La Représentation proportionnelle et le régime parlementaire

La bibliothèque libre.
La représentation proportionnelle et le régime parlementaire
Cte Goblet d’Alviella

Revue des Deux Mondes tome 157, 1900


LA REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE
ET LE
RÉGIME PARLEMENTAIRE

La Chambre belge vient d’adopter, après des débats qui n’ont pas pris moins de trente-trois séances, un projet de loi qui applique aux élections législatives le principe de la représentation proportionnelle. Le problème que ce vote a tranché s’était posé, avec une intensité croissante, dès le lendemain de la révision constitutionnelle, qui, en 1894, avait substitué le suffrage universel, avec le correctif du vote plural, à un régime censitaire des plus restreints. Tous les partis admettaient l’impossibilité de maintenir un mode de votation qui faussait la sincérité du régime représentatif ; mais ils ne pouvaient se résigner au remède qui devait terminer la crise. Projets après projets succombèrent, à la Chambre, sous des coalitions parfois bizarres. L’un d’eux, il y a six mois, déchaîna l’émeute dans le parlement et faillit conduire le pays à une révolution. Deux ministères, issus de la majorité conservatrice, sont tombés successivement pour n’avoir pu résoudre l’énigme. Un troisième, plus heureux, a triomphé du sphinx. Le 1er juillet 1900, environ un million et demi d’électeurs, réunissant deux millions cent soixante-quinze mille suffrages et répartis en trente circonscriptions, auront à se partager proportionnellement cent cinquante-deux sièges de représentans et soixante-seize sièges de sénateurs.

C’est la première fois que l’application de la représentation proportionnelle est tentée sur une aussi grande échelle. Succédant aux essais qui ont été poursuivis en Suisse et ailleurs, l’expérience ne peut manquer d’intéresser tous ceux que préoccupe l’avenir des institutions représentatives. Ces questions, fastidieusement débattues pendant trois mois à la tribune du parlement belge, ont une portée qui dépasse les limites d’un petit pays. Elles surgissent partout où le fonctionnement normal des pouvoirs publics semble faussé par une organisation défectueuse du droit de suffrage, et il faut bien reconnaître que les doléances sont générales à cet égard, dans l’Europe contemporaine, sans distinction d’écoles politiques[1].


I

On a comparé assez irrévérencieusement le gouvernement parlementaire à une machine qui tourne à vide en faisant beaucoup de bruit. Sans endosser cette boutade, les observateurs les plus bienveillans conviennent qu’il n’a pas réalisé les espérances de l’école libérale. A l’heure même de son apogée, alors qu’il achevait de conquérir tous les États civilisés, à l’exception de la Russie, il s’ouvrait graduellement à des symptômes morbides, dont les principaux sont l’impuissance à légiférer utilement ou même correctement ; l’absence d’esprit de suite dans la politique tant étrangère qu’intérieure ; la confusion des pouvoirs ; l’avènement des médiocrités, l’extension du parasitisme administratif et un alarmant gaspillage des ressources publiques.

Quelques nations ont tenté de réagir, en élargissant de plus en plus leur corps électoral ; elles n’ont réussi qu’à abaisser encore le niveau de leurs législatures et parfois à y introduire un nouvel élément de désordre. D’autres, déjà en possession du suffrage universel, s’en sont prises au mode de groupement de leurs électeurs ; elles ont essayé alternativement du scrutin uninominal et du scrutin de liste, comme ces malades qui se retournent dans leur lit, en vue de trouver quelque soulagement. Vain espoir ! Le scrutin de liste n’a fait que leur apporter l’écrasement des minorités, la prédominance des partis extrêmes, les brusques et dangereux reviremens du corps électoral. Le scrutin uninominal leur a valu l’instabilité des ministères, le règne des coteries, l’effacement des idées générales devant l’esprit de clocher. Alors sont intervenus les partisans de la représentation des intérêts et ceux de la représentation proportionnelle, pour soutenir que le mal n’est ni dans l’universalité du suffrage, ni dans le mode du scrutin ; il se trouve, suivant les premiers, dans la désagrégation et l’éparpillement des unités électorales ; suivant les seconds, dans un système de répartition des mandats qui confère le monopole du droit de représentation à la moitié plus un de la totalité des votans.

M. Charles Benoist, en exposant ici[2], avec une rare compétence, la nécessité de confier le recrutement de la législature non plus à des assemblages arbitraires de masses amorphes, mais aux groupemens naturels de la société contemporaine, a tracé entre la réforme qu’il préconise et la représentation proportionnelle un parallèle qui n’est pas à l’avantage de cette dernière. Je suis loin de combattre son affirmation, que « la crise de l’Etat moderne » est due en majeure partie à la condition inorganique du suffrage « individualisé, » et je ne contesterai pas davantage que le remède ne doive se chercher, sinon exactement dans l’organisation dont il nous trace le plan détaillé, du moins dans l’ordre d’idées où il puise ses conclusions. Malheureusement, toutes pratiques que puissent être celles-ci, nous ne découvrons jusqu’ici, autour de nous, aucun symptôme de leur réalisation prochaine, — pas même un courant politique de quelque intensité en leur faveur. — Ce n’est certes pas un motif pour cesser de les soutenir et de les propager dans la mesure de nos forces, mais c’en est un pour ne pas rejeter d’autres remèdes qui sont peut-être plus à portée et qui visent une catégorie spéciale d’abus. Je ne puis d’ailleurs admettre que les deux conceptions s’excluent l’une l’autre. Comme on le montrait dernièrement[3], l’unanimité d’un groupe, en ce qui concerne ses intérêts communs, n’exclut pas, à propos d’autres questions, des divergences d’opinion qui justifient l’introduction de la représentation proportionnelle. Il faut aussi se placer dans l’hypothèse où l’on constituerait une des deux Chambres conformément à la représentation des intérêts ou des groupes, alors que l’autre continuerait à fonctionner sous le régime du suffrage universel ordinaire.

Quelle que soit l’organisation du corps électoral, les abus du procédé majoritaire ne peuvent guère être contestés. Tout d’abord on lui reproche le fait même de laisser sans représentation des fractions souvent considérables d’électeurs : leur droit de vote devient aussi stérile que s’ils étaient frappés d’incapacité légale. Pour peu qu’ils soient aux prises avec des partis historiques, possédant une majorité compacte et en quelque sorte héréditaire, cette exclusion peut se prolonger pendant plusieurs générations. Les minorités se désintéressent de la vie publique et concentrent leurs rancunes ; la majorité se considère, et non sans fondement, comme constituant tout le pays légal. Que devient alors la souveraineté nationale telle que Mirabeau Fa définie à la veille de la Révolution, en disant que tout citoyen doit être électeur ou élu, représentant ou représenté ?

Soutiendra-t-on que les vaincus du scrutin sont représentés par les élus de leurs adversaires ? C’est ajouter l’ironie à l’injustice. Non seulement la minorité se voit imposer des représentans qu’elle repousse, mais encore elle sait, d’avance, que ces prétendus mandataires emploieront à contrecarrer ses vues l’autorité qu’elle est censée leur avoir déléguée ; l’esprit de parti leur en fait un devoir, et, d’ailleurs, leur réélection est à ce prix. Il peut arriver qu’un même parti emporte, — ou à peu près, — tous les sièges d’une législature. Le cas s’est présenté plus d’une fois parmi les États de l’Union américaine et dans certains cantons suisses. Le plus souvent, néanmoins, les groupes politiques se partagent, dans une mesure quelconque, l’ensemble des circonscriptions, et l’on est même parti de là pour bâtir, en l’honneur du régime majoritaire, toute une théorie de compensations. Malheureusement pour rétablir l’équilibre, il faudrait faire en sorte que chacun des partis gagnât d’un côté ce qu’il perd de l’autre et que, en fin de compte, tout le monde retrouvât son dû. Or, ces prétendues compensations varient nécessairement avec la répartition accidentelle des électeurs dans les divers districts. En Belgique, où les résultats électoraux ont été minutieusement analysés, on a constaté que, dans certaines élections, un parti, avec moins de vingt-huit mille suffrages, comportait trente sièges, alors que le parti adverse, avec plus de vingt-deux mille suffrages, n’en obtenait que deux !

