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La Religion impérialiste/03

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La Religion impérialiste
Revue des Deux Mondes5e période, tome 19 (p. 156-179).
LA RELIGION IMPÉRIALISTE

III[1]
LE CHRISTIANISME GERMANIQUE

Nous avons mis de notre mieux en lumière, dans les Assises du XIXe siècle, les indications assez disséminées que ce long poème lyrique nous fournit sur les capacités religieuses des races et sur les dons éminens qui sont le privilège de la famille slavo-celto-germanique en ce domaine, aussi bien que dans tous les autres, d’ailleurs. Avant de donner les conclusions provisoires du kantisme rajeuni par l’infusion du gobinisme et du wagnérisme, avant d’esquisser la silhouette lointaine encore, estompée jusqu’ici par la brume opaque du devenir, que profitera quelque jour sur l’horizon moral de l’humanité l’édifice grandiose de la religion du Germain, il nous faut, de l’ensemble des doctrines reconnues suffisamment aryennes dans le passé, distiller par une opération délicate de chimie psychologique, les caractères qui semblent destinés à demeurer fondamentaux dans les créations métaphysiques futures de la race du Nord.


I

C’est encore une fois Schopenhauer dont nous percevrons le plus souvent la voix tranchante et dogmatique à travers les variations ingénieuses que son disciple brode à profusion sur les thèmes favoris du virtuose de la spéculation mystique. Et, tout d’abord, l’aryanisme religieux est amené à prendre position dans la grande et antique querelle de la foi et des œuvres, des mystiques et des politiques, de la révolution et de l’évolution. L’homme doit-il se transformer radicalement ou plutôt s’améliorer insensiblement ? Chez M. Chamberlain, comme chez Schopenhauer, la disposition interne a décidé de l’interprétation philosophique du passé ; mystiques par tempérament, tous deux font de leurs Aryens de décidés mystiques ; la justification par la foi sera donc une conviction aryenne, la justification par les œuvres une opinion sémitique. Et ce point de repère se montrera même décisif quand il s’agira d’opposer par la race un saint Paul à un saint Jacques, un Origène à un Augustin ; Scot Erigène, Abélard, Occam, à Anselme de Canterbury, Thomas d’Aquin, Raymond Lulle ; Luther, enfin, à Loyola. Nous verrons bientôt la future religion germanique prendre en effet son point d’appui sur une transformation radicale, sur une révolution de l’être intime, dont les conséquences seront plus ou moins durables, mais dont le caractère catastrophique demeure nettement indiqué.

Observons que le mot de foi doit être pris dans une acception assez particulière pour être applicable à cette disposition mentale, car il s’agit ici d’une sorte de soumission extatique à une influence externe mystérieuse, et non point d’une adhésion raisonnée qui serait accordée de sang-froid à un corps de doctrines nettement délimité. Dans ce dernier sens, en effet, la foi, appuyée sur le rationalisme, et facilement exaltée jusqu’au fanatisme durable qu’apporte la conviction intellectuelle, paraît spécifiquement juive à M. Chamberlain. Il proclamera même, avec Gœthe, que la religion germanique de l’avenir n’aura pas besoin de foi chez ses adeptes ; bien plus, que « la foi et la religion s’excluent[2]. » Contradiction plus apparente que réelle pour quiconque a pénétré sa pensée, et compris ce que l’école mystique cherche et trouve sous le nom de foi dans ses exercices religieux favoris.

L’expression la plus adéquate dans le passé de cet état d’âme, c’est l’illumination de la « grâce. » Aussi la préoccupation de la grâce nous est-elle donnée pour l’un des signes caractéristiques de l’aryanisme religieux, pour le point sympathique dans la personnalité de saint Augustin, son plus ingénieux analyste, pour le trait germanique par excellence dans le jansénisme, qui en montre tant d’autres d’ailleurs. À ce titre, elle sera conservée, sous des noms différens dans le christianisme de l’avenir, et la Régénération de Wagner apparaissait déjà comme une simple transposition de ce concept à M. Chamberlain[3] lors de sa collaboration à la Revue de Bayreuth. Ne pourrait-on d’ailleurs, dès qu’elle est exagérée, rapprocher l’idée de grâce de tous les phénomènes pseudo-extatiques du mysticisme à travers les âges ?

De telles tendances ne sont pas sans danger, ainsi que l’a prouvé mainte expérience dans le passé. Faut-il prétendre cependant que, à soutenir la foi contre les œuvres, on mériterait de tomber sous le coup du code criminel, ainsi que l’écrivait jadis ce Méditerranéen de Stendhal, à propos des protestans des Cévennes ? M. Chamberlain échapperait en tous cas à ce sort rigoureux, car il ne professe pas l’indifférence des actes chez le régénéré par la foi, ou même, comme l’ont fait quelques égarés, la recherche de l’humiliation méritoire par la pratique voulue du péché : ces aberrations sont loin de sa pensée. Les bonnes œuvres, dit-il[4], sont le fruit commun de toutes les religions : le problème qui se pose devant un réformateur religieux, c’est de décider si nous exécuterons plus sûrement le bien par l’impulsion d’un ferme propos d’ensemble, formé une fois pour toutes, sous le coup de l’émotion métaphysique, par la grâce d’une conversion en un mot ; ou bien par l’action stimulante de petites tentatives calculées et additionnées entre elles à la fin du jour, ainsi qu’on règle un compte de commerce ; cette dernière doctrine étant celle que ses adversaires prêtent à la Compagnie de Jésus. Nous l’avons dit, les esprits pratiques, les politiques pencheront pour le second procédé : les enthousiastes, les cœurs chaleureux inclinent vers le premier. Adhuc sub judice lis est !

Il ne resterait donc guère à trancher entre la foi et les œuvres qu’un simple différend de préséance. Le pas doit-il appartenir à la casuistique morale ou au sentiment religieux dans l’effort de l’humanité vers le mieux ? Pour sa part, M. Chamberlain n’hésite pas entre ces deux mobiles et la morale est mise au second rang dans son règlement protocolaire. Non seulement la religion « n’a rien à faire en principe avec la morale[5], » mais il est même permis d’identifier tout bonnement les deux adjectifs « moral » et « anti-religieux[6]. » Certes il y a place, malgré tout, dans cette doctrine tranchante pour des inspirations morales, mais il leur faut préalablement revêtir, à l’exemple de la foi germanique, un uniforme tout mystique. « La moralité est une intuition exclusivement intérieure, c’est-à-dire transcendantale ; de là l’absurdité de toute Ethique inductive et empirique[7]. » Cette conviction kantienne explique le dédain de notre auteur pour le Talmud, dont l’inspiration n’est que pratiquement « morale ; » son animosité contre l’Ethique rationaliste de Spinoza ; et ses réserves sur l’enseignement des Prophètes, parce que c’est la moralité qu’ils opposaient sans cesse au culte matériel, au lieu de détourner les âmes hautes des pratiques superstitieuses, par l’appel à l’intuition religieuse ou par le mythe poétique, à l’exemple des Aryens.


