La Reproduction artificielle des minéraux et des roches

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La Reproduction artificielle des minéraux et des roches
Revue des Deux Mondes3e période, tome 55 (p. 171-198).
LA
REPRODUCTION ARTIFICIELLE
DES
MINÉRAUX ET DES ROCHES

Chaque science a ses procédés particuliers d’investigation. Dans les sciences physiques, l’expérimentation est en général employée de préférence, tandis que dans les sciences naturelles l’observation est principalement mise en œuvre. Chacune des deux méthodes a ses avantages, et le choix à faire entre elles dépend évidemment du sujet auquel elles s’appliquent et du génie propre à celui qui en fait usage. Le champ de l’expérimentation s’agrandit chaque jour à mesure que les sciences font de nouvelles conquêtes, mais le domaine de l’observation est loin de s’appauvrir, car il renferme des trésors inépuisables; c’est pourquoi aucune des deux méthodes n’est appelée dans l’avenir à rester seule maîtresse au détriment de l’autre; tout fait présager, au contraire, qu’elles se combineront de plus en plus et que leur union deviendra chaque jour plus étroite et plus féconde. Déjà, du côté des sciences physiques, nous voyons l’observation jouer un grand rôle dans l’étude des phénomènes cosmiques, et, d’autre part, dans les sciences naturelles, la physiologie organique est venue montrer tout le fruit que l’on pouvait attendre de l’expérimentation. Mais l’un des résultats les plus frappans de l’heureuse association des deux méthodes est celui qu’a fourni leur application à la science des minéraux et des roches. Ces matériaux, après avoir été attentivement étudiés et connus dans les particularités les plus intimes de leur constitution, sont devenus l’objet de recherches ayant pour but leur reproduction artificielle. La nature avait opéré à profusion de merveilleuses cristallisations minérales, mais elle cachait jalousement le secret de ses procédés de travail. Le savant appelé à contempler ces produits n’a pu se contenter d’en admirer la variété et l’arrangement ; il a voulu en découvrir la source et le mode de formation, et, pour cela, il a fait appel à l’expérience appuyée sur l’observation et contrôlée par elle. Telle est l’origine des travaux de synthèse appliquée à la matière inorganique. Dans cette voie, beaucoup de découvertes sont encore à faire, mais les succès sont déjà assez nombreux et assez importans pour que leur histoire mérite d’être retracée.

