes et, en général, sur les cultes mystérieux. Il nous est mieux connu, et peut-être ces questions l’ont-elles particulièrement préoccupé. Parmi ses comédies perdues, une au moins, les Heures, s’y rapportait. Elle était dirigée contre les adorateurs de Sabazius, le Dionysos phrygien. On peut être surpris de voir le théâtre attaquer son dieu ; mais c’est qu’il ne faut pas confondre le Dionysos athénien avec la divinité thrace ou phrygienne. Non que le caractère enthousiaste de Bacchus n’ait été pour rien dans la création du drame ; ce côté de sa religion y a été au contraire pour beaucoup. On peut dire, en un sens, que la tragédie en est née, et qu’elle en a toujours gardé le souvenir dans certaines de ses conditions et de ses formes, par exemple dans ces lamentations lyriques qui portaient le nom de Commos. Cependant le culte extatique du dieu n’a que faire dans la comédie ; il est complètement étranger à son origine et à sa nature, de même qu’il occupe peu de place dans les mœurs athéniennes, dont elle nous représente l’image. Dionysos n’a obtenu le droit de cité qu’à la condition de se faire attique ; et le mysticisme passionné qui dans des pays voisins, à Thèbes, à Mégare, à Hermione, transporte ses adorateurs, a presque disparu des fêtes que lui offre l’état. Aux Anthestéries, la grande fête du printemps qui a consacré son admission dans la cité, il s’unit par un mariage mystique avec la fille de Déméter, Coré, personnifiant la végétation nouvelle de l’année ; mais la cérémonie, toute publique, n’a rien d’enthousiaste. Tel n’est pas non plus le caractère des cérémonies secrètes accomplies dans l’intérieur du temple de Limné par les quatorze femmes appelées Géraires, ni des sacrifices offerts à Hermès infernal et aux morts. On peut reconnaître dans l’organisation des Anthestéries sous Pisistrate l’influence de la théologie orphique, mais on n’y trouve pas d’exaltation religieuse.

Athènes ne participe au culte enthousiaste de Bacchus que par le chœur de femmes qu’elle envoie se mêler aux Thyiades de Delphes. Encore ce fait reste-t-il obscur. Constaté pour le temps de Plutarque et de Pausanias, on n’en reconnaît antérieurement l’existence que par induction. Sans doute, il est très possible que le souvenir d’anciens cultes locaux et des légendes qui s’y rapportaient dans certains dèmes[3] se soit conservé sous cette forme ; et surtout, si les bacchantes athéniennes n’avaient pas pris part aux fêtes orgiastiques du Parnasse, on s’expliquerait moins la complaisance avec laquelle les tragiques peignent en toute occasion les danses sur la montagne, toute illuminée pendant la nuit par les feux des torches. Mais en tout cas, c’est ailleurs que se célèbrent ces fêtes enthousiastes ; c’est près de Delphes sur le Parnasse, près de Thèbes sur le Cithéron ; c’est sur d’autres points encore de la Béotie, par exemple à Orchomène, où les rites des Agrionies, les courses des femmes à la recherche du dieu disparu, la poursuite d’une descendante de Minyas par le prêtre de Bacchus qui la menace de son épée nue, conservent un caractère particulièrement passionné et sauvage. Athènes répugnait à ces cultes désordonnés. C’est ce qu’exprime bien Euripide dans la pièce même où son génie de poète et d’artiste a tracé les plus vives images de l’enthousiasme dionysiaque. Par une de ces contradictions qui lui sont familières, en dépit du sujet et du dénoûment, c’est son propre sentiment, c’est celui des Athéniens qu’il exprime, quand il condamne par la bouche de Panthée les excès de cette nouvelle religion qui entraîne dans la montagne toutes les femmes transformées en bacchantes.

Au temps d’Euripide et d’Aristophane, le Bacchus phrygien, Sabazius, faisait pour s’introduire dans la ville un effort auquel le poète comique crut nécessaire de s’opposer. Il ne paraît pas qu’il ait réussi à répandre ses mystères ailleurs que parmi la classe populaire ni à les élever bien haut dans l’estime publique. C’est ce qui ressort d’un des passages où Démosthène représente la jeunesse misérable d’Eschine : « Quand ta mère officiait, tu lui lisais les livres et l’aidais dans ses pratiques. La nuit, tu revêtais les initiés de la nébride, puisais pour eux le vin dans le cratère, les purifiais, les frottais avec l’argile et la farine, puis les relevais en leur faisant répéter : J’ai fui le mal, j’ai trouvé le mieux… Le jour, tu conduisais à travers les rues ces beaux thiases, couronné de fenouil et de peuplier blanc, serrant dans tes mains les serpens et les balançant au-dessus de ta tête en criant : Evoi Saboi ! ou, comme accompagnement de tes danses : Hyès Attès ! Attès Hyès ! Les vieilles femmes te donnaient les noms d’initiateur, de guide sacré, de cistophore (porteur de la corbeille mystique), de licnophore (porteur du van mystique), et tu recevais pour salaire toute sorte de gâteaux grossiers. »

Ailleurs, Démosthène rapprochait méchamment Glaucothée, la mère d’Eschine, d’une autre prêtresse de Sabazius, une certaine Ninus, qui avait été condamnée à mort pour avoir joint à cette fonction un commerce occulte de philtres et de poisons. Quelle que soit contre Eschine la valeur d’un témoignage où la jeunesse de l’orateur est dépeinte longtemps après par la haine d’un ennemi, les détails du tableau sont précieux à recueillir. On y voit ce qu’étaient à la date du procès de la Couronne, c’est-à-dire dans la dernière partie du ive siècle avant Jésus-Christ, les mystères de Sabazius avec leur prêtresse et leur prêtre de rencontre, leurs rites, leurs formules, enfin les jongleries qui recrutaient parmi les adeptes de bas étage les confréries ou thiases du dieu phrygien. Tout cela ressemblait assez à ce que commençaient à faire, environ un siècle auparavant, les métragyrtes ou prêtres mendians de Cybèle, et les orphéotélestes ou initiateurs du Thrace Orphée, qui exploitaient de même la crédulité athénienne en vendant des recettes de bonheur pour la vie terrestre et la vie future. À cette époque, les mystères de Sabazius menaçaient sans doute de prendre dans la cité une place plus importante. C’est pour cela qu’Aristophane les attaqua. Dans sa pièce des Heures, nous savons qu’il faisait bannir par sentence le dieu phrygien, « le bruyant joueur de flûte, » avec d’autres divinités étrangères dont le culte nocturne était de même favorable à la licence des mœurs. Alors aussi, au témoignage d’Aristophane, se répandait la croyance à l’efficacité du traitement des maladies mentales par la musique excitante et les danses des corybantes. Le juge des Guêpes est soumis à ce traitement ; mais sa folie est incurable, et il fait irruption avec son tambour dans le tribunal.

C’étaient, avec la classe inférieure, les femmes, plus accessibles à la superstition, plus facilement prises par l’imagination et par les sens, qui se portaient avec le plus d’ardeur vers les religions les plus démonstratives et les plus passionnées. Lysistrate, dans la pièce qui porte son nom, nous le dit en se plaignant de la lenteur de ses complices : « Si on les convoquait dans le temple de Bacchus ou de Pan, ou d’Aphrodite Coliade, ou de Génétyllis, tous leurs tambours obstrueraient le passage. » Il faut croire en effet que toutes ces fêtes et ces processions amenaient une grande consommation de tambours, car, avec le progrès du temps, la peinture seule de ces instrumens à Athènes alimenta toute une industrie particulière.