On convient que ces incohérences du scrutin risquent de livrer la majorité parlementaire et, par suite, le pouvoir, à un parti en minorité dans le corps électoral. Il ne s’agit point du cas si fréquent où, en ajoutant aux voix de la minorité le chiffre des abstentions, on constate que les élus représentent seulement une faible fraction du corps électoral pris dans son ensemble. En France, M. Victor Turquan a établi, dans une ingénieuse application de géographie statistique qui date de 1888, que les voix obtenues par les élus, aux élections législatives de 1881 pour la Chambre des députés, ne dépassaient pas 45 pour cent. Encore l’exercice du pouvoir ne revient-il pas à tous ces députés, mais seulement à la majorité d’entre eux. A cet argument on peut répondre que les abstentions sont, pour la plupart, attribuables à des indifférens ou à des indécis, et dès lors, il n’y a pas lieu de les porter à l’actif de la minorité plutôt que de la majorité. Mais, même à ne considérer que l’ensemble des votans, il se produit trop fréquemment que la minorité des électeurs emporte la majorité des sièges.

Supposons deux partis : l’un qui, massé dans la minorité des circonscriptions, y compte partout un nombre d’électeurs fort supérieur au chiffre de la majorité absolue ; l’autre qui, dominant dans le reste du pays, y possède, à l’intérieur de chaque district, une faible majorité. Le premier aura beau être le plus nombreux, c’est le second qui obtiendra la majorité au parlement[4]. Et ce n’est pas une pure hypothèse forgée pour les besoins de la cause. Le fait a été constaté plus d’une fois, dans presque tous les pays où deux partis se suivent de près. En Hollande, après la dissolution de 1886, on vit 47 613 libéraux obtenir 47 sièges, alors que 53 826 conservateurs en emportaient seulement 39. En Angleterre, lors des élections qui amenèrent la chute du dernier cabinet Gladstone, 1 436 000 électeurs libéraux n’obtinrent que 296 députés, alors que 1 122 000 conservateurs en avaient 356. Aux États-Unis, dans les élections de 1892, les démocrates ne réunirent que 47 pour 400 des suffrages émis ; ils obtinrent 59 pour 100 des sièges au Congrès. En 1894, à la vérité, ce fut le parti républicain qui, avec 48 pour 100 de suffrages, élut 68 pour 100 des membres du Congrès.

Que sera-ce, lorsqu’on n’aura plus seulement affaire aux caprices du hasard, mais que la détermination des circonscriptions sera aux mains d’un gouvernement qui ne recule devant aucun remaniement pour altérer à son profit le verdict du corps électoral ? Le second Empire avait la réputation de pousser fort loin l’art d’infuser dans des arrondissemens douteux des cantons bien pensans ; cependant, quelle qu’ait été sa dextérité géographique, il doit rendre des points aux politiciens du Nouveau Monde qui, dans certaines élections du Massachusetts, ont su assurer, par d’habiles découpages, la totalité des sièges à un même parti, alors que son concurrent, malgré son chiffre supérieur de voix, n’en obtenait aucun. Un journaliste de Boston faisait observer qu’un des districts, ainsi fabriqués en dépit de toutes les convenances topographiques, par le gouverneur Gerry, offrait l’image exacte d’une salamandre : « Dites une gerry-mandre, » interrompit un des assistans. Le mot fit fortune aux Etats-Unis, et il a même passé dans la langue politique de l’Europe, qu’il a enrichie d’un verbe nouveau : gerrymander. — Ainsi comprise, l’élection n’est plus qu’une comédie, et une comédie qui peut tourner au drame, comme dans le canton du Tessin, où la révolution de 1890 se donna pour mot d’ordre l’équation suivante :

12 166 libéraux = 35 députés.
12 783 conservateurs = 77 députés !

Si la compensation n’existe pas dans l’espace, ne peut-elle se produire dans le temps ? On l’a prétendu, en alléguant que chaque parti bénéficie à son tour de ces inégalités. Ainsi, dans le canton de Genève, en 1876, le parti radical obtint 100 députés au Grand Conseil, sur 104 ; en 1878, il fut mis à la portion congrue, et ce furent ses adversaires qui remportèrent plus de cent sièges, grâce au revirement de quelques centaines d’électeurs dans les divers collèges ; enfin, aux élections de 1880, il reprit l’avantage sur toute la ligne. En Belgique, les catholiques ont reçu plus que leur part de mandats dans les élections législatives de 1884, 1888 et 1 892 ; les libéraux, dans celles de 1886 et 1890. Un sénateur belge, bien connu par ses ingénieuses applications des sciences physiques aux phénomènes biologiques et sociaux, M. Ernest Solvay, a même essayé de régulariser cette situation, en proposant un système de représentation proportionnelle, qui aurait permis de reporter d’une élection à l’autre les suffrages inutilisés par les différens partis, partout où ceux-ci s’étaient trouvés en minorité. — En attendant, chercher l’expression exacte ou même moyenne de la volonté nationale, dans un rythme dont l’amplitude est déterminée par le hasard, c’est attendre l’heure vraie d’une montre qui tantôt avance et tantôt retarde d’un nombre indéterminé d’heures. D’ailleurs, ce qui nous importe, c’est que nos vues soient représentées immédiatement et non quand nos adversaires auront eu, pendant une période indéfinie, le champ libre pour abuser d’un pouvoir sans contrôle. L’alternance périodique de deux despotismes n’est pas la liberté ; deux iniquités en sens contraire ne créent pas la justice.

Faut-il insister sur les conséquences morales ou plutôt démoralisantes de ce régime ? L’élection n’est plus la désignation paisible et réfléchie des hommes que leurs coreligionnaires politiques estiment les plus capables de travailler à l’application de certaines idées ; c’est une lutte sans merci où chacun ne songe qu’à dépouiller ses adversaires. Il s’agit à la fois d’être représenté et d’empêcher les autres de l’être. Comme le résultat peut dépendre du déplacement de quelques voix, — peut-être les plus impressionnables ou les plus vénales, — il n’y a pas de promesses, de calomnies, de corruptions qui ne soient mises en jeu pour capturer des suffrages, — surtout quand le prix de la victoire n’est pas seulement la possession de la députation, mais encore, peut-être, la conquête du pouvoir. Les hommes de valeur se retirent de plus en plus des compétitions électorales ; celles-ci deviennent le champ clos de politiciens pour qui la fin justifie les moyens.

Jusqu’ici, je n’ai supposé que deux partis en présence. Quand il y en aura trois ou plus, sans qu’aucun d’eux possède la majorité absolue, que deviendra un régime fondé tout entier sur l’existence de cette majorité ? On peut, sans doute, accepter la règle pratiquée en Angleterre, qui confère les mandats aux candidats de la minorité la plus nombreuse, mais c’est là un terrible accroc au principe du gouvernement par la majorité. Les Anglais ont pu s’en accommoder, parce que, en fait, ils comptent seulement deux partis dans leur corps électoral ; mais qu’un troisième vienne à se constituer sérieusement, ils sont gens trop pratiques pour s’obstiner dans une procédure qui enlèverait toute sincérité à leur organisation parlementaire.

Certains cantons suisses, plus logiques, recommencent l’élection jusqu’à ce qu’on obtienne une majorité absolue. Cette solution est d’une application difficile, lorsqu’il faut mettre en mouvement de grandes masses d’électeurs, et elle peut conduire à une impasse. En 1889, dans la circonscription de la Chaux-de-Fonds, une des plus importantes de Neuchâtel, trois scrutins successifs ne donnèrent aucun résultat ; et les partis durent se résigner à s’entendre pour former une liste de candidatures où chacun d’eux recevait sa part proportionnelle. — La loi française a combiné les deux solutions, en décidant qu’il y aurait un second tour, mais que l’élection s’y ferait à la majorité relative. C’est retomber dans les inconvéniens de la législation anglaise ; même si, dans l’intervalle, certains candidats se retirent, celui qui l’emportera finalement ne sera jamais, de par ses origines, que le représentant d’un groupe en minorité dans le corps électoral.

Un quatrième expédient, — peut-être le plus mauvais, — est celui qui avait prévalu en Belgique. Dans le système français, tous les candidats du premier tour peuvent rester sur la brèche ; de nouvelles candidatures peuvent même surgir entre les deux scrutins, et la liberté de l’électeur demeure entière. En Belgique, les électeurs n’avaient le choix qu’entre les deux listes ou les deux candidats les plus favorisés au premier tour. Il en résultait, à plus forte raison, que les élus étaient les représentans d’une simple minorité, et, pour comble d’illogisme, c’est le groupe dont les candidats étaient définitivement écartés, trop faible lui-même pour obtenir un seul siège, qui décidait souverainement du sort de la journée. Lors des élections de 1898 pour le Conseil provincial, dans les cinq cantons de l’agglomération bruxelloise, où la lutte s’était établie entre les trois partis, les libéraux avaient réuni 38 450 suffrage s ; les catholiques, 29 400 ; les socialistes, 21 500. Au ballottage, les catholiques, dans les trois cantons où ils avaient été mis hors de cause par le premier tour, votèrent pour les libéraux ; les socialistes en firent autant dans les deux cantons où ils avaient été écartés d’emblée, si bien que le parti libéral emporta trente-quatre sièges ; ses deux concurrens n’en obtinrent aucun. — Que les cas de ce genre se multiplient, c’est une juxtaposition de mandataires désignés par des groupes en minorité dans leurs circonscriptions respectives qui prétendra représenter la majorité du corps électoral, et il faudra réclamer la représentation proportionnelle, non plus tant pour garantir le droit des minorités contre les empiétemens de la majorité, que pour protéger le droit de la majorité contre les usurpations des minorités.


