La Renaissance catholique en Angleterre au XIXe siècle

La bibliothèque libre.
La Renaissance catholique en Angleterre au XIXe siècle
Revue des Deux Mondes5e période, tome 35 (p. 523-549).
LA
RENAISSANCE CATHOLIQUE EN ANGLETERRE
AU XIVe SIÈCLE

L’histoire des idées est en elle-même une œuvre très haute ; la délicatesse s’en accroît lorsqu’elle se confond, en fait, avec l’histoire des consciences, lorsque, au lieu de se laisser envisager dans une abstraction sereine, ces idées, sous nos regards, livrent assaut à des âmes, et lorsque ces âmes, une fois maîtrisées, réagissent à leur tour sur les idées victorieuses, pour les élaborer, pour les enrichir, et pour en extraire laborieusement des étincelles jusqu’alors inaperçues. Aucune lecture n’est plus difficile, même rétrospectivement, que celle d’une âme en travail : il y faut des pudeurs infinies, et je ne sais quels talens de confesseur, expert à pénétrer les secrets les plus intimes. Aucun spectacle ne comporte des notations plus minutieuses, que le spectacle d’un long et patient frôlement entre une conscience et une croyance : il faut être aux aguets pour saisir les minutes de crise où le drame se ramasse, et pour les interpréter exactement. Rien de commun, par exemple, entre les résistances hautaines d’une raison qui refuse de se courber, et les reploiemens timides d’un cœur un peu farouche, sauvage encore à l’endroit de la lumière, et s’y fermant à demi, comme une sorte de sensitive, sans pourtant la repousser.

La renaissance catholique en Angleterre au XIXe siècle, dont les trois volumes de M. Thureau-Dangin nous offrent le tableau complet[1], nous fait assister au travail intérieur de quelques Ames et à la répercussion de ce travail sur l’orientation religieuse d’un peuple. Au point de départ, il y a du mystère, le mystère de grâces et d’inconscience qui préside, dans la pénombre des êtres humains, à la lente éclosion des décisions vitales. Le respect avec lequel M. Thureau-Dangin aborde ces sphères, et la piété avec laquelle il s’y attarde, contribuent à faire de cette œuvre d’histoire un très beau document de psychologie religieuse ; il se joue, sans jamais se perdre, à travers les méandres les plus furtifs des évolutions intimes ; il en saisit avec sûreté les nuances subtiles.

Peu d’études sont plus riches et d’une variété plus attirante que celles qui s’attachent à un certain nombre de convertis et au caractère personnel que prennent, en chacun d’eux, les motifs de conversion. Le vieux proverbe : « Tous les chemins mènent à Rome » se recommande à la méditation des apologistes ; au-delà de l’homme abstrait, schématique, si nous osons dire, que visent les schémas classiques des démonstrations courantes, il y a, — c’est l’honneur de Newman de l’avoir discerné, — des hommes concrets, qui se laissent fasciner par tel ou tel aspect et par telle ou telle parcelle de la vérité intégrale, et qui, sous l’impression de cet éblouissement, se tracent eux-mêmes leur route vers cette vérité : route imprévue, semée d’inquiétantes surprises, et bordée même parfois de fossés suspects ; mais telle quelle, du moment qu’elle mène à Rome, n’a-t-elle pas fait son office de route ? C’est ainsi que toute page d’histoire dans laquelle on surprend des unies voyageuses en marche vers l’horizon romain glorifie l’infinie diversité des sollicitations divines. A côté de l’Apologia de Newman, à côté de sa Grammaire de l’Assentiment, on devra lire, désormais, JM. Paul Thureau-Dangin : son récit est comme une illustration de ces deux chefs-d’œuvre, dans lesquels Newman exposa ses raisons personnelles d’« assentiment » et nota subtilement, pour les philosophes futurs, les frémissemens de l’âme « assentante[2]. »

M. Thureau-Dangin, dans une langue limpide et grave, décrit un phénomène très complexe, ou, pour mieux dire, deux phénomènes, les plus attrayans peut-être que nous offre l’histoire religieuse du siècle dernier. Deux Eglises sont en présence : la catholique et l’anglicane. Au début du siècle, l’Eglise catholique, dans le royaume de Grande-Bretagne, semble réduite à une volontaire insignifiance, à un effacement systématique. Trente années s’écoulent : sous les regards de cette disgraciée, qui tout d’abord semble surprise de ses propres succès, voici qu’une brèche s’ouvre dans l’édifice de l’anglicanisme. Par cette brèche, des âmes anglicanes s’en vont, qui, spontanément, apportent à l’Eglise romaine l’adhésion de leur croyance et l’hommage de leur dévotion ; mais par cette brèche, aussi, s’infiltrent continûment, malgré la surveillance du sacristain d’élite qu’est l’Etat angolais, certains rites, certains usages, certains sacremens de l’Eglise romaine ; et ces rites, ces usages, ces sacremens, pénètrent dans l’anglicanisme avec une indiscrétion tenace et victorieuse. L’observation la plus sommaire, au moment où le siècle s’achève, constate que la foi catholique a, tout ensemble, reçu l’assentiment formel d’un certain nombre d’anglicans mal satisfaits, et mis son empreinte, dans l’Eglise anglicane même, sur de vastes groupemens d’âmes pieuses ; il y a là comme deux progrès parallèles et divers, et ces deux progrès se poursuivent toujours.


I

Du haut de la chaire de l’Oratoire, en 1890, Manning octogénaire célébrait Newman nonagénaire, qui venait de mourir. Manning, en très beaux termes, rappelait l’action intérieure qu’avait exercée dans l’Eglise romaine John Henry Newman, « centre d’âmes innombrables, lumière de printemps, force venue d’une source naturelle, prêcheur de justice, de piété et de compassion. » Mais il aurait cru n’avoir pas dit de Newman tout ce qui devait être dit, s’il n’avait pas, auparavant, salué dans ce cardinal de l’Église romaine « le fondateur de l’Eglise anglicane dans son état actuel : » Manning avait raison : l’esprit de Newman, puissant dans l’Église où il était entré, était demeuré puissant dans l’Eglise qu’il avait quittée.

Ce qu’était l’anglicanisme avant Newman, nul ne l’a dit avec plus de vigueur, ni plus de franchise, que Gladstone lui-même, haranguant en 1874 la Chambre des communes :


Je ne sais, expliquait-il, si la chrétienté offrit jamais le spectacle de communautés de chrétiens plus froides, plus dénuées de dévotion et de respect religieux. Nos églises et notre culte n’attestaient que trop une indifférence glaciale… Nos offices étaient probablement sans pendant dans le monde par leur vulgarité. Ils auraient choqué un brahmane ou un bouddhiste, et ils n’eussent certes pas été supportés en Angleterre, si le goût et la perception de l’idéal n’avaient été engloutis dans le même naufrage que la dévotion… L’état des choses était déplorable, au-delà de ce que j’ai jamais lu ou vu… C’était le scandale de la chrétienté.


Scandale peut-être ; mais les clergymen, tels que nous les portraiture Manning, auraient été fort surpris d’un pareil mot. « Mondains, pédans, sans vie spirituelle et vivant à l’aise, » ils se drapaient dans une respectabilité confortable et conventionnelle et géraient froidement, en préfets corrects, l’établissement religieux auquel l’Etat les avait préposés.

Il suffit de quelques âmes pieuses, Keble, Pusey, Froude, Newman, pour faire s’engouffrer dans cette bâtisse le souffle subversif de l’Esprit. Le mouvement « tractarien » fut, à l’origine, un soubresaut de l’ascétisme chrétien, assoiffé des anciennes sources de vie. Entre les âmes en détresse et les sources délaissées, l’Etat faisait barrière : gardien jaloux des Trente-Neuf Articles, il les interprétait sévèrement, et interdisait aux consciences serves un certain nombre des moyens de salut que leur proposait la « superstition romaine. » C’est ainsi que l’Etat contraignait à des allures d’insurgé l’ascétisme « tractarien, » et la piété réveillée fut tout de suite en lutte avec l’autorité légale qui gouvernait l’Eglise, Le discours de Keble sur l’« apostasie nationale, » qui dans l’année 1833 donna le branle au mouvement « tractarien, » fut provoqué par le bill qui supprimait une partie des évêchés anglicans de l’Irlande ; le premier tract publié par Newman remit en honneur la doctrine de la succession apostolique, dont les « tractariens » se firent aussitôt une arme contre l’asservissante conception de l’Eglise d’Etat. L’hégémonie du pouvoir civil sur l’Église venait précisément d’être aggravée : en 1832, la cour des Délégués, composée en partie d’ecclésiastiques, et chargée par la Couronne du jugement de certaines causes spirituelles, avait été dépossédée de cette juridiction au profit du « comité judiciaire du Conseil privé de la Reine, » corps exclusivement laïque et politique ; l’autorité souveraine des laïques sur les ressorts les plus délicats du mécanisme anglican était désormais scellée. Mais la sainteté libère les âmes ; et dans l’antique université d’Oxford, où les hommes mûrs et les vieillards se contentaient d’un christianisme superficiel, quelques jeunes tutors, Newman, Froude, Robert Wilberforce, exerçant leur fonction comme une sorte d’apostolat pastoral, avaient développé chez un certain nombre d’étudians le désir d’être des saints. Une partie de la jeunesse universitaire saluait dans les tracts successifs de Newman une révélation et une protestation, révélation d’un christianisme oublié, protestation contre l’encombrante médiocrité de ce tuteur qu’était l’Etat.