Les roches cristallines sont pour la plupart composées de minéraux divers; ce sont des agrégats complexes. Avant d’en tenter la reproduction artificielle, on a songé tout d’abord à celle de leurs élémens, et pendant longtemps, c’est à ce but limité que se sont bornés les efforts des expérimentateurs. Un travail mémorable de Gay-Lussac ouvre le champ d’études. Ce savant, dans un voyage qu’il avait fait au Vésuve, en 1821, avait remarqué la multiplicité des produits cristallisés que déposent les fumées acides du volcan. L’une de ces matières, un oxyde de fer, qui, sous forme de lamelles miroitantes, tapisse les fentes incandescentes des cratères, avait particulièrement attiré son attention. Ce produit prenait naissance, sous les yeux mêmes des visiteurs, par une réaction mutuelle des gaz et des vapeurs volcaniques. Pouvait-on reproduire de toutes pièces le phénomène? Gay-Lussac n’hésita pas à répondre affirmativement. De retour à Paris, il imita dans son laboratoire l’opération de la nature. Des vapeurs de chlorure de fer, semblables à celles qui se dégagent sur les flancs du Vésuve, furent introduites dans un tube chauffé au rouge mélangées avec de la vapeur d’eau. Aussitôt, dans les parties froides de l’appareil, parurent des lamelles à reflets métalliques, identiques à l’oxyde de fer du volcan. Gay-Lussac, poussant plus loin encore l’imitation de ce qu’il avait constaté sur place, fit, dans une seconde expérience, intervenir les matières qui, dans les éruptions, engendrent le chlorure de fer lui-même. Le chlorure de sodium, la vapeur d’eau et les minéraux ferrugineux des laves lui fournirent de nouveau les cristaux miroitans du Vésuve. La démonstration cherchée était complète. Ces expériences sont demeurées célèbres dans les annales de la science; plus qu’aucune autre, elles ont contribué à la gloire de l’illustre physicien. Cependant le minéral reproduit par Gay-Lussac n’est jamais qu’un élément accessoire dans les roches; d’ailleurs les conditions dans lesquelles on venait de l’obtenir, identiques, il est vrai, à celles qui président à sa production dans les volcans, sont certainement différentes de celles qui lui ont donné naissance dans la plupart des autres gisemens naturels. Aux yeux des géologues, ces considérations diminuaient beaucoup l’importance du résultat. L’oxyde de fer, disait-on, n’est qu’un produit chimique; jamais on ne fera cristalliser les véritables élémens des roches; la silice et les silicates résisteront toujours à toutes les tentatives de reproduction; la nature dispose d’un laps de temps indéfini et de forces illimitées. Comment espérer réaliser dans un chétif laboratoire ce qu’elle a produit avec des moyens aussi puissans? Pourtant, dès 1823, un fait des plus concluans répondait à ces objections. Un jour, pendant l’une des séances de l’Institut, Berthier, alors professeur de chimie à l’École des mines, soumit à l’examen de ses collègues de l’Académie des cristaux noirs supportés par un fragment pierreux. Cordier, professeur de minéralogie au Muséum, fut particulièrement appelé pour déterminer la nature du minéral en question. Après l’avoir considéré quelques instans, il répondit sans hésiter que c’était un pyroxène, silicate de fer et de magnésie, commun dans la nature, et il ajouta même que l’échantillon soumis à son appréciation devait venir d’une localité du Tyrol bien connue des naturalistes. Grande fut sa stupéfaction, lorsque Berthier, retournant le support des cristaux, montra que c’était un fond de creuset. Les cristaux étaient bien du pyroxène, mais ils étaient artificiels. Berthier les avait obtenus en fondant un mélange en proportions convenables de silice, de magnésie et d’oxyde de fer, et en laissant ensuite refroidir lentement le creuset.

Ce résultat ne fut pas le seul auquel il arriva; le même mode opératoire lui servit pour obtenir quelques autres silicates cristallisés. Il semblait ainsi avoir trouvé une méthode féconde; cependant il ne tarda pas à s’arrêter dans ce genre de recherches. Découragé par plusieurs essais infructueux, il considéra lui-même les succès qu’il avait obtenus comme purement fortuits, et, malgré les encouragemens de Mitscherlich, il dirigea d’un autre côté ses travaux de laboratoire.

Les expériences de synthèse minérale ne furent reprises que plus de vingt ans après. Un naturaliste, qui, pendant le cours de sa longue carrière, n’a jamais mis en œuvre que l’observation, Élie de Beaumont, peut néanmoins être considéré comme le promoteur de cet effort nouveau. Dans les leçons qu’il fit au Collège de France en 1845 et 1846, il exposa avec une clarté saisissante les données que ses patientes études sur le terrain lui avaient fournies relativement à l’origine des roches. Ce sujet donnait lieu à de vives controverses entre les géologues ; il se fit juge de la discussion, signalant les produits formés par fusion à la manière des laves, indiquant les roches dans la genèse desquelles l’eau et la pression étaient intervenues, déclarant qu’un certain nombre de minéraux avaient été engendrés par une réaction mutuelle de vapeurs à haute température. La grande autorité de l’illustre professeur, la netteté des preuves dont il appuyait son argumentation firent une profonde impression dans le monde savant. Les conséquences expérimentales ne se firent pas attendre. Ebelmen, que des travaux remarquables de chimie avaient fait appeler à la direction de la manufacture de porcelaine de Sèvres, mit à profit sa situation privilégiée pour entreprendre une série d’ingénieuses expériences.