II

Les esprits plus ou moins familiarisés avec le problème de la représentation proportionnelle ont peine à se figurer l’impression de ceux qui les premiers l’abordèrent de face. Un des savans les plus estimés et les plus consciencieux de la Suisse contemporaine, M. Ernest Naville, a raconté à la Conférence proportionnante d’Anvers qu’en 1864, il relevait de maladie, quand les troubles de Genève lui ouvrirent les yeux sur les abus du régime majoritaire. Il commença par se demander si la fièvre n’avait pas affecté sa raison, tant il avait peine à admettre que le gouvernement représentatif reposât partout sur un principe faux ; il ne se sentit rassuré qu’après avoir lu les pages éloquentes où Stuart Mill expose la théorie de la représentation vraie ; et il consacra désormais à la poursuite de cette réforme tous les momens qu’il put dérober à ses études de philosophie et d’histoire. Dans un autre hémisphère, une dame australienne, avantageusement connue comme conférencière et comme publiciste, miss Catherine Helen Spence, rapportait dernièrement qu’ayant pris connaissance, en 1859, du mode de votation proposé par Thomas Hare pour assurer la représentation des minorités, elle y vit « comme une révélation d’en haut ; a revelation from above ; » et elle passa les quarante années suivantes à répandre cet évangile politique, non seulement dans les colonies australiennes, mais encore en Angleterre et jusqu’aux Etats-Unis.

Cet enthousiasme a eu sa contre-partie. En Angleterre même, Stuart Mill fut largement traité d’utopiste, et un publiciste aussi judicieux que Bagehot n’hésitait pas à écrire que la thèse de Thomas Hare tenait du roman. En Belgique, lorsque, au cours de l’année 1866, un député conservateur, M. Jules de Smedt, attira pour la première fois l’attention de la Chambre belge sur les nouvelles théories de la représentation, son discours, tout platonique qu’il fût, lui valut les plus vives ripostes de ses collègues, notamment de deux libéraux qui devaient plus tard se rallier avec éclat à la cause de la représentation proportionnelle, MM. Eudore Pirmez et Louis Hymans : « Ces thèses, » disait le second, « sont tellement extraordinaires, tellement bizarres, tellement dangereuses, qu’il est impossible de les laisser passer sans la plus énergique protestation. Que devient le gouvernement représentatif avec une pareille façon de raisonner ? » En 1871, quand M. Pernolet, député de la Seine, voulut exposer à l’Assemblée nationale les avantages de la représentation proportionnelle, c’est tout au plus si l’impatience de ses collègues lui laissa achever son discours ; et, quelques années plus tard, un membre de la droite, M. Pieyre, fut moins heureux encore : il s’attira un rappel à l’ordre pour avoir soutenu, entre autres argumens, que la Chambre des députés représentait seulement la minorité des électeurs : « Remarquez, — ajouta sévèrement le président, M. Brisson, aux applaudissemens de l’assemblée, — que c’est autant le droit de vos amis que celui de vos adversaires que je défends en ce moment. »

Aujourd’hui, l’on ne peut plus guère accepter la représentation proportionnelle comme une « révélation ; » mais il serait également téméraire de traiter d’utopie une institution qui fonctionne dans un nombre croissant de pays. Essayons donc de déterminer le fondement et la valeur de cette réforme, en nous gardant à la fois des entraînemens irréfléchis et des préjugés misonéistes trop fréquens en pareille matière.

Je ferai d’abord remarquer que le terme même de représentation proportionnelle n’est pas fort heureux. On perd de vue que, une fois admis le principe du gouvernement parlementaire, tout système de représentation est proportionnel dans une certaine mesure ou du moins vise à l’être, et il n’y a personne qui ne soit prêt à accepter l’image si souvent citée de Mirabeau, que les assemblées représentatives doivent être comme une carte réduite dont la physionomie conserve les proportions de l’original. La question est de savoir quel sera l’original ; en d’autres termes, quelle sera la base de la représentation, d’après quel principe seront organisés les groupes qui éliront chacun un nombre de députés proportionnel à leur importance respective.

La communauté d’intérêts qui justifie les groupemens électoraux peut dériver soit de la résidence dans une même circonscription, soit de l’identité des professions ou des fonctions, soit de la conformité des opinions politiques. On applique généralement au premier système la dénomination de régime majoritaire ; au second, celle de représentation des intérêts ; au troisième, celle de représentation proportionnelle.

Acceptons cette terminologie, puisqu’elle est consacrée par l’usage, mais sous réserve de ne l’employer que dans un sens bien défini. La représentation proportionnelle sera donc la substitution des opinions politiques aux intérêts locaux comme base du groupement électoral.

Les partisans de cette réforme insistent avec beaucoup de force sur la distinction entre le droit de représentation et le droit de décision. Celui-ci appartient nécessairement à la majorité. Que cette majorité se prononce par voie de plébiscite ou par l’intermédiaire de délégués, la minorité n’a que le droit d’en appeler au corps électoral mieux informé. Le droit d’être représenté appartient à tous les citoyens actifs, sans qu’on ait à distinguer s’ils forment la majorité ou la minorité du corps électoral. Le droit de vote n’est que la réalisation, la forme extérieure de ce droit de représentation. — Cette argumentation est inattaquable, mais elle est incomplète, comme le terme même de représentation proportionnelle. Tout ce qu’elle réclame, en effet, c’est que les différens groupes d’électeurs soient représentés on proportion de leur force respective ; mais elle s’abstient de déterminer sur quelle base ces groupes se formeront. Le principe de la proportionnalité s’accommoderait parfaitement de la division du pays en circonscriptions uninominales qui comprendraient soit la même étendue de territoire, soit le même chiffre d’électeurs : on aurait ainsi une représentation proportionnelle des intérêts locaux. Il reste à démontrer que la proportionnalité ne doit pas être cherchée dans cette voie.

Sous l’ancien régime, les députés représentaient non les individus, mais les organismes dans lesquels se cristallisaient les forces vives de la nation. Les villes, les universités, les corporations, les classes étaient représentées en vertu de leur importance réelle, et celle-ci était arbitrairement établie soit par une concession du souverain, soit par des conventions écrites ou traditionnelles. Au sein de ces collèges, il ne pouvait être question de représentation proportionnelle ; chacun d’eux formait une personne morale, une unité collective, où la minorité se confondait avec la majorité ; l’élu chargé de soutenir les intérêts communs représentait également tous les membres du groupe.

Quand le droit de représentation fut attribué directement aux citoyens, conformément à la théorie individualiste, on prit pour cadres électoraux les subdivisions du territoire, mais on admit en même temps une certaine proportion entre la population des circonscriptions et le nombre de mandataires qui leur était respectivement attribué. En France, la constitution de 1791 fixa une triple base pour déterminer le nombre des représentans assigné à chaque circonscription : le chiffre des habitans, l’étendue du territoire, et le montant des contributions. Une proportionnalité aussi complexe ne pouvait s’établir que très approximativement. La constitution de 1793, et toutes les constitutions qui se sont succédé en France jusqu’à nos jours, ont exclusivement fondé sur la population le nombre des députés ; d’après la constitution de 1793, la proportion était d’un député par quarante mille individus ; d’après celle de 1852, d’un député par trente-cinq mille électeurs. Le scrutin de liste se prête davantage à ce genre de proportionnalité ; mais il force à remanier périodiquement le chiffre des sièges accordés à chaque circonscription, et il aboutit à des inégalités considérables dans l’importance des députations : c’est ainsi qu’en Belgique on trouve, à côté de districts nommant un, deux ou trois députés, des circonscriptions qui en élisent 11 et 18. Le scrutin uninominal exige des remaniemens plus fréquens encore. La loi française du 13 février 1889, qui a attaché un siège à chaque arrondissement, prévoit le fractionnement des circonscriptions où la population dépasse 100 000 habitans ; ce qui ne laisse pas de maintenir, en fait, d’étranges disproportions entre des arrondissemens de moins de 20 000 âmes, comme Barcelonnette, et des circonscriptions de plus de 100 000, ainsi qu’il s’en rencontre dans le département de la Seine, et ailleurs encore. Ce sont là autant de tentatives pour établir sinon une proportionnalité absolue, — qui reste irréalisable dans n’importe quel système, parce qu’il y aura toujours des excédens trop faibles pour mériter un siège, — du moins une proportionnalité aussi exacte que possible, ayant pour base l’existence d’intérêts locaux et leur droit d’être représentés dans la mesure de leur importance.