Parmi ces cultes passionnés, celui qui entra le plus dans les mœurs grecques et laissa le plus de traces dans les lettres, c’est le culte sémitique d’Adonis, le Seigneur, le principe mâle dont la nature est privée temporairement, qu’elle pleure et qu’elle a la joie de retrouver. Le mythe d’Adonis hellénisé paraît dans tout son éclat chez Théocrite, dont les commères syracusaines assistent à la fête magnifique d’Alexandrie, et chez son contemporain Bion qui développe élégamment la lamentation funèbre : « Je pleure Adonis : il est mort le bel Adonis ! Il est mort le bel Adonis ! répètent en pleurant les Amours. Cesse de dormir dans tes vêtemens de pourpre, ô Cypris ; éveille-toi, malheureuse, et vêtue de noir, te frappant la poitrine, dis à tous : il est mort le bel Adonis !… » Dans la fête d’Alexandrie, telle que la décrit Théocrite, Adonis et Vénus sont couchés sur des lits d’ébène, ornés d’ivoire et des métaux les plus précieux. Des tapisseries richement brodées, des plantes dans des corbeilles d’argent, des parfums dans des vases d’or, de petits bosquets d’anis dans lesquels semblent voltiger des Amours, complètent la décoration.

Athènes, au siècle de Périclès, ne connaît pas ce déploiement de magnificence fastueuse en l’honneur de la divinité étrangère, non plus que ces grosses foules cosmopolites qui se presseront dans les rues de la grande ville égyptienne ; mais elle a déjà accepté ce qui fait le fond de la fête, les démonstrations de douleur au sujet de la mort d’Adonis, et même elle y met une passion plus vive et plus religieuse, car, au lieu d’un spectacle officiel et d’une chanteuse salariée, on y voit les Athéniennes elles-mêmes qui jouent les rôles pour leur propre compte. Plutarque raconte que la guerre de Sicile fut décidée au moment où l’on célébrait la fête funèbre d’Adonis, ce qui n’était pas d’heureux présage. De tous côtés étaient exposées des images du dieu mort, et les femmes imitaient la cérémonie des funérailles en se frappant la tête et la poitrine et en poussant des lamentations. C’est ce souvenir que réveille Aristophane dans la comédie de Lysistrate ; il est curieux de voir par quelle hardiesse ingénieuse de procédés dramatiques, dans un tableau de son invention, il oppose directement l’orateur Démostrate, qui propose au peuple l’expédition, et une femme, qui, sur la terrasse d’une maison voisine de l’assemblée, célèbre bruyamment la fête funèbre :

« …Et ces Adonies fêtées sur les toits que j’ai entendues jadis de l’assemblée ? Le coquin de Démostrate disait d’aller en Sicile : la femme criait en dansant : Hélas ! hélas ! Adonis ! Démostrate conseillait d’enrôler des hoplites de Zacynthe : elle, la femme du toit, plus qu’à moitié ivre, disait : Pleurez Adonis ! Et le misérable s’époumonnait. »

Avant cette peinture comique de Démostrate à la tribune et de sa lutte contre ces étranges interruptions, le personnage d’Aristophane s’écrie : « Les femmes ont-elles assez fait éclater leur impudence, avec leurs tambours et leurs fréquentes sabazies ! » C’est le point de vue constant où se place la comédie, ennemie de toutes ces importations exotiques et les attaquant par le côté sensuel et licencieux. Ce sont les demi-Grecs du nord, de l’Asie ou de l’Égypte qui exagéreront l’éclat extérieur des fêtes ou porteront jusqu’aux dernières limites les fureurs extatiques et superstitieuses. Lorsque Olympias, la mère d’Alexandre, célébrait Dionysos avec ses femmes, on voyait sortir du lierre et des corbeilles mystiques, s’enroulant autour des thyrses et des couronnes, de grands serpens apprivoisés qui terrifiaient les spectateurs.


II.

Les superstitions et les jongleries que rappellent les noms de corybante, de métragyrte, de prêtre ou prêtresse de Sabazius, étaient la pâture naturelle de la comédie. Ce qui peut surprendre davantage, c’est qu’elle ait compris dans son domaine des expressions plus religieuses et plus respectées du sentiment dont elles tiraient leur commune origine. Le bonheur, la guérison des maux, quelquefois du mal physique, surtout du mal moral, l’affranchissement des craintes de l’avenir pendant la vie et après la mort, voilà ce qu’on espérait des initiations aux mystères de Sabazius et de Cybèle. Les portraits connus des orphéotélestes, que traceront bientôt Platon et Théophraste, sont vrais en général de toute cette classe qui vit de la crédulité publique. Ceux-ci se distinguent par l’usage des livres supposés d’Orphée et de Musée et peut-être par leur habileté à organiser l’exploitation des riches ; mais les formules d’invocation, les rites de purification, les secrets prétendus pour enchaîner la malveillance divine et racheter les fautes de l’initié, et même celles de ses pères, dont la solidarité le poursuivrait dans ce monde et dans l’autre, ressembleront si bien aux moyens employés par les prêtres de Sabazius et les corybantes, qu’il deviendra assez difficile de distinguer entre elles ces trois variétés de charlatans. Il y a cependant un fond vraiment religieux dans la pensée dont ces pratiques étaient sorties, dans cette idée d’employer l’expiation comme soulagement des maux de la vie, comme garantie contre les rigueurs de la puissance inconnue par laquelle l’humanité, faible et ignorante, se sent menacée parmi les incertitudes de l’existence terrestre et dans la nuit de la destinée d’outre-tombe, et c’est par là que ces cultes si imparfaits se rattachent à des mystères beaucoup plus révérés, les mystères orphiques et les mystères d’Éleusis, dont il est aussi question dans Aristophane.

Il ne touche qu’incidemment à l’orphisme et n’y fait qu’une seule allusion de quelque étendue, dans laquelle il ne s’agit que de la cosmogonie orphique. Reprenant l’œuvre d’Hésiode et la modifiant, probablement sous une influence orientale, l’organisateur de cette nouvelle doctrine avait donné au principe de l’amour une valeur plus grande : c’était pour lui l’énergie vitale, l’âme du monde ; il sortait de l’œuf cosmique dont les deux moitiés formaient la terre et la coupole du ciel. Quelle conception pouvait mieux convenir à la cosmogonie fantastique par laquelle Aristophane consacre les droits des oiseaux au sceptre de l’univers ? Il s’en empare donc pour réunir dans une même parodie la théogonie d’Hésiode et la cosmogonie orphique :

« Allons, hommes voués par nature aux ténèbres, semblables aux feuilles qui tombent, êtres impuissans et faits d’argile, foule de fantômes sans consistance, créatures éphémères et dépourvues d’ailes, mortels misérables, hommes pareils à des songes, tournez votre attention vers nous qui sommes immortels, qui vivons toujours, habitans de l’éther, exempts de vieillesse, qui nourrissons des pensées éternelles, afin que vous appreniez de nous la vérité sur les choses célestes, et que, sachant ainsi l’origine des oiseaux, la naissance des dieux et des fleuves, et de l’Érèbe et du Chaos, vous puissiez désormais faire la nique à Prodicus[4]. Au commencement étaient le Chaos et la Nuit, et le noir Érèbe et le vaste Tartare : ni la Terre, ni l’Air, ni le Ciel n’étaient encore. Tout d’abord, dans le sein immense de l’Érèbe, la Nuit aux ailes noires enfante un œuf sans germe d’où naît au temps fixé le charmant Amour, orné d’ailes d’or resplendissantes, léger comme les tourbillons du vent. C’est lui qui, s’unissant au Chaos ailé et ténébreux, engendra dans le vaste Tartare notre race et la produisit la première à la lumière. La race des immortels n’existait pas avant que l’Amour eût tout uni ; mais quand les unions eurent été effectuées par lui, le Ciel naquit, ainsi que l’Océan et la Terre et la race bienheureuse de tous les dieux immortels… »