C’est le propre de la lutte d’accentuer les contrastes : une fatalité naturelle contraignait l’Etat anglais à descendre de plus en plus irrésistiblement la pente où les « tractariens » déploraient qu’il s’engageât. Alors les tracts se multipliaient, alors grossissaient leurs formats : après Newman, c’était Pusey qui prenait la plume et la parole, et l’enthousiasme suscité par ses dissertations théologiques soulevait les consciences contre l’État, qui trouvait, dans ses sermons, matière à douloureuses chicanes. Les âmes priaient, méditaient et souffraient : avec angoisse, elles regardaient Newman, qui les dépassait toutes par la profondeur de ses méditations et par l’âpreté de ses souffrances. Les démarches successives par lesquelles Newman, tantôt à contrecœur, et tantôt à son insu, semblait s’arracher de l’Eglise anglicane, sanctionnaient en lui, — ses proches le savaient, — les mystérieux progrès d’une vie intérieure qui réglait son rythme sur le vouloir de Dieu. L’histoire des déchiremens religieux de ce grand homme est comme scandée, sans doute, par une série d’épisodes où l’esprit vexatoire de l’État multiplie les provocations à l’adresse des âmes croyantes ; mais, qu’on y prenne garde, chacun de ces épisodes succède à un acte de vie intérieure, qui préparait d’avance Newman à s’élever plus haut. La mesure par laquelle l’Etat, en 1837, impose à l’université d’Oxford un professeur incroyant, n’est si douloureuse au cœur de Newman que parce que l’habitude qu’il avait prise, depuis 1836, de lire le Bréviaire romain, rendait sa foi plus délicate encore, et plus susceptible sa piété. La condamnation portée contre lui à l’occasion du tract 90 ne fortifie ses doutes au sujet de l’anglicanisme que parce qu’en 1839, au cours de ses études sur les Pères, il avait constaté, non sans un effort de conscience, que la situation de l’anglicanisme à l’endroit de l’autorité romaine était aussi critiquable qu’autrefois celle du monophysisme. La suspension qui interrompit les sermons de Pusey frappa Newman d’un coup d’autant plus décisif, que, replié sur lui-même dans la retraite de Littlemore, il cherchait passionnément où Dieu voulait qu’il aboutît, et demandait à Dieu de rendre enfin visibles ses fins invisibles. Observez enfin par quelles réflexions suprêmes ce martyr de l’expectative divine se raccrochait à l’Eglise anglicane : les méditations à la suite desquelles il marque un instant le pas ne sont ni moins graves ni moins déchirantes que celles qui lui donnent un élan. « Ne faisait-on pas son salut dans Samarie ? se demande-t-il un jour. Le sujet d’Israël n’était pas tenu de quitter Samarie pour Jérusalem. » Un autre jour, il s’interrogeait sur les facilités de perfectionnement que l’anglicanisme offrait aux âmes : les avait-il toutes mises à l’épreuve ? en avait-il usé, profité jusqu’à épuisement ? et sinon, pourquoi quitter l’anglicanisme ? Il fut, deux ans durant, « sur un lit de mort par rapport à l’Eglise anglicane ; » un jour survint, où il pensa que c’était peut-être un péché mortel de n’être pas encore romain ; de ce jour, Newman appartint à Rome. « Ah ! Rome, si tu n’étais pas Rome ! » avait-il écrit en 1832. Rome était toujours Rome, mais Newman devenait romain.

Alors, parmi les anglicans, on vit les uns, « tractariens » de l’avant-veille ou de la veille, conclure à la nécessité pour l’Eglise anglicane de s’assimiler une forte dose de catholicisme romain, de peur que les âmes qui avaient les mêmes besoins que Newman ne s’éloignassent d’elle à leur tour ; et l’on entendit les autres, joséphistes d’outre-Manche ou théologiens « latitudinaristes, » acclamer d’un cri de triomphe le désastre de leur Eglise et proclamer que le mouvement « tractarien » devait logiquement aboutir à la trahison, et que depuis longtemps ils l’avaient prévu. Et les uns et les autres redoublaient de zèle, les premiers pour introduire dans l’anglicanisme des innovations catholiques, les seconds pour sauver l’anglicanisme du péril catholique en y fortifiant encore la mainmise de l’Etat. Dans certaines fractions de l’Église anglicane, dans celles où prédominaient les tendances d’un Keble ou d’un Pusey, on avait des couvens, des confessionnaux, des communions hebdomadaires ; on s’efforçait de mettre à la disposition des âmes religieuses toutes les ressources dont disposait l’Eglise sœur, l’Eglise de Rome ; et l’on affectait de mettre en relief tout ce que le Prayer Book recelait d’inspirations catholiques. Mais au même instant l’État tuteur de l’Église faisait volontiers étalage des liens qu’il avait noués en 1841 avec le protestantisme prussien et de l’initiative commune par laquelle Londres et Berlin avaient fondé un évêché à Jérusalem. A mesure que le catholicisme s’infiltrait dans l’Église anglicane, il semblait que l’État voulût faire front en s’alliant avec les autres confessions filles de la Réforme. Le péril, aux yeux de l’Etat anglais, n’était pas du côté de l’incroyance, mais du côté de la foi. Un clergyman du nom de Gorham, en 1849, fut exclu d’une cure par l’évêque d’Exeter, à cause des opinions fort incorrectes qu’il professait sur le baptême : le Comité judiciaire du Conseil privé prit fait et cause pour Gorham ; et, de par la volonté des juridictions d’Etat, Gorham devint curé, — curé malgré l’évêque. « Par jugement, écrivait Gladstone, un principe est posé qui permettra d’ôter toute leur force aux articles du Credo, l’un après l’autre, à mesure que, par degrés successifs, l’opinion publique l’admettra et l’encouragera. Ainsi également un principe est posé, qui permettra à l’Etat d’assumer habituellement la charge d’interpréter le Credo aussi bien que les autres documens de l’Eglise. » Maxwell, Allies, Manning, parlaient et écrivaient comme Gladstone ; et leur conversion au catholicisme fut la réponse des « tractariens » au verdict imprévu par lequel l’État justifiait Gorham. Manning, au lendemain de ce verdict, sentit en sa conscience une sorte de vide, un vacuum, disait-il ; comme Newman s’était fait romain, Manning à son tour se fit romain ; et les mêmes commentaires de s’entre-croiser : « C’est la faute de l’État, » disaient les « tractariens » demeurés fidèles à l’anglicanisme. — « La faute en est aux « tractariens, » ripostaient les anglicans attachés à l’hégémonie de l’État… A deux reprises, le clergé anglican de l’église de Saint-Saviour, dans laquelle Pusey avait institué de nombreuses pratiques romaines, causait à Pusey la surprise de faire acte d’obédience à l’Église de Rome, et le dialogue reprenait entre l’anglo-romain qu’était Pusey et les protestans de l’anglicanisme. « Voilà le résultat de vos persécutions contre les tractariens, » disait l’un. — « Voilà, bien plutôt, lui répliquaient les autres, le résultat de vos concessions au papisme. »

Chaque jour le duel devenait plus âpre. La politique religieuse, de l’Etat trouvait, dans les sphères d’Eglise, des avocats ardens : Stanley, Jowett, tous deux professeurs à Oxford. Sur le terrain même où le mouvement « tractarien » s’était développé, lord Palmerston avait installé ces deux personnages, hommes de science plutôt qu’hommes de foi, imbus des conclusions de la critique allemande, ennemis élégans et subtils de l’orthodoxie traditionnelle. « La suprématie de la couronne, disait Stanley, est pour l’Eglise d’Angleterre une rare bénédiction de Dieu. » — « Je crois réellement, reprenait Jowett, que si la religion peut être sauvée, c’est par les hommes d’Etat, non par le clergé[3]. »

Si en effet l’Eglise d’Angleterre, ainsi que l’expliquait lord Aberdeen, était en réalité « composée de deux Eglises qui n’étaient maintenues ensemble que par des forces extérieures, » il convenait que l’Etat fournît le cadre commode à l’abri duquel l’incroyance cléricale pouvait continuer d’occuper des chaires en affrontant les susceptibilités dogmatiques de l’épiscopat. Des suffrages aussi distingués que celui d’un Stanley, qui en 1862 escortait en Palestine le prince de Galles, ajoutaient une force singulière aux prétentions de l’Etat. Mais il résultait, de ces suffrages mêmes, que l’autorité de l’Etat, non contente de mettre entrave aux progrès de la piété dans l’Eglise anglicane, ouvrait cette Eglise, toute grande, à des théories antidogmatiques que l’épiscopat jugeait néfastes.

