La Renaissance du roman historique
Ce peut très bien n’être qu’une velléité. Je ne réponds de rien. On ne sait, dit le proverbe, ni qui vit ni qui meurt, c’est-à-dire ni qui semble renaître alors qu’il achève de mourir, ni qui semble mourir alors qu’il se transforme pour une vie nouvelle. Mais enfin il semble bien que le roman historique, si délaissé depuis très près de cinquante ans, s’essaye au moins à reparaître et tente l’accès et éprouve ses forces. Voici la Rôtisserie de la reine Pédauque, qui date déjà de quelques années. Voici le Désastre de MM. Paul et Victor Margueritte, qui sera suivi d’un ou plusieurs volumes ; voici la Force de M. Paul Adam, qui, lui aussi, aura une suite et peut-être plusieurs. Plus récemment et d’hier, voici encore la Double Maîtresse de M. de Régnier, qui n’est pas sans devoir quelque chose, peut-être sans en avoir conscience, à la Rôtisserie ; voici la Mort de Corinthe de M. André Lichtenberger. Ce sont au moins des signes, pour ne pas dire des prodromes ; car il faut éviter les mots de mauvais augure.
Or le roman historique avait eu cette destinée de ne plus compter dans les préoccupations du public depuis environ 1850. On peut consulter le volume de M. Eugène Gilbert, le Roman en France pendant le XIXe siècle, qui du reste est un bon ouvrage, consciencieux et diligemment fait. Il sert, entre autres choses, à se rappeler avec précision ceci que tous les plus grands écrivains du siècle ont fait des romans historiques : Châteaubriand, Vigny, Mérimée, Hugo, Dumas, Balzac, qui ne laisse pas d’avoir écrit les Chouans, George Sand, qui ne laisse pas d’avoir écrit les Beaux Messieurs de Boisdoré, Mauprat et Consuelo ; — et puis qu’il y a comme un grand trou à partir de 1850, que le roman historique ne compte plus à son actif que Salammbô, plutôt poème épique que roman, et les Misérables, plutôt roman social que roman historique.
C’est, bien entendu, le roman réaliste qui a tué net le roman historique. Rien n’est plus naturel. Le roman historique a deux ennemis : le roman réaliste et le roman romanesque ; mais, de ces deux, le plus implacable est le premier. Le roman romanesque aime l’imagination pure et même la fantaisie ; il vit de rêve, comme, plus tard, il est fécond en rêves et les fait naître par milliers ; cependant il s’accommode de l’histoire, qui est, comme on sait, matière très plastique, que l’on transforme à peu près à son gré, et domaine si vaste qu’il a ceci de commun avec l’irréel qu’il est illimité. Témoin George Sand, qui ne se trouvait à l’aise que dans l’imagination et qui ne se trouva point gênée dans Consuelo, dans les Beaux Messieurs, dans Mauprat et dans Cadio, que j’oubliais et qu’il ne faut pas omettre, puisqu’il contribue à prouver que George Sand a fait quelques excursions dans le roman historique à des âges très différens et à des momens très éloignés les uns des autres au cours de sa longue carrière.
Mais le roman réaliste est l’ennemi, mortel, celui-ci, du roman historique. Le roman réaliste ne veut peindre strictement, exclusivement, que, ce qu’il voit. Il a raison. La réalité est si difficile à saisir, que même en se bornant à regarder, on n’est point sûr de la surprendre ; on n’est point sûr de n’y pas ajouter. La conscience même du roman réaliste lui défend de se « documenter » par les livres, sauf à titre de contrôle ; mais tirer directement des livres un récit réaliste, c’est contradictoire ; c’est au moins très téméraire ; c’est être infidèle à la règle même de l’art. Un Français du XIXe siècle n’observe pas le XVIIIe ; il en parle d’après ceux qui l’ont observé ; il n’est plus réaliste, puisqu’il n’est plus observateur.
Le mélange de l’histoire dans le roman réaliste marque les incertitudes de ses débuts ou les défaillances de son déclin. Le créateur du roman réaliste, c’est Le Sage, et, du reste, il en demeure le modèle incomparable. Cependant, parce que le roman réaliste est avec lui à ses débuts, — et ici la question de talent et de supériorité due au talent est écartée, — parce que le roman réaliste en est avec Le Sage à ses débuts, il y a de l’histoire d’Espagne mêlée au Gil Blas, et ce n’en est pas le meilleur. Mais, dès que le roman réaliste a pris conscience de lui et s’est démêlé de ses entours, avec Marivaux, dans Marianne, dans le Paysan parvenu, le roman réaliste n’est plus historique du tout.
Et, à l’autre extrémité de la série, on a vu M. Zola se tenir ferme pendant longtemps sur le terrain limité du roman réaliste, puis, moins sûr de son objet et de son dessein et des règles qu’il s’était imposées lui-même, par la Débâcle, par Lourdes, en partie, par Rome, en partie, laisser le roman historique pénétrer dans son œuvre et s’y mêler.
C’est donc le roman réaliste, triomphant à partir de 1850, qui a tué le roman historique comme son contraire et comme son « antipathique » ainsi qu’on a dit au XVIIe siècle.
Et c’est bien pour cela que seuls ont encore donné dans le roman historique, à partir de 1850, les survivans du romantisme, Flaubert et Hugo.