L’Amour des Oiseaux d’Aristophane sort d’un œuf sans germe, c’est-à-dire n’existe pas ; mais il fallait bien que l’orphisme eût une importance réelle et fût suffisamment connu du public pour qu’un poète comique eût l’idée de le parodier. C’est ce qui est prouvé aussi pour cette époque par les allusions d’Euripide. Mais les témoignages d’Aristophane suffisent. Quand il vante les bienfaits de la grande poésie, en première ligne il cite le poète Orphée, qui a enseigné aux hommes les initiations et les a fait renoncer à leurs habitudes sanguinaires. Antérieurement aux orphéotélestes, ces initiateurs vulgaires aux prétendus mystères d’Orphée, s’était formée une secte dont les membres se purifiaient, se sanctifiaient par la vie orphique, afin de sortir de ce cercle du mal où la destinée humaine semblait enfermée, et cherchaient la solution du problème du monde dans un monothéisme déguisé sous une mythologie nouvelle. Ce développement sérieux de l’orphisme est peut-être le fait le plus curieux qu’il y ait dans l’histoire religieuse de l’antiquité classique. Constitué par le faussaire Onomacrite, il acquit sur-le-champ une telle importance qu’il fit sentir son action sur des cultes aussi vénérés que ceux de Dionysos et de Déméter, et qu’il absorba en lui les premiers pythagoriciens. Platon ne dédaigna pas de lui faire des emprunts et, vers la fin du paganisme, les derniers platoniciens y cherchaient des armes pour lutter contre la grande religion qui s’élevait : tant il y avait en lui de vitalité et de pouvoir sur les âmes !

Cependant l’importance de l’orphisme dans la société athénienne n’est rien auprès de celle des mystères d’Éleusis, et ils ont aussi une part bien plus grande à l’attention d’Aristophane. Telle était la vénération dont ils étaient entourés qu’il semblerait qu’un pareil sujet eût dû être interdit à la comédie. Les témoignages abondent sur la sainteté de ces mystères : « Heureux, disait déjà l’auteur de l’hymne homérique en l’honneur de Cérès, heureux qui les a vus parmi les hommes habitans de la terre ! Celui que l’initiation n’y a pas fait participer ne jouit pas après sa mort de la même destinée dans l’humide région des ténèbres. » — « Heureux, répéteront plusieurs siècles après Pindare et Sophocle, celui qui descend sous la terre, après les avoir vus ! Seul il trouve dans les enfers la science et la vie. »

À l’époque de Pindare, les fêtes éleusiniennes de la déesse étaient dans toute leur splendeur. La grande procession partait d’Athènes sous la conduite du divin Iacchus, forme mystique du Bacchus de l’orphisme par laquelle étaient à la fois personnifiées la vie de la nature et l’âme humaine ; les cérémonies de la route, les fêtes de jour et de nuit autour du temple, enfin le drame sacré et les initiations dans l’intérieur du sanctuaire étaient organisés, et, malgré quelques dissonances de détail, réalisaient dans leur ensemble, aux yeux des Grecs, les idées les plus hautes sur la Providence divine et sur la destinée humaine. Parmi les prodiges qui se rapportent à la victoire de Salamine, Hérodote raconte que l’Athénien Dicéos, se trouvant dans la plaine sacrée d’Éleusis, alors abandonnée et au pouvoir des Perses, entendit sortir d’un nuage de poussière le cri mystique d’Iacchus, et qu’il lui parut qu’il y avait là trente mille personnes : c’était la procession des initiés. Un pareil chiffre, quelque valeur qu’il ait en lui-même, semble supposer que toute l’Attique se portait déjà avec ferveur vers ces saintes cérémonies.

L’autorité des mystères d’Éleusis ne s’affaiblit pas avec le temps. C’étaient les mystères par excellence. Isocrate, dans son Discours panégyrique, célébrait Cérès comme la bienfaitrice de l’humanité par les deux plus beaux dons : le blé, qui avait mis fin à la vie sauvage, et les mystères, « qui donnent aux initiés des espérances plus douces pour la fin de leur vie et pour toujours. » Les éloges de Cicéron, dans un passage cependant où il blâme les cérémonies nocturnes, sont encore plus magnifiques. Les mystères sont pour lui ce qu’il y a de plus excellent et de plus divin parmi tous les biens que les hommes ont reçus d’Athènes : « Nous leur devons, dit-il, la civilisation, l’initiation, bien justement nommée (initium), par laquelle nous avons vraiment commencé à vivre, qui nous a donné la joie pour la vie et de meilleures espérances pour la mort. » Auguste après Actium, Adrien et Marc-Aurèle se faisaient initier.

Au temps où la vie politique d’Athènes est le plus intense, la célébration des mystères d’Éleusis est pour les Athéniens une sorte d’institution nationale qui resserre les liens de la cité. Après la victoire remportée par Thrasybule sur les Trente, près du Pirée, le héraut des initiés, Cléocrite, fait un appel à la concorde : « Citoyens, pourquoi voulez-vous notre exil et notre mort ? Nous ne vous avons jamais fait aucun mal ; nous avons eu part avec vous aux cérémonies les plus simples, aux sacrifices, aux fêtes les plus belles… » Et tel est l’effet de ces paroles que les Trente se hâtent d’emmener leurs partisans pour les soustraire à cette influence. Un fait plus significatif encore, dont nous aurons à nous souvenir à propos d’Aristophane, c’est le succès d’un moyen de popularité employé trois ans auparavant par Alcibiade. Depuis l’occupation de la forteresse de Décélie par les Lacédémoniens, la célébration des mystères ne se faisait plus avec la solennité habituelle. Les initiés étant obligés de se transporter par mer à Éleusis, avec la grande procession avaient disparu des sacrifices, des danses et beaucoup d’autres cérémonies. Le premier soin d’Alcibiade, une fois rappelé dans sa patrie, fut de rétablir avec son ancien éclat toute cette partie de la fête dont Athènes regrettait la suppression depuis huit ans. La procession développa donc de nouveau sur la voie sacrée la longue suite des initiés, conduits par le dieu et par les Eumolpides avec l’appareil usité. Elle s’avançait en bon ordre, calme et silencieuse, sous la protection des troupes d’Alcibiade, et les ennemis, qui la voyaient des hauteurs voisines, n’osèrent pas l’inquiéter. « Spectacle auguste et divin ! » dit Plutarque. Celui qui le donnait ainsi au monde, tous, excepté quelques envieux, voyaient en lui plus qu’un général à la tête de ses soldats ; « c’était un hiérophante, un mystagogue, un initiateur sacré. » L’enthousiasme du peuple fut à son comble. On oublia que, si la célébration régulière des mystères était restée si longtemps interrompue, c’était à cause de ce même Alcibiade qui avait conseillé aux Lacédémoniens l’occupation de Décélie. On oublia que, pour lui rouvrir la cité, il avait fallu que les Eumolpides le relevassent de la malédiction qu’ils avaient prononcée contre lui pour avoir profané ces mêmes mystères d’Éleusis.