Or, c’est précisément le choix de cette base qui tend à fausser le régime représentatif, en le faisant reposer sur une fiction et non sur la réalité des faits. Il est certain qu’il y a partout des questions locales, et il serait absurde de soutenir qu’elles n’entrent pour rien dans les contestations électorales. Mais leur rôle est absolument secondaire, chez les peuples, — et c’est la généralité, — où existent des partis politiques. Les candidats continuent à y être choisis parmi les habitans de la circonscription ou parmi des étrangers qui se prétendent au courant des besoins locaux. Ils rivalisent de promesses qui se rapportent directement aux intérêts matériels de leurs électeurs. Toutefois, ils se réclament en même temps de certaines doctrines générales, font appel en première ligne aux affinités d’opinion et, une fois élus, se groupent d’après ces affinités, dans les assemblées. Nous sommes donc autorisés à conclure que le véritable fondement de la représentation nationale, c’est la division en partis politiques et, dès lors, il est rationnel que ces partis soient représentés au parlement en proportion de leur force numérique dans le corps électoral.

Mais, dira-t-on peut-être, c’est reconnaître officiellement l’existence des partis politiques. Pourquoi pas ? Certains proportionnantes, tels que Stuart Mill, refusent d’admettre que les partis, comme tels, aient la faculté d’être représentés. Ils entendent fonder exclusivement la représentation proportionnelle sur le droit que possède tout citoyen de concourir par l’élection à l’exercice de la souveraineté. Cette distinction est sans portée au point de vue où nous nous plaçons. Que le droit de suffrage ait pour but d’exercer la souveraineté par l’entremise de mandataires, ou simplement de constituer l’organe investi du pouvoir législatif ; qu’il soit en lui-même un droit individuel, dérivant de la qualité de citoyen, ou un droit individualisé, procédant d’une délégation de l’État, il n’en subsiste pas moins au profit de tous les citoyens inscrits sur les listes électorales ; et, comme ceux-ci ne peuvent l’utiliser efficacement qu’en se groupant, ces groupemens, — qu’on les appelle ou non des partis, — doivent être considérés comme une condition nécessaire de son exercice.

Que se passe-t-il actuellement sous le régime majoritaire ? Des associations ou des comités librement formés choisissent des candidats qui s’engagent à « représenter » une idée, un intérêt, voire tout un programme de réformes, et c’est entre ces candidats que l’électeur est appelé à choisir. Il y a, sans doute, des candidats qui se présentent spontanément. Mais ils n’en soutiennent pas moins un programme politique ; ils possèdent, eux aussi, un comité, un groupe d’amis ou de partisans, qui patronne leur candidature et conduit leur campagne. La représentation proportionnelle ne changerait rien à cette organisation, sauf que, dans chaque parti, les minorités qui se croiraient sacrifiées auraient davantage la faculté de s’ériger en groupes autonomes, possédant un droit égal à obtenir éventuellement un ou plusieurs sièges.

Ainsi entendue, la représentation proportionnelle offre l’avantage de remplacer le régime de l’association forcée, résultant des relations de voisinage, parle régime de l’association facultative, fondé sur l’accord temporaire des volontés libres. Elle se prête, du reste, à la représentation spéciale des intérêts locaux ou même professionnels, s’il plaît aux électeurs de se grouper sur l’un de ces terrains. Elle peut aussi se combiner avec le maintien des anciennes circonscriptions électorales, pour autant que celles-ci sont pourvues chacune de plusieurs sièges. Toutefois, il faut observer que plus il y aura de mandats à répartir, plus il y aura de nuances qui pourront être représentées. D’un autre côté, comme aucun parti ne réunit exactement le chiffre de suffrages nécessaire pour qu’il n’y ait pas d’excédens, les déchets de voix perdues seront d’autant moins nombreux qu’il y aura moins de circonscriptions. À ce double point de vue, l’idéal serait le collège unique, réunissant tous les électeurs du pays. Mais il serait chimérique d’escompter un changement aussi profond de nos habitudes électorales.

Les proportionnantes, qui sont des esprits concilians par nature autant que par nécessité, ont compris tout au moins l’opportunité d’une transition, et ils se sont contentés partout de réclamer des circonscriptions assez étendues pour qu’on puisse introduire au parlement tous les partis suffisamment forts du pays. Rien n’empêche de conserver les subdivisions existantes, là où fonctionne le scrutin de liste, quitte à fusionner les districts voisins, là où règne le scrutin uninominal. Même dans ces conditions restreintes, la représentation proportionnelle ne peut-elle porter les fruits qu’en attendent ses partisans : rétablir la sincérité du régime parlementaire, garantir les droits des minorités, diminuer l’âpreté des luttes électorales, régulariser les oscillations du pouvoir, dégager les courans importans de l’opinion, et relever le niveau des assemblées législatives ?


III

Parmi les objections qu’a soulevées la représentation proportionnelle, se rencontre alternativement la crainte qu’elle ne favorise l’émiettement des partis et qu’elle ne les incite à des coalitions étranges ; — qu’elle n’accentue les dissensions électorales et qu’elle ne tue la vie politique ; — qu’elle n’empêche la formation de majorités gouvernementales et qu’elle ne perpétue la domination du parti au pouvoir. — Ces objections, quoi qu’en disent les apologistes de la réforme, ne se réfutent pas forcément les unes les autres ; elles ne sont contradictoires que si on les formule conjointement en termes absolus. Une même, institution peut très bien, suivant les circonstances, engendrer des inconvéniens contraires. Les périls qu’on dénonce ici ne sont pas particuliers à tel ou tel mode de représentation ; ils sont une conséquence inévitable du régime représentatif ; la question est de savoir si la représentation proportionnelle contribuera à les développer ou à les restreindre.

Le reproche de pousser aux coalitions peut être écarté sommairement. Ou bien on se trouve devant deux partis qui sont désormais certains d’obtenir leur part de représentation ; et pourquoi iraient-ils se coaliser, quand ils peuvent aboutir au même résultat en gardant leur complète autonomie ? Ou bien il s’agit de groupes isolément trop faibles pour obtenir un seul siège ; et il peut arriver qu’ils se coalisent, mais la nécessité s’en fera bien moins fréquemment sentir que sous un régime où, pour exercer quelque influence, les partis doivent atteindre la majorité absolue des suffrages.

D’un autre côté, quand des minorités, même relativement peu considérables, seront certaines d’obtenir leurs mandataires, les moindres nuances d’opinion ne voudront-elles pas être représentées ? Bien plus, ne verra-t-on pas des intérêts particuliers, en opposition avec l’intérêt général, se chercher et se grouper au détriment des partis politiques ? — S’il s’agit d’intérêts respectables, véritablement lésés par les actes du pouvoir, on ne peut regretter qu’ils obtiennent des mandataires pour appuyer leurs griefs légitimes. S’agit-il, au contraire, de véritables coalitions contre le bien public : elles ne tarderaient pas, en Europe du moins, à soulever un tel mouvement de protestation qu’elles seraient du coup réduites à l’impuissance. Pour quiconque observe le mouvement contemporain des démocraties, il est peu probable qu’on arrive ainsi à entamer sérieusement les cadres des anciens partis, partout où ils répondent aux divisions naturelles de la politique nationale ou aux tendances essentielles de l’esprit humain. En tout cas, le reproche est assez étonnant, quand on le rencontre chez ceux qui défendent le scrutin uninominal ou la représentation des intérêts.

Ce qui arrivera le plus souvent, c’est que certaines opinions qui se croiraient sacrifiées viseront à conquérir une représentation distincte. Il y a là un correctif à un des abus qu’on dénonce fréquemment, et à juste titre, dans nos mœurs électorales : la prépondérance de comités spontanés et irresponsables qui prétendent régenter à la fois les électeurs et les élus. Leur prépondérance ne sera-t-elle pas fort entamée quand le candidat aura le moyen de secouer leur joug sans se condamner à une défaite certaine ? Cependant, cette tendance, en quelque sorte centrifuge, trouvera sa limite en elle-même. Outre la perte de prestige qui résulte de toute scission même inévitable, les partis qui s’émiettent s’exposent à ne plus trouver le minimum de voix nécessaire pour arriver à la répartition des mandats, et, si même les fractions, entre lesquelles ils se partagent, sont assez fortes pour éviter cet écueil, ils risquent, en multipliant leurs listes, de multiplier les excédens de suffrages qui n’entrent pas en compte. Supposons, dans une élection, où 3 000 voix représentent le chiffre de suffrages nécessaire pour obtenir un siège, un parti comprenant 9 500 électeurs, qui a droit, par conséquent, à trois sièges. Il n’en recevra plus que deux, s’il se fractionne en deux groupes respectivement de 5 000 et de 4 500 votans.