Seulement voici terminée et depuis longtemps, pour recommencer certainement plus tard, l’évolution du roman réaliste. Il est épuisé. Il s’épuise relativement assez vite, les « mœurs contemporaines » étant un champ, en définitive, assez limité, et un La Bruyère suffisant pour trente ans, et par conséquent dix romans brillans et deux cents romans estimables devant largement suffire pour le même laps de temps. Le roman réaliste peut dire aujourd’hui : « il est temps que je me repose, » s’il est vrai qu’il soit fatigant de se répéter. Des mœurs nouvelles, vraiment nouvelles, de nouvelles manières d’être égoïste, d’être chimérique, d’être ambitieux, d’être fripon, d’être fou, de nouvelles manières, s’il est possible, d’être vicieux, lui donneront matière nouvelle et nouvel aliment, nouveau ferment surtout, vers 1920.
Et qui fera l’intérim ? Comme toujours le roman romanesque, le roman psychologique et le roman historique. J’ai noté les symptômes, qui ne laissent pas d’avoir leur importance. Il en est d’accessoires, de latéraux pour ainsi dire. Le théâtre, à l’ordinaire, en France, suit le roman, à distance respectueuse, à une dizaine d’années de distance. Songez à Augier et Dumas fils suivant Balzac. Vous pouvez remonter. La loi, sans être absolue, est assez sensible. Mais il arrive que le théâtre précède le roman, quand le roman s’attarde ; surtout quand le théâtre n’a pour précéder le roman qu’à reprendre une de ses anciennes formes à lui, non pas assez éloignée pour être oubliée tout à fait. Le théâtre est devenu réaliste à la suite de Balzac, « naturaliste » à la suite de M. Zola et des Goncourt, ce qui, du reste, lui a peu réussi. Puis il n’a plus eu qui suivre, il n’a plus eu de guide dans le roman, et, depuis cinq ou six ans, il est très autonome. Or il a profité de cette autonomie pour être amusant, spirituel, un peu capricieux et désordonné ; mais voilà qu’il s’avise de redevenir historique ici et là, et voilà que ce sont les plus avisés de nos dramatistes qui reprennent cette voie ; et voilà que les pièces conçues dans cet esprit, Madame Sans-Gêne, Madame de La Valette, Paméla, marchande de frivolités, c’est-à-dire « Louis XVII, » Robespierre, n’ont pas une mauvaise fortune.
Autre symptôme, qui du reste, en même temps que symptôme, peut être considéré comme une « cause. » Le succès étourdissant et parfaitement mérité de Guerre et Paix de Tolstoï, le succès assez vif de M. Fogazzaro pour un roman d’anciennes mœurs locales, d’une part marquent que les esprits en Europe sont tournés de ce côté ou ne demandent qu’à s’y diriger, d’autre part ne sont pas sans avoir incliné dans cette direction les esprits mêmes des jeunes écrivains qui cherchent leur voie.
Ajoutez que la multiplicité des Mémoires historiques et la faveur avec laquelle le public les a accueillis depuis quelques années, non sans quelque engoûment même, qui a un peu émoussé le discernement, est un symptôme de plus. Les mémoires historiques ne sont pas autre chose que le roman historique lui-même. Le plus souvent, du moins. Quand le mémoire historique est écrit par un homme de premier rang, il est de l’histoire, il est un document pour l’histoire. Mettons cela à part. Mais quand, ce qui est le cas le plus fréquent, le mémoire historique est écrit par un homme de second ou de troisième ordre, qu’est-il donc ? L’histoire personnelle, individuelle, d’un homme mêlé aux événemens historiques et affecté de telle ou telle façon par les événemens. Et cela est la définition même du roman historique. Le roman réaliste, comme a dit très bien Stendhal, est un miroir qui se promène sur une grande route. Le roman historique est un miroir qui se promène à travers l’histoire. La perfection du roman historique est de donner au lecteur l’impression, l’illusion, si vous voulez, de mémoires écrits par un homme du temps.
Sans aller plus loin pour le moment, constatons que mémoires, comédies historiques, succès de Tolstoï, succès de M. Fogazzaro, succès de quelques romans historiques récens, indiquent très manifestement une tendance nouvelle. Et maintenant, comment, dans l’état actuel des esprits, dans les conditions actuelles du goût, le roman historique peut-il réussir ?
C’est un genre faux. On le dit, et je ne songe guère à dire autrement. C’est un genre faux. Il mêle la vérité à la fiction dans des proportions qui n’ont rien et qui ne peuvent rien avoir de déterminé et avec une sorte de duplicité continuelle fort inquiétante, le lecteur ne pouvant jamais savoir où la vérité finit et où la fiction commence et n’étant jamais prévenu du passage de l’une à l’autre. C’est un genre faux. D’accord ; mais est-il plus faux qu’un autre ? Il n’est guère de genre littéraire qui ne soit faux et, partout sans doute où vous admettez l’imagination, c’est le mélange du faux et du vrai que vous admettez, et par conséquent, à la constitution d’un genre faux que vous donnez les mains.