Et en effet, ce qui n’est pas une preuve moins décisive de la vénération d’Athènes pour ces mystères, c’est que telle avait été la principale cause de la condamnation d’Alcibiade au début de la guerre de Sicile. Au milieu du mélange d’épouvante et de colère causé par la mutilation des Hermès, les dépositions d’esclaves et d’étrangers domiciliés révélèrent que les rites secrets de l’initiation avaient été parodiés dans une orgie par Alcibiade et ses compagnons de débauche. Ce fut la matière de l’accusation qui faillit d’abord empêcher son départ et qui, bientôt après, formellement intentée contre lui, fit envoyer en Sicile la galère salaminienne pour le ramener devant le tribunal comme accusé de crime d’état. L’acte, déposé par Thessalus, fils de Cimon, portait qu’Alcibiade s’était rendu coupable d’impiété envers les deux déesses, Déméter et Coré, en imitant les mystères ; que dans sa maison, revêtu du costume d’hiérophante, et se donnant ce titre, il avait parodié les initiations ; que deux de ses amis, Polytion et Théodore, s’étaient attribué les fonctions saintes du dadouchos (porte-flambeau) et du céryce (héraut), tandis que les autres représentaient les deux degrés d’initiés, les mystes et les époptes. À la suite de sa condamnation, ses biens furent confisqués, et il fut enjoint à tous les prêtres et à toutes les prêtresses de prononcer contre lui une malédiction.

Ainsi, parmi les inconséquences de la passion populaire de ces temps de péril et d’émotion, il y a un trait de constance à relever chez les Athéniens : c’est l’ardeur de leur piété à célébrer et à défendre contre les outrages le culte mystérieux des grandes déesses d’Éleusis. Nous avons déjà rappelé quel danger courut, dit-on, le pieux Eschyle, pour avoir été soupçonné, dans une pièce, de violer le secret des initiations. Or, si tels étaient les sentimens des Athéniens, s’ils célébraient ces mystères avec une ferveur patriotique, et si les alarmes de leur piété étaient toujours prêtes à les protéger contre toute atteinte, comment se fait-il qu’Aristophane ait pu les introduire et même leur donner une place considérable dans une de ses comédies ? C’est la question qui se présente naturellement à l’esprit de tout lecteur des Grenouilles quelque peu au courant des mœurs religieuses d’Athènes. La réponse est simple, et il n’y a pas lieu de mettre une contradiction de plus sur le compte des Athéniens. Ce qui alarmait leur religion et ce qu’ils étaient toujours prêts à punir, c’étaient les révélations, les imitations indiscrètes des mystères proprement dits : or Aristophane ne révèle rien, et son imitation comique ne porte que sur la partie extérieure et publique de la fête. Il n’y a donc point dans les Grenouilles de profanation, et le peuple a pu les couronner sans inconséquence.


III.

La même observation s’appliquait déjà à une pièce que le poète avait donnée quelques années auparavant et dont l’analogie avec les Grenouilles est remarquable. Les Thesmophories ont de même pour sujet principal la satire d’Euripide, et l’introduction et le cadre sont aussi empruntés à une fête religieuse. Quelle est la nature de ces emprunts ? Aristophane ne dit pas un mot de la partie mystérieuse de la fête ; il ne diminue en rien notre ignorance à ce sujet. Mnésiloque, déguisé, s’est introduit parmi les femmes rassemblées dans le sanctuaire des déesses où elles ont seules le droit de pénétrer ; on soupçonne sa fraude : « Dis-moi, lui demande une femme, ce qui nous a été montré en premier lieu l’année dernière. » Montrer les symboles ou les spectacles saints, c’est un mot consacré pour exprimer l’acte de la révélation des mystères aux initiés ; c’est donc ici que devrait se placer une indiscrétion d’Aristophane, à supposer qu’il eût été en état de la commettre, ce qui est douteux, tant le secret paraît avoir été bien gardé. Mnésiloque ne répond que par des plaisanteries d’où ne se dégage aucune allusion précise. Il est vrai qu’il n’a rien vu aux précédentes Thesmophories, puisqu’il n’y était pas. Mais, si Aristophane savait lui-même ou voulait dire quelque chose, il n’en aurait pas moins pour le faire une occasion dont les habitudes de la comédie l’autoriseraient à profiter en dépit de la vraisemblance. Dans toute la pièce, on ne trouvait rien qui ne fût de notoriété publique ou qui ne portât la marque évidente de l’invention personnelle du poète.

L’action se passe le jour du jeûne. Le lendemain auront lieu les sacrifices avec les repas et les différentes sortes de danses qui cloront la fête. Les jours précédents les femmes se sont transportées au Thesmophorion d’Halimus, près de la baie de Phalère, et en sont revenues. Le jour du jeûne est donc un jour d’oisiveté relative, du moins au jugement du public, exclu de l’intérieur du temple où il se passe tout entier ; on ne sait ou l’on ne peut dire quel en est l’emploi religieux : c’est pour cela qu’Aristophane l’a choisi ; il est libre de le remplir à sa façon. Il suppose que les femmes, dans le secret du sanctuaire, tiennent une assemblée en règle et délibèrent sur la vengeance à tirer d’Euripide pour tout le mal qu’il a dit d’elles. Cette idée d’une assemblée de femmes, il la reprendra plus tard au point de vue social et en fera la comédie qui porte ce nom. Maintenant, comme il est naturel, il approprie dans la mesure permise sa parodie des assemblées politiques à la fête des Thesmophories.

Ainsi il est question des flambeaux qui illuminent les abords du temple et font resplendir dans l’intérieur les images des déesses, des tentes, dressées sans doute dans le voisinage, où les femmes habitent deux à deux, de l’interdiction qui arrête sur le seuil les femmes esclaves et tous les hommes ; il est question surtout du jeûne imposé par la loi religieuse. Ce dernier point, du droit de la comédie, fournit, avec un ou deux autres, la matière de bouffonneries et de satires. Mnésiloque, interrogé sur ce qui s’est passé dans le temple l’année précédente, répond à tout hasard que les femmes ont commencé par boire. « Quelqu’un te l’a dit ! » s’écrie celle qui l’a questionné. Pour se créer un moyen de défense contre ses ennemies, il s’empare du petit enfant de l’une d’elles en les menaçant de l’égorger : il le démaillotte et trouve une outre de vin, qu’il éventre malgré les supplications de la mère. Voilà comment Aristophane défend ses clientes. Ce sont les plaisanteries habituelles de la comédie antique, à Rome comme à Athènes, sur le goût des femmes pour le vin. Il y a des choses plus délicates, en particulier la manière dont s’ouvre l’assemblée. C’est une parodie mesurée des usages du Pnyx, adaptée aux Thesmophories sans aucun trait irrévérencieux pour les déesses. Une femme, remplissant le rôle de héraut, donne le signal des invocations préliminaires dans un langage qui rappelle les formes usitées pour les assemblées du peuple : « Silence, gardez un silence religieux ! Priez les déesses Thesmophores, Déméter et Coré, et Plutus, et Calligénie, et la Terre, nourricière des jeunes gens, et Hermès, et les Grâces, que cette assemblée, que la réunion présente soit pour le mieux, qu’elle profite à la cité des Athéniens et qu’elle soit heureuse pour nous-mêmes… Io Péan ! Io Péan ! joie pour nous ! » Et, quand les prières sont terminées : « Que chacun écoute. Il a été décidé par le sénat des femmes, — président Démocléia, greffier Lysilla, orateur Sostraté, — qu’une assemblée se tiendrait dès le matin, le jour du milieu des Thesmophories, celui où nous avons le plus de loisir, et que l’on délibérerait d’abord au sujet d’Euripide… Qui veut prendre la parole ? — Moi, dit une femme. — Commence par ceindre cette couronne. »