On sait que la plupart des matières solubles dans un liquide cristallisent facilement quand on évapore doucement le véhicule qui les tient en dissolution ; c’est ainsi, par exemple, que l’eau abandonne à l’état de cristaux presque tous les sels qu’elle peut dissoudre. On pouvait donc penser que l’on obtiendrait à l’état cristallisé les oxydes des roches naturelles si l’on disposait d’un dissolvant de ces corps susceptible d’être chassé par volatilisation. Ebelmen sut trouver le réactif en question. Parmi les substances qu’emploient journellement les fabricans de porcelaines et d’émaux, il en est une, l’acide borique, qui remplit les conditions cherchées. Cet acide est un corps solide qui fond à la température du rouge sombre et possède alors la propriété de dissoudre les oxydes : en outre, à une température plus élevée, il peut être entièrement réduit en vapeurs. Partant de la connaissance de ces faits, Ebelmen introduisit dans les fours de Sèvres des capsules de platine dans lesquelles il avait placé une certaine quantité d’acide borique mélangée aux élémens chimiques des corps qu’il voulait faire cristalliser. La fusion du mélange était aisée ; la volatilisation de l’acide borique présentait plus de difficultés. Le chauffage au rouge blanc était maintenu sans interruption pendant plusieurs jours et plusieurs nuits ; l’acide borique s’évaporait avec une extrême lenteur ; puis, l’opération terminée, chaque vase de platine se montrait revêtu d’une riche parure de cristaux. Des émeraudes, des spinelles, des rubis, des saphirs, du rutile, des silicates divers possédant la dureté, l’éclat, les nuances des minéraux naturels, furent ainsi obtenus. Dans la détermination des formes cristallographiques, de même que dans l’étude des propriétés optiques de ces produits, Ebelmen fit preuve, comme minéralogiste observateur, d’une habileté égale à celle qu’il avait déployée dans la marche de son expérimentation. Parmi les produits qui furent étudiés de la sorte, ceux qui se rattachent à la famille des spinelles méritent une mention particulière. La nature ne les présente jamais à l’état de pureté ; doués d’une même forme cristallographique, constitués d’après la même formule atomique, ils passent les uns aux autres par degrés insensibles, échangeant en toutes proportions leurs élémens chimiques, de telle sorte que, dans les roches, on ne trouve jamais que des composés intermédiaires entre les types divers dont la théorie admet l’existence. Non-seulement Ebelmen réalisa ces types rigoureusement purs et nettement individualisés, mais, conservant pour ainsi dire le même moule, il sut en produire d’autres qui ne figuraient pas dans la série connue. Cette fois, la nature était dépassée dans son œuvre ; une famille minéralogique qu’elle avait laissée inachevée se trouvait complétée par l’adjonction de nouveaux membres.

Les résultats de ces travaux furent accueillis du monde scientifique avec la faveur qu’ils méritaient ; des récompenses de tout genre furent décernées au jeune savant ; l’avenir semblait lui sourire, cependant un échec cruel l’attendait. Une place étant devenue vacante à l’Académie dans la section de minéralogie, un compétiteur dont nous allons avoir également à célébrer les mérites, de Sénarmont, lui fut préféré. Ce fut un coup terrible pour lui ; quelques mois après, il était rapidement enlevé par une mort imprévue. Le deuil fut général dans le monde savant ; chacun sentait la perte irréparable que l’on venait de faire ; aujourd’hui encore, après trente ans écoulés, ceux qui ont connu Ebelmen parlent de lui avec une sympathique émotion.

Sénarmont lui a survécu seulement quelques années, mais, dans sa trop courte carrière, il a eu le temps de mettre à profit les heureuses qualités dont il était doué et d’acquérir la haute influence à laquelle il avait droit par sa vaste et puissante intelligence. Mathématicien, physicien, minéralogiste, géologue, chimiste, il a su faire progresser toutes les sciences dont il s’est occupé, s’appuyant sur chacune d’elles pour faire avancer les autres. Les calculs les plus compliqués n’étaient qu’un jeu pour lui ; les hautes conceptions de la physique se présentaient en pleine lumière à son esprit ; la minéralogie le charmait ; les grandes questions géologiques le passionnaient ; enfin il appréciait pleinement l’utilité pratique de la chimie comme guide et comme moyen de contrôle dans les expériences. Néanmoins il n’était pas ne expérimentateur ; chaque fois qu’il entreprenait une de ces délicates manipulations dont les résultats l’ont illustré, il éprouvait, disait-il, une sorte de frissonnement ; mais il savait surmonter ces appréhensions, certain qu’il était d’avance du succès de son travail. Les expériences synthétiques qu’il a entreprises ont eu pour point de départ l’observation de ce qui se passe dans la nature.