II

Tout cela est bien subtil, et parfois contradictoire, n’est-il pas vrai ? Pour employer un germanisme, qui exprime par un souvenir de la Mignon de Goethe, un mouvement embarrassé et difficile, nous dirons qu’on croirait contempler une véritable « danse des œufs » dans le domaine psychologique ! Pouvons-nous espérer un commencement de lumière de la définition que nous apportent les Assises du XIXe siècle sur la religion en général, avant de nous dévoiler de leur mieux les secrets de la future religion germanique ? La religion n’est pas, dit M. Chamberlain, une tradition du passé, une chronique, une suite de récits historiques, tels qu’Israël en a consigné quelques-uns dans sa Bible : pas davantage une vue d’avenir, une espérance de salut, l’attente d’un bonheur futur. Elle réside tout entière dans le présent ; c’est une inspiration actuelle, une conviction vivante et personnelle, que chacun doit créer de toutes pièces pour son propre usage : un phénomène effectif, un état immédiat du sentiment. Notre auteur est inépuisable en formules diverses pour exprimer ce caractère subjectif, instantané, de l’émotion religieuse et il répète à satiété la parole du Christ : « Le royaume de Dieu est intérieurement en vous-même (inwendig in euch). » Il ajoute enfin que la religion, sorte de pont jeté entre l’homme et le Dieu-nature, est « ce que l’homme donne de sa propre essence au monde extérieur, » en opposition avec la science, qui serait « ce que le monde dévoile à l’homme de son être intime. » Nous essaierons d’éclaircir ces définitions un peu brumeuses par l’unique exemple qui nous soit fourni d’une religion véritablement digne de ce nom : à savoir le futur christianisme germanique. Mais nous pouvons dès à présent prévoir que la religion ainsi conçue prendra facilement la forme d’une sorte de révélation intérieure, d’une illumination de la grâce : ce sera quelque chose comme l’aventure de Saul sur le chemin de Damas ou comme les conversions, soudaines et « catholiques, » du XVIIe siècle, si fort admirées par Schopenhauer.

En attendant de voir sa prédication porter des fruits si consolans, M. Chamberlain s’efforce sans relâche d’inculquer à ses frères de race la conviction qu’une telle religion est indispensable au Germain ; qu’il ne la possède pas encore, sinon dans d’incomplètes et plutôt fallacieuses ébauches ; et qu’il est menacé de périr, s’il ne tire pas au plutôt de ces esquisses avortées un éclatant chef-d’œuvre. Ce sont les pages les plus émouvantes des Assises du XIXe siècle que ces cris de passion qui en traversent sans cesse le murmure d’exposition didactique. L’auteur a des accens d’une pénétrante éloquence pour réclamer ce couronnement du passé et ce palladium d’avenir en faveur du Germanisme. Tel, jadis, Carlyle, son compatriote, se déchaînait contre l’athéisme dévastateur et en préparait l’antidote dans son culte des Héros ! Mais, au lendemain des anathèmes de son Past and Present, l’un des créateurs du matérialisme historique, Frédéric Engels, lui signifiait déjà que toute voie est désormais close vers des paradis peuplés de saints nouveaux, Feuerbach ayant scellé dans sa tombe la philosophie allemande classique, à l’aurore de laquelle Carlyle s’attardait à chercher ses inspirations vieillies. L’heure présente répondra-t-elle dans les mêmes termes à M. Chamberlain, qui retourne, lui aussi, aux sources épuisées du kantisme, et nous offre, au total, la fleur suprême de l’arbre métaphysique grandi depuis deux siècles au delà du Rhin ? Il faudrait pourtant posséder un cœur de pierre pour résister aux appels émouvans qui se pressent dans son livre. « Notre culture (germanique) n’atteindra jamais une maturité véritable si elle n’est éclairée par le soleil sans nuages d’une religion pure et définie. » Au sein des Eglises actuellement constituées, les ennemis du germanisme seuls peuvent être « sincères et par conséquent forts, » tandis que le Germain attend toujours qu’un Dieu descende pour lui du ciel. Il devra donc se façonner enfin une doctrine dont l’essor le dégage des vaines apparences sensibles, en l’élevant au-dessus des étoiles ; dont l’inspiration lui permette de braver en souriant la mort la plus terrible : qui soit « capable d’évoquer l’éternité dans un baiser et d’apporter la Rédemption dans l’espace d’un éclair. » Et les comparaisons amoureuses reviennent encore dans ce couplet décisif : « Si une vigoureuse Renaissance d’idéalisme, à la fois créatrice et spécifiquement religieuse ne se produit pas parmi nous autres Germains, si nous ne possédons plus la force plastique nécessaire pour tirer des paroles et de l’aspect du Fils de l’Homme crucifié, une religion complète, vivante, adaptée à notre caractère, à nos dispositions, à l’état actuel de notre culture : une religion si immédiatement convaincante, d’une beauté si entraînante, si présente, si plastiquement mobile, si éternellement vraie et cependant si neuve que nous devions nous abandonner à elle sans résistance, comme la maîtresse aux bras de son amant, sans paroles, sans hésitation, le cœur plein d’enthousiasme : une religion si bien modelée sur notre essence germanique particulière (que nous savons hautement douée, mais facile à la chute) qu’elle soit enfin capable de s’emparer de nous, de nous ennoblir, de nous fortifier jusqu’au fond de l’âme…[8] » nous reverrons une série de fléaux judaïques et romains que décrit complaisamment notre auteur, et, en un mot, toutes les maladies contagieuses qui ont rongé jusqu’ici l’âme des races pures.

Les couleurs de cette peinture passionnée peuvent surprendre au premier abord, mais on en comprendra mieux la teinte presque sensuelle quand nous aurons pénétré un peu plus avant dans le sanctuaire de la future religion germanique.


III

Le Chaos des peuples est d’avance écarté, comme on le sait, non seulement de la préparation, mais encore de la participation de cette foi épurée : car il n’est pas mauvais que ce groupe dégradé conserve des croyances adaptées à ses besoins inférieurs, et c’est surtout au point de vue religieux que l’universalisme a été proscrit sous nos yeux tout à l’heure, par un impérialisme encore mal assuré de sa puissance d’expansion intellectuelle, tout meurtri de ses précédens contacts philosophiques avec le dehors. Toutefois, en dépit de cette rude excommunication de Rome et de ses suppôts, il ne faudrait pas croire que les inspirations catholiques dans leur ensemble soient exclues des matériaux propres à ériger le temple de l’avenir, ni que le protestantisme en doive fournir à lui seul les fondations préalables. Non pas ; M. Chamberlain est, au point de vue moral, trop près du mysticisme d’un Schopenhauer, au point de vue ethnique, trop voisin peut-être des inspirations du celtisme, et en général trop ami de l’archaïsme dans les manifestations du sentiment religieux pour ne pas ressentir de profondes sympathies quand il contemple le catholicisme celto-germanique, élaboré par des cœurs aryens. La foi de nos Bretons par exemple le captive étrangement, autant que le séduirait sans doute celle de ses voisins montagnards de la Styrie[9], si son attention s’était portée de ce côté. Au contraire, la doctrine de la Réforme ne lui plaît guère : assurément, Luther est à ses yeux un héros germanique, mais surtout par le côté mystique de sa personnalité, pour sa fidélité à la justification par la Foi. L’œuvre religieuse du Réformateur reste lamentablement incomplète, puisqu’il a nié en partie seulement les dogmes plus ou moins magiques du Chaos et qu’il a conservé dans sa doctrine mainte superstition matérialiste du passé. Voyez Erasme et Morus, ces deux grands Germains : ils se sont refusés à embrasser le protestantisme parce qu’ils avaient trop devancé leur temps pour en approuver les hésitations et les demi-mesures. Sans doute, derrière l’incomplète protestation luthérienne se cachait une force incommensurable, celle de l’âme germanique : mais, cette fois encore, la rechute devait venir bien prompte après l’insuffisant essor. Aujourd’hui, le monde irait encore plus volontiers à l’esclavage romain qu’à une doctrine abstraite, casuistique, dogmatique, infectée de superstitions malsaines, telles que la Réforme nous l’a transmise dans ses diverses sectes. « Ce n’est pas là une force vivante ! »