Le roman historique est-il beaucoup plus faux que le roman d’observation ? Mais vraiment non ; car ce que l’observation est dans le roman d’observation, l’histoire l’est dans le roman historique, et si, dans le roman d’observation, à l’observation vous ajoutez, pour l’étendre, pour l’agrandir, pour la circonstancier, pour la vivifier et lui donner cou leur et relief, quantité de choses qui viennent de vous et qui sont ou induction, ou déduction, ou généralisation, ou intuition, ou pures et simples imaginations, il faut bien le dire, imaginations logiques, sans doute imaginations d’esprit juste, mais enfin imaginations ; de même, dans le roman historique, l’étude historique est le fond, c’est le document, c’est la partie du labeur patient et appliqué et froid, comme l’observation tout à l’heure, et à cela s’ajoute le jeu de l’imagination créatrice qui invente, qui brode, qui peint et qui, tout à fait comme tout à l’heure, doit inventer dans un esprit conforme à la vérité que le travail documentaire a fait trouver.
Après tout, le roman historique, c’est l’épopée, et le roman historique, c’est la tragédie ; et je ne contesterai point du tout si l’on m’assure qu’épopée et tragédie ; sont genres faux ; seulement je dirai qu’ils ont été acceptés par les hommes comme genres agréables et adoptés par la critique comme genres bien constitués et qu’à interroger ainsi tous les genres sur leur authenticité, on finirait peut-être par trouver qu’il n’y a de genres vrais que l’élégie (et encore très simple et sans ornemens), en vers, et le discours au peuple (et encore très direct et sans appareil), en prose.
Le roman historique, c’est l’épopée et il subit les conditions de l’épopée, lesquelles ne laissent pas d’être assez rudes. S’il y a trop d’histoire dans l’épopée, on la traite de chronique rimée et le poète de « froid historien ; » s’il n’y a pas assez d’histoire et si l’histoire n’y intervient que comme accessoire et ornement, on dit que l’épopée n’a pas de fondement solide et qu’elle n’est qu’une œuvre d’imagination avec quelque hypocrisie et qu’elle n’est qu’un roman qui n’a pas le courage de son opinion. Et vous voyez bien que l’épopée est un genre faux, en tant que genre mixte et en tant que genre incertain sur les doses justes du mélange. Il y a eu pourtant de belles épopées.
Autant, exactement, on en peut dire du roman historique.
Le roman historique, c’est la tragédie, et je dis la tragédie shakspearienne tout aussi bien que la tragédie classique française. Shakspeare et les tragiques français n’ont pas fait autre chose que prendre l’histoire comme matière en la tournant au roman, en y mêlant des intrigues et des incidens qu’ils tiraient de leur imagination, ayant soin seulement, quand ils avaient du génie ou quand ils savaient leur art, de donner à leurs intrigues et incidens un certain ton, une certaine couleur qui fût en conformité avec cette histoire même qu’ils racontaient à leur façon. Antoine et Cléopâtre est un pur roman historique, et Britannicus tout de même.
Il y a même ceci d’assez remarquable que, si la conscience historique commanderait de distinguer très nettement en un ouvrage de ce genre ce qui est historique et ce qui ne l’est pas, la conscience artistique commande précisément tout le contraire et veut que l’érudition et l’imagination soient intimement unies dans tout le travail et travaillent ensemble sans bien savoir elles-mêmes où l’œuvre de l’une commence et où commence l’œuvre de l’autre. Que l’histoire soit seulement la toile de fond et que tout le reste soit d’invention, c’est précisément la définition d’une mauvaise tragédie ; que le fond, c’est-à-dire récits et caractères, soient d’invention pure et que certains incidens et quelques allusions viennent comme piquer çà et là un peu de couleur locale, c’est la définition d’une tragédie assez mal conçue. Il faut qu’il y ait histoire et imagination mêlées, ou plutôt histoire prolongée et développée par l’imagination dans la fable, dans l’intrigue, dans les caractères et dans les incidens. C’est certainement cette combinaison continue et l’harmonie qui en résulte que le spectateur ou le lecteur demandent.
Il n’y a rien, donc, de plus mixte, de plus hybride et de plus faux par définition que la tragédie et l’on en pourrait dire, en remaniant quelques vers de Voltaire sur le drame bourgeois, que c’est un genre
- Qui défigure à la fois et qui brave
- Dans son jargon Melpomène et Clio.
Et il y a cependant quelques belles tragédies de par le monde.
Autant, exactement, on en peut dire du roman historique.
Le roman historique est une tragédie qui n’est pas en dialogue et qui n’a pas besoin d’acteurs. Les élémens du roman historique sont absolument les mêmes que ceux de la tragédie, et il n’y aurait pas beaucoup d’inconvéniens à se donner pour règle de les combiner d’après les mêmes lois selon lesquelles on les doit combiner dans la tragédie.
Le roman historique est donc, comme beaucoup d’autres, un genre faux dont on n’aperçoit la fausseté que lorsque l’œuvre est mauvaise. Pour en parler mieux, c’est un genre conventionnel. Par convention, l’on admet qu’il va se présenter à nous un historien qui aura de l’imagination et qui ne la réprimera point, ou un homme d’imagination qui prendra la matière première de son œuvre dans l’histoire, au lieu de la prendre autour de lui, comme le romancier d’observation, ou en lui, comme le romancier romanesque. Cette convention a ses dangers comme toutes les conventions artistiques ; mais elle est naturelle, puisqu’il y a des épopées et des tragédies, sinon depuis que le monde existe, du moins depuis les premiers âges que nous en connaissions.