Pour renforcer l’action de ce correctif naturel, on a proposé de fixer un minimum de voix, — variant arbitrairement du tiers au sixième des suffrages valables, — que les candidats devraient réunir pour être élus ; c’est ce qu’on a intitulé le quorum. La plupart des proportionnalistes repoussent cette restriction de leur principe, parce qu’elle tend à augmenter, cette fois d’une façon artificielle, les fractions électorales non représentées. Elle reste pourtant un remède toujours applicable dans les pays où la division irait jusqu’à l’éparpillement ; c’est à l’expérience de prononcer. Provisoirement, cette expérience est de nature à nous rassurer. Au Tessin, ce sont les deux partis historiques, les conservateurs et les libéraux, qui continuent à se disputer la faveur du corps électoral. A Zug, à Soleure, à Neuchâtel, il y avait auparavant trois partis ; il n’y en a encore que trois aujourd’hui, bien que certaines circonscriptions neuchâteloises élisent de quinze à trente députés. A Genève, où il existait également trois partis en ligne, on en compte actuellement cinq, grâce au dédoublement des groupes qui confondaient naguère, dans des unions mal assorties, d’une part les socialistes et les radicaux, d’autre part les catholiques et les conservateurs protestans. Mais ces divorces, qui se sont opérés à la satisfaction réciproque des intéressés, offrent un argument de plus à ceux qui aiment, en politique, les situations nettes et franches. — Nulle part la représentation proportionnelle n’a produit, jusqu’ici, une pullulation de partis ou plutôt de groupes analogue à celle dont le régime majoritaire a doté le Reichstag de l’Empire allemand : 102 membres du Centre, 61 conservateurs, 56 socialistes, 50 progressistes, 49 nationaux-libéraux, 20 partisans de l’Empire, 14 Polonais, 13 antisémistes, 10 Alsaciens, 9 guelfes, 9 agrariens et 5 « sauvages, » sans compter 1 socialiste chrétien, 1 Danois et 1 Lithuanien !

On a aussi exprimé l’appréhension que les doctrines, même les plus subversives, ne réussissent ainsi à se faire représenter officiellement. C’est une question de savoir s’il ne vaut pas mieux les rencontrer dans le grand jour de la contradiction parlementaire que de les réduire à fermenter sourdement dans les couches profondes de la nation. Quoi qu’il en soit, cette controverse serait désormais sans objet, car il n’est plus guère de pays où les opinions anticonstitutionnelles, voire anti-sociales, aient encore besoin de la représentation proportionnelle pour forcer les portes du parlement. Ceux qui dénoncent la représentation proportionnelle comme une cause de stagnation politique font valoir que, sous ce régime, tout député, une fois élu, pourra conserver indéfiniment son siège ou, du moins, qu’à chaque renouvellement, les mandats seront répartis entre les différens groupes dans la même proportion ; le gain d’un siège ne vaudra pas l’effort à faire pour amener le déplacement requis de suffrages ; les partis resteront « clichés » à la fois dans le corps électoral et dans la législature. Ceux qui, au contraire, veulent exposer le côté anarchique de la réforme font entendre qu’en amenant la formation d’un parlement où aucun parti n’aurait la majorité absolue, elle entravera complètement l’exercice du pouvoir. Les cabinets, — en admettant qu’ils réussissent à se constituer, — seront sans cesse à la merci de coalitions entre les divers élémens de l’opposition ; ils ne pourront se maintenir qu’à force de compromissions ; la politique deviendra un perpétuel marchandage au jour le jour. — A la première de ces deux thèses les proportionnalistes répondent qu’un des abus les plus flagrans auxquels il importe de remédier, c’est précisément la dangereuse facilité avec laquelle une poignée d’électeurs détermine parfois le renversement du ministère. Même sous le régime proportionnel, il y aura toujours des électeurs flottans, et on ne voit point pourquoi il ne se produirait pas, d’une élection à l’autre, des modifications d’opinion suffisantes pour amener des transferts de sièges. La grande différence entre les deux régimes, c’est que, avec la représentation proportionnelle, les fluctuations des partis dans le parlement se modèleront sur les variations du corps électoral, au lieu d’être déterminées par le hasard de la répartition des électeurs ou par les soubresauts de l’opinion dans quelques circonscriptions douteuses. On peut même prétendre que ces variations seront plus fréquentes, quand l’électeur, qui réprouve parfois les exagérations de son parti, mais qui recule devant l’alternative de porter son suffrage aux candidats d’un autre parti également extrême, trouvera l’occasion de se rattacher à quelque nuance intermédiaire, dégagée par la représentation proportionnelle. Qu’importe que les changemens de l’orientation politique soient plus rares et plus lents, s’ils sont plus consistans et plus justifiés ? Ce sera l’évolution substituée à la révolution dans le domaine électoral.

Le péril n’est pas de ce côté. Il est plutôt dans les inconvéniens que peut engendrer le manque de majorité dans les Chambres, chaque fois qu’il n’y en aura point dans le corps électoral. Remarquons, toutefois, que cette difficulté peut se rencontrer sous le régime majoritaire, lorsqu’il n’y a pas de partis bien définis ou qu’il y en a plus de deux parmi les électeurs. En faire un grief à la représentation proportionnelle, c’est reprocher au baromètre le temps qu’il fait. On peut soutenir, à la vérité, que le but des institutions parlementaires, ce n’est pas d’obtenir l’image fidèle du corps électoral, mais de fournir un gouvernement fort. Dans ce cas, qu’on s’attaque franchement au principe de l’élection, ou du moins qu’on aille jusqu’au bout, pour réclamer la constitution d’un collège unique fonctionnant avec le régime majoritaire ! C’est le seul moyen d’obtenir à tout prix la majorité et même l’unanimité dans la représentation nationale. Bien que cette solution existe pour le recrutement des administrations locales dans plusieurs pays, — où, du reste, elle constitue un régime électoral exposé aux plus graves objections, — il n’y a personne qui oserait sérieusement en réclamer l’extension aux élections législatives ; car ce serait supprimer tout contrôle du pouvoir et bientôt jeter les minorités exaspérées dans les voies révolutionnaires.

Il faut donc se résigner, quand tous les partis sont une minorité dans le corps électoral, à ne plus trouver de majorité dans le parlement. S’ensuit-il que les pouvoirs publics seront frappés de paralysie ? L’art du gouvernement deviendra plus difficile ; il exigera plus de modération et de tact. Cependant le groupe le plus fort, ou le mieux en situation, pourra parfaitement assumer le pouvoir et l’exercer entre les autres partis, soit qu’il obtienne, à tour de rôle, le concours des différentes minorités, soit qu’il pratique une politique de conciliation, contre laquelle les extrêmes seuls pourraient s’insurger. Gouverner, c’est transiger. Vaut-il mieux que les transactions s’opèrent dans le huis-clos des comités, à la veille des élections, ou dans les bureaux du parlement, entre les représentans officiels des partis ? Dans le premier cas, elles assument la forme de coalitions qui faussent la sincérité du scrutin ; dans le second, elles ont chance d’aboutir à des mesures qui, tout en gardant le cachet de leurs origines politiques, font une part plus grande aux droits des minorités.

Lorsqu’en 1895, la Belgique remplaça les ballottages par la représentation proportionnelle dans l’élection des conseils communaux, il ne manqua pas d’esprits chagrins pour prédire que l’administration des grandes cités allait être livrée à l’anarchie. Bruxelles, Liège, Gand, entre autres localités, possèdent désormais des conseils où les libéraux, les catholiques et les socialistes sont représentés par trois groupes, dont aucun ne détient la majorité absolue. Cependant les collèges échevinaux, qui sont élus par le conseil pour exercer sous son contrôle le pouvoir administratif, sont restés aux mains des libéraux, et, récemment, un de leurs chefs les plus en vue, M. Braun, bourgmestre de Gand, déclarait à l’Association libérale de cette ville que jamais les administrateurs libéraux n’avaient eu un rôle plus facile et plus satisfaisant ; il leur avait suffi, sans abdiquer en rien leurs principes politiques, d’apporter dans leur gestion un peu de modération et beaucoup d’impartialité.