Bien plus, dans son dernier manifeste[10], M. Chamberlain va jusqu’à écrire qu’il serait insensé de vouloir détruire l’édifice religieux du catholicisme, à la fois si large et si plastique, malgré l’entrave de ses dogmes. En dépit des apparences, la Confession romaine se montre bien moins étroitement bornée, plus élastique et plus capable de s’adapter aux transformations historiques que la luthérienne. Le catholicisme, qui, moralement parlant, représente un moins haut idéal que le protestantisme, est en revanche bien moins judaïsé, plus près de la Nature, et par là de la Vérité vivante : il n’exclut pas totalement l’intelligence du mythe, cet indispensable aliment du sentiment religieux. Enfin il ne pense ni ne cherche moins librement dans les sciences que les confessions réformées. « Je crois que nous autres protestans devons entretenir estime et amour pour la catholicité dans nos cœurs, » conclut M. Chamberlain, pénétré de la conviction que le protestantisme ne pourrait, par ses propres forces, mener à bien la rénovation religieuse qu’il médite. « Le protestantisme a quelque chose de spécifiquement masculin : nous l’en aimons et l’apprécions davantage ; mais le féminin seul engendre, et le catholicisme est féminin, nul ne le niera ! » Voilà un argument bien fantaisiste, mais cette conclusion est significative : si le catholicisme n’existait pas « le monde serait plus pauvre en espoir d’avenir ! »

Il semble que les adeptes d’une foi si doucement traitée par intervalles dans les Assises du XIXe siècle aient le sentiment des liens cachés qui les unissent à l’auteur de ce livre, car la riposte la plus modérée et la plus sympathique qu’ait suscitée l’ouvrage est sortie de la plume du distingué professeur Ehrhardt, l’apôtre du catholicisme réformiste. De plus, la préface des Paroles du Christ insinue que ce dernier travail fut entrepris sous l’inspiration d’un catholique, à qui le grand ouvrage de M. Chamberlain avait révélé tout le charme mystérieux qui se dégage de la personne et de la familiarité intime de Jésus. Enfin, le chapitre des Assises, qui est consacré à la religion en général, et renferme une critique passionnée des dogmes romains, se termine par une anecdote inattendue. « J’ai, pour mon bonheur, écrit notre philosophe, beaucoup de bons et fidèles amis dans le clergé catholique et, jusqu’ici, je n’en ai perdu aucun. Je me souviens qu’un Dominicain très distingué, qui discutait volontiers avec moi et à qui je dois beaucoup de lumières sur les questions théologiques, poussa un jour en ma présence ce cri de désespoir : « Mais vous êtes un homme terrible. Saint Thomas d’Aquin lui-même ne viendrait pas à bout de vous. » Et, cependant, le très respectable prêtre ne me retira pas sa bienveillance, ni moi, ma vénération. Ce qui nous unissait n’était-il pas bien plus grand et plus puissant que ce qui pouvait nous séparer ? Chacun de nous était si persuadé des pernicieuses erreurs de son interlocuteur que, transporté dans l’arène du monde, il n’aurait pas hésité à l’attaquer sans ménagemens. Mais, dans le silence du cloître, où j’avais coutume de visiter le Père, nous nous sentions portés vers cet état d’âme que saint Augustin a si admirablement décrit ; nous goûtions l’une de ces minutes précieuses où il semble que tout autour de nous fasse silence, jusqu’à la voix des anges, tandis qu’un Seul porte la parole. En ces dispositions du moins nous nous sentions unis, et tous deux, avec une égale conviction, nous confessions : « Le ciel et la terre passeront, mais Ses paroles ne passeront point ! »

Le Père Dominicain était sans doute un bon psychologue, et son interlocuteur, comme plus d’un parmi les fervens de Bayreuth, ne serait-il pas de ceux que touchera quelque jour la grâce de la conversion ?


IV

Ce sont toutefois d’ordinaire des convertis peu maniables que ceux-là et nous en avons en France un exemple éminent avec l’auteur, mystique, wagnérien et schopenhauerien, lui aussi, de En route. De plus, M. Chamberlain, qui trahit d’ailleurs un tout autre caractère, n’a pas été conduit aussi loin jusqu’ici par son évolution intellectuelle. Il lui suffit à l’heure présente de nous guider vers le sanctuaire toujours voilé de la religion de l’avenir.

Et d’abord, le prophète de cette religion étant un savant de profession, la base en sera toute mécaniste et positiviste, d’intentions tout au moins, ainsi qu’elle le fut dans la physique du cartésianisme, dans la critique du kantisme, dans le Monde comme représentation chez Schopenhauer. Mais, comme en tous ces systèmes, cette restriction préliminaire sur le terrain de la connaissance logique n’a d’autre but que d’assurer un essor plus libre à l’instinct métaphysique au sein du domaine moral. Elle rend impossible, dit M. Chamberlain, toute religion matérialiste ou magique car, une fois la nature expliquée mécaniquement jusqu’en son fond, il reste à découvrir une religion purement transcendante ou pas de religion du tout. C’est à la première alternative que se rallie l’auteur des Assises, et voici par quel chemin déjà singulièrement fréquenté, il faut l’avouer, nous parviendrons une fois de plus en sa compagnie dans le monde de la Chose en soi. A côté de la Nature où règne le mécanisme, l’homme découvre en son cœur, un autre monde, non mécanique, idéal si l’on veut, en ce sens qu’il s’exprime par des idées, mais plus réel en fait que le monde extérieur, plus assuré, plus immédiatement donné par la conscience. Ce monde-là, « projeté avec précaution dans l’univers mécanique, » y éclaire soudain les difficiles problèmes de la liberté, de la moralité, de la divinité. Sans doute les premiers pas sont difficiles dans cette atmosphère éthérée où M. Chamberlain nous engage à le suivre ; mais, à mesure que nous y acclimaterons nos facultés morales, nous sentirons plus vivement, il nous l’affirme du moins, la liberté pourvue de toute la certitude d’une donnée de l’expérience ; nous percevrons la voix de la conscience, celle du remords, l’Impératif du devoir édictant des prescriptions qui deviendront pour nous « des maîtres plus despotiques que la faim. » Tout cela nous ramène à Kant, sans nous avancer beaucoup dans le discernement des secrets religieux du futur.