Isolé dans Oxford, Pusey assistait aux conquêtes du Broad Church dans la terre natale du « tractarianisme. » Mais, à dater de la conversion de Newman, le tractarianisme, émigré de l’université, avait essaimé dans les paroisses ; et la portée, somme toute, s’en était accrue. Des résipiscences dogmatiques n’intéressent jamais qu’un petit nombre ; au contraire, des réformes liturgiques, parlantes aux yeux, captivaient et passionnaient la foule des fidèles. Entre 1850 et 1860, un mouvement qu’à l’heure présente l’antique puritanisme désespère d’arrêter, le mouvement « ritualiste, » commençait de se dessiner. Aux heures de prière et d’émotion dans lesquelles Newman se demandait pourquoi ses amis, de naguère, pourquoi Pusey, pourquoi Church, s’attardaient dans l’Eglise anglicane, il concluait :


Ces hommes sont maintenus de bonne foi, sans plus de lumière qu’ils n’en ont, étant de bonne foi anglicans, afin de préparer graduellement leurs auditeurs et leurs lecteurs, en plus grand nombre qu’autrement il n’eût été possible, pour la foi vraie et parfaite, et afin de les conduire, en temps opportun, dans l’Église catholique. S’ils eussent eux-mêmes senti qu’il était de leur devoir de devenir tous catholiques en une fois, l’œuvre de conversion aurait du même coup pris fin ; il y aurait eu une réaction. Eux, au contraire, comme saint Jean-Baptiste, font droite la voie du Christ.


C’est ainsi que, dans le plan divin tel que le commentait Newman, « tractariens » et « ritualistes, » demeurés à mi-chemin, servaient à leur façon ce catholicisme devant lequel ils refusaient d’abdiquer : ils s’évertuaient à faire catholique leur Eglise avant de se connaître eux-mêmes comme catholiques.

Sous les regards embarrassés de l’épiscopat anglican, une mêlée s’engageait, qui dure toujours, entre le « latitudinarisme » fort incorrect du Broad Church et les minutieuses pratiques du « ritualisme. » Samuel Wilberforce, évêque d’Oxford, s’efforçait de rendre à cet épiscopat un certain prestige d’indépendance en ressuscitant la vieille institution des parlemens ecclésiastiques, des convocations, comme on les appelait : l’essai n’avait qu’un médiocre succès ; et lorsque, entre 1860 et 1865, la publication des Essays and Reviews par un groupe de théologiens médiocrement orthodoxes et l’apparition du livre de l’évêque Colenso contre le Pentateuque soulevaient les alarmes épiscopales, ces alarmes n’avaient qu’à se taire, mortifiées, mais non rassurées, en présence des jugemens souverains par lesquels le Conseil privé de la Reine, dans son omnipotence laïque, acquittait les auteurs des Essays and Reviews et renvoyait indemne l’évêque Colenso. Manning alors de conclure :


Si l’Église d’Angleterre était l’Église de Dieu, les tribunaux ne pourraient lui faire aucun tort. C’est l’anglicanisme qui engendre les erreurs. Les tribunaux ne font que les légaliser. Le système anglican est la source de toutes les confusions que la loi ne fait que tolérer dédaigneusement. Personne ne cherche plus dans les évêques un juge dernier et suprême, investi d’un office surnaturel, ou l’organe d’une divine certitude en matière de doctrine ou de foi. L’alternative, devant la génération présente, n’est plus entre l’anglo-catholicisme ou le catholicisme romain ; elle est entre le rationalisme et le christianisme, c’est-à-dire entre le rationalisme et Rome.


Tandis que six cents consciences anglaises, bon an mal an, tranchaient l’alternative en passant à l’Église de Rome, le scandale même que provoquaient, dans les fractions croyantes de l’Église anglicane, les verdicts du Conseil privé, accélérait les progrès du ritualisme. On affectait d’emprunter à Rome, avec je ne sais quoi de provocateur, tous les signes extérieurs de cette foi à laquelle le Conseil privé faisait affront. Le ritualisme avait dès lors l’ardeur et l’acharnement de véritables représailles. Des martyrs lui manquaient, tout au moins des confesseurs : on les lui procura. Les années 1873 à 1892 furent remplies par une suite de persécutions contre des prêtres ritualistes : l’amende, la prison, étaient le châtiment. Tait, archevêque de Cantorbery, avait proposé au Parlement l’établissement d’une juridiction spéciale pour réprimer les irrégularités rituelles : le Parlement avait acquiescé en donnant à cette juridiction, contrairement au projet de Tait, un caractère laïque. Un juge laïque unique pour toute l’Angleterre devait en première instance frapper les ritualistes ; leur appel viendrait devant le Conseil privé, composé aussi de laïques. Les inculpés ritualistes furent nombreux ; les condamnations dont ils furent l’objet donnèrent à leurs initiatives beaucoup de notoriété et un peu de popularité. « Votre meilleur moyen d’avoir la paix, écrivait à Tait, dès 1878, le doyen Lake, est d’accepter le ritualisme : c’est de ce côté-là que souffle l’esprit religieux de notre époque[4]. » Depuis 1892, grâce à l’archevêque Benson, on n’essaya plus d’insurger la loi contre l’esprit, et les vexations prirent fin ; mais le péril ritualiste inquiète toujours les autorités anglicanes ; et dans ces derniers mois, une commission d’enquête, la troisième constituée depuis que le ritualisme existe, déposait un nouveau rapport sur ces délicates questions[5].

Ainsi, dans l’anglicanisme même, la renaissance catholique a fait son œuvre. La dévotion à la Vierge, l’intercession des saints, la foi au purgatoire, les prières pour les morts, la confession, la croyance à la présence objective du corps et du sang du Christ dans les espèces consacrées, sont propagées, dans la chrétienté anglicane, par l’enseignement et par la liturgie, par les images et par les pratiques dévotes ; et certains catéchismes en usage dans les paroisses High Church paraissent copiés sur les catéchismes romains. Newman, durant ses années de crise, avait tracé, par un effort d’intelligence, une sorte de via media qui permettait d’échapper à la fois au protestantisme et au catholicisme : « Contre le premier, nous dit M. Thureau-Dangin, il revendiquait le principe dogmatique et sacramentel ; du second, il repoussait ce qu’il appelait la corruption. » Un jour vint où Newman observa que cette via media si péniblement dessinée « n’existait que sur le papier, » qu’elle était « connue, non positivement mais négativement, dans ses différences avec les symboles rivaux, non dans ses propriétés à elle, » et qu’elle ne pouvait être décrite que « comme un tiers système qui n’était ni l’un ni l’autre, qui était partiellement tous les deux. » Et Newman, impitoyable, analysant la via media, la voyait s’effacer devant lui ; elle ne pouvait orienter son âme ni même la porter. Mais le High Church, depuis un demi-siècle, a-t-il fait autre chose que de s’engager, avec le moins de tâtonnemens possible, dans cette via media délaissée par Newman ? Elle devient pour certains, comme elle le fut pour lui-même, une avenue qui conduit à l’Eglise romaine : M. Lindsay, qui précéda lord Halifax dans la présidence de l’English church Union, fut naguère accompagné jusqu’au terme de l’avenue par soixante-dix-sept clergyman, ritualistes également, et devenus aujourd’hui des prêtres de Rome ; et l’expérience de plusieurs ministres de la religion romaine considère le ritualisme comme une « école préparatoire » pour le catholicisme. Il est au contraire d’autres ritualistes, — beaucoup d’autres, — qui trouvent dans la pompe des rites dans l’attrait des sacremens, dans le luxe souriant des images et des statues, une satisfaction religieuse assez intense pour que la via media, monotone comme tout ce qui est indéfiniment provisoire, leur apparaisse encore supportable. Ils savent, depuis dix ans, que le jugement de Rome sur l’invalidité des ordinations anglicanes est irrévocable ; ils savent, — pour reprendre les distinctions très fines que faisait jadis Manning, — que si l’Esprit-Saint peut agir dans l’Église anglicane, comme il peut agir en d’autres sectes dissidentes et partout d’ailleurs où il le veut, il n’agit point par l’Eglise anglicane ; ils savent enfin que, lors même qu’ils pourraient donner quelques assises et quelque consistance à cette via media sur laquelle ils s’attardent, ils n’y rencontreront jamais le Pape, si loin qu’ils la prolongent. Et peut-être temporisent-ils d’autant plus, qu’ils savent mieux tout cela. Rome, sans fièvre, les laisse s’approcher ou piétiner, avancer ou reculer ; elle n’est pas moins patiente que Newman, dont la plus chère devise était qu’il ne faut pas presser Dieu. Sans nulle jalousie, mais bien plutôt avec fierté, Rome se souvient qu’elle revêtit un jour de sa pourpre ce Newman qui avait présidé à la résurrection de l’Esprit de vie dans le système anglican ; et Rome peut se réjouir d’avoir attiré, d’avoir retenu et d’avoir satisfait cette âme ardente et difficile, qui eut à elle toute seule assez de vie pour ranimer successivement les deux Eglises de sa terre natale, l’anglicane et la catholique.