On peut répondre : le roman historique n’est pas faux, seulement, comme la tragédie ou l’épopée ; il est faux par rapport à la tragédie et à l’épopée, en ce sens qu’il en est comme une déformation et, par conséquent, adultération de choses déjà fausses ; il est encore plus faux qu’elles, ce qui décidément est un peu trop. — Je ne crois pas. Le roman historique, quoique constitué des mêmes élémens que la tragédie et l’épopée, est suffisamment distinct de l’une et de l’autre pour être un genre à part ; très précisément délimité. Laissons de côté la tragédie qui, par sa forme, et par ses moyens d’exécution, est un genre suffisamment tranché pour ne se confondre avec aucun autre. Mais entre l’épopée et le roman historique, il y a des différences, que je ne dirai pas qui soient essentielles, ce qui ne serait, comme on l’a vu, aucunement mon avis ; mais qui sont encore assez considérables pour que soit légitime l’existence de deux genres différens et plutôt parens que voisins.
Il me semble que l’épopée doit exciter l’admiration et le roman historique exciter et satisfaire la curiosité. L’épopée est naturellement héroïque. Des vieilles règles qui donnaient comme fond du poème épique « le merveilleux » il reste ceci, qui démontre par parenthèse qu’elles n’étaient point si sottes ; que le caractère général de l’épopée doit être une certaine « grandeur » et que l’épopée doit avant tout nous étonner et nous imposer. Pourquoi le mot « poème épique, » appliqué assez longtemps au Télémaque est-il tombé peu à peu, et pourquoi le mot de « roman mythologique », s’est-il peu à peu substitué au premier ? Parce que, ce me semble, toute grandeur est absente du Télémaque et que c’est de charme et non de grandeur qu’il faut parler quand on y songe. Le Télémaque n’impose pas ; il intéresse, il instruit, il est ingénieux, c’est le plus artistique des Anacharsis, il excite et il satisfait agréablement la curiosité : pour les gens d’aujourd’hui la définition en est trouvée : c’est un roman. — Pourquoi hésite-t-on sur le nom à donner aux Martyrs ? « C’est un roman » paraît trop faible ; « c’est une épopée » paraît trop fort et déclamatoire. Mais c’est que les Martyrs mérite tantôt un de ces noms et tantôt l’autre. C’est qu’il y a des parties où les Martyrs est une épopée et des parties où il est un roman ; c’est qu’il y a des parties où il excite surtout l’admiration et des parties où il n’excite, encore que très vivement, que la curiosité. Et encore, comme la postérité dans les ouvrages qu’elle a adoptés ne tient compte que des parties supérieures, c’est très généralement le mot de poème épique qu’elle applique à l’œuvre de Chateaubriand. Qu’en conclure ? Sur les Martyrs, que c’est une grande œuvre inégale ; sur la question générale, que la nation des lecteurs sait très bien qu’il y a une différence très sensible entre l’épopée et le roman et quelle est cette différence.
S’il en est ainsi, il y a bien là deux genres distincts, qui, certainement et Dieu merci, n’ont rien de rigide en leurs limites, qui ont une certaine plasticité, comme tous les genres, qui, à un certain moment, peuvent tout à coup se rapprocher, de même que la comédie peut quelque fois toucher à la tragédie ; mais enfin deux genres ayant chacun sa loi propre, son caractère particulier et son ton spécial ; et de ce que le roman historique a la même matière que l’épopée, il ne faut pas conclure que, n’étant rien quand il n’est pas l’épopée, il est par définition inexistant. Le roman historique est quelque chose comme une épopée familière ou au moins simple ; puisant sa matière plus volontiers dans l’histoire, comme l’épopée la puise plus volontiers dans la légende ; visant, à l’ordinaire, plutôt à l’intéressant qu’au grand et à l’imposant ; excitant plutôt la curiosité que l’admiration.
Si la légitimité du roman historique est accordée, reste à connaître de quels dangers il a à se garder pour réussir et dans quelles régions il doit se maintenir pour être véritablement sur son domaine. Tout d’abord, en général, et sauf audace qui pourrait être heureuse, mais qui serait aux risques et périls de l’auteur, le roman historique, tout comme l’épopée et tout comme la tragédie, ne doit chercher sa matière que dans des périodes de l’histoire relativement assez bien connues du lecteur. Ce n’est pas, à la vérité, l’ancienne manière ; mais je crois que l’ancienne manière n’était pas bonne. L’abbé Terrasson puisait la matière de son Sethos dans l’histoire d’Egypte ; Marmontel allait chercher ses Incas dans l’histoire du Pérou. Ils ont eu raison, puisqu’ils ont réussi ; mais ils n’ont pas réussi assez, assez longtemps du moins, pour qu’il soit démontré qu’ils n’auraient pas mieux fait d’agir autrement.
L’inconvénient de ces sortes d’ouvrages est celui-ci. L’intérêt historique ruine ou plutôt empêche de naître l’intérêt proprement dit. Pour le lecteur, Sethos est un ouvrage sur l’Egypte et c’est l’Egypte qu’il veut apprendre dans Sethos. Les personnages et leur histoire reculent, pour ainsi dire, à l’arrière-plan et sont offusqués, non pas précisément par leurs entours, mais par l’importance que nous donnons à leurs entours et l’attention soutenue et exclusive que nous y attachons. L’intérêt est dispersé et dispersé de telle sorte que c’est le cadre qui nous fait oublier le tableau. C’est bien alors, c’est alors surtout que le roman historique parait un genre faux. Il paraît un genre… maladroit. On se dit : « puisque l’Egypte est le principal, quel besoin de me l’enseigner à l’aide d’une fiction romanesque, au lieu de me l’enseigner directement ? » A la vérité, c’est nous qui nous trompons et l’Egypte n’est nullement « le principal. » Mais notre ignorance de l’Egypte et notre désir de l’apprendre fait qu’elle le devient pour nous et, dès lors, les personnages et le récit sont comme mis en disgrâce et, comme tous ceux qui ont été disgraciés, sont importuns à reparaître.