La plupart des minéraux qui remplissent les filons y ont été amenés en dissolution dans des eaux chaudes semblables aux eaux minérales de l’époque actuelle. Ces eaux, provenant des grandes profondeurs, y possèdent une température élevée et sont maintenues à l’état liquide par l’énorme pression qu’elles supportent. Quand elles arrivent dans des parties plus froides, elles sont chargées de matières qu’elles ont empruntées aux roches sous-jacentes, et déposent des minéraux cristallisés divers sur les parois des fentes dans lesquelles elles circulent. Il s’agissait d’imiter expérimentalement ces conditions géologiques naturelles. Le procédé mis en pratique par Sénarmont a consisté à chauffer en vase clos pendant plusieurs jours, à des températures s’élevant jusqu’à 400 degrés, de l’eau contenant les réactifs de l’expérience. Tantôt les matières étaient mises directement en suspension dans le liquide, tantôt l’un des élémens de la réaction chimique prévue était introduit dans une ampoule en verre que la chaleur faisait éclater, de telle sorte que le mélange ne s’effectuait qu’après fermeture de l’appareil. Quand la température de l’eau ne devait pas dépasser 180 degrés, un vase en grès ou même en verre épais pouvait être employé, mais pour les expériences faites à des températures plus élevées, le tube contenant le liquide de l’opération était renfermé dans un canon de fusil hermétiquement scellé ou clos avec un obturateur à vis. Malgré le soin apporté à cette fermeture, quelquefois l’énorme pression développée dans l’intérieur de l’appareil déterminait des fuites ou même de violentes explosions; mais l’opérateur persévérait, et l’essai recommencé donnait infailliblement le résultat attendu. Le tube, après refroidissement, était ouvert avec précaution, et, dans son intérieur, on trouvait une poudre cristalline dont il restait à vérifier la composition et les propriétés physiques. C’est dans ce contrôle que Sénarmont excellait; le goniomètre et le microscope semblaient entre ses mains acquérir une précision particulière. Le résultat de ces belles expériences a été la reproduction de presque tous les minéraux des filons métallifères; des sulfures, des arséniures simples ou complexes, des sulfates, des carbonates ont été obtenus ainsi en petits cristaux semblables à ceux des gisemens naturels; mais l’œuvre principale de Sénarmont a été la cristallisation du quartz. Ce corps, que l’on rencontre en extrême abondance dans les filons et dans les roches, avait résisté jusqu’alors à toutes les tentatives des chimistes pour le faire cristalliser; à la place du cristal de roche, les réactions des laboratoires ne donnaient qu’une matière gélatineuse ou qu’une poussière blanche dépourvue de consistance et d’éclat. Un chauffage à 350 degrés, en vase clos, transforma la silice gélatineuse en petits cristaux couverts de facettes brillantes, identiques, par leur forme et par leurs propriétés optiques, à ceux de la nature. Cette découverte est un fait capital dans l’histoire des synthèses minérales; son importance au point de vue géologique est telle qu’aujourd’hui encore elle fait pâlir les plus beaux travaux synthétiques, et, à l’époque de sa publication, c’est elle qui, malgré les mérites incontestés d’Ebelmen, assura le triomphe de son heureux rival.

Dans le même temps, la méthode inaugurée par Gay-Lussac fut reprise avec succès par Durocher et par M. Daubrée. Guidés l’un et l’autre par l’observation des phénomènes géologiques, ces deux savans fournirent, pour ainsi dire, la preuve palpable des moyens employés par la nature dans quelques-unes de ses œuvres les plus complexes. Durocher mit en relief certaines actions que peut exercer à haute température l’hydrogène sulfuré, gaz que les canaux souterrains transportent fréquemment et amènent à la surface du sol. En le faisant réagir au rouge sur les chlorures de divers métaux, il produisit des sulfures remarquablement cristallisés.