En 1899, étudiant, dans la revue des Jésuites anglais, les lettres spirituelles de Pusey, le P. Rickaby écrivait :


Le progrès de l’Église catholique ne consiste pas seulement dans l’accroissement du nombre de ses fidèles par les conversions. Que des hommes qui ne sont pas catholiques aient un sens profond de la présence et de la majesté de Dieu, qu’ils le prient continuellement, qu’ils craignent son éternelle colère, qu’ils tiennent fermement à l’enseignement dogmatique particulièrement sur la Trinité, l’Incarnation, la nécessité de la grâce, qu’ils soient anxieux de confesser leurs péchés aux ministres du Christ et d’en recevoir l’absolution, ’qu’ils aient un désir impatient de se nourrir de lachair du Christ présent dans l’Eucharistie, que des jeunes hommes fassent effort pour garder leur pureté, que des hommes dans l’aisance se donnent du mal pour faire des œuvres de miséricorde, tout cela est un gain pour le catholicisme, tout cela réjouit le cœur du Pape, tout cela prépare et laboure le champ[6].

S’il était besoin de justifier M. Thureau-Dangin d’avoir envisagé les progrès du ritualisme comme un aspect de la renaissance catholique, les confiantes paroles du P. Rickaby suffiraient à légitimer le point de vue de l’historien. Lorsque le cardinal Vaughan disait à Ramsgate, à l’occasion du treizième centenaire de saint Augustin : « Le changement, la conversion survenue en Angleterre durant ce siècle, sont, sans parallèle dans la chrétienté : non fecit taliter omni nationi, » cet alleluia cardinalice faisait allusion aux manifestations du ritualisme non moins qu’aux nombreuses conquêtes du catholicisme.


II

Conquêtes, le mot, à vrai dire, est-il bien choisi ? L’Eglise catholique ne les a, strictement parlant, ni préparées, ni concertées : ce ne furent point des efforts ou des coups de force, mais des bonnes fortunes, ce que la théologie appelle des coups de la grâce ; et le livre de M. Thureau-Dangin nous fait assister bien plutôt, — le titre qu’il porte est parfaitement juste, — à l’épanouissement naturel d’une « renaissance » qu’à l’offensive militante d’une confession jadis persécutée.

Cette Angleterre, que la philosophie du XVIIIe siècle se plaisait à vanter comme la terre du libéralisme et de la tolérance, avait au contraire, au nom d’une légalité souvent sanguinaire, persécuté plusieurs générations de catholiques avec une froide dureté[7]. Mais en dépit de ces souvenirs, la renaissance catholique, au cours du XIXe siècle, n’y prit jamais l’aspect d’une revanche. A peine même cette renaissance fut-elle l’œuvre de l’Eglise ; elle se prépara loin des chaires et loin des tabernacles, dans la solitude des consciences ; ces consciences se sentaient portées, poussées par des élans autonomes, qui les conduisaient à chercher dans l’Eglise romaine de nouvelles méthodes de vie religieuse et des véhicules de grâces nouvelles, et puis à profiter et de ces méthodes et de ces grâces, soit en se faisant naturaliser dans l’Eglise qui les détenait, soit en s’efforçant de les transplanter dans l’anglicanisme. Aucun épisode religieux du siècle passé ne ramena vers la foi catholique, ou ne rapprocha d’elle, un aussi grand nombre d’âmes séparées ; et ce qui éclate à l’origine de ce retour, c’est, dans toute la plénitude du terme, la vertu de l’initiative religieuse. « Nous sommes comme des hommes escaladant un rocher, écrivait un jour Newman ; ils y déchirent leurs vêtemens et leur chair, glissent ici et là, avancent cependant. » La soumission de Newman à l’Église romaine fut ainsi le dernier terme d’une ascension, qu’il avait accomplie laborieusement, douloureusement, nous dirions presque cruellement, sous les regards lointains et volontairement discrets de Wiseman, et parmi l’inattention presque générale des catholiques anglais. La renaissance catholique, — et c’est un autre trait bien distinctif de ce très curieux réveil, — se produisit en dehors d’eux, le plus souvent sans eux, et quelquefois malgré eux : des cortèges d’âmes s’offraient au vieux clergé d’outre-Manche, généreux cadeau qu’il n’avait point eu l’idée de briguer ; et ces âmes d’elles-mêmes s’installaient sous sa houlette, malgré les suspicions qu’il inspirait et malgré les suspicions que lui-même éprouvait.

Qu’étaient, au début du siècle, les catholiques d’Angleterre ? Newman, dans un de ses sermons les plus saisissans, les évoque devant nous, « passant silencieux et tristes, comme un souvenir de ce qui avait été. »


Les catholiques romains, explique-t-il, n’étaient pas une secte, un corps, si petit qu’il fût, représentant la grande communion du dehors, mais une simple poignée d’individus que l’on pouvait compter, comme les pierres et les débris du grand déluge… Ici, c’était une bande de pauvres Irlandais. allant et venant au temps de la moisson, ou une colonie d’Irlandais dans un quartier misérable de la grande métropole ; là, peut-être, c’était un homme âgé que l’on voyait se promener dans les rues, grave, solitaire, étrange, quoique de noble maintien, et dont on disait qu’il était de bonne famille et « catholique romain ; » c’était une maison de vieux style, de sombre apparence, enfermée derrière de grands murs, avec une porte de fer, des ifs : on racontait que là vivaient des « catholiques romains ; » mais qui ils étaient, ce qu’ils faisaient, ce qu’on voulait dire quand on les appelait catholiques romains, nul n’aurait pu l’expliquer ; on savait seulement que cela sonnait mal et parlait de formalisme et de superstition… On ne retrouvait les catholiques, en Angleterre, que dans les endroits reculés, dans les ruelles, dans les caves, dans les mansardes ou dans la solitude de la campagne, séparés de la foule au milieu de laquelle ils vivaient ; on les entrevoyait seulement dans l’obscurité, à travers le brouillard ou le crépuscule, fantômes fuyant de-ci, de-là, devant les fiers protestans, maîtres de la terre.


Lorsque le progrès des mœurs contraignit ces « fiers protestans » d’adoucir les lois et d’accorder aux catholiques l’accès des fonctions, ceux-ci, semblables à des enfans longuement martyrisés, avaient pris une telle habitude de l’effacement apeuré, qu’un évoque même se rencontrait, en pleine année 1830, poulies dissuader d’entrer dans la carrière publique à cause des dangers qu’y pourrait courir leur foi. A l’école de ce prélat, les catholiques anglais étaient condamnés à se comporter en émigrés de l’intérieur, au temps même où devant eux les portes commençaient de se rouvrir : « Leurs chaînes étaient enlevées, disait tristement Wiseman ; non la crampe et l’engourdissement que ces chaînes avaient produits. »

On eût pu croire que ces malheureux effarouchés, dans la retraite où ils se barricadaient, éprouvaient du moins une sorte d’attrait à garder jalousement, dans toute leur plénitude, l’intégralité des observances romaines. Mais il n’en était rien : ils semblaient bien plutôt donner au monde cette attristante leçon, qu’une foi trop longtemps « mise sous le boisseau, » bien loin d’être protégée, court le risque de se décomposer et de se diminuer. Ils avaient une peur étrange des pratiques de piété les plus courantes en terre catholique, rosaire, litanies, exposition et bénédiction du Saint-Sacrement, vénération des images des saints ; et si leur répugnance pour les « dévotions italiennes, » comme ils disaient, s’exprimait parfois avec une fierté tout anglaise, on n’avait pas de peine à découvrir, derrière cette apparence de fierté, l’atavisme de la peur. C’était la peur qui avait amené leurs. ancêtres à se détacher de ces pratiques trop palpables, trop tangibles, et dès lors trop aisément exposées à l’œil du policier, au châtiment du bourreau ; la peur encore, l’inconsciente peur héréditaire, empêchait l’infortuné troupeau, — pusillus grex, — de les reprendre et de les remettre en honneur.