C’est exactement ce qui est arrivé à Salammbô. Carthage était trop inconnue pour qu’un roman carthaginois ne fût pas lu avant tout comme une série de renseignemens sur la Carthage antique. Dès qu’il était lu dans cet esprit, dans cette préoccupation, il cessait d’être intéressant comme roman, et l’on en voulait presque à l’auteur de ce qu’il y avait des personnages.
Le roman placé dans une période de l’histoire relativement bien connue du lecteur est lu dans un état d’esprit tout différent. La curiosité s’y partage sans s’y disperser. Elle a comme son point central où elle se ramène après quelques regards jetés de côté et d’autre, mais qui ne se prolongent pas, n’appuient pas et ne la détournent point définitivement. Pays, climat, monumens, caractère général de l’époque, mœurs du pays et du temps, nous connaissons tout cela en gros, nous le reconnaissons avec plaisir ; ce que le romancier y ajoute de détails nouveaux pour nous nous intéresse sans nous absorber et nous amuse sans nous distraire. Nous ne nous écartons pas pour autant de l’objet principal. Et c’est ainsi qu’est conçu Bélisaire, roman d’intérêt insuffisant ; mais pour d’autres raisons ; et c’est ainsi qu’est conçu les Martyrs où le cadre, pourtant si riche, ne détourne point l’attention du tableau. C’est que ces temps où sont placés Bélisaire et les Martyrs nous sont connus, assez pour que notre curiosité ne s’y attache pas tout entière, assez peu encore pour que nous soyons heureux qu’on nous les décrive et surtout qu’on en rajeunisse par le talent la notion que nous en avons.
Cette mesure est difficile à garder ; mais, selon que l’époque est plus ou moins connue, soyez sûrs qu’il faut ou donner avec une certaine complaisance des détails historiques et c’est précisément quand elle l’est bien, ou ménager sévèrement ces mêmes attraits et c’est précisément quand elle l’est peu, ou rejeter délibérément le sujet comme mauvais et ne pas écrire le roman et c’est précisément quand elle ne l’est pas du tout. A cet égard, le roman archéologique est comme la limite du roman historique. Quand le roman est simplement historique, il est faisable ; quand il se rapproche du roman archéologique, il y faut de grandes précautions ; quand il serait proprement roman archéologique tout pur, il ne faut pas le faire.
Il est une autre qualité que le roman historique doit avoir ou plutôt il est un autre défaut dont il doit savoir se garder avec un soin extrême. Dans l’histoire qu’il raconte, doit se trouver engagé un grand intérêt humain, une grande question d’où dépendaient les intérêts de l’humanité d’autrefois et que l’humanité d’aujourd’hui est capable encore de comprendre et de sentir. C’est une règle absolue qu’on n’intéresse quelqu’un qu’en lui parlant de lui. L’art littéraire consiste à parler de lui au lecteur indirectement et d’une façon agréable. Indirectement et c’est tout juste le fond même du procédé artistique.
L’homme n’aime pas qu’on lui parle de lui face à face, qu’on le « confesse » et qu’on le « dirige. » Mais comme il est à peu près incapable de s’intéresser d’autre chose qu’à lui, il aime qu’on lui parle de lui sans en avoir l’air et en affectant de parler d’autre chose. Il aime qu’un auteur lui fasse des confidences personnelles ; mais de telle sorte et avec un tel caractère de généralité, quelque particuliers que soient les incidens, que le lecteur se mette continuellement à la place de l’auteur et écoute, dans l’histoire d’un autre, la sienne propre. Il aime les drames et les romans et les poèmes où se trouvent peintes, en leur violence ou en leurs raffinemens, les passions qu’il a senties lui-même à un moindre degré ou sous une forme plus simple. Et, donc, dans le roman historique qu’aimera-t-il ? Les grandeurs et misères des hommes illustres ? Point précisément ; mais ces mêmes grandeurs et misères en tant qu’elles ont eu un contre-coup sur les destins de l’humanité. Pourquoi ? parce que l’humanité, c’est lui-même. C’est lui-même à travers les âges. Le lecteur, en présence de la tragédie, de l’épopée ou du roman historique se cherche encore, confusément, et il se trouve sous la forme et en la personne pour ainsi dire, du genre humain. Il se généralise, sans cesser de songer à lui, et il se prolonge à travers les siècles, sans cesser de s’intéresser à lui-même, généralisé seulement, prolongé et agrandi.