M. Daubrée décomposa par la vapeur d’eau, dans les mêmes conditions, certains chlorures volatils, et comme résultat obtint des oxydes en cristaux d’une netteté et d’une pureté parfaites. Parmi les reproductions artificielles qu’il effectua en se servant de cette méthode, il faut surtout citer celle de l’acide stannique. Ce corps, connu des minéralogistes sous le nom de cassitérite, est le minerai d’étain le plus répandu; il a donc, à ce titre, une importance métallurgique considérable. On ne le rencontre en filons que dans des terrains très anciens; comment y avait-il pris naissance? Quels agens l’y avaient déposé? Les observations des géologues répondaient déjà qu’il y provenait d’une destruction de composés volatils, mais l’expérience pouvait seule trancher la question. Habilement exécutée, elle a résolu complètement cet intéressant problème géologique.

On doit aussi à M. Daubrée des perfectionnemens notables apportés à la méthode de Sénarmont pour les reproductions par voie humide en vase clos à haute température. Il a su pousser le chauffage des tubes jusqu’à 700 degrés. Dans ces conditions, le verre subit d’étranges altérations; il perd sa transparence, se gonfle et se transforme en un agrégat de cristaux. Non-seulement du quartz se forme en abondance, mais, si le verre renferme du fer et de la magnésie dans sa constitution, on voit apparaître des petits cristaux verdâtres de pyroxène. Ce minéral peut donc avoir une double origine; Berthier l’avait reproduit par voie sèche; l’expérience de M. Daubrée montre qu’il peut aussi être engendré par voie humide. Notons que ce résultat curieux avait été prévu par les géologues, d’après l’examen des gisemens du minéral ; l’observation avait devancé l’expérimentation.

La période scientifique mémorable dont l’histoire vient d’être esquissée se termine en 1852. À cette date, Ebelmen et Durocher ont disparu, Sénarmont a interrompu ses travaux. Jusqu’en 1858, le mouvement languit ; mais alors Henri Sainte-Claire Deville, qui jusqu’alors s’était occupé exclusivement de chimie pure, ranime les recherches de synthèse minérale et bientôt en prend la direction. Avant de relater les modes opératoires qu’il a mis en usage et les résultats qui en ont été le fruit, je veux essayer de donner une idée du génie sympathique de cet homme éminent ; j’espère ainsi faire comprendre l’influence considérable qu’il a exercée durant sa vie et la profondeur du sillon creusé par lui dans le domaine scientifique spécial qui nous intéresse.

Quand il a commencé ses premiers travaux, la chimie minérale semblait explorée dans ses parties essentielles ; on croyait qu’il n’y restait plus à faire que des trouvailles d’ordre secondaire. Telle n’était pas son opinion, et, à l’appui de sa manière de voir, il citait à ceux qui développaient devant lui ces réflexions décourageantes une foule de questions dont l’examen ne pouvait manquer d’être fructueux. Jamais il n’éprouvait le moindre embarras pour indiquer un sujet de travail intéressant, et, chose remarquable, ceux qui, guidés par ses conseils, entreprenaient une série de recherches se sentaient bientôt capables de marcher seuls au sortir de sa vaillante main. Un essai commencé lui fournissait aussitôt des élémens de travail nouveaux ; des aperçus lumineux jaillissaient comme des éclairs de ses moindres réflexions et venaient surprendre ceux qui l’entouraient. Personne ne l’a surpassé dans l’art des manipulations ; il était d’une habileté incomparable. À la fois audacieux et prudent, il entreprenait des expériences qu’un esprit timide aurait à peine conçues et les menait à bonne fin, et pourtant il est loin d’avoir effectué tous les projets de travail dont il avait dressé le plan et pressenti les résultats. En vain, durant quarante ans, il s’est livré à un labeur incessant ; en vain, il s’est associé des collaborateurs zélés ; ses projets d’expérience n’ont été réalisés qu’à demi. Cette riche organisation, animée des dons les plus brillans de l’esprit, semblait formée pour les agitations de la vie mondaine ; cependant elle a choisi pour asile l’enceinte d’un laboratoire, mais dans cet étroit espace quelle exubérance de vie elle a manifestée ! Chaque jour y a été signalé par la découverte ou la vérification de quelque fait scientifique important ; autour du maître vénéré régnait un entrain incessant. Environné de disciples heureux de recevoir ses inspirations, il répandait avec largesse les trésors de son esprit, et bien des fois il a vu fructifier la moisson dont il avait été le semeur.