En général, ce sont les esprits conservateurs qui se préoccupent surtout du danger que la représentation proportionnelle ferait courir aux majorités gouvernementales. Et pourtant ce sont les droits acquis, les classes aisées, les élites intellectuelles, qui ont le plus d’intérêt à son adoption. Les partis contemporains tendent à se développer sur le terrain économique ; la politique menace de devenir une lutte de classes. En même temps, l’État développe chaque jour ses attributions dans les différentes sphères de la vie sociale. Une de nos préoccupations dominantes, en ce tournant de l’histoire, doit être de protéger les démocraties contre elles-mêmes, en favorisant tout ce qui vise à garantir les droits des minorités sans entraver le progrès. Qui sait si la représentation proportionnelle ne restera pas le dernier frein au despotisme du nombre ? C’est, en tout cas, le seul dont l’introduction puisse se justifier au nom même de l’égalité.

Rien ne sert mieux les vues des partis extrêmes que l’ardeur exagérée des luttes électorales. Rien n’est plus opposé à la conception fondamentale d’une politique pondérée que les brusques déplacemens du pouvoir. Quand les changemens de majorité dépendront de modifications lentes et profondes dans les dispositions des couches électorales, les déclamations, les pièges et les calomnies de la dernière heure devront céder le pas, dans tous les partis, à la propagande calme et incessante par les raisonnemens et les actes. « L’élection, écrivait M. Naville en 1865, ne sera plus que le temps de la moisson ; chacun recueillera ce qu’il aura semé. »


IV

D’origine récente dans son principe, la représentation proportionnelle l’est plus encore dans son application. Pendant longtemps ses adversaires ont tablé sur l’impossibilité de la réaliser pratiquement : autant de proportionnantes, disaient-ils, autant de systèmes qui se détruisent l’un l’autre. En supposant qu’on découvre une formule satisfaisante, jamais on ne la ferait comprendre et encore moins accepter par un corps électoral dont une forte partie sait tout au plus compter sur ses doigts. Enfin, dût-on même réussir à faire l’éducation des votans, on échouerait devant l’insuffisance des scrutateurs que réclame le fonctionnement d’une pareille horlogerie électorale.

Toute cette argumentation a aujourd’hui perdu sa force. Le problème de la représentation proportionnelle a traversé, au début, une période de tâtonnemens et d’essais, où les mathématiciens ont eu beau jeu. Le raisonnement a eu bientôt fait justice des combinaisons qui ne répondaient pas au but ou qui offraient une complexité encombrante. Parmi les systèmes qui ont surnagé, quelques-uns ont dû aux controverses, dont ils ont été l’objet, des perfectionnemens qui ont amené un nouveau triage. Il ne reste debout aujourd’hui que trois ou quatre formules, et même, parmi elles, des expériences récentes nous permettent peut-être de nous prononcer. D’un autre côté, on a vu, en plus d’un pays, non seulement la majeure partie des classes éclairées, — mais encore les masses, quand on s’est donné la peine d’aller à elles, — accueillir, avec un empressement qui, dans certains cas, atteignait l’enthousiasme, d’abord l’idée de la représentation proportionnelle, ensuite le système destiné à la réaliser. Partout où elle a été introduite, les opérations se sont poursuivies, dès la première épreuve, avec une intelligence, une correction et une rapidité qui n’ont rien laissé à regretter du régime majoritaire. Le dépouillement a pris parfois un peu plus de temps que sous le régime antérieur ; mais les scrutateurs s’en sont tirés avec une facilité qui les eût étonnés eux-mêmes, si les opérations de hautes mathématiques dont on les menaçait ne s’étaient réduites à quelques applications des quatre règles ; encore la besogne peut-elle être allégée par des tables de calcul préparées d’avance. Pourquoi ce qui s’est passé chez ces peuples ne se reproduirait-il pas parmi tous ceux qui pratiquent le régime représentatif ?

C’est en France, à la fin du XVIIIe siècle, qu’apparaît pour la première fois l’idée de la représentation proportionnelle, avec Condorcet et Saint-Just. Ce dernier proposa à la Convention de faire nommer les membres du Corps législatif dans un seul scrutin ; chaque électeur n’aurait pu voter que pour un nom, les sièges auraient été dévolus aux candidats qui auraient obtenu le plus de suffrages. Ce système a quelque chose de séduisant par sa simplicité ; mais il tend à établir une égalité fictive entre des groupes numériques fortement différenciés, sans compter la difficulté d’introduire l’unité de collège.

Ces inconvéniens furent corrigés par le comte de Villèle, l’ancien ministre de la Restauration, lorsqu’il émit, en 1839, l’idée de laisser aux électeurs de chaque département la faculté de se grouper en collèges facultatifs, ceux-ci se partageant les sièges du département d’après le chiffre de leurs adhérens respectifs. Il est assez intéressant de constater que ce système fut appliqué, l’année suivante, dans la ville australienne d’Adélaïde, pour l’élection de la municipalité : les électeurs se groupaient librement dans des collèges qui n’avaient plus d’autre formalité à remplir, quand ils réunissaient un certain nombre de suffrages, que de faire enregistrer le nom de leurs candidats. Il va sans dire que cette combinaison implique le vote public. En 1844, un publiciste américain, Thomas Gilpin, essaya de la concilier avec le vote secret ; il s’agissait d’organiser l’élection en partie double, chaque électeur indiquant à la fois sur son bulletin le parti pour lequel il entendait voter et le candidat de ce parti qui avait ses préférences. Le procédé du « double vote simultané » était trouvé. Cependant, les temps n’étaient pas mûrs pour cette reconnaissance officielle du rôle des partis. On préféra poursuivre la solution dans des systèmes qui laissaient les candidats directement en face des électeurs.

Condorcet avait proposé à la Convention d’appliquer à l’élection des bureaux, dans les assemblées primaires, une disposition limitant à deux les noms que chaque votant pourrait inscrire sur son bulletin, quel que fût le nombre des membres à élire. L’idée fut reprise par lord Grey, à la Chambre des lords, en 1846, dans la discussion du bill relatif à l’élection des municipalités irlandaises. Enfin, en 1867, le Parlement introduisit le vote limité dans douze circonscriptions, qui nommaient chacune trois députés, ainsi que dans la cité de Londres, qui en élisait quatre. Le procédé est excellent pour assurer des mandataires à une minorité ; il est presque impraticable quand il s’agit de satisfaire plusieurs groupes. Même quand il n’y a que deux partis en présence, les électeurs de la majorité, en distribuant habilement leurs votes entre plusieurs candidats, peuvent quelquefois frustrer la minorité de la part qui lui revient ; d’un autre côté, s’ils s’exagèrent leur force réelle et éparpillent leurs suffrages, ils peuvent être privés de toute représentation. L’Angleterre a renoncé à ce système en 1885, après l’avoir pratiqué pendant dix-sept ans. Il a eu le même sort au Brésil, qui l’a essayé de 1875 à 1881, et en Italie, où il a fonctionné de 1882 à 1891. On ne le rencontre plus actuellement dans des élections législatives qu’en Espagne, en Portugal et dans l’île de Malte. M. Paul Laffitte le recommandait récemment encore, comme le plus facile à appliquer en France, mais simplement parce qu’il désespérait d’obtenir une réforme s’éloignant davantage des habitudes acquises.

Le vote limité restreint les pouvoirs de l’électeur : le vote cumulatif les amplifie. Dans ce système, que M. James Garth Marshall passe pour avoir trouvé en 1853, chaque électeur possède autant de suffrages qu’il y a de sièges dans la circonscription ; mais il peut les distribuer, comme il l’entend, entre les divers candidats. des 1850, le vote cumulatif fut partiellement introduit, pour l’élection de la législature, dans la colonie du Cap, — où, soit dit en passant, la représentation proportionnelle, sous une forme quelconque, va devenir plus nécessaire que jamais, en présence des rivalités de race suscitées ou ravivées par la guerre actuelle. — L’année 1870 le vit appliquer simultanément en Angleterre, pour le recrutement des comités scolaires, dans la Pensylvanie, pour l’élection des municipalités, et dans l’Illinois, pour celle de la législature. Depuis lors, il a été adopté, pour les élections législatives, en 1874 dans l’Etat de Buenos-Ayres ; en 1884, au Chili.

On doit reconnaître au vote cumulatif plus d’élasticité qu’au vote limité et il se prête davantage à la représentation de plusieurs minorités. Mais il offre les mêmes inconvéniens, quand les partis se font illusion sur le chiffre de leurs adhérens ou ne parviennent pas à voter avec une discipline absolue. De plus, comme les suffrages ont une tendance à s’accumuler sur les noms les plus populaires de chaque liste, ceux-ci reçoivent un excédent de votes qui sont absolument perdus. On a corrigé cet inconvénient en rendant transférables les suffrages surabondans. L’électeur obtient le droit d’indiquer, soit par l’ordre dans lequel il inscrit les divers candidats sur son bulletin, soit par l’apposition d’un numéro ou d’une marque en regard de leur nom, quels sont ceux sur lesquels il désire répartir subsidiairement son vote, au cas où son préféré aurait déjà obtenu, dans le dépouillement, le chiffre de voix nécessaire pour être élu.