Pourtant M. Chamberlain ne se contente pas de suivre l’auteur de la Religion dans les bornes de la seule Raison sur la voie de ses tardives et subtiles excursions mystiques, car son originalité est précisément d’être un kantiste gobinien, de rajeunir la vieille morale de Kœnigsberg par l’infusion du sang nouveau de la philosophie des races. C’est le Germain et non pas l’Homme abstrait qui flotte, à titre d’idéal, devant son imagination émue. Or pour nous éclairer quelque peu sur les dispositions religieuses propres à ses frères de race, il ne croit pouvoir mieux faire que de rechercher comment elles se sont satisfaites à l’heure fortunée où nulle influence délétère du dehors n’avait encore altéré l’originalité de ces âmes si pures. A cet effet, il évoque devant nos yeux le contemporain d’Arminius, ce barbare joyeux, ivre de vie, querelleur, joueur, buveur, pillard, et il nous assure que l’on voyait parfois ce fils insouciant de la Nature tomber soudain dans un recueillement mystérieux. La grande énigme de l’être le captivait tout entier, non pas à la façon d’un problème rationaliste : « D’où vient le monde ? D’où suis-je né ? » mais comme un besoin vital, immédiat et pressant. Il se sentait « uni avec la Nature ; » il écoutait la musique obscure de la vie. Pour mieux rencontrer l’accord qu’il souhaitait avec les choses, il s’essayait lui-même à chanter ; puis il écoutait de nouveau dans le recueillement. Son appel ne demeurait pas sans écho ; les voix de la nature lui répondaient ; alors, il tombait à genoux, en adoration. D’ailleurs, par la vertu de cette effusion, il ne se croyait pas devenu plus savant ; il ne s’imaginait pas avoir découvert l’origine et la destinée du monde ; mais il possédait dès lors l’instinct d’une mission plus haute ; il découvrait en soi le germe d’un destin sans mesure, et la « semence de l’immortalité. » Il demeurait pénétré d’une conviction vivante qui, à la ressemblance de toute vie, engendrait de nouveau la vie. Les héros de sa race lui apparaissaient sous des traits surhumains, et il s’efforçait de leur ressembler[11]. Tel est le schéma le plus précis que nous offrent les Assises pour nous faire pressentir le caractère du culte et de la prière germanique.

Avouons-le, le premier souvenir qui nous fut suggéré par cette profession de foi panthéiste, et par cette effusion poétique, c’est celui du théâtre de Bayreuth ; telle se déroule la mimique du jeune Siegfried sous le grand tilleul dans la forêt enchantée. Le héros écoute la musique obscure de l’orchestre souterrain ; les voix de la Nature lui répondent par le soprano de l’oiseau parleur ; il s’essaye lui-même à moduler sur un roseau ; puis il écoute de nouveau dans le recueillement ; c’est tout le scénario du deuxième acte de la troisième journée, dans la tétralogie.

Toutefois, à y regarder de plus près, d’autres précurseurs ont annoncé la religion germanique et nous avons entendu cette cantilène exécutée par des gosiers plus assouplis que celui de Richard Wagner, librettiste et philosophe. Sans remonter jusqu’aux fakirs et aux voyans de l’Orient, jusqu’aux Quakers attendant la Lumière intérieure et l’inspiration de l’Esprit, écoutons seulement Jean-Jacques Rousseau, le maître de la pensée moderne, dans sa troisième lettre au président de Malesherbes. « J’allais alors d’un pas plus tranquille chercher quelque lieu sauvage dans la forêt, quelque lieu désert, où rien, montrant la main des hommes, n’annonçât la servitude et la domination, quelque asile où je pusse croire avoir pénétré le premier, où nul tiers importun ne vînt s’interposer entre la Nature et moi. C’était là qu’elle semblait déployer à mes yeux une magnificence toujours nouvelle. L’or des genêts et la pourpre des bruyères frappaient mes yeux d’un luxe qui touchait mon cœur : la majesté des arbres qui me couvraient de leur ombre, la délicatesse des arbustes qui m’environnaient, l’étonnante variété des herbes et des fleurs que je foulais sous mes pieds tenaient mon esprit dans une alternative continuelle d’observation et d’admiration : le concours de tant d’objets intéressans qui se disputaient mon attention m’attirant sans cesse de l’un à l’autre, favorisait mon humeur rêveuse et paresseuse et me faisait souvent redire en moi-même : Non, Salomon dans toute sa gloire ne fut jamais vêtu comme l’un d’eux...

« Bientôt, de la surface de la terre, j’élevais mes idées à tous les êtres de la nature, au système universel des choses, à l’Etre incompréhensible qui embrasse tout. Alors, l’esprit perdu dans cette immensité, je ne pensais pas, je ne raisonnais pas, je ne philosophais pas, je me sentais avec une sorte de volupté accablé du poids de cet univers, je me livrais avec ravissement à la confusion de ces grandes idées, j’aimais à me perdre en imagination dans l’espace. Mon cœur, resserré dans les bornes des êtres, s’y trouvait trop à l’étroit. J’étouffais dans l’univers, j’aurais voulu m’élancer dans l’Infini. Je crois que si j’eusse dévoilé tous les mystères de la nature, je me serais senti dans une situation moins délicieuse que cette étourdissante extase à laquelle mon esprit se livrait sans retenue, et qui, dans l’agitation de mes transports, me faisait écrier quelquefois : O grand Être, O grand Être ! sans pouvoir dire ni penser rien de plus ! »

Ecoutons maintenant un des fils intellectuels de Jean-Jacques, le comte Tolstoï dans ses premiers souvenirs de jeunesse[12]. L’adolescent, pleure, étendu seul sur son lit, en regardant la lune : « Et toujours j’étais seul, et toujours il me semblait que cette grande et mystérieuse Nature qui attirait vers elle ; ce cercle lumineux formé par la lune, arrêtée on ne sait pourquoi dans cet endroit indéfini du ciel pâli, et qui en même temps se trouvait partout, comme remplissant d’elle tout l’espace indéfini ; et moi, ver méprisable, déjà corrompu par toutes les passions viles de notre misérable humanité, mais armé de toute la force d’un amour sans limites ; il me semblait toujours qu’à ce moment, la Nature, la lune et moi, nous ne faisions qu’un. »

Renan a donné à son tour dans ses Dialogues philosophiques[13] une autre formule à cette conception émotive du sentiment religieux. « Un instinct s’élève tout à coup mystérieusement chez un être qui ne l’avait pas senti jusque-là. L’homme allait inattentif ; soudain, un silence se fait, comme un temps d’arrêt, une lacune de la sensation, « Oh Dieu, se dit-il, alors, que ma destinée est étrange. Est-il bien vrai que j’existe ? Qu’est-ce que ce monde ? ce soleil est-ce moi ? Rayonne-t-il de mon cœur ? O Père, je te vois par delà les nuages. Puis le bruit du monde extérieur recommence, mais, à partir de ce moment, un être en apparence égoïste fera des actes inexplicables, agira contre son intérêt évident. »