Les déesses Thesmophores président naturellement à l’action qui se passe dans leur temple. De même qu’elles sont nommées les premières quand s’ouvre l’assemblée, les derniers mots de la pièce, ceux que le chœur prononce en quittant la scène, sont un appel à leur bienveillance. Et lorsque les parodies littéraires sont terminées, avant la bouffonnerie finale qui fournit le dénoûment, elles sont invoquées avec Pallas dans un petit hymne qui, surtout en s’adressant à elles, s’élève au ton de la ferveur religieuse : « Venez, bienveillantes et propices, ô déesses augustes, venez dans votre sainte demeure, où il n’est pas permis aux hommes de contempler vos divins mystères, où à la clarté des torches resplendissent vos faces immortelles. Venez, ô venez, nous vous en prions, Thesmophores très vénérables. Si jamais auparavant vous êtes venues combler les vœux de vos adoratrices, venez maintenant parmi nous qui vous en supplions. » On peut dire qu’elles marquent ainsi les divisions ou les momens principaux du drame. Cependant il faut ajouter qu’elles le laissent se développer bien librement. Leur nom, une fois prononcé par la femme-héraut, ne reparaît plus ni dans les prières que le chœur fait entendre immédiatement après, ni plus tard dans les élégantes et curieuses litanies qu’il chante en dansant pendant qu’on attache Mnésiloque au poteau.

Les prières ressemblent assez aux autres hymnes que nous avons caractérisés dans les comédies d’Aristophane[5] : respectueuses pour les divinités, avec une proportion plus ou moins forte de liberté dans la satire contre les hommes. Quant à ce que j’ai appelé les litanies, on y reconnaît de la part du poète une intention de se rapprocher des idées religieuses qui semblent élémentaires dans les Thesmophories. Il y a une invocation à Héra qui préside aux unions légitimes, qui garde les clés du mariage ; il y en a une aussi aux divinités agrestes, à Hermès Nomios, à Pan et aux nymphes. Or les déesses Thesmophores sont les législatrices de la société et de la nature. Cependant elles ne sont elles-mêmes nommées que dans une introduction lyrique qui précède cette série d’invocations et exprime clairement dans quelle mesure, déterminée par les allures naturelles de la comédie, Aristophane prétend imiter le culte des saintes déesses : « Allons, livrons-nous à nos jeux, comme l’usage ici nous y invite ; quand à l’époque consacrée nous célébrons en l’honneur des déesses ces fêtes augustes que célèbre aussi Pauson par ses jeûnes. » Ce qui fait bien voir que ces chants religieux appartiennent au théâtre et non au sanctuaire, c’est que le développement le plus considérable est réservé, comme conclusion du morceau, au dieu du théâtre, à Bacchus, appelé pour conduire les danses, Bacchus couronné de lierre, qui, dans les bois et les rochers du Cithéron, retentissant du cri d’Évoé, mène les chœurs des nymphes. Faut-il ajouter qu’Apollon, dont la statue fait partie de la décoration constante de la scène et qui par là est aussi une divinité du théâtre, est invoqué par une prière de circonstance ? « Donne-nous la victoire, » dit le chœur, c’est-à-dire la victoire au concours dramatique.

En résumé, Aristophane respecte religieusement le secret des mystères, et, s’il ne se croit pas obligé de ménager les femmes qui célèbrent les Thesmophories, à l’égard des déesses il ne se permet pas une parole, pas une pensée offensante. Cette fête était une des plus saintes de la Grèce. Le poète Calvus disait de Cérès : « Elle enseigna les lois saintes, consacra par le mariage les liens affectueux, fonda les grandes cités[6]. » Ce sont les attributions que la solennité athénienne honore chez Déméter et chez sa fille, en y joignant le sens agraire, qui dans la pensée grecque est inséparable de la fonction civilisatrice, la culture de la terre ayant fait succéder l’habitation fixe à la vie errante et sauvage. Les Thesmophories se célébraient vers le commencement de novembre, quand avec les semences d’automne l’année agricole était terminée et que l’on avait recueilli tous les dons de ces bienfaitrices de l’humanité. C’était le moment de leur témoigner la reconnaissance qui leur était due et d’invoquer leur protection pour qu’elles veillassent pendant le triste hiver sur les espérances de l’année suivante récemment confiées à la terre. Tels étaient les sentimens auxquels la fête avait dû son origine.

Ainsi les Thesmophories avaient droit à une part des éloges qu’Isocrate et Cicéron donnaient aux Athéniens à cause du culte saint qu’ils rendaient à Déméter. Elles étaient célébrées exclusivement par des femmes, dont la loi religieuse n’exigeait pas une initiation préalable ; mais pour honorer dignement la déesse mère et Thesmophore, il fallait qu’elles fussent d’origine purement athénienne, légitimement mariées à des Athéniens, de mœurs honnêtes, et qu’elles se purifiassent encore par des abstinences pendant la durée de la fête. Chaque dème choisissait, pour le représenter et pour offrir le banquet du dernier jour, deux femmes parmi les plus riches et les plus considérées. C’est donc par une dégradation comique des personnages qu’Aristophane met en scène une pauvre veuve, une brave marchande de couronnes, qui vient se plaindre qu’Euripide ruine son commerce par le succès des attaques qu’il dirige contre les dieux, et qui, après avoir achevé sa petite harangue, s’en retourne bien vite au marché pour gagner de quoi nourrir ses cinq enfans.

Si le respect des Athéniens faisait au poète une loi de respecter lui-même les déesses des Thesmophories, cette obligation était encore plus forte pour les Éleusinies, dont l’importance et la portée morale, ainsi que je l’ai montré, paraissent avoir été de beaucoup supérieures. Aussi Aristophane, dans l’imitation qu’il en fait, ne se borne pas à s’interdire toute liberté offensante à l’égard des déesses, mais il se montre plus respectueux pour la fête elle-même. Voyons en quoi consiste cette imitation, et d’abord comment la pensée lui en est venue.


IV.

On s’est demandé en effet, et la question était assez naturelle, ce que venait faire la célébration des fêtes d’Éleusis dans cette Descente de Bacchus aux enfers et dans la querelle littéraire qu’il y allait juger. L’auteur d’une bonne et intelligente dissertation qui date de quelques années, M. Wecklein, rappelle deux explications proposées par M. Herm. Ed. Meier et en préfère une troisième, qui est de lui et qui lui paraît satisfaisante. Mis sur la voie, pense-t-il, par une remarque d’un commentateur ancien qui dans un vers des Grenouilles indique, faussement d’ailleurs, une allusion à l’Hercule furieux d’Euripide, il remarque dans cette tragédie ces paroles du héros sur son voyage aux enfers : « J’ai eu le bonheur de voir les fêtes enthousiastes des initiés. » Or, dans la comédie d’Aristophane, Hercule, fournissant à Bacchus des indications, lui dit : « Ensuite tu te sentiras enveloppé par la mélodie des flûtes, et tu verras une belle lumière comme celle d’ici, des bosquets de myrte et des thiases bienheureux d’hommes et de femmes qui battront des mains. — Ces hommes et ces femmes, qui sont-ils ? — Les initiés… » Voilà donc découvert le point de départ d’Aristophane : il s’est souvenu d’Euripide. — La question est moins simple que ne le croit M. Wecklein.