Et c’est précisément ce qui l’ait la beauté supérieure et le haut degré de l’épopée de la tragédie et du roman historique, que le lecteur soit forcé de ne s’y intéresser à lui-même qu’en se mêlant à l’humanité tout entière, qu’en se considérant au point de vue de l’histoire et sub specie humanitatis. Voilà le caractère de haute dignité de ces trois genres littéraires. C’est à l’homme agrandi qu’ils s’adressent, à l’individu confondant sa personnalité dans une collectivité qui vit et souffre et cherche son chemin depuis des siècles et dans laquelle il se plaît pour un temps à se sentir contenu et embrassé. Et c’est pour cela que l’épopée, la tragédie, le roman historique semblent toujours comme parler au lecteur de plus loin et de plus haut. Mais encore faut-il qu’ils lui parlent d’une humanité où il n’ait pas trop de peine à se sentir engagé, dont il n’ait pas trop de peine à se sentir partie intégrante. Aussi le roman historique rapportant l’histoire de peuples inconnus ou de peuples qui paraissent, — je dis paraissent, — en dehors du grand chemin de la civilisation, n’intéressera point. Quelle prise veut-on qu’il ait sur nous ? Que nous importent les grands crimes ou les grandes actions d’un prince de Mongolie ou de l’ancien Pérou ? Sans doute, ils devraient nous intéresser. « Homo sum, humani… » Mais ceci est un peu trop philosophique pour le commun des lecteurs. Inconsciemment, curiosité d’érudition mise à part, il ne s’intéresse, pour les raisons que j’ai dites plus haut, qu’à l’histoire dont en définitive il est, lui, avec les hommes de son temps, le dernier aboutissement et qu’aux événemens qui ont eu leur influence sur cette histoire et qu’aux hommes qui ont eu leur influence sur ces événemens.
Voilà pourquoi Bélisaire, comme sujet est beaucoup mieux choisi que les Incas et voilà peut-être le secret du peu d’intérêt de Salammbô pour la très grande majorité des lecteurs. Une lutte entre Rome et la Grèce nous intéresse, et M. Lichtenberger n’a pas été mal avisé de choisir ce sujet. Une lutte entre Rome et l’Orient nous intéresse. Une lutte entre Carthage et ses mercenaires, nous intéresse, à ne rien dire de plus, infiniment moins. Il importe peu à la civilisation dont nous sommes et par conséquent à nous, à moi, et c’est là le point, que ce soit la férocité punique ou la férocité barbare qui ait le dessus. En dehors de l’histoire hébraïque, de l’histoire grecque, de l’histoire romaine et de l’histoire moderne, je pourrais même dire de l’histoire de France, un roman historique a les plus grandes chances d’être ennuyeux, tous droits réservés du génie, qui, comme on sait, se moque de toutes les règles, c’est-à-dire de toutes les prévisions rationnelles, mais qui, encore, ne risque pas peu à s’en moquer.
Mais il est une tout autre manière de traiter le roman historique, et qui, au lieu que la précédente en circonscrirait assez étroitement le domaine, lui fait au contraire un champ extrêmement vaste et en vérité indéfini. Cette manière consiste à traiter le roman historique à peu de chose près comme un roman contemporain. Elle consiste à faire du roman historique un roman d’observation morale, un roman psychologique. Elle consiste, en prenant en main des personnages de l’histoire, à leur attribuer les passions, les sentimens humains tels que nous les connaissons et le jeu de ces passions et sentimens tel que nous le connaissons aussi.
Et dès lors, le roman historique est tout simplement un roman et son domaine est indéfini comme est indéfinie la connaissance du cœur, comme sont indéfinies les combinaisons que l’on peut faire des passions humaines en exercice et en conflit. Cette manière de traiter le roman historique peut tenir ou d’une inexpérience un peu ingénue ou d’une vue très pénétrante. Mlle de Scudéry habillait les personnages de l’antiquité à la française et ne leur donnait exactement que les sentimens et les paroles de Français et de Parisiens de son temps. C’est que, de l’antiquité elle ne connaissait rien du tout, et que tout ce qu’elle connaissait au monde était les gens qu’elle avait contemplés dans ses visites. Et ses romans, malgré un certain talent de peintre de portraits, laissent l’impression d’une assez étrange et assez maladroite mascarade. Mais, s’il vous plaît, Racine fait-il autrement ? Fait-il d’une façon très sensiblement différente ? Point du tout. Il donne, il laisse à son récit une couleur antique ou exotique, une couleur historique en un mot assez sensible et même assez forte, quoi qu’on en ait dit ; mais quant aux sentimens qu’il attribue à ses personnages, il ne s’inquiète absolument point qu’ils soient de tel temps ou de tel lieu. Ils sont des sentimens humains et rien de plus. Il ne faudrait l’aire d’exception que pour Athalie et encore ce ne serait qu’une demi-exception. C’est que Racine part de cette idée que les sentimens et les passions humaines ne changent jamais et que Pyrrhus a aimé exactement comme un Condé et Roxane exactement comme Christine de Suède. Il n’a pas tort, parce qu’il ne s’occupe que des sentimens et ne sort jamais de ce domaine très nettement et rigoureusement circonscrit.