Essayons enfin de pénétrer encore plus avant dans le secret de la prière germanique et adressons-nous pour cela à Dostoiewsky. Voici comment il décrit, dans l’Idiot (qui à ses yeux est aussi le « Saint »), des impressions évidemment personnelles. Quand on est touché par le « mal sacré » on se sent plongé dans « une lumière de l’au-delà, dans un ravissement infini, dans un sentiment de bonheur qui n’existe pas en l’état ordinaire et dont on ne peut se faire aucune idée. » On éprouve une harmonie complète en soi et dans le monde entier, et ce sentiment est « si doux et si fort, que, pour quelques secondes de cette félicité, on peut donner dix ans de sa vie, voire même sa vie entière. » Il semble, à lire ces aveux, que plus l’homme est malade, plus il sent la contiguïté de notre monde avec un autre mystérieux domaine. Détaillons en effet davantage les sensations du « Saint » prince Michkine : « Au milieu de l’abaissement, du marasme mental, de l’anxiété qu’éprouvait le malade, il y avait des momens où l’on eût dit que son cerveau s’enflammât tout à coup, et où toutes ses forces vitales atteignaient subitement un degré prodigieux d’intensité. Pendant ces instans rapides comme l’éclair la sensation de la vie, la conscience du moi disparaissait presque... minute de sensation qui se trouve être au plus haut degré l’harmonie, la beauté, qui apporte un sentiment inouï, auparavant insoupçonné, de plénitude, de mesure, de réconciliation, de fusion émue, comme dans la prière, une synthèse supérieure de la vie... On peut donner son existence entière pour un instant pareil. »

En somme, sans exagérer, sans confondre l’excès avec la mesure, et sans nier ce que peut avoir de salutaire une concentration modérée des forces de l’être, une méditation émue sur les mystérieux liens métaphysiques des choses, il est permis de dire que la prière germaniste est un phénomène extatique et épileptiforme. C’est à peu de chose près ce qu’a signifié à M. Chamberlain l’un de ses contradicteurs israélites ; trop brutalement sans doute, mais n’avait-il pas l’excuse du cas de légitime défense, après la lecture de certains passages excessifs des Assises ! L’ivrogne, lui aussi, écrit ce publiciste, devient transcendant par un procédé fort simple, car peu importe que l’action nécessaire sur le système nerveux soit initialement produite par l’alcool, par l’opium, par la musique ou par les pirouettes du derviche. Et M. Chamberlain, ayant proclamé que ses jugemens ethniques étaient non seulement mûris dans son intelligence, mais en quelque sorte vécus par lui, au prix d’une expérience de chaque jour, son adversaire riposte avec une imperturbable ironie : Un malade qui se croit empereur de la Chine a bien davantage encore vécu son idée fixe que l’auteur des Assises n’a pu vivre ses convictions exclusives.


V

Il nous reste à examiner la série des excitans qui apportent à notre penseur les sensations de demi-extase qu’il considère comme la manifestation par excellence du sentiment religieux, et qui, en faveur de leur efficacité sur ses facultés imaginatives, sont élevés par lui au rang d’élémens essentiels de la future révélation germanique.

Nous devons proclamer tout d’abord qu’ils sont de la plus noble sorte. En effet, après ses maîtres en philosophie, Platon, Kant et Schopenhauer, M. Chamberlain érige, à la limite des deux domaines réciproquement impénétrables de la Nature mécaniste, et de la Liberté transcendante une troisième sphère intermédiaire, qui permet aux deux autres de communiquer entre elles et de se sentir mystérieusement en contact. C’est le royaume de l’Art. Puisque, dit-il, la conception germanique du monde est transcendante, et sa religion idéale, elles demeureraient inexprimées, incommunicables, invisibles à la plupart des yeux, peu convaincantes à la plupart des cœurs, si l’Art, avec sa libre et créatrice activité plastique n’intervenait en ceci comme médiateur. Par le moyen de l’Art, l’homme devient apte à concilier sa liberté intérieure, indiscutablement révélée dans la conscience, avec le non moins évident déterminisme du monde extérieur. L’Art, né de l’expérience interne de la Liberté, en est aussi la seule affirmation possible. Par lui transparaît de façon immédiate dans le monde des phénomènes, cette Liberté si difficile à saisir, et qui resterait sans son secours une idée pure, une constatation toujours intérieure et invisible. Issu de la nécessité libre et interne que nous nommons le génie, l’art transfigure la nécessité donnée, déterminée, mécanique du monde extérieur et révèle dans les choses une âme que l’observation scientifique serait incapable d’y discerner pour sa part !

Ces ingénieuses déductions kantiennes ne doivent pas voiler au lecteur le véritable service que l’école mystique réclame de l’Art : à savoir la satisfaction que nous avons dite tout à l’heure : la préparation de la demi-extase. C’est un bienfait qui est prodigué à pleines mains aux âmes bien préparées : et elles s’en proclament redevables tout d’abord au génie en général, devant lequel M. Chamberlain s’incline plus dévotement encore que Carlyle ou Schopenhauer : puis au génie poétique et plastique à l’occasion ; mais, par-dessus tout, au génie germanique par excellence, à celui de la Musique, qui tient le premier rang, dans la hiérarchie des véhicules vers l’au-delà. Et comment un fidèle du Monde comme Volonté, et du théâtre de Bayreuth en jugerait-il autrement ? Il considère même le génie musical spontané, sans culture, tout instinctif des races primitives, comme doué de la plus grande efficacité de transcendance, et la musique des tziganes (Aryens très vraisemblables à ses yeux) semble avoir fourni parfois à M. Chamberlain ses plus enivrantes conversations avec la Liberté métaphysique ! Néanmoins, à côté de ces virtuoses de l’archet, Richard Wagner, qui, nous l’avons dit, ne tient qu’une place très secondaire dans la philosophie des Assises, en occupe en revanche une fort considérable dans leurs suggestions artistico-religieuses. Au cours de la préface de la troisième édition du livre, l’auteur a acquitté sa dette en ces termes à l’égard du grand compositeur : « Je ne voudrais pas vivre, et, certes, je ne pourrais produire si cet homme incomparable n’avait passé dans le monde, éclairant toutes choses autour de lui. Son art est le plus haut et le plus accompli que l’humanité possède, apportant mieux que l’art du passé ce que réclamait Gœthe, une révélation instantanée et vivante de l’Inconnaissable. Quiconque a une fois vraiment éprouvé son action, croit désormais. Et, à mon avis, la personnalité de Wagner est aussi haute que son art : non pas aussi accomplie sans doute, car il était tout humanité : mais son application à un but idéal, son oubli de lui-même[14], sa confiance hardie dans la noblesse foncière de notre nature humaine, l’entière harmonie qu’il sut établir entre son vouloir et son pouvoir, en font une figure à peu près unique dans l’Histoire du monde. Un tel homme agit sur autrui comme une Force de la Nature : il donne la confiance en soi-même, il suscite ce qui sommeillait inconscient dans les profondeurs des âmes ! » Et M. Chamberlain ajoute, en songeant à Nietzsche sans le nommer, que l’ingratitude envers le dieu de Bayreuth ne peut être que folie. Il est donc permis de fixer exactement par ce criterium la date du naufrage des facultés mentales chez l’auteur du « Cas Wagner ; » l’infortuné a perdu l’esprit à l’heure précise où il s’est séparé de son maître. Et ce jugement nous explique pourquoi les Assises paraissent souvent continuer sans lacune la première période nietzschéenne.