Aspirant à être ignorés, à se rendre invisibles, il était naturel qu’ils fussent méconnus : Newman fut très étonné, après sa conversion, de ne point rencontrer chez les prêtres du catholicisme « ce caractère doucereux et affecté qu’on leur imputait d’ordinaire ; » et Ward, un autre nouveau venu, ne s’était pas encore corrigé de son injuste sévérité d’anglican lorsqu’il disait à Jowett : « Les catholiques anglais ne savent pas ce que c’est que l’éducation. Beaucoup d’entre eux ne peuvent écrire l’anglais. Quand l’un d’eux entre en controverse avec un protestant, c’est un barbare se rencontrant avec un homme civilisé. » Ainsi parlait un converti, et l’un de ceux qui mettaient au service de Pie IX l’activité la plus docile et la plus exubérante ; ainsi parlait celui qu’on pourrait peut-être dénommer le Louis Veuillot de l’Angleterre.

« Nous sommes heureux de vous souhaiter la bienvenue, monsieur Ward, lui avait dit, au surlendemain de sa conversion, Mgr Griffiths, vicaire apostolique de Londres. Du reste, nous n’avons rien à vous donner à faire. » Ce langage était révélateur, il attestait le médiocre enthousiasme avec lequel les catholiques anglais accueillaient une recrue nouvelle ; tout bruit leur était odieux, et les convertis faisaient du bruit autour de l’Eglise et bientôt en feraient dans l’Eglise. Les catholiques de naissance, ombrageux et timides, n’aimaient pas que le public s’occupât trop du catholicisme, et redoutaient aussi, dans leurs discrètes chapelles, l’intrusion de toute influence imprévue. Ils avaient crainte des courans d’air, dont parfois l’Esprit a besoin. Il semblait qu’à leur lit de mort le seul témoignage qu’ils souhaitassent de se rendre devant Dieu pût se formuler dans la célèbre parole de Sieyès : « J’ai vécu. » Et certes, pour leurs ancêtres, à qui chaque messe pouvait coûter la pendaison, c’était beaucoup, apparemment, de pouvoir dire en mourant : « J’ai vécu, » et le Dieu caché qu’on servait en cachette ne demandait rien de plus. Mais au clair soleil du XIXe siècle, les catholiques anglais, héritiers de trois siècles d’alarmes, avaient mieux à faire qu’à « avoir vécu ; » ils avaient à vivre ; il leur fallait, sortant de leurs catacombes, s’arracher à cette sorte de joug que laisse encore peser sur la liberté des âmes la tyrannie des bourreaux disparus.

Treize siècles plus tôt, l’Eglise celtique de la Grande-Bretagne, se repliant devant les Saxons et les Angles, avait envieusement marchandé à ces barbares le trésor de ses croyances et de ses sacremens ; elle s’était terrée, elle s’était tapie, comme une Eglise qui fuyait le jour, jusqu’à ce que le pape Grégoire le Grand eût envoyé le moine Augustin, pour que la lumière chrétienne se fît plus généreuse, plus rayonnante, à travers les immenses brouillards de là-bas. Les catholiques anglais, dans le premier tiers du XIXe siècle, rappelaient en quelque mesure, par leur attitude débile et boudeuse, les Celtes du VIe ; et ce n’est qu’en reprenant contact avec Rome que le catholicisme anglais sortit enfin de son engourdissement solitaire. Il reprit contact avec Rome par Wiseman, qui fut, sur les bords du Tibre, élève et recteur du collège anglais ; par Newman, qui, une fois converti, humilia et paracheva la maturité de son génie en allant étudier au collège de la Propagande ; par Manning, enfin, d’autant plus attaché aux magnificences du « papisme romain » qu’il abhorrait les ambitions du « césaropapisme » britannique. M. Thureau-Dangin consacre d’ailleurs d’attrayans chapitres aux divergences qui séparèrent ces grands hommes, et qui leur furent, suivant la belle parole de Newman, une « occasion d’exercer la charité. » Mais Newman lui-même, — si enclin fût-il, parfois, à craindre que l’accent impérieux de certaines définitions dogmatiques n’eût pour effet de « rejeter plus loin les temps et les momens du triomphe de Dieu, » — Newman, cependant, sans redouter le reproche d’« ultramontanisme, » se réjouissait d’acclimater sur les lèvres anglaises, à la faveur de son merveilleux petit livre : Méditations et Dévotions[8], un grand nombre de prières d’origine italienne ; et nul ne sut, comme lui, réveiller chez les catholiques d’Angleterre un besoin de communion étroite, familière, avec l’Eglise universelle ; nul ne sut comme lui, pour qu’ils trouvassent enfin la cime de cette Eglise, tourner leurs regards vers les sept collines. Ainsi les anciennes familles catholiques, qui ne pouvaient point se glorifier, — ou presque point, — d’avoir contribué à la renaissance catholique anglaise, recueillaient de cette renaissance non seulement plus de considération parmi leurs concitoyens, mais aussi un avantage intellectuel et un profit spirituel ; et grâce à ces anglicans de la veille, elles devenaient en quelque façon plus catholiques, plus romaines. C’était d’Oxford et de Cambridge, de Londres et de Birmingham que s’envolaient, pour elles, sur les lèvres d’un Newman ou d’un Ward, d’un Manning ou d’un Faber, les mots libérateurs qui les affranchissaient de tout respect humain et qui les invitaient à ne rien estomper de leur personnalité religieuse, fille et sujette de l’Eglise romaine.

Au début du mouvement d’Oxford, on entrevoyait l’effort âpre et personnel de consciences indépendantes, en révolte contre l’embrigadement de l’Eglise anglicane, en marche vers un christianisme plus actif, plus intense, plus fécond en mystérieux effluves ; et, dans l’allure de ces consciences, dans la fierté même avec laquelle l’une d’entre elles, celle de Newman, croyait parfois « ne voir ici-bas que deux êtres, Dieu et elle-même, » et dans l’enthousiaste indépendance avec laquelle elles ressaisissaient la tradition comme on prend possession d’une force conquise, on retrouvait, encore, fortement accusés, les traits les plus essentiels de l’individualisme protestant. Les conversions se multipliaient, par lesquelles cet individualisme achevait de s’affirmer en commençant volontairement d’abdiquer ; les propres méthodes de la Réforme avaient raison de la Réforme, et tout de suite, dès le lendemain, ces évolutions étranges avaient ce premier résultat de développer, en Angleterre, certaines maximes et certaines pratiques d’attachement public au Saint-Siège, et de faire succéder, à l’époque où les catholiques d’Angleterre n’étaient romains qu’avec quelque gêne, une autre époque, toute différente, où sous la direction d’un Manning, ils seraient romains avec orgueil. Ouvriers de la onzième heure, les hommes que l’Eglise romaine enlevait à l’anglicanisme étaient tout de suite, quoi qu’il en coûtât aux susceptibilités des catholiques anglais, distingués et honorés par l’autorité du Saint-Siège : la terrible lutte d’influence entre Errington, le catholique de vieille roche, et Manning, le converti de la veille, aboutissait à la victoire du second. « Si les théologiens d’Oxford entraient dans l’Eglise, avait écrit Wiseman en 1841, avant même qu’aucune conversion ne fût déclarée, nous devrions être prêts, nous catholiques de jadis, à retomber dans l’ombre et à passer au second plan. » Le pronostic était perspicace, non moins que désintéressé ; Pie IX le justifiait, vingt et un ans après, en faisant de Manning le successeur de Wiseman sur le siège de Westminster. Rome, ce jour-là, passait outre aux propositions du chapitre, où les préventions contre les convertis demeuraient vivaces ; de par la volonté de Rome, — et Rome, en l’espèce, savait ce qu’elle faisait, — les derniers devenaient les premiers, et les premiers les derniers ; et puisque la renaissance catholique anglaise avait pour effet immédiat de rendre plus étroits et plus robustes les liens de l’Angleterre avec Rome, il était naturel que l’Eglise romaine recrutât parmi les agens de cette renaissance ses dignitaires les plus respectés.