Le laboratoire, peuplé de sa phalange ordinaire de travailleurs, était, en outre, un lieu de rendez-vous pour tous les savans du dehors. On y trouvait un accueil aimable et bienveillant, des avis utiles et même, au besoin, une place et des instrumens de travail. Sénarmont, dans les dernières années de sa vie, en a été l’un des visiteurs assidus et familiers. L’anecdote suivante, dont j’emprunte le récit à l’éloge de l’illustre naturaliste par M. Bertrand, donne une idée des relations qui l’unissaient à Sainte-Claire Deville et du caractère des deux savans. « Un jour, dans le laboratoire de l’École normale, Sénarmont avait suivi avec une curiosité émue la cristallisation si intéressante et si ingénieusement obtenue du silicium. Sainte-Claire Deville, heureux de son invention, courant à son goniomètre, trouve un angle de cristal égal à 71° 30’ et s’écrie plein de joie : « Il appartient au système régulier, c’est un diamant de silicium! «Sénarmont répète la mesure, trouve à peu près le même angle, mais conserve quelques doutes. Il emporte le précieux cristal et revient le lendemain : « Vous vous êtes trompé, dit-il, c’est un rhomboèdre dont un angle est égal accidentellement à un de ceux du système régulier. » Puis il montre des facettes incompatibles avec une cristallisation semblable à celle du diamant. Deville s’incline devant une autorité incontestée; il communique sa découverte à l’Académie des sciences, rend compte de ses premières illusions et des judicieuses critiques qui l’y ont fait renoncer. A peine le Compte rendu est-il imprimé, qu’il voit accourir Sénarmont très sérieusement mécontent : « Pour qui me prenez-vous? dit-il. Si je viens dans votre laboratoire, si j’y suis admis à tout voir et à tout manier, croyez-vous que ce soit pour vous imposer un collaborateur et attacher mon nom à vos découvertes? Je suis très mécontent que vous m’ayez cité; si vous recommencez, je n’y reviendrai plus. » A quelques jours de là, on refait l’expérience. Sénarmont examine les cristaux; il y aperçoit un octaèdre. Le doute n’était plus possible, la nature était prise sur le fait : « Vous aviez raison, dit-il à Sainte-Claire Deville; mes facettes provenaient du groupement de plusieurs cristaux; j’aurais dû le deviner; je suis bien aise que vous m’ayez, cité, j’ai ce que je mérite; cela fait mon compte. — Vous reconnaissez donc, lui dit Deville, que loyalement je devais publier l’observation des facettes sous votre nom. — Eh bien! oui, répond Sénarmont, vous êtes un brave homme... et moi aussi. »Et ils s’embrassèrent.

L’honnêteté scientifique dont Sainte-Claire. Deville avait fait preuve en cette occasion lui était habituelle, non-seulement envers les maîtres de la science, mais encore envers le plus humble de ses élèves. Une collaboration n’était pas pour lui un simple patronage; quand il avait accepté une association, sa part dans le labeur commun était considérable; le maître et l’élève, oubliant l’inégalité de leur rang, confondaient fraternellement leurs efforts. Ces circonstances expliquent la somme énorme de travaux produits en quelques années dans le laboratoire de l’Ecole normale. L’impulsion donnée subsistera longtemps encore, malgré le vide causé par la mort de celui qui en a été le promoteur.