Si la musique ne venait à son aide, notre penseur avoue qu’il ne saurait faire comprendre ce qu’est la Religion comme expérience personnelle et actuelle. Il nous engage donc à nous remémorer nos sensations musicales, ainsi que l’impression immédiate, écrasante, inextinguible que le sentiment reçoit d’une musique digne de ce nom, afin d’entrevoir, par ce détour, l’essence de la religion véritable. A cet égard, le théâtre de Bayreuth est donc bien le temple de la foi future, ainsi que l’espérait son créateur[15]. Pourtant les Assises du XIXe siècle semblent parfois égaler, préférer presque à la musique de Wagner, pour sa puissance suggestive, la mélodie de Sébastien Bach. Avec ce dernier maître, le sentiment religieux, si profondément lié à l’art pour les adeptes du néo-mysticisme germanique, se précise davantage encore parce qu’il s’allie au plus pur christisme, à la révélation par Jésus, dont nous avons dit les attraits pour M. Chamberlain. Bach partage à ses yeux, avec Vinci, la gloire d’avoir prêté la vie et la réalité aux paroles et à l’aspect même du Sauveur du monde. Or, pour éprouver les bienfaits de l’enseignement du Christ, M. Chamberlain a besoin, nous le savons, de la familiarité intime de Jésus, de sa présence hallucinatoire pourrait-on dire avec un peu d’exagération, et c’est donc la plus haute investiture religieuse de l’Art, que la puissance d’évoquer le Maître vivant devant ses disciples. Sans ce secours, l’Homme-Dieu n’existerait plus pour nous. Il demeurerait figé, immobilisé, privé d’action persuasive, au sein de poudreux documens historiques. Afin que la religion germano-chrétienne ne perde pas son caractère de réelle actualité, d’effective expérience, il importe que la figure du Christ renaisse sans cesse au milieu du cénacle de ses fidèles, en de nouvelles Pentecôtes. S’il en est autrement, la personnalité de Jésus, source efficace du lien mystique entre nous et Lui, se congèle en une représentation abstraite, dont le double écueil sera d’une part l’idolâtrie, adoratrice des images, de l’autre, le rationalisme, plus ou moins piétiste, avec son incapacité de conquête et son défaut de séduction.

Une seule puissance humaine est capable de sauver la religion de ces périls alternés. L’Art, en vertu de l’actualité immédiate de son action, nous fournira le contenu véritable du christianisme, c’est-à-dire la présence de Jésus, et nous permettra de renouveler incessamment le bienfait, une première fois goûté, de la communion esthétique avec l’Homme-Dieu. Pour qui sait voir, en effet, toute noble manifestation artistique contribue, de façon plus ou moins apparente, à la révélation de Jésus : c’est non seulement le visage humain, image directe de la divinité, qui possède cette efficacité ; mais ce sont encore tous les êtres de la nature, lorsque, façonnés par le génie, ils nous ouvrent la porte de la révélation instantanée. Nous plaçant en effet face à face avec l’artiste créateur, ils nous apportent le spectacle « de ce monde à la fois transcendant et réel dont le Christ, parle quand il dit que le royaume du ciel est caché dans la vie terrestre comme un trésor dans un champ. » Eclairons par un exemple ces subtiles déductions. Si nous contemplons d’abord, dit M. Chamberlain, l’un des nombreux Christs dessinés par Rembrandt, puis, après un moment de repos, le « paysage avec trois arbres » du même maître, nous reconnaîtrons la parenté intime de ces deux manifestations d’un même pouvoir, par l’émotion religieuse qu’elles nous apporteront avec une égale intensité. En sorte que le christisme et l’esthétisme se confondent si parfaitement dans la religion germanique que, la figure du Christ fournissant la suprême impression de l’art, réciproquement, toute impression d’art évoque la figure du Christ[16].

Telle sera donc cette religion, sublimée jusqu’à la quintessence : christisme avant toutes choses, et christisme artistique de toute nécessité. En ceci du moins, elle est profondément wagnérienne. Et l’on ne peut nier que ce ne soit une assez haute et noble conception du culte de l’idéal ; on concédera même qu’il est difficile de s’élever davantage dans les régions éthérées de la mystique, tout en gardant de souples et spécieux contacts avec le monde actuel des faits ! Toutefois, ces séductions ne doivent pas aveugler les esprits de sang-froid sur les dangers qu’une pareille doctrine partage avec toute conception trop exaltée du monde et de l’homme, et c’est avec réserve que nous accueillerons les recettes transcendantes de M. Chamberlain, aussi bien que ses avances ethniques.


VI

Il trouve en ce moment plus près de lui de quoi le consoler de nos timidités rationalistes. Nous avons indiqué déjà que l’auteur des Assises nous paraissait avoir enrôlé sous ses étendards une recrue d’importance dans la personne du brillant souverain de l’Allemagne confédérée.

Guillaume II ne semble-t-il pas prédisposé d’ailleurs à accepter quelque chose des idées de M. Chamberlain par une tournure d’esprit toute parente, à la fois mystique et autoritaire, religieuse et combative ! Lorsqu’il visita, l’an dernier, Aix-la-Chapelle, la vieille cité impériale, l’Empereur fut amené à proposer ses vues sur la mission de l’Empire allemand, et il s’exprima à peu près de la sorte : Ce fut certes le témoignage d’une haute confiance dans les destinées de notre race germanique, à peine apparue au seuil de l’histoire, que l’acte papal qui conféra à Charlemagne la couronne et l’héritage des Césars. L’édifice romain vacillait sur ses bases, et seule l’apparition du victorieux et vivant Germain fut capable d’imposer un nouveau cours aux destinées du monde. Pourtant, l’alliance des devoirs impériaux à ceux de la royauté germanique, était un trop lourd fardeau ! Charles le Grand put le porter encore, mais non point ses successeurs. Le souci de l’empire du monde leur fit perdre trop souvent de vue le peuple et le pays germains. Ils regardaient vers le Sud, et, cependant, leur héritage propre souffrait. Aujourd’hui, s’est constitué un Empire nouveau dont les devoirs sont différens. Réservés vers l’extérieur, recueillis dans les limites de notre patrie, nous nous bronzons à l’intérieur pour nous préparer aux travaux qui ne furent pas accomplis par le moyen âge. Conformément au caractère germanique, restreignons-nous vis-à-vis du dehors, afin de demeurer sans bornes vers le dedans. (Ici les mots mêmes semblent empruntés à M. Chamberlain). L’essor de notre langue, de notre science et de notre érudition s’étend partout au loin, poursuivit l’impérial orateur : il n’est pas une œuvre dans le domaine des découvertes nouvelles qui n’ait été composée dans notre langage, et nulle pensée n’est conçue dans le domaine scientifique qu’elle ne soit aussitôt mise en œuvre par nos soins, pour être ensuite adoptée dans les autres pays. Tel est l’empire du monde que l’esprit germain réclame !