De telles nouveautés survenaient dans un pays où longtemps certaines familles pieuses avaient dit en leur prière : « Déjoue, Seigneur, les machinations du papisme, soit au dedans, soit au dehors de l’Eglise. Que toutes les inventions de l’évêque de Rome contre la vérité sacrée soient confondues. Seigneur ! puisse le papisme subir bientôt sa défaite finale, et puisse Babylone, depuis longtemps condamnée, cesser d’opprimer la terre ! » Non moins expressive, d’ailleurs, en sa forte brièveté, était l’inaltérable devise nationale : « No popery ! Point de papisme ! » Aussi les progrès de Rome, de temps à autre, se heurtaient-ils à des colères : c’était, en 1850, lord John Russell dénonçant comme une « agression papale » le l’établissement par Pie IX de la hiérarchie épiscopale ; c’était Gladstone, en 1874, déchaînant son éloquence contre les audaces du « vaticanisme. » Mais le catholicisme « papiste » passait outre ; il affectait, d’autant plus, de se mêler à la vie intellectuelle et sociale de la nation anglaise. Wiseman multipliait les conférences sur des sujets étrangers aux choses religieuses : art, science, économie sociale, hygiène, philosophie ; il voulait, par là, « montrer aux protestans que les catholiques pouvaient, aussi bien qu’eux, donner au public un régal intellectuel. » En quoi Wiseman avait raison : « Les conférences de Votre Eminence, lui écrivait un notable catholique, M. de Lisle, font plus que toutes les controverses du monde, pour gagner le cœur de la vieille Angleterre. » De même, il n’y avait à proprement parler rien d’humain à quoi Manning, successeur de Wiseman, consentît à rester étranger : rien ne lui était plus à cœur que de sortir de la sacristie, et de promener sa pourpre cardinalice partout où des idées se discutaient et partout où des réformes se concertaient, dans les réunions de la Société métaphysique comme dans les meetings de l’anti-alcoolisme. « Toute la vie civile et politique de l’Angleterre, écrivait-il en 1890, nous est ouverte à nous catholiques, si seulement nous savons comment y entrer et comment nous y conduire. » Et de fait, à la fin du XIXe siècle, on voyait les catholiques occuper quarante et un sièges à la Chambre des lords et détenir toujours quelque portefeuille dans les ministères successifs ; on voyait les dignitaires du catholicisme anglais siéger à côté des prélats anglicans, la pourpre cardinalice obtenir une certaine préséance, et les deux convertis les plus illustres de l’Angleterre, Newman et Manning, conduits par de véritables cortèges nationaux à leur suprême lieu de repos.

Le siècle durant lequel les catholiques de Grande-Bretagne s’étaient abandonnés avec le plus de confiance aux inspirations romaines était en même temps le siècle durant lequel ils avaient pénétré dans la vie même de l’Angleterre, et s’étaient fait connaître et respecter comme des collaborateurs notoires de la grandeur nationale ; les néophytes auxquels Rome confiait les destinées de l’Eglise d’Angleterre rendaient cette Eglise, tout à la fois, de plus en plus romaine et de plus en plus anglaise ; et les 160 000 catholiques qui, dans l’Angleterre de 1815 ou de 1820, semblaient rougir de vivre et fuir la lumière, — gens lucifuga, disait un jour Newman, — faisaient place, vers la fin du siècle, à 1 500 000 catholiques, désormais forts de leur nombre même, et plus forts encore, peut-être, parce qu’ils se réclamaient, sans ambages, d’un état civil dressé à Rome, et parce qu’ils n’avaient nul scrupule à considérer la libre Angleterre comme librement ouverte à leurs libres énergies. Il était réservé au pays du No popery de montrer que l’idée catholique, interprétée par un Manning sous le regard d’un Léon XIII, n’isole point les hommes de la vie nationale et de la vaste besogne humaine ; qu’elle arrache les persécutés de la veille au rôle de boudeurs et de frondeurs ; qu’elle ne répugne pas à jeter ses adeptes dans le creuset des nations ; qu’entre elle et l’esprit civique l’alliance est naturelle ; et la renaissance catholique en Angleterre, au XIXe siècle, ne fut si somptueuse et si durable que parce qu’elle réintégra, dans l’esprit des catholiques eux-mêmes, la notion de leurs devoirs sociaux.


III

S’il est vrai qu’il soit mauvais, pour une religion qui veut agir, d’être servilement enclose dans le réseau des institutions d’Etat, on comprendra sans peine que, dans l’Angleterre du XIXe siècle, le catholicisme était mieux prédestiné que l’anglicanisme à jouer un rôle social.

La renaissance catholique, en effet, coïncidait avec l’émancipation politique des catholiques : par une série démesures très franches et très décisives, l’Etat anglais, aux alentours de 1830, supprima toutes les vexations et leva tous les ostracismes dont ils étaient jusque-là les victimes ; le fameux bill de 1850, frappant d’une amende de 100 livres toute personne qui accepterait, dans le Royaume-Uni, les litres épiscopaux créés à nouveau par Pie IX, ne fut jamais appliqué ; et l’Église romaine se développa, sous le gouvernement de la Reine, avec une sécurité et un éclat que tous les autres pays pouvaient envier. L’État anglais, en tant qu’Etat, fut constamment fidèle, dans les deux derniers tiers du XIXe siècle, aux maximes de liberté religieuse, et le catholicisme en bénéficia brillamment.

Mais inversement, à la même époque, l’Église anglicane, en tant qu’Église, se rangeait de plus en plus étroitement sous la tutelle des bureaucrates officiels ; et ces bureaucrates et ces magistrats pesaient sur elle, d’un poids lourd et déprimant, parce qu’ainsi l’exigeait sa propre constitution ecclésiastique. Il était désormais dans l’essence de l’État anglais de laisser les Eglises libres ; mais il était, de tout temps, dans l’essence de l’Église anglicane d’être une institution de l’État, un département de l’État. C’est parce qu’anglicans, c’est parce que sujets de ce département, que les prêtres ritualistes encouraient de sérieux et perpétuels ennuis : les mêmes pratiques sacramentelles qui les exposaient à des pénalités d’Etat, tant qu’ils demeuraient dans l’Eglise anglicane, devenaient inoffensives, indemnes, et jouissaient de la tolérance commune, du jour où ils quittaient cette Eglise. L’Etat anglais ne jouait au théologien et au liturgiste qu’en tant qu’il s’agissait de l’Eglise anglicane, à laquelle il offrait un cadre nécessaire ; hors de cette Eglise, les âmes anglaises étaient libres. « Nous n’apercevons dans l’Église anglicane, écrivait Newman, qu’une fonction ou une opération de l’État, — sans une substance, — une pure agrégation de fonctionnaires dépendans du pouvoir civil souverain et vivant en lui. Elle n’est responsable de rien ; elle ne peut mériter ni blâme, ni éloge ; mais les sentimens qu’elle excite, quels qu’ils soient, doivent être reportés sur le pouvoir suprême qu’elle représente et dont la volonté est comme sa respiration. « Ainsi, la vie de l’Église anglicane était serve de l’Etat, parce qu’elle ne pouvait, physiologiquement parlant, si nous osons dire, avoir d’autres pulsations que des pulsations commandées par l’État. Le siècle qui, d’une part, émancipait au-delà de la Manche l’Église catholique, amenait au contraire l’Eglise anglicane à persévérer de plus en plus impitoyablement dans son être, c’est-à-dire dans sa dépendance ; et la liberté qui s’offrait aux catholiques, et dont ils profitaient, semblait au contraire reculer, toujours plus lointaine, toujours plus inaccessible, devant cette élite d’âmes anglicanes, qui, par une contradiction féconde en douleurs, persistaient à l’appeler de leurs vœux.

Mais si rien n’est plus profitable à l’énergie d’une Eglise que la pleine liberté de sa vie intérieure, cette situation différente des deux confessions donnait au catholicisme, pour les luttes permanentes dont l’âme anglaise est l’enjeu, d’étranges et précieux avantages. L’action sociale qu’exerce une Église est en raison de son indépendance : le peuple, lors même qu’il se sent ou qu’il se croit représenté par les corps constitués de l’État, n’attache qu’une médiocre importance religieuse à une Eglise qui lui apparaît comme l’émanation de cet Etal, et dont Newman pouvait dire qu’elle n’était « qu’une sorte d’accessoire, d’appendice, d’arme ou de parure du pouvoir royal. » C’est ce que sentirent, vers le milieu du siècle dernier, les théologiens qui s’efforcèrent de créer, sous les auspices de l’anglicanisme, une sorte de socialisme chrétien, les Denison Maurice et les Antony Hort. Rattachés au Broad Church par l’élastique complaisance de leur Credo, ils désapprouvaient l’esprit joséphiste des Stanley et des Jowett, comme s’il leur eût paru que l’Etat ne pouvait que faire obstacle à la vraie popularité du Christ. La « respectable » et « confortable » allure qui méritait aux dignitaires de l’Église anglicane les honneurs décernés par l’Etat, apparaissait à ces réformateurs, de même qu’aux « tractariens, » comme un médiocre moyen de propagande et de conquête ; et ce qu’il y avait d’un peu haut et d’un peu sec dans la belle et grave tenue des high fashioned clergymen les prédestinait assez mal au contact avec la pauvreté.