Les synthèses minérales qu’il a effectuées ont été opérées par des méthodes diverses. Ses premières recherches ont eu pour point de départ les expériences de Gay-Lussac et de M. Daubrée sur la décomposition des substances volatiles à haute température. Les chlorures volatils avaient seuls été mis en œuvre dans les expériences antérieures. Après avoir exactement déterminé les conditions de décomposition de ces agens et démontré le rôle limité qu’ils avaient joué dans la nature, il fit porter ses investigations sur une autre classe décomposés, sur les fluorures, dont l’intervention puissante aux époques anciennes est révélée par les observations géologiques. L’acide fluorhydrique, auquel ces corps doivent naissance, est un acide doué d’une extrême énergie; peu de matières résistent à son action, aussi la production des fluorures peut-elle être considérée comme facile. Ces corps une fois produits, il s’agissait de les soumettre à haute température à des actions décomposantes. Les chlorures, en se détruisant au rouge, engendrent des oxydes cristallisés ; de même, les fluorures devaient en développer, mais plus nombreux et plus variés. Vérifier cette conception théorique fut pour Sainte-Claire Deville l’œuvre de quelques mois. Un collaborateur distingué, que la mort devait enlever peu de temps après, le colonel Caron, lui prêta un concours dévoué; une série d’expériences conduites avec art fournirent de merveilleux produits; les collections publiques s’enrichirent de spécimens aussi beaux à la vue qu’intéressans pour l’histoire naturelle. Des rubis, des saphirs plus brillans et plus larges que ceux d’Ebelmen, du corindon vert, du zircon, du rutile, de la cymophane, des oxydes cristallisés se voient encore aujourd’hui dans les vitrines de nos musées au fond des creusets de charbon, où ils ont pris naissance à la température du rouge blanc.

Les réactions dont s’était servi Sainte-Claire Deville étaient conformes aux données naturelles; aussi avaient-elles pour les géologues une valeur bien supérieure à celles qui avaient été employées par Ebelmen; cependant une objection grave subsistait. L’acide fluorhydrique et les fluorures ont toujours été peu abondans; le fluor qui entrait dans leur composition n’a pas disparu, et si l’on compare sa quantité actuelle dans la nature à celle des composés considérés comme engendrés par son influence, on trouve une disproportion frappante. Le savant chimiste ne se méprit pas sur la portée de l’argument qui lui était opposé, mais, au lieu de se perdre dans une discussion sans issue, il chercha la réponse dans des expériences nouvelles. Une quantité limitée de fluorure peut-elle engendrer une quantité indéfinie d’oxyde cristallisé? Telle était la question posée. L’énoncé seul de cette proposition, étrange en apparence, aurait fait reculer un homme de science moins hardi. Pour lui, il accepta sans arrière-pensée le problème posé en ces termes. « Je suis habitué, disait-il, à voir l’utopie de la veille devenir la réalité du lendemain. » Par une suite de preuves expérimentales, il démontra la possibilité du fait énoncé et en trouva l’explication. Citons seulement l’une de ses expériences les plus simples. Dans un tube chauffé au rouge on introduit une certaine quantité d’un oxyde amorphe, pulvérulent, et sur la substance ainsi chauffée, on fait passer des vapeurs d’acide fluorhydrique; ces vapeurs sortent du tube à l’extrémité opposée, et on les y recueille avec soin. On constate alors qu’elles ne se sont modifiées en aucune façon; ni leur constitution ni leur quantité n’ont changé; elles sont telles qu’elles étaient avant de pénétrer dans l’appareil. Cependant l’oxyde soumis à l’expérience a, sous leur influence, subi une transformation complète; ce n’était avant l’opération qu’une poussière sans forme et sans consistance; maintenant c’est un corps admirablement cristallisé qui tapisse de ses lamelles étincelantes les parois intérieures du tube. De plus, on constate encore un autre phénomène curieux : l’oxyde en question n’est pas volatil; cependant on observe qu’il s’est transporté durant l’opération. Si on l’a déposé d’abord du côté par lequel a lieu l’entrée des vapeurs, c’est vers l’extrémité opposée de l’appareil qu’on le trouve accumulé à la fin du travail. L’explication de ces faits intéressans se présente pour ainsi dire d’elle