Qu’il y ait ici, comme dans d’autres pièces du même auteur, un souvenir d’Euripide, c’est ce qui ne manque pas de vraisemblance ; mais il faut ajouter que les deux poètes ont puisé également dans un fonds commun qui leur était fourni par les idées de leur temps. On retrouve la tradition de ces idées chez Platon et chez l’auteur de l’Axiochus. Le grand philosophe, avec la liberté habituelle de son génie, vante en réalité les mystères de la philosophie, dont les adeptes sont pour lui les vrais initiés ; mais il emprunte les formes traditionnelles, et cet emprunt prouve à quel point ces idées étaient répandues ; autrement, il n’emploierait pas des images qui risqueraient de rendre sa pensée inintelligible. Dans l’Axiochus il est dit que les initiés occupent des places d’honneur aux banquets et aux fêtes de la vie future et qu’ils y accomplissent encore les saintes purifications. Dans le Phédon, Platon leur promet qu’aux enfers ils habiteront avec les dieux, tandis que ceux qui n’auront pas réussi à se purifier par l’initiation resteront plongés dans un bourbier, et il ajoute la maxime orphique : « Beaucoup portent le thyrse, peu sont possédés de Bacchus. » Dans la République, il est aussi question de ce bourbier « où Musée et son fils enfoncent les criminels. » Il semble donc que les mystères auxquels ces passages font allusion soient les mystères de l’orphisme. Cependant, quand les Grecs employaient ces images, ils songeaient aussi aux mystères d’Éleusis ; c’est ce que prouve le mot connu de Diogène : « Quelle absurdité si Agésilas et Épaminondas doivent être dans le bourbier, tandis que des gens de rien, pour avoir été initiés, habiteront les îles des bienheureux ! » La même confusion est déjà dans Aristophane. Lui aussi parle du bourbier, dont il fait quelque chose d’intraduisible ; il y plonge, avec les parjures et les enfans dénaturés, de vulgaires débauchés et certains poètes tragiques : — nouvelle preuve de l’influence de l’orphisme à l’époque d’Aristophane et d’Euripide, et de la force de ce courant mystique où la religion grecque, si peu arrêtée dans ses contours, si ouverte et si commode à l’imagination, réunissait des élémens d’origine diverse. Telle était la source commune où les deux poètes avaient d’abord puisé.

M. Wecklein se renferme donc dans une explication trop étroite quand il ne voit dans Aristophane qu’un développement comique d’un vers d’Euripide. A-t-il raison d’ailleurs de rejeter ce qu’on a proposé avant lui ? La pièce a pour objet principal d’établir la supériorité d’Eschyle sur Euripide. Or celui-ci est attaqué d’abord comme immoral et impie. Il a ses dieux à lui, qu’il invoque avant d’engager la lutte : « L’Éther, dont il se nourrit, l’agilité de la langue, l’intelligence, la finesse du flair (c’est-à-dire la critique). » Bien différente est l’invocation d’Eschyle : « Déméter, toi qui as nourri mon âme ; fais que je paraisse digne de tes mystères ! » Quelle prière convient mieux à cet enfant d’Éleusis, au poète patriote qui accomplit le double devoir de la poésie, enseigne les hommes et les transforme en héros par ses mâles accens ? Et n’est-il pas assez naturel de supposer qu’Aristophane, avant de placer ainsi la victoire d’Eschyle sous le patronage de la grande déesse et de ses saints mystères, pensait déjà au poète d’Éleusis, lorsqu’il imaginait d’introduire ces mêmes mystères dans sa pièce et de composer le chœur d’initiés ?

La seconde explication de M. Meier n’est pas moins vraisemblable ; on peut croire que l’invention d’Aristophane lui a été suggérée par le souvenir tout récent de la satisfaction qu’avait causée aux Athéniens la célébration solennelle des Éleusinies. C’était un titre certain à la faveur du public que d’en renouveler l’impression, et rien n’était plus conforme à l’esprit politique qui respirait dans la pièce et en assura le succès. On nous dit en effet que, si les Grenouilles obtinrent le premier prix, et si, après cette victoire, on leur accorda le rare privilège d’une seconde représentation très voisine de la première, ce fut à cause de l’appel aux sentimens d’union et de concorde qui remplit la parabase. Souvenons-nous de ce qu’étaient alors les émotions politiques, au lendemain de la condamnation prononcée contre les vainqueurs des Arginuses et presque à la veille du désastre décisif d’Ægos-Potamos. C’était un peuple éprouvé depuis quelques années par des alternatives subites de désespoir et d’espérances infinies, travaillé par des complots, des essais de réorganisation, des révolutions, troublé par le sentiment du péril au milieu même de ses victoires, qui entendait retentir dans le théâtre ces belles paroles : « Il est juste que le chœur sacré donne à la cité de bons conseils. Nous pensons qu’il faut en bannir les craintes et rendre aux citoyens des droits égaux… Si nous montrons une dureté orgueilleuse, et cela quand nous sommes à la merci des flots, plus tard on ne jugera pas notre conduite sensée. » Ces paroles de paix, c’était pour les Athéniens l’écho de leur propre conscience, et celui qui les prononçait était vraiment avec eux en communion d’émotion patriotique. Dira-t-on qu’en rappelant cette merveilleuse célébration des fêtes d’Éleusis accomplie par l’audace d’Alcibiade, il semble servir les intérêts d’un favori disgracié, d’un homme qui du triomphe était passé à l’exil ? Mais pourquoi ne serait-ce pas son intention ? Car un des derniers conseils qu’il donne, c’est précisément d’avoir recours aux talens de cet homme, dût-on en souffrir à certains égards : « Il ne faut pas nourrir un lionceau dans la cité ; mais, quand on l’y a nourri, il faut se plier à ses mœurs. »

Ainsi on a de bonnes raisons de croire qu’Aristophane, en mettant sur la scène une imitation des mystères, avait présentes à l’esprit ces fameuses Éleusinies qu’Alcibiade avait fait célébrer deux années auparavant ; ce qui n’empêche pas qu’il ait pu penser aussi à la patrie et à la piété d’Eschyle et se souvenir en même temps d’un vers d’Euripide en reproduisant comme celui-ci les idées courantes sur la vie des initiés dans les enfers. L’éclectisme de cette conclusion ne surprendra aucun de ceux qui ont étudié d’assez près l’art d’Aristophane pour reconnaître la complexité des agencemens ingénieux où il se complaît.