Le véritable inventeur de cette combinaison est un ministre danois, M. Andræ, qui le fit introduire, dès 1855, dans les circonscriptions de son pays élisant plus de deux députés. Chaque votant ne disposait que d’un suffrage, quel que fût le nombre de députés à élire, mais ce suffrage était transférable. Pour être élu, tout candidat devait réunir un nombre de voix égal au total des votes divisé par celui des sièges. Ce système n’était guère connu hors du Danemark, lorsque, en 1857, il fut repris sur une base plus large, — quelques-uns même disent conçu à nouveau, — par Thomas Hare, dont il a gardé le nom. Sa supériorité sur les combinaisons précédentes provient de ce qu’il supprime les pertes de suffrages et peut assurer à tous les groupes une représentation vraiment proportionnelle. Aussi, pendant un temps, les proportionnalistes ne jurèrent plus que par cette formule. Néanmoins, en dehors du Danemark, où elle fonctionne toujours, elle n’a été appliquée aux élections législatives que dans l’État de Costa-Rica, depuis 1893, et dans la Tasmanie, depuis 1896.

On lui reproche de laisser encore une part au hasard : en effet, l’attribution d’un suffrage à tel ou tel candidat peut varier d’après l’ordre dans lequel les bulletins sortent de l’urne. De plus, quand le nombre des sièges est considérable et le corps électoral fort étendu, il exige des votans une appréciation trop approfondie de la valeur relative des candidats et menace de compliquer les opérations du dépouillement. Pour peu que les suffrages se disséminent, il risque de laisser un certain nombre de sièges sans titulaires, et alors, il faut recommencer l’opération, à moins de déclarer élus les candidats qui se rapprochent le plus du quotient exigé ; ce qui est contraire aux règles d’une juste proportionnalité. La combinaison du système Hare, ou plutôt du transfert des suffrages avec le vote cumulatif, n’en offre pas moins le meilleur mode de votation proportionnelle, pour les élections des bureaux et des commissions, dans les académies ou les sociétés particulières, voire pour la nomination de corps politiques peu nombreux, chez les peuples qui n’auraient pas de partis nettement dessinés.

Partout ailleurs, quand il s’agit de se prononcer entre des partis, il y a lieu de distinguer, dans le scrutin, deux opérations qui restent confondues sous le régime majoritaire : la fixation du nombre de sièges qui revient à chaque liste, et la répartition de ces sièges entre les candidats de la liste. Le premier problème se ramène, pour chaque parti, à une règle de trois. On divise le chiffre des votes valables par celui des sièges à pourvoir. Le quotient de cette division est le mètre électoral, c’est-à-dire le chiffre de suffrages qui donne droit à un siège. Autant de fois chaque liste renfermera ce quotient, autant elle obtiendra de sièges. Ce procédé, en somme très simple, a été admis pour les élections législatives, au cours des dix dernières années, dans les cantons de Genève, Neuchâtel, Zug, Saint-Gall et Soleure ; dans le royaume de Serbie et dans l’Etat de Mendoza (République Argentine). Il fournirait l’expression la plus exacte de la proportionnalité en matière d’élections, si le nombre de sièges pouvait toujours être divisé proportionnellement aux contingens respectifs des partis. Malheureusement la pâte électorale ne se prête pas toujours à un découpage aussi régulier. L’opération laisse fréquemment un certain nombre de sièges non pourvus. Supposons cinq députés à répartir entre 30 000 votans. Le parti A compte 11 000 suffrages ; le parti B, 10 000 ; le parti C, 9 000. Le quotient, obtenu en divisant 30 000 par 5, est 6 000 ; chaque parti recevra donc un député. Que faire des deux sièges restans ? On ne peut pas recourir à un ballottage et il ne servirait à rien de recommencer l’épreuve. Suivant qu’on est plus porté pour les intérêts de la majorité ou pour ceux de la minorité, on a proposé d’accorder ces sièges tantôt au parti le plus nombreux, tantôt aux partis qui comptent les plus fortes fractions d’électeurs non représentées. Dans l’exemple précité, la première solution donnerait donc deux sièges en plus à la liste A ; la seconde, un siège à la liste A, qui offre un excédent non représenté de 5 000 suffrages, et un à la liste B, dont le déchet atteint 4 000. Or, ce sont là des dérogations au principe proportionnel ; en effet, les trois premiers sièges ont été attribués au même chiffre de suffrages ; les deux derniers le sont à des chiffres moindres et même, dans le second cas, à des chiffres inégaux. De plus, le premier système est une prime à la coalition artificielle ; le second incite à la division exagérée.

Y a-t-il un moyen de réaliser l’unité du chiffre répartiteur ? Un professeur de l’Université de Gand, M. Victor D’Hondt, a obtenu, en 1878, ce compteur perfectionné, par l’application du procédé suivant : Le total des suffrages accordés à chaque liste est divisé successivement par 1, 2, 3, et ainsi de suite ; les résultats de ces divisions sont rangés par ordre d’importance, et le quotient qui occupera, dans ce tableau, un rang correspondant au chiffre des sièges à pourvoir sera le commun diviseur cherché[5]. Il restera sans doute des excédens de suffrages qui seront perdus. Mais cet inconvénient ne peut s’éviter dans aucun système électoral, à moins de découper un député en fractions, et les proportionnalistes même les plus féroces ne peuvent recourir à cette extrémité. L’essentiel, c’est que la solution se rapproche, autant que possible, de la proportionnalité parfaite et que, dans aucun cas, elle n’attribue à une liste un siège qui reviendrait à une autre.

Le système du commun diviseur a rallié la majeure partie des proportionnalistes. En 1885, la conférence internationale qui réunit, à Anvers, les principaux partisans de la réforme, adopta à l’unanimité, après un long débat, une résolution portant que, « réserves faites des nécessités de chaque pays, le système D’Hondt marque un progrès considérable sur les systèmes précédemment proposés et constitue un mode pratique et rigoureux de réaliser la représentation proportionnelle. » Restait cependant l’épreuve de l’application. Les Chambres belges l’ont introduit, en 1894, dans les élections communales, et il y a fonctionné avec plein succès, les calculs qu’il exige des scrutateurs n’étant complexes qu’en apparence. Au Tessin, il a fait l’objet d’une expérience peut-être plus décisive encore. Quand la représentation proportionnelle fut admise dans ce canton, en 1891, on y chercha le mètre électoral dans la division du chiffre des bulletins par le nombre des sièges, avec attribution des mandats surabondans aux plus fortes fractions non représentées. Comme le résultat laissait à désirer, on décida, en 1892, d’attribuer ces mandais au parti qui avait réuni le plus de suffrages. Cette fois encore les partis ne purent obtenir ce qui leur revenait. On reconnut alors que la proportion eût été mieux respectée si on avait appliqué le système D’Hondt, et c’est à celui-ci qu’on s’arrêta définitivement, avec une légère modification de forme, suggérée par M. le professeur Hagenbach-Bisschoff.

En ce qui concerne la seconde partie du problème, deux voies sont ouvertes : on peut reconnaître aux parrains de chaque liste, voire aux candidats qui déclarent se présenter ensemble, le droit de déterminer l’ordre de préséance entre les candidatures de leur parti. Ou bien on peut laisser aux électeurs le soin de régler cette préséance, soit qu’ils composent eux-mêmes leur bulletin, soit qu’ils apposent un numéro ou une marque de préférence en regard du nom de leurs candidats favoris. On a reproché, non sans fondement, à la première solution, d’enchaîner la liberté de l’électeur. Mais la seconde offre à son tour le grave inconvénient de laisser la désignation des élus qui représenteront chaque parti à la discrétion d’une poignée de mécontens ou même d’adversaires politiques qui combineront leurs votes en vue de faire échouer les élémens les plus importans de la liste. Pour obvier à cet abus, on a proposé, comme moyen terme, d’abandonner aux parrains le soin de régler l’ordre des candidats, en réservant aux électeurs le droit de renverser cet ordre par leurs votes de préférence.