En effet ce ne sont pas les sentimens qui changent, ce sont les mœurs, et il y a une très grande différence. Les mœurs sont des tours d’idées qui se reflètent dans les usages, dans les manières et dans le commerce habituel des hommes entre eux. Elles sont indépendantes des sentimens et passions. Elles n’en viennent point. Elles ne reçoivent rien d’eux. Ceux-ci ne sont aucunement les causes de celles-là. — Entre elles et eux, n’y a-t-il donc aucun rapport ? Oh ! si bien ! Seulement ce ne sont pas les passions qui ont de l’influence sur les mœurs, ce sont les mœurs qui, sans rien changer au fond des passions, leur donnent une couleur, un ton et une physionomie particuliers. — Mais il reste que si vous faites une œuvre d’art où vous ne tenez compte que des passions et nullement des mœurs, vous pouvez me peindre des Romains et des Grecs avec la simple connaissance que vous avez des sentimens éternels, invariables en tant que sentimens, de l’humanité ; et c’est précisément ce qu’a fait Racine. S’il avait, comme Mlle de Scudéry, mêlé à des histoires grecques ou romaines des mœurs françaises, la cacophonie eût été la même ; mais, ne mettant de mœurs d’aucune sorte dans ses tragédies, il a fait des œuvres d’art où rien ne nous heurte, les sentimens et passions, seuls mis en jeu, pouvant être et étant parfaitement passions et sentimens de Grecs, de Romains ou de Turcs, encore que ce soit parfaitement sur des Français qu’il les ait étudiés.
Et remarquez ici une confirmation de ce que j’avançais plus haut sur l’étroit domaine du roman historique quand il veut être proprement roman historique. Si Racine a fait du drame historique un drame psychologique pur et simple, c’est, sans doute, que la nature de son génie l’y conduisait ; mais c’est aussi que la matière du drame historique s’épuisait ; c’est que Corneille, après avoir trouvé tant de sujets dans l’histoire capables de nous intéresser, commençait à en chercher et qui pis est à en trouver dans l’histoire qui ne nous intéresse pas. C’est qu’il en était aux princesses des Parthes et aux rois des Lombards ; c’est que les grands événemens et les grandes situations historiques, capables de nous passionner, ne sont pas si nombreux et qu’il fallait recourir à un autre élément de curiosité et à un autre ressort d’intérêt. De là cette révolution dramatique, la plus importante dans toute l’histoire de notre théâtre, qui a substitué la tragédie psychologique située dans l’histoire à la tragédie proprement et foncièrement historique. Tout de même que la tragédie le roman historique peut-être un roman comme un autre, un roman d’observation morale, un roman psychologique, situé dans l’histoire, tenant compte de la couleur historique, mais eu son fond purement et simplement curieux du jeu des passions éternelles, comme la Princesse de Clèves.
Seulement, il restera toujours une objection, et je trouve qu’elle est d’importance. Si, en situant votre roman psychologique dans l’histoire, vous le traitez exactement comme un roman psychologique quelconque, à quoi bon l’y situer ? En vérité, ce roman historique où les mœurs historiques n’entrent pas n’est un roman historique que de nom. C’est un roman pseudo-historique. Si l’histoire n’y sert qu’à donner des noms plus ou moins illustres aux personnages et quelques détails de couleur locale, noms de montagnes voisines ou de bras de mer traversés, ou de ville vaguement entrevue, ne vaudrait-il pas mieux, plus franchement, nous donner votre roman comme roman contemporain ? Mieux, non. Ni plus ni moins. C’est indifférent. Mais précisément parce que c’est indifférent, l’objection subsiste et elle a toute sa force.
Elle est pleine de vérité ; et c’est bien ici que nous touchons le vice secret, l’élément de caducité, non pas de la tragédie racinienne, qui vit parce qu’elle est de génie ; mais de la tragédie telle que l’avait conçue Racine. Oui, et Saint-Evremond ne s’y est pas trompé, ni le groupe cornélien de 1660, la tragédie de Racine est une fort belle chose ; mais encore c’est une pseudo-tragédie, et cela est bien égal au public, puisque c’est une belle chose, mais cela a des conséquences dans l’histoire du genre. C’est à partir de Racine que la tragédie, d’une part, ayant reçu de Racine l’exemple de ne se soucier que médiocrement de l’histoire, d’autre part, n’ayant plus en elle la puissance d’analyse psychologique qui n’appartenait qu’au seul Racine, se trouva fort dépourvue et finit par apparaître à tous les yeux comme un genre faux. Elle l’était, n’ayant d’historique que les noms et voulant passer pour historique ; elle l’était, n’ayant plus aucune raison de s’appeler tragédie et continuant d’affecter de l’être ; elle l’était, n’étant en son fond qu’un drame de La Chaussée et gardant allure et titre de drame historique.
Aventure toute pareille pourrait arriver au roman historique que nous avons vu qui a avec la tragédie tant de rapports. Il n’est pas genre faux en lui-même ou plutôt il n’est pas genre plus faux qu’un autre ; mais il le deviendrait manifestement, ce qui est le point et le point grave, s’il était historique à la manière de la tragédie de Racine et surtout à la manière de la tragédie du XVIIIe siècle, et encore même s’il l’était à la manière du roman historique du commencement du XIXe siècle.