Cent ans plus tôt, les développemens du prolétariat industriel avaient offert au méthodisme naissant un merveilleux terrain d’action : l’Esprit était descendu vers les pauvres, il les avait relevés, sans que l’Église anglicane parût envier au méthodisme cette prolifique et sordide clientèle. Subitement, en 1851, lorsque la vieille Angleterre se souleva contre l’érection par Pie IX d’un archevêché à Westminster et de douze autres évêchés, une voix retentit, qui n’était autre que celle du nouvel archevêque, et qui annonçait aux pauvres les libéralités nouvelles de l’apostolat catholique.

Wiseman, avec une éloquente ironie, rassurait les inquiétudes du chapitre anglican : « Les dignitaires anglicans de l’abbaye, promettait-il, n’auront rien à souffrir dans leurs droits temporels ni dans la tranquille possession de leurs titres et de leurs dignités. Ce splendide bâtiment, ses trésors artistiques et ses riches revenus ne sont pas la partie de Westminster qui doit m’occuper. » Et puis il continuait :


La partie qui m’intéresse forme un effrayant contraste avec toute cette magnificence, qu’elle touche cependant de très près. Autour de l’abbaye de Westminster s’étendent des labyrinthes de ruelles, de cours, d’allées, de bouges, hideux repaires de l’ignorance, du vice, de la dépravation et du crime, en même temps que de la malpropreté, de la misère noire et de la maladie. L’atmosphère de ces lieux est le typhus ; leur ventilation est le choléra. Une population presque innombrable, qui est en grande partie catholique (de nom du moins), y fourmille. Voilà la seule partie de Westminster que je convoite, que je serai heureux de réclamer, de visiter comme un pâturage béni, où je garderai les brebis de la sainte Église. Car c’est là que l’évêque doit remplir son devoir sacré de consoler, de convertir et de préserver du mal… Si les richesses de l’abbaye restent inactives et ne se répandent pas, si on ne les emploie pas à tirer la population environnante de l’abîme où elle est plongée, qu’on ne porte pas envie à l’homme, quel qu’il soit, qui, sous un nom quelconque, n’ambitionne que cette dernière part, sans rien prétendre à celle des avantages temporels.


Cet Appel au peuple anglais, par lequel Wiseman célébrait et justifiait la résurrection officielle de l’Eglise catholique en Angleterre, semblait nouer un pacte entre le « romanisme » restauré et les classes les plus déshéritées du royaume. Quelques semaines après, les fiers universitaires qui naguère s’attardaient, à Sainte-Marie d’Oxford, à surprendre l’âme de Newman sur les lèvres de Newman, apprenaient avec stupéfaction que, dans un coin de Birmingham, son éloquence ne croyait pas déchoir en se dépensant pour une quarantaine de pauvres ouvriers irlandais. A son tour, la haute société de Londres était comme ébahie lorsqu’elle apprenait que Manning, dont les clubs, hier encore, goûtaient avec ravissement les brillantes qualités de causeur, Manning, à qui l’on avait songé pour faire de lui l’aumônier de la Reine, s’en allait désormais, à la voix de Wiseman, dans le quartier déshérité de Bayswater, fonder une communauté d’Oblats de Saint-Charles, pauvres parmi les pauvres.

Car les missions dans les faubourgs indigens étaient la première préoccupation de Wiseman. Il arrivait, parfois, que certaines congrégations qu’il chargeait de cette besogne excipaient d’empêchemens provenant de leurs règles particulières. « Presque toutes les communautés religieuses, ripostait Wiseman avec quelque tristesse, sollicitent sans cesse des dispenses, les unes pour le jeûne et l’abstinence, les autres pour le chœur, toutes pour l’habit, et si on leur demande : Pourquoi ces exemptions ? elles vous répondent : Ce sont les circonstances locales qui les exigent. Mais qui donc songe à recourir au même pouvoir dispensateur, pour faire lever des restrictions qui empêchent de faire le bien de la manière que le pays réclame ? » A peine réinstallée, la hiérarchie catholique anglaise se préoccupait des besoins populaires pour y répondre, des désirs populaires pour les prévenir.

Wiseman préparait le terrain pour Manning. « Pendant plus de cinquante ans, disait celui-ci en 1890, j’ai vécu au milieu du peuple, dix-sept ans parmi les laboureurs et les bergers du Sussex, et dix-neuf ans au milieu du peuple de Londres. J’ai vu, entendu et connu leurs besoins, leurs souffrances, leurs misères, l’échec de leurs réclamations et de leurs espérances, et toute mon âme est avec eux. » Ainsi se définissait, sous l’éclat de la pourpre romaine, Henry Edward Manning, archevêque de Westminster. Il était advenu, pour lui, le même phénomène que pour Ruskin : la Bible l’avait fait sociologue[9]. « Moïse m’a rendu radical, » expliquait-il plaisamment. Manning, comme Ruskin, avait médité les imprécations sans nombre par lesquelles l’Ancien Testament crie vengeance contre le riche pour l’accablement du pauvre ; et, dans son imagination, ces souvenirs bouillonnaient encore, lorsqu’il fut appelé, dans un vaste diocèse, à la royauté des âmes.


Arriver à accomplir un peu de simple justice chrétienne, avec une sincère parole ou action anglaise, faire de la loi chrétienne une règle de vie, et fonder sur elle une réforme sociale ou un désir de réforme, nous savons Trop bien ce que vaut notre foi pour cela ! Vous pourriez plutôt extraire un éclair de la fumée de l’encens qu’une vraie action ou passion de votre moderne religion anglaise[10].


Ainsi parlait Ruskin, en 1864, dans sa conférence des Trésors des rois ; il semblait demander compte à l’anglicanisme de sa stérilité. Mais l’action sociale de Manning allait réhabiliter, aux yeux de l’univers, l’esprit religieux de l’Angleterre. « Dieu veuille, écrivait l’archevêque catholique de Westminster, que le peuple ne nous regarde jamais, nous catholiques, comme des tories, appartenant au parti qui fait obstacle à l’amélioration de sa condition ! Dieu veuille que nous ne paraissions pas les serviteurs de la ploutocratie, au lieu d’être les guides et les protecteurs des pauvres ! »

Dieu veuille ! disait Manning. Et Dieu voulut, parce que Manning, son serviteur, voulut. Les catholiques cessèrent d’apparaître comme des tories, ou comme des serviteurs de la ploutocratie, en ce jour de 1889 où un vieillard de quatre-vingt-deux ans s’en fut, pendant cinq longues heures, haranguer le comité de la grève des dockers, et fit accepter par ces mineurs la transaction qui terminait la grève : « Si vous refusez, leur disait-il audacieusement, j’irai moi-même haranguer la foule des grévistes : 25 000 d’entre eux sont mes fils spirituels ; ils m’écouteront. » Manning avait assez aimé le peuple pour être sûr de l’audience du peuple. « Mon radicalisme, déclarait-il, plonge jusqu’aux racines de ses souffrances. » Autant jadis il avait aimé l’élégance distante du clergyman anglican et redouté, peut-être, le contact un peu fruste des pauvres prêtres catholiques, autant, avec l’âge, Manning s’était fait peuple. « L’époque qui vient, écrivait-il en 1891 au comte Albert de Mun, appartiendra, non aux capitalistes ni à la bourgeoisie, mais au peuple… La vraie demeure de l’Eglise est chez le peuple. » Manning escomptait le siècle futur : s’adressant à des fidèles dont les grands-pères semblaient gênés par leur propre catholicisme comme on l’est par un anachronisme, Manning, au contraire, leur ouvrait et leur livrait l’avenir. Il émettait, avant l’heure, dans son livre : De la dignité et des droits du travail, certaines thèses que l’école de Manchester pouvait à juste titre réputer des affronts, la thèse, par exemple, de la fixation d’un salaire minimum. Avec Manning, le catholicisme anglais était devenu assez fort pour conférer avec l’industrie anglaise, c’est-à-dire avec la puissance qui depuis près de deux cents ans assurait à l’Angleterre une éclatante façade de prospérité ; et devant cette façade, Manning surgissait, porte-voix des pauvres[11].