Un autre point controversé, c’est s’il faut ou non maintenir à l’électeur le droit de distribuer ses suffrages entre des candidats inscrits sur des listes différentes. On fait valoir, pour l’affirmative, que la loi ne peut pas contraindre un citoyen à se ranger dans un parti politique et que tout électeur doit avoir la faculté de choisir ses mandataires indépendamment de leurs opinions. En sens contraire, on allègue que l’élection est un choix entre des partis ; que, si des candidats entendent se solidariser, l’électeur n’a aucun moyen de s’y opposer ; que sa liberté, du reste, est suffisamment sauvegardée par le droit de présenter des listes différemment composées ou même des candidatures isolées. La loi, que vient de voter la Chambre belge, tranche la question en n’accordant à chaque électeur que la faculté de voter pour une liste et éventuellement pour un candidat déterminé de cette liste ; elle est partie du principe que nul n’a droit à plus d’un mandataire, et qu’en votant pour un candidat qui a accepté de figurer sur une liste, on vote implicitement pour cette liste elle-même. Quelles que soient les solutions qu’on adopte sur ces différens points, elles n’affectent en rien le principe même de la représentation proportionnelle. Si j’en ai parlé ici, c’est surtout afin de montrer que la réforme est entrée dans sa période d’application pratique et qu’elle ne s’y est heurtée à aucun obstacle dirimant.


V

La conclusion qui semble se dégager de cette étude, c’est que la représentation proportionnelle, sans être une panacée, — il n’y a pas de panacée en politique plus qu’en médecine, — rectifiera le mécanisme du gouvernement parlementaire, en assurant à chaque groupe assez nombreux d’électeurs une part de mandats en rapport avec sa force numérique et en supprimant la fiction qui, sous le régime majoritaire, fait des élus les mandataires de la minorité aussi bien que de la majorité. Il serait téméraire de s’imaginer que, du jour au lendemain, elle fera régner, dans les élections, les mœurs idylliques prédites par certains de ses apologistes ; mais elle y introduira certainement un élément de pacification et même d’honnêteté. Elle permettra aux partis de se faire représenter par leurs meilleurs candidats et aux candidats d’apporter plus de franchise dans leur altitude électorale.

Sous le régime majoritaire, la différence numérique des partis est-elle faible ? C’est la guerre à outrance. Est-elle forte ? C’est l’apathie du corps électoral. La représentation proportionnelle fera pénétrer la lutte jusque dans les circonscriptions les plus inféodées à certains partis, mais elle enlèvera partout à cette lutte le caractère d’âpreté qu’engendre l’importance exagérée de l’enjeu. Elle garantira les droits de la majorité vraie, en empêchant le triomphe abusif d’une minorité favorisée par les hasards des scrutins. Elle donnera plus de fixité à la possession des sièges ; il est même possible qu’elle ralentisse les modifications dans la distribution des partis au sein des assemblées, mais elle mettra ces modifications en correspondance avec les mouvemens réels de l’opinion, et elle agira comme un balancier pour régulariser les oscillations du pouvoir. Elle amènera parfois la multiplication des groupes, mais elle affaiblira l’esprit de parti, qui est le principal obstacle à leur entente, et tendra à faire prédominer la politique de transaction sur la politique de combat. De pareilles perspectives ne sont peut-être pas pour plaire à tout le monde, elles ne peuvent que réjouir ceux qui souhaitent de relever l’autorité des institutions parlementaires, parce qu’ils y voient, malgré tout, la meilleure garantie de la liberté.

Malheureusement cette réforme se heurte à un obstacle plus grave que les scrupules des théoriciens : l’indifférence, voire l’hostilité de ceux qui ont précisément la charge de la réaliser, Les parlementaires sont au premier rang pour découvrir les vices de leur régime électoral. Mais tous les parlemens se ressemblent en ce qu’ils ne sont jamais pressés de modifier l’organisation dont ils émanent. Il est assez naturel que les chefs de parti regardent avec défiance une innovation de nature à relâcher les liens de la discipline parmi leurs adhérens. Quant aux nombreux députés qui doivent souvent à leur mandat la meilleure partie de leur prestige, ils se rendent compte que les sacrifices, exigés par ce bouleversement électoral, s’opéreront sans doute à leurs dépens, et ils n’ont, en général, aucun goût pour le rôle de Curtius. Hors du parlement, il y a bien la presse, ensuite tous ceux qui s’occupent de politique et qui pourraient agir sur leurs élus. Mais la plupart des esprits affairés trouvent déjà la vie trop complexe et se refusent systématiquement à l’effort de réflexion qu’exige cette introduction d’une idée nouvelle dans la routine de leurs habitudes électorales. S’ils sont du parti qui détient le pouvoir, ils se préoccupent avant tout de l’y maintenir ; plus sa majorité est factice, plus ils sont hostiles à toute mesure qui pourrait accroître les forces de l’opposition. Les minorités, à leur tour, ne visent qu’à l’emporter par les vieilles méthodes, quand elles ne s’imaginent pas faire acte de patriotisme en refusant de travailler à l’affaiblissement d’une arme qu’elles comptent bien retourner contre leurs adversaires, le jour où elles deviendront majorité à leur tour.

En réalité, il n’est aucune opinion sincère qui ne gagnerait à trouver dans le régime représentatif plus de précision et d’équité. « Le principe que je défends, écrivait Stuart Mill, n’est ni tory, ni whig, ni radical ; il mérite de figurer au programme de tous les partis qui préfèrent à une série de succès fortuits un triomphe toujours fondé sur les principes de la justice. » Là est à la fois le mérite et la faiblesse de la représentation proportionnelle. Ce n’est pas seulement dans la politique active qu’on doit se faire violence pour échapper aux préoccupations de parti. Ici, il y a, en outre, à lutter contre des habitudes qui répondent à deux de nos instincts ancestraux les plus enracinés : — l’amour de la guerre, qui nous fait chercher dans une élection les émotions d’une bataille ; — la passion du jeu, qui nous fait préférer au fonctionnement régulier d’un distributeur automatique le tout ou rien de la loterie majoritaire. Et pourtant, nous devons bien nous pénétrer de cette vérité : aucune réforme du régime représentatif ne sera sérieuse et durable, si on ne la poursuit en dehors de tout esprit de parti, dans une intention de pacification sociale, et selon les principes de la justice distributive.


Cte GOBLET D’ALVIELLA.


  1. En France, la question de la représentation proportionnelle a fait l’objet de nombreux travaux, depuis que M. Aubry-Vitet l’a traitée, un des premiers, ici même, dans les derniers jours de l’Empire. (Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 mai 1870.) En 1883, se fonda à Paris la Société pour l’Étude de la Représentation proportionnelle, dont les travaux ont été réunis par M. Maurice Vernes dans un volume publié en 1898. Le sujet a été abordé plusieurs fois à l’Institut, où MM, George Picot et Frédéric Passy ont chaleureusement défendu la réforme ; celle-ci a été également soutenue avec conviction et talent, dans des articles de revues et de journaux, par MM. Paul Laffitte, Yves Guyot, Boutmy, A. Leroy-Beaulieu et Sévérin de la Chapelle. Enfin, tout récemment, elle a inspiré deux ouvrages recommandables, l’un publié à Dijon, en 1898, par M. Besson, la Représentation proportionnelle, l’autre à Paris, en 1899, par M. Saripolos, la Démocratie et l’Élection proportionnelle. Ce dernier traité, très complet, expose la question à la fois sous ses côtés théoriques et pratiques.
  2. Voyez dans la Revue des 1er juillet, 15 août, 15 octobre, 15 décembre 1895, 1er avril, 1er juin, 1er août, 1er décembre 1896 : l’Organisation du Suffrage universel.
  3. M. Ch. François : La Représentation des intérêts dans les Corps élus ; ouvrage publié sous les auspices de l’Université de Lyon.
  4. Voici un exemple : 90 000 électeurs groupés en neuf circonscriptions de 10 000 votans. Le parti A, qui possède 50 000 adhérens, en compte 9 000 dans chacune des quatre premières circonscriptions et 2800 dans chacune des cinq suivantes. Le parti B, qui possède 40 000 adhérens, en compte 1 000 dans chacune des quatre premières circonscriptions et 7 200 dans chacune des cinq suivantes ; ses candidats passeront haut la main dans ces dernières et il aura ainsi cinq sièges, alors que son concurrent en obtiendra seulement quatre, malgré ses dix mille voix de majorité !
  5. Voici, — toujours en nous servant du même exemple (5 sièges et 30 000 votes valables), — le tableau de l’opération d’après la formule D’Hondt :
    A B C
    (1) 11 000 10 000 9 000
    (2) 5 500 5 000 4 500
    (3) 3 666 3 333 3 000


    Le cinquième quotient par ordre d’importance est 5 000. Ce commun diviseur assure deux sièges à la liste A, deux à la liste B, un à la liste C. — Il convient d’ajouter la règle suivante : quand le quotient, qui fournit le commun diviseur, se reproduit dans deux listes, il ne compte que pour l’une d’elles, — celle qui a le plus de suffrages. — Le cas, toutefois, est exceptionnel.