Car il y a deux choses encore qui ne sont pas la même chose. Il y a la fameuse « couleur locale, » disons couleur historique, pour parler plus net ; et il y a les mœurs. Or les romanciers de l’école de Walter Scott et les dramatistes qui s’inspirèrent de lui vers 1820, virent très bien l’absence d’élément historique dans la tragédie du XVIIIe siècle et aussi, quoique moindre, dans le roman historique du même temps, et voir cela était déjà quelque chose ; mais ils s’avisèrent de combler ce vide, non pas avec une solide étude des mœurs des différens temps ; mais simplement avec cette « couleur locale » dont ils étaient si fiers. Or la couleur locale n’est pas pour combler un vide, elle est pour colorer des surfaces ; elle est essentiellement superficielle. Elle est faite de costumes, de gestes, de formules de style, de menus habitudes et usages cl d’architecture et d’ameublement. Elle n’est point méprisable ; mais elle est extraordinairement insuffisante. Elle est même dangereuse en ce qu’elle nous met en goût de mœurs du temps, sans satisfaire ce goût qu’elle fait naître et qu’elle excite. Ces hommes qui sont habillés si différemment de nous, qui ont d’autres manières et d’autres attitudes, qui circulent parmi des meubles et dans des habitations si différens des nôtres, qui mettent tant de soin à parler une autre langue que celle dont nous usons, nous voudrions bien savoir en quoi foncièrement ils diffèrent de nous. Nous trouvons tout naturel qu’ils aient les mûmes passions et les mêmes sentimens ; c’est cela que nous savons très bien qui est éternel ; mais des tours d’idées différens, des préjugés différens, des procédés différens dans le commerce des hommes entre eux, des manières différentes d’exprimer, d’avouer aux autres ou à soi-même ou de dissimuler à soi-même ou aux autres les passions éternelles, un point d’honneur différent, et, nonobstant que la vanité et l’orgueil soient éternels, une manière sensiblement différente d’être orgueilleux et d’être vains, et vous pouvez poursuivre et compléter ; voilà ce qui est mœurs, et voilà ce que nous voulons que le roman historique nous donne, du moment qu’il est historique et du moment surtout que par l’intervention de sa « couleur locale » il se targue devant nous de l’être, se pique d’authenticité et étale son authenticité et nous invite formellement à l’exiger de lui et à la contrôler en experts.
C’est à quoi le roman historique doit bien songer s’il veut éviter et l’infortune de la tragédie du XVIIIe siècle et l’infortune aussi de la tragédie du XIXe siècle, c’est-à-dire du drame romantique. Celle-là a échoué, relativement, pour n’avoir été drame historique d’aucune façon et n’avoir connu ni les mœurs, ni même la couleur historique. Celui-ci a échoué, relativement lui aussi, pour avoir cru que la couleur historique suffisait, ajoutée à la vieille tragédie voltairienne, pour la rajeunir et la revivifier. C’était une demi-erreur. C’était assez vrai pour provoquer et même pour mériter un succès de quelque temps. C’était assez erroné, c’était assez insuffisant comme réforme pour que le succès ait été tout à fait éphémère et pour que, signe vrai d’insuccès réel et confusion des réformateurs, le drame romantique ne parût, au bout de trente ou quarante ans, différer de la tragédie voltairienne que par le style, alors qu’il en différait très bien par autre chose ; mais cette autre chose était de trop peu de fond et comme de trop peu de réalité.
Cette leçon doit servir à nos modernes romanciers historiques. Qu’ils connaissent les passions éternelles de l’humanité et qu’ils sachent en démêler les ressorts et les faire jouer, qu’ils soient des Racine, rien de mieux au monde ; mais alors, encore qu’on leur permît fort bien d’écrire des romans historiques, on n’en verrait par très bien la raison ; on n’y verrait guère que je ne sais quel détour inutile et je ne sais quelle coquetterie superflue ; et on leur dirait : « Faites plutôt une Madame Bovary. »
Qu’ils soient experts en couleur locale et fins archéologues comme un Walter Scott, voilà déjà qui est plus pertinent à leur dessein et voilà ce qu’ils ne doivent nullement négliger ; mais ce qu’ils doivent considérer comme secondaire encore, accessoire, et simple ornement très utile.
Qu’enfin ils étudient les mœurs des anciens hommes ; voilà le très difficile et voilà le principal. Ces mœurs, au sens complet du mot, elles ont pour nous exactement tous les genres d’intérêt. Elles piquent notre curiosité parce qu’elles sont étranges, ou au moins éloignées des nôtres ; elles nous excitent à la réflexion sur nous-mêmes, parce qu’elles sont les causes directes, les causes précises des grands succès et des grandes infortunes des peuples et que nous pouvons à cette lumière juger des conséquences et des effets de nos mœurs propres ; enfin elles font partie, à proprement parler, de notre histoire, parce que ce sont leurs effets et conséquences qui ont fait l’histoire même dont nous sommes, pour le moment, le dernier aboutissement ; et parce qu’il y a quelque chose en nous des semences, des germes et des fermens qu’elles ont laissés derrière elles. En un mot, dans l’état actuel de nos esprits et de nos goûts, le roman historique doit être un roman de mœurs rétrospectif. A l’un de ces points de vue ou à tous, il y a donc lieu de féliciter les de Régnier, les Adam, les Lichtenberger, les France, les Margueritte qui interrogent le passé et qui nous le présentent avec la vérité de l’histoire, avec plus de minutieux détails que l’histoire n’en pourrait mettre et avec cet agrément, c’est-à-dire avec cette illusion de la vie qui est le propre du roman bien fait.
Et puis, je l’accorde, ce sera toujours un genre hybride, ce sera toujours un genre un peu faux ; plus faux que celui-ci, moins faux que celui-là ; assez faux au demeurant. Mais quoi ? Le roman vrai, le roman de mœurs contemporaines, le roman réaliste, semble bien décidément être épuisé. Le roman historique, comme ç’a toujours été son office, est destiné à faire l’intérim. S’il est légitime, je le crois bien, puisqu’il est comme une nécessité de circonstance.
EMILE FAGUET.