Maintenant qu’est-ce au juste que cette reproduction des mystères ? Voilà ce qu’il importe le plus de déterminer pour achever de définir la religion dans Aristophane. Elle forme le sujet d’une grande composition lyrique qui sert à introduire le chœur dans le théâtre, et où le spectacle contribue à l’effet autant que la musique. Par une exception qui est un exemple de la variété de combinaisons dont disposait la comédie, le chœur fait son entrée par une des portes extrêmes de la scène dont il traverse toute une moitié et où il s’arrête longtemps avant de descendre occuper sa place dans l’orchestre. Telle est du moins l’explication la plus vraisemblable parmi celles qu’on a tentées pour rendre compte de ses mouvemens. Annoncée et guidée par le son de la flûte, sa marche est au commencement mêlée de danses, puis interrompue par des stations. Il est composé d’hommes et de femmes, qui portent des torches et sont conduits par les prêtres revêtus des fonctions les plus élevées dans les mystères, l’hiérophante (celui qui préside aux saintes exhibitions) et le dadouchos (porte-flambeau). Les mouvemens, le chant, la déclamation, sont combinés de façon à produire une grande variété. Tantôt le chœur chante tout entier, tantôt les deux parties dont il se compose alternent et se répondent ; tantôt c’est l’hiérophante ou le dadouchos qui prend la parole ; à la récitation chantée des vers lyriques succède le débit solennel de longs vers, que suivent de nouveaux chants de rythmes divers, coupés par la vive déclamation d’ïambes satiriques et par quelques mots de dialogue. Et n’oublions pas ce que tous ces changemens de mesure, de ton, de mélodie, dont l’effet nous échappe aujourd’hui, comportaient de nuances expressives et de délicatesses d’agencement. Enfin le chœur de femmes se retire par une des portes de côté de la scène, tandis que le chœur d’hommes, le principal, celui qui doit assister au débat d’Eschyle et d’Euripide, descend dans l’orchestre. Le luxe des costumes était-il en rapport avec cette richesse de composition chorégraphique et musicale, c’est ce qu’on ne peut affirmer. Un trait semblerait indiquer le contraire, ce qui s’expliquerait par l’appauvrissement général à cette époque. En tout cas, la magnificence n’était nécessaire que pour les prêtres.

Sous ces formes qu’est-ce qu’Aristophane représente ? Faisons d’abord une observation générale : il s’agit d’une imitation dramatique, qui nécessairement procède par concentration et combine avec une grande liberté. Ces fêtes, qui duraient douze ou treize jours, sans compter les nuits, Aristophane en présente l’image en cent cinquante vers : il est évident qu’il choisit les parties qui conviennent le mieux au théâtre, qu’il les rapproche sans aucun souci du temps et les modifie suivant les besoins et les habitudes de la scène comique. Ainsi on entend d’abord retentir le cri mystique d’Iacchus, et aussitôt après, le chœur, pendant qu’il entre, adresse au divin conducteur de la procession sacrée deux chants d’invocation : y a-t-il là un souvenir de cette procession ? Sans doute ; mais voici que vient ensuite la proclamation de l’hiérophante rassemblant la foule des initiés, ce qui était le premier acte de la fête, et plus tard retentissent encore des invocations et des chants qui se rapportent à la marche du cortège. Tout est-il donc mêlé au hasard et confondu ? Le fait est que le poète a disposé son sujet suivant un ordre, mais un ordre artificiel, déterminé par les convenances du théâtre et de sa propre composition. Voici quel est, à mon sens, le dessin général. Les premiers chants du chœur forment une introduction, à laquelle succède une reproduction plus précise de la fête : l’hiérophante réunit les initiés ; la procession se forme et commence ; il y a une station, de même que dans la réalité on s’arrêtait sur la voie sacrée au pont du Céphise, — c’est là qu’avaient lieu ce qu’on appelait les Géphyrismes ; — les initiés se remettent en marche et atteignent le terme de leur voyage. Un examen rapide des principales parties, l’introduction, la proclamation de l’hiérophante, l’imitation des Géphyrismes, montrera clairement quelle est la nature de cette représentation des Éleusinies qu’Aristophane a mise sur la scène.

Ce que j’appelle une introduction a bien en effet ce caractère. C’est déjà, il est vrai, une marche du chœur ; mais comment en serait-il autrement, puisqu’à ce moment le chœur fait son entrée ? Et comment aussi ne prononcerait-il pas l’invocation mystique à Iacchus, puisqu’il est composé d’initiés et qu’il faut que cette idée soit tout de suite et clairement saisie par le public ? Qu’on lise les deux jolies strophes que forment ces premiers chants, et l’on reconnaîtra facilement qu’il ne s’agit pas encore de la procession sacrée et qu’elles ne représentent pas non plus le début de la fête à Athènes. C’est une image idéale d’une partie publique des Éleusinies qui transporte plutôt l’esprit à Éleusis et dans les prairies voisines, près de la fontaine des Belles danses, la fontaine Callichoros :

« Iacchus, ô toi qui habites ici une demeure vénérée, Iacchus, ô Iacchus, viens dans cette prairie danser avec le thiase saint, secouant l’épaisse couronne de myrte chargé de fruits qui ombrage ton front, frappant le sol d’un pied hardi et te mêlant à nos danses libres, joyeuses, brillantes de grâce, aux danses sacrées des saints initiés.

« Éveille, en les secouant, la flamme des torches, Iacchus, ô Iacchus, astre lumineux de l’initiation nocturne. La prairie étincelle de feux ; les genoux des vieillards bondissent ; ils rejettent les soucis et le poids accumulé de leurs nombreuses années, par l’effet de ton culte saint. Et toi, la torche à la main, guide, ô bienheureux, la jeunesse des chœurs vers les prairies humides et fleuries. »

Assurément, ces chants ne nous donnent pas une simple reproduction de la réalité. On a quelque peine à croire que dans les fêtes d’Éleusis il y ait eu des danses de vieillards, bien qu’Euripide, dans sa peinture des Triétéries thébaines, arme du thyrse deux vieillards décrépits, Cadmus et Tirésias. Non, nous avons ici, comme dans les Bacchantes d’Euripide, une image de l’enthousiasme orgiastique. Bacchus l’apporte avec lui en devenant le dieu des mystères, Iacchus ; il se révèle comme la divinité dont la force vivifiante et merveilleuse interrompt le cours des lois naturelles, rend l’ardeur et la force à la vieillesse. Sans doute il animait particulièrement de ses transports joyeux une des nuits que les initiés passaient auprès du temple éleusinien, et il ne serait pas surprenant qu’un poète comique choisît de préférence, pour y faire allusion, cette partie de la fête. Voici, en somme, quel paraît avoir été pour les Athéniens le sens de ces strophes. Le chœur, chantant dans le théâtre, quand il désigne ici le temple vénéré d’Iacchus, les fait penser au Iacchéion d’Athènes. Puis aussitôt il réveille en eux l’impression de la grande fête sous son aspect le plus brillant, le plus libre, le plus inspiré. Il le fait tout en appelant le dieu pour qu’il guide la procession qui va se former régulièrement. On sait que la statue qui représentait Iacchus la torche à la main était portée en tête du cortège sur la voie sacrée d’Éleusis.

Dans un autre endroit, à la fin de tout le morceau, il est encore question de prairies et de danses. Mais alors la procession sacrée est arrivée au terme de sa marche. Suivant la fiction d’Aristophane, il s’agit de prairies infernales, où, de même que dans les prairies éleusiniennes, les initiés célèbrent par des danses les veillées saintes. Là, « seuls parmi les morts, ceux qui ont été initiés et ont vécu saintement, respectant les étrangers et leurs concitoyens, jouissent des clartés sereines du soleil. » Ce sont les bienheureux, tels que les montrera Virgile, à l’imitation de Pindare, dans la gloire lumineuse de leur séjour privilégié :

Largior hic campos æther et lumine vestit
Purpureo, solemque suum, sua sidera norunt.

Pour comprendre la composition d’Aristophane, M. Wecklein remarque avec raison qu’il faut tenir compte de trois choses : les mystères d’Éleusis sont imités dans une certaine mesure ; la scène est placée dans les enfers ; la pièce se joue à Athènes dans des circonstances politiques d’une nature particulière. Ajoutons que cette pièce est une comédie, et une comédie athénienne. Ces élémens se mêlent et se combinent perpétuellement.

C’est ce qui se voit surtout dans la proclamation de l’hiérophante. Voici ce qui se passait dans la célébration réelle de la fête : le premier jour, appelé agyrmos (rassemblement), la procession se réunissait près de l’Éleusinium d’Athènes, et des proclamations étaient faites dans le portique du Pœcile par l’archonte-roi au nom de l’état, par l’hiérophante et le dadouchos au nom de la religion, pour exclure ceux qui étaient indignes d’être admis parmi les initiés. Ces interdictions étaient prononcées contre les barbares et ceux qui n’avaient pas les mains ni l’âme pures. Dans Aristophane, ces formes sont en partie conservées. L’hiérophante s’avance et, employant les formules consacrées, il commande un silence religieux et proclame une série d’exclusions. Mais quels sont les exclus ? Un seul trait est directement emprunté au rituel : celui dont la pensée n’est point pure. Il n’y en a pas d’autres. Ceux qui sont désignés avec plus d’insistance comme frappés d’indignité sont d’abord les esprits lourds, les inexpérimentés, chez qui ne s’est pas développé le sens de la comédie, et qui, par conséquent, seraient mauvais juges de la pièce : « Ceux qui n’ont point vu ni célébré par leurs danses les fêtes enthousiastes des nobles muses, qui n’ont pas été initiés aux mystères de la langue de Cratinus, le taurophage. » Ainsi les muses sont les divinités auxquelles est demandée l’initiation préalable nécessaire pour assister à ces mystères que le chœur va célébrer, c’est-à-dire à la comédie même des Grenouilles ; et au dieu initiateur, à Bacchus, le taurophage (mangeur de taureau), comme l’appelait la mythologie symbolique de l’orphisme, est substitué le vieux poète comique inspiré Cratinus, grand buveur et grand mangeur, ce qui lui donne droit à la même épithète que le dieu.

Nous sommes donc tout de suite en pleine comédie, et nous y restons. Et en effet viennent ensuite dans la liste d’exclusion les mauvais citoyens qui attisent la discorde, les traîtres de diverses catégories, puis, indiqué par allusion, le poète dithyrambique Cinésias, une des victimes habituelles d’Aristophane ; enfin l’orateur Agyrrhius, coupable d’avoir rogné le salaire des poètes pour se venger de leurs attaques « dans les mystères traditionnels et nationaux de Dionysos. » Cette proclamation de l’hiérophante, c’est donc, sous une forme appropriée au sujet, un de ces discours caractéristiques de l’ancienne comédie, que l’auteur adressait au public par la bouche du coryphée. Elle est, en effet, prononcée par le coryphée revêtu du costume sacerdotal, et il parle en anapestes, mètre consacré pour ce genre d’allocution. C’est enfin, ou peu s’en faut, une parabase.

C’est dans la proclamation de l’hiérophante que paraît le mieux le mélange artificiel d’élémens empruntés aux Éleusinies et aux habitudes comiques, parce qu’en même temps que l’imitation des formes y est plus marquée, la pensée personnelle du poète s’y développe davantage. Cependant l’imitation des Géphyrismes prête à des observations analogues. Disons d’abord en quoi ils consistaient dans la réalité. Quand la procession sacrée était arrivée au pont du Céphise dans le bois d’oliviers, elle y trouvait une foule qui l’y attendait, et la gravité religieuse disparaissait pour faire place à un échange de quolibets et de plaisanteries, de même que, dans la légende conservée par l’hymne homérique, Déméter, la mère affligée, s’était laissé dérider par la gaîté de la jeune servante Iambé, personnification mythologique des ïambes. On voit que dans un pareil sujet la comédie n’avait pas besoin de revêtir un costume étranger ; pour bien imiter, elle n’avait qu’à rester elle-même. En souvenir de la halte au pont du Céphise, le chœur s’arrête aussi dans sa marche, et débite des ïambes satiriques, où se déploie toute la hardiesse comique. Ses traits, souvent intraduisibles, tombent sur le noble et prodigue Callias qui, selon une interprétation moderne, venait de combattre aux Arginuses couvert d’une peau de lion, et sur l’accusateur des généraux vainqueurs à ce combat, Archédémos, « le démagogue qui maintenant parle en maître chez les morts d’en haut et y est le premier des coquins… »

Il est maintenant facile de conclure sur la nature de l’imitation des Éleusinies dans Aristophane. Il a eu grand soin d’y faire dominer la comédie. Il ne voulait pas qu’on prît cette imitation trop au sérieux ; c’est peut-être ce que l’esclave Xanthias fait entendre au public, quand il dit des initiés au moment où ils entrent en scène : « Ils chantent Iacchus comme Diagoras, » Diagoras, un athée, dont l’impiété au sujet des mystères était restée célèbre. Est-ce donc qu’Aristophane veut faire une parodie ? Nullement ; il entend seulement avertir que ces mystères qu’il fait célébrer par le chœur comique n’ont aucune réalité, que la part de l’imagination y est très grande ; et c’est, au fond, une manière de protester de son respect. Une parodie comme une imitation trop exacte serait une profanation, et il se garde bien de la commettre en face de spectateurs dont la plupart se sont fait initier. Il ne représente donc, comme nous l’avons d’abord remarqué, que certaines parties extérieures et publiques de la fête sacrée, et l’image qu’il en donne est très modifiée par un mélange d’élémens comiques. Quant à la partie secrète et mystérieuse, elle devient pour lui ce qu’il appelle les mystères de Bacchus, dieu du théâtre, c’est-à-dire la représentation de sa propre pièce. Voilà le dernier mot de cette reproduction des Éleusinies.

Nous avons dit comment Aristophane a voulu et pu introduire cette fête nationale et sainte entre toutes dans une comédie dont la pensée était particulièrement morale et patriotique. Nous voici ramené à la conclusion générale où nous conduisait déjà l’examen de la religion populaire chez le même poète. Il n’y a chez lui ni religion ni foi particulièrement vive. Il ne ressemble en rien au poète philosophe Épicharme transformant le théâtre de Syracuse en une école où il propage sa doctrine tout en créant la comédie. Aristophane, donnant ses pièces chez lui, à Athènes, n’a rien du philosophe ni de l’apôtre ; c’est un Athénien : il l’est par son patriotisme et son attachement aux principes essentiels de la constitution ; il l’est par son esprit, libre et fin, par son art aussi hardi que délicat. Peut-être suffisait-il de le dire, sans essayer de le prouver ; mais comment éviter les études de détail et les analyses, si l’on ne veut plus se contenter de regarder les artistes grecs à travers le nimbe un peu vague où les place de confiance notre admiration ?

Jules Girard.
  1. Voyez la Revue du 1er août.
  2. Talia secreta coluerunt orgia tæda
    Cecropiam soliti Baptæ lassare Cotytto.
  3. Par exemple dans le dème de Sémachides : l’éponyme Sémachos avait donné à Dionysos l’hospitalité, et sa fille avait reçu du dieu la nébride, la peau de faon, vêtement consacré des Bacchantes.
  4. Probablement auteur d’une cosmogonie orphique.
  5. Voyez la Revue du 1er août.
  6. Et leges sanctas docuit et cara jugavit
    Corpora connubiis et magnas condidit urbes.