Ne croirait-on pas lire le chapitre des Assises du XIXe siècle qui est consacré à la réfutation de l’universalisme romain et à la délimitation de l’impérialisme germanique, dont le devoir est de conquérir tout d’abord le monde par la pensée, en attendant qu’il ait trouvé le moyen de l’englober physiquement, sans se gâter à son contact. Lorsque l’Empereur prononçait ces paroles caractéristiques, il avait à son côté le vieux général de Loé, catholique convaincu, auquel il s’adressa directement pour affirmer sa sollicitude à l’égard de ses sujets non-réformés, pour exprimer ses vœux en faveur de l’action parallèle des deux communions chrétiennes, dans l’œuvre morale et patriotique précédemment définie.

L’effort personnel de Guillaume pour rapprocher son peuple de l’Angleterre et des États-Unis, bien que mal couronné jusqu’ici par le succès, parce que les intérêts matériels semblent s’opposer actuellement aux prétendues suggestions du sang, témoigne encore de ses convictions germanistes au sens large du mot. Une récente manifestation de l’Empereur l’a montré, plus encore que son discours d’Aix-la-Chapelle, engagé dans les voies du mysticisme aryaniste. Nous voulons dire sa lettre ouverte à l’amiral de Hollann au sujet des idées religieuses développées devant lui par le professeur Delitzsch, dans la célèbre conférence Babel und Bihel. On a surtout relevé dans cette lettre les avertissemens qu’elle renferme à l’adresse de la science profane, trop prompte à ébranler, sur de vagues conjectures érudites, l’édifice dogmatique traditionnel dont le peuple ne saurait se passer. Mais les familiers de la pensée théologique d’avant-garde, dans l’Allemagne contemporaine, y ont lu tout autre chose : c’est-à-dire une adhésion à peine voilée du Summus episcopus des églises protestantes au christianisme germanique. Comment interpréter autrement la confiance qui y est professée dans la révélation par les grands hommes ; Hammurabi, Moïse, Abraham, Homère, Charlemagne, Luther, Shakspeare, Gœthe, Kant, Guillaume Ier ? A part quelques additions bibliques et familiales, ce sont là les saints des Assises. Italiens et Français se sont étonnés à l’envi de se voir exclus de cette liste toute septentrionale, et il est certain que M. Chamberlain s’était montré plus libéral que l’Empereur ; car François d’Assise, Dante, Crispi même pour la part de la péninsule transalpine, Abélard, Pascal, Racine, Voltaire et autres, pour celle de notre pays, ont reçu de ses mains leur brevet de germanisme. Mais Guillaume parlait pour son peuple, et s’est tenu cette fois au germanisme restreint, sans addition de Celtes ni de Slaves. Quant aux Sémites acceptés comme révélateurs dans le document impérial, il faut observer que M. Chamberlain tend lui-même de plus en plus à réserver au seul judaïsme proprement dit, à l’œuvre ecclésiastique et factice d’un Esdras, les foudres de ses excommunications aryennes. La plus grande partie de la récente préface destinée à la quatrième édition des Assises est en effet consacrée à Babel et Bibel, et, tout en accablant le professeur Delitzsch des témoignages de son indignation pour son dangereux philosémitisme en religion[17], notre penseur déclare attendre, lui aussi, des progrès de l’assyriologie un éminent résultat cultural : à savoir la preuve de l’aryanisme latent dans les parties vraiment antiques de l’Ancien Testament.

Quoi qu’il en soit du germanisme d’Hammurabi, c’est par l’action accumulée de semblables génies religieux que l’Empereur, comme M. Chamberlain, conçoit une évolution continuée (Weiterbildung) de la religion chrétienne. Et, éprouvant à son tour le besoin d’une forme, d’une enveloppe plastique pour son rêve transcendant, il la demande aux paroles du Christ, auxquelles il adjoint les récits de la Bible. « Jamais, conclut-il, la religion n’a été un résultat de la science, mais seulement l’effusion qui déborda du cœur et de l’essence de l’homme, au cours de ses relations avec Dieu ! » M. Chamberlain signerait des deux mains cette définition.

Enfin, le discours du 17 octobre 1903, prononcé au dîner de famille qui suivit la confirmation des jeunes princes Oscar et Auguste-Guillaume, rapproche tout d’abord cette cérémonie pieuse de celle qui apporte l’uniforme d’officier aux membres de la maison de Hohenzollern, lors de leur dixième année. « Je parle à dessein dans un sens militaire, a dit l’Empereur, parce que je suppose que vous connaissez la belle allégorie dans laquelle le chrétien est comparé à un guerrier, tandis que sont énumérées les armes mises à sa disposition par le Seigneur. » Le Christ fut « la personnalité la plus personnelle » qui soit jamais apparue sur la terre. Par un véritable miracle, ses paroles resteront vivantes des milliers d’années après que seront oubliés les discours des sages. Et c’est avec la personnalité du sauveur qu’un chrétien et un bon Allemand doit demeurer en intime communion, au cours de cette existence d’activité incessante qui est commandée par la doctrine du maître. — Voilà qui sonne encore comme une paraphrase des Assises. Que d’ailleurs Guillaume II ait simplement puisé aux sources exploitées par notre auteur, qu’il ait, lui aussi, fréquenté l’œuvre de Gœthe, subi peut-être l’influence parallèle du professeur Harnack, cela est possible, puisque le souverain n’a pas indiqué l’origine de ses idées. Il n’en reste pas moins une coïncidence bien frappante dans les résultats obtenus de part et d’autre, et une utile indication sur les possibles échos du christianisme germanique dans la réalité prochaine.

Vers les derniers temps de sa vie, Renan exposa un jour de façon fort spirituelle les raisons qui lui faisaient voir avec regret l’approche de la mort, et il en fournit une, entre autres, qui sembla fort inattendue. Il eût aimé, disait-il, à connaître les avatars futurs de la captivante personnalité qu’il pressentait dès lors chez le jeune évocateur de la Conférence ouvrière de Berlin. Or, dix années de survie lui auraient montré Guillaume II adepte d’une conception du monde par plus d’un côté voisine de celle qui fut la sienne, tout au moins en ces heures de sincérité où il daigna donner quelque corps à cette philosophie flottante, et l’exposer ouvertement dans ses germanistes tendances.