Un publiciste d’outre-Manche, M. George Haw, entreprenait dernièrement une enquête, auprès des clergymen et des ouvriers anglais, sur la situation prise par les diverses Eglises protestantes d’Angleterre à l’endroit de la question ouvrière.

Des ecclésiastiques de haut rang, comme le doyen Kitchin, ne craignaient pas de reconnaître, devant l’interrogateur, ce qu’il y a de guindé, de trop protecteur, chez beaucoup de membres du clergé anglican, lents à comprendre que l’Angleterre est devenue une démocratie. « Dans l’Irlande catholique, expliquait un candidat ouvrier, M. George Lansbury, la religion est une chose plus réelle pour les pauvres qu’elle n’est en Angleterre. » Et la plupart des interlocuteurs de M. George Haw laissaient voir une sorte d’antipathie pour le formalisme et la « respectabilité » de l’Eglise officielle, un attrait assez vif pour le ritualisme, et le sentiment que des changemens profonds sont nécessaires pour que l’anglicanisme exerce une action sociale. « Si le mouvement High Church ralliait tous les évêques et tous les prêtres de paroisse, disait l’un des clergymen consultés, on unirait dans l’Eglise d’Angleterre, considérée comme partie de la Catholic Church, tout ce qu’il y a de vraie religion en Angleterre, et si, dans cette évolution, on perdait l’Eglise respectable et établie, alors Laus Deo ! » — « Les ouvriers, expliquait un autre, regardent l’Eglise anglicane comme un gros club conservateur, opposé aux droits du travail. S’ils subissent quelque action religieuse, c’est sous l’influence du prêtre du High Church, pleinement évangélique, avec de fortes tendances socialistes[12]. » Observez cette coïncidence, sur les mêmes lèvres, entre des professions de foi ritualistes et le souhait d’une action sociale sérieuse, profonde et sincère, et cette sorte de persuasion que c’est en se montrant de plus en plus hospitalier aux pratiques romaines que l’anglicanisme reprendrait sur le peuple une influence bienfaisante. La renaissance catholique, qui se manifesta, dans le catholicisme anglais, par une incursion des exigences de l’Evangile dans le domaine économique, serait-elle donc destinée, dans l’anglicanisme même, à préparer et à mûrir un renouveau de « christianisme social ? »

« Si je n’étais pas devenu catholique, écrivait Manning, je n’aurais jamais pu travailler pour le peuple, en Angleterre, comme celui-ci pense que je l’ai fait. L’anglicanisme m’aurait enchaîné. La liberté de la vérité et de l’Eglise m’a élevé au-dessus de toute dépendance et limitation. » Il estimait que l’Eglise de l’Etat ne peut pas être l’Eglise du peuple ; il consentait joyeusement que le catholicisme laissât à l’anglicanisme la première estampille. « Ma conviction, disait-il encore, est que l’Eglise ne se répandra en Angleterre, que si elle manifeste de larges sympathies populaires qui l’identifient, non avec ceux qui gouvernent, mais avec les gouvernés. »

Les « tractariens » et Newman avaient apporté à leurs compatriotes, en faveur du catholicisme, certaines raisons philosophiques, théologiques, historiques ; Manning apportait des raisons sociales. Il attribuait à l’Eglise romaine, avec un acharnement de preuves, l’honneur de toutes les initiatives pour lesquelles lui-même était aimé. Parmi les innombrables assistans qui, en 1892, honorèrent la renaissance catholique elle-même en honorant la dépouille mortelle de Manning, d’aucuns peut-être se souvenaient que le caractère démocratique de cette renaissance avait été, dès le début, pronostiqué par un « tractarien, » mort tout jeune sur le seuil de l’Eglise, Hurrell Froude, et que, dès 1835, ce Fronde, séduit par les idées de Lamennais, rêvait d’une Église s’appuyant sur les classes pauvres… Et comme l’anglicanisme n’avait pu se dérober à la gloire onéreuse et paralysante d’être « chose d’Etat, » c’était le catholicisme qui, par la bouche de Manning, avait eu l’audace d’« éveiller chez les dockers, — suivant les propres termes de leur adresse de remerciemens, — la conscience de leur dignité d’hommes ; » c’était le catholicisme, libre de s’allier avec les pauvres, qui avait accompli le rêve du « tractarien » Froude.


GEORGES GOYAU.

  1. La Renaissance catholique en Angleterre au XIXe siècle, par M. Thureau Dangin, 3 vol. in-8. Plon, 1899-1906.
  2. On sait combien s’est développée, dans ces dernières années, la littérature nemmanienne. M. Henri Brémond, qui a pour Newman de respectueuses familiarités, vient de lui consacrer, à la librairie Bloud, une biographie psychologique très curieuse qu’il faut bien se garder, dès qu’on la commence, de ne point lire jusqu’au bout ; en s’arrêtant à mi-chemin, l’admiration pour le grand homme courait risque d’être troublée ; mais, si l’on poursuit en toute confiance, on constate que Newman, observé à la loupe comme un Sainte-Beuve eût aimé à le faire, résiste à cette épreuve et n’en sort nullement diminué. Le même librairie Bloud vient de s’attacher à faire connaître l’œuvre entière de Newman par trois volumes de la collection de la Pensée chrétienne, dont M. Henri Brémond a concerté l’ordonnance ; et juste au même instant, les plus belles pages de Newman sermonnaire rencontraient, dans la personne de M. Raymond Saleilles, à la librairie Lethielleux, un traducteur plein de sollicitude et de perspicacité.
  3. « Fait digne de remarque, écrit M. Thureau-Dangin, des penseurs, étrangers au fond à toute croyance religieuse, sont, par des raisons analogues à celles des anglicans du Broard Church, partisans décidés de l’Église d’État. M. Lecky, par exemple, voit, dans cette organisation composite et compréhensive de l’Église établie d’Angleterre, une facilité pour une plus grande latitude d’opinion, un affaiblissement de la foi dans la certitude et dans la nécessité du dogme, une garantie contre la tyrannie sacerdotale et la démagogie cléricale. Loin donc d’aspirer, comme les libéraux du continent, à la séparation de l’Église et de l’État, il prétend conserver ce qu’il appelle une machine aussi bienfaisante. (Democracy and Liberty, t. I, p. 432 et suiv. ; t. II, p. 14.) »
  4. Bermond, l’Evolution du clergé anglican, p. 20 (Paris, Bloud, 1906).
  5. Qu’on lise sur ce rapport le numéro de la Revue catholique des Eglises, de juillet 1906, et qu’on nous permette d’ajouter que cet organe est d’un prix inestimable pour quiconque veut se tenir au courant des questions religieuses anglaises.
  6. M. Henri Brémond, dans son étude déjà citée sur l’Évolution du clergé anglican (p. 5 et suiv.), montre d’une façon très intéressante comment le progrès des préoccupations ritualistes a conduit l’opinion anglaise à se faire du ministère sacerdotal une idée bien plus sévère, bien plus parfaite, bien plus haute qu’autrefois, et comment ainsi s’explique, en partie, la diminution croissante dans le recrutement du clergé anglican (dearth of candidates for holy orders). « Les vocations, dit-il, sont plus rares, précisément, parce qu’on reconnaît aujourd’hui plus que jamais la nécessité d’une vocation ; » et c’est ainsi qu’avec le temps l’un des effets de la renaissance catholique, qui implanta dans l’anglicanisme la notion de « vocation sacerdotale, » semble devoir être la diminution du nombre des candidats aux fonctions de clergyman.
  7. On ne saurait à ce sujet lien lire de plus émouvant que les deux volumes, puisés aux sources les plus sûres, dans lesquels la comtesse R. de Courson s’est efforcée de nous donner les Acta Martyrum de l’Angleterre catholique (Paris, Didot).
  8. Ce livre vient d’être traduit par Mlle Pératé à la librairie Lecoffre, avec une préface de M. Henri Brémond.
  9. Voyez H.-J. Brunhes, Ruskin et la Bible. Paris, Perrin, 1902.
  10. Ruskin, Sésame et les lys, trad. Marcel Proust, p. 144. (Paris, librairie du Mercure de France, 1906.)
  11. Assurément rien n’a pu faire oublier aux lecteurs de la Revue les études de M. Francis de Pressensé sur le cardinal Manning ; et M. l’abbé Hemmer a donné, à la librairie Lethielleux, une biographie détaillée du cardinal.
  12. Haw, Christianity and working classes, pp. 167, 251, 255-56, Londres, Mac-millan, 1906.