VII

Par bonheur pour M. Chamberlain, son aryanisme et son impérialisme mystique ne sont pas près de descendre, tels qu’il les a conçus, dans l’arène politique, et de collaborer directement à la tâche difficile du gouvernement des hommes[18]. Après tout, à les regarder de près chez ceux de leurs adeptes qui sont comme lui des hommes de valeur et de bonne volonté, ces tendances particularistes, souvent choquantes par leur exclusivisme tranchant, ne sont guère autre chose qu’un déguisement à la mode du jour de l’antique et universel effort moral qui se poursuit dans le sein de l’humanité progressive. C’est le vocabulaire de l’ethnologie gobinienne ou wagnérienne, appliqué aux conceptions du kantisme et de la morale rationnelle en général.

Le plus récent biographe de Gobineau en Allemagne, le docteur Kretzer, qui connaît et apprécie les Assises du XIXe siècle, autant que l’Essai sur l’inégalité des races, présente sous une forme singulière les conclusions qu’il a tirées de ses lectures historiques. On assiste actuellement, dit-il, à un regrettable recul des institutions et des notions aryennes en Europe ; les peuples latins subissent la dégénérescence nègre, sensuelle et fétichiste ; les nations anglo-saxonnes sont la proie d’une régression jaune, matérialiste et utilitaire. Le véritable Aryen possède seul le culte de la liberté corrigée par la notion de l’honneur et c’est donc là l’étiquette ethnique que devrait se réserver l’Allemagne en adoptant cette règle de conduite toute kantienne dans sa formule : « Rends vainqueur, en toi et autour de toi, l’Aryen. »

Pour notre part, nous préciserions de la sorte l’allégorie qui nous est offerte ici : chacun de nous loge en soi un Aryen (c’est l’homme social parfait), un nègre (c’est la passion aveugle) et un jaune (c’est l’égoïsme dépourvu de larges horizons). Il s’agit de faire triompher, dans ce trio, le généreux Aryen, afin de préparer le progrès sans recul et le bonheur des générations à venir, d’assurer la victoire de cet ange gardien, qui est la race pure, sur ces démons tentateurs, à faces diversement colorées, dont la voix nous conduit au mal. Or, c’est là précisément le conseil qui est inscrit, en termes exprès, dans les premières pages des Assises du XIXe siècle et qui en inspire la morale tout entière. Si, arrêtant nos regards sur la seule Europe, au lieu d’embrasser comme Gobineau l’humanité entière dans notre allégorie ethnique, nous écrivions dans le schéma tracé par le docteur Kretzer : Chaos des peuples au lieu de latinité noire, Juif au lieu de Yankee jaune, Germain au lieu d’Allemand aryen, nous aurions le résumé de la discussion religieuse de M. Chamberlain. Il proclame. lui aussi, que nous devons vaincre en nous le Juif ou le Romain, pour y réaliser l’Aryen, le Germain conscient.

Soit ! une fois bien défini le sens du mot Aryen (et M. Chamberlain ne l’a-t-il pas proclamé lui-même une pure hypothèse en ses momens lucides), nul ne se refusera sans doute à laisser les aryanistes exprimer de la sorte leurs aspirations vers le mieux, à espérer même avec eux que les Slavo-Celto-Germains créeront quelque jour une société harmonique où l’individu sera meilleur et plus heureux. Au surplus, si les Assises du XIXe siècle semblent parfois brutalement exclusives par la faute de leur vocabulaire ethnique, nous avons signalé les heureuses inconséquences qui fleurissent dans le cœur généreux de leur architecte. Il a écrit en propres termes : « C’est un crime contre nature que d’enseigner l’orgueil, la haine, l’exclusivisme comme fondemens de rapports moraux avec ses frères en humanité et encore : « Les Aryens sont-ils tous de même sang ? Je n’en sais rien, et cela m’est égal. Nulle parenté ne lie plus intimement que la parenté élective et, en ce sens, les Indo-Européens forment sûrement une seule famille. » Enfin : « Quiconque se montre et se prouve Germain par ses actes, quel que soit son arbre généalogique, est un Germain. » Voilà qui est plus près de Kant que de Gobineau et, sur ces trois maximes-là, les esprits prudens, effrayés par les exagérations des fervens de la race, rebâtiraient sans peine, comme sur des assises éprouvées durant le cours des siècles, tout l’édifice de la morale humanitaire, de la politique égalitaire, et de la religion universelle.


ERNEST SEILLIÈRE.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 décembre 1903.
  2. Page 414.
  3. Voir l’article de M. H. S. Chamberlain dans les Bayreuther Blaetter de juin 1895.
  4. Page 625.
  5. Page 222.
  6. Page 836 (note).
  7. Page 831.
  8. Page 645.
  9. M. Chamberlain habite Vienne. (Voyez nos études sur le catholicisme styrien dans la Revue des 15 nov., 1er et 15 déc. 1903.)
  10. Préface de la 4e édition des Assises. Munich, 1903.
  11. Page 221.
  12. Mémoires, édit. Perrin, p. 362. Ces lignes sont de 1855.
  13. Page 38.
  14. Ce dernier compliment nous paraît un peu excessif, appliqué au plus habile metteur en scène de sa propre personne qui fut jamais.
  15. La parenté est frappante entre ces vues et celle de Nietzsche lors de ses wagnériens débuts. L’auteur de l’Origine de la tragédie espérait déjà le retour de l’âme allemande vers l’esprit extatique et mythique, en vertu des grâces dionysiaques de la philosophie kantienne ou schopenhauerienne, de la musique d’un Bach, d’un Beethoven, d’un Wagner. Mais, Nietzsche était loin de conclure au christianisme germanique. (Werke XI, I 321). « Il faut, dit-il, une bonne dose d’impudence pour soutenir que les Germains aient été préparés et prédestinés au christianisme. » Comment l’invention du péché, le sentiment déterministe, le désir de la Rédemption, l’ascétisme populaire, toutes créations qui sentent le voisinage du désert et non celui de la forêt polaire, s’accorderaient-elles avec les instincts de « ces Germains paresseux, mais guerriers et pillards, de ces chasseurs et buveurs de bière aux sens froids qui n’ont pas été plus loin qu’une vilaine religion de Peaux-Rouges et n’avaient pas renoncé, il y a mille ans, aux sacrifices humains ? » Voilà du moins un philosophe qui n’a pas rayé l’Edda du passé germanique.
  16. Voyez p. 952 et suiv. On trouverait un témoignage de la popularité que les idées de M. Chamberlain sont en voie de conquérir dans une récente publication dont le succès rappelle celui des Assises. « Von der Renaissance bis zu Jesus. Bekenntnisse eines modernen Studenten. Stuttgart, Steinkopf. 1903, 3e édit. » Bach et la figure du Christ y jouent le même rôle que dans l’œuvre dont nous achevons en ce moment l’étude.
  17. Cependant, dans la préface qu’il vient d’écrire de son côté pour l’édition du 20 au 30e mille de sa deuxième conférence, le professeur Delitzsch se proclame aussi germaniste que possible en religion, et proteste contre tout soupçon de philosémitisme, par son attitude sévère à l’égard des prophètes.
  18. La question de la » religion germanique » est devenue si actuelle en Allemagne, grâce aux Assises, qu’elle a été récemment l’objet d’une de ces enquêtes de presse dont nous avons fréquemment le spectacle. (Voir la Revue der Tuermer, de Stuttgart. — V. 7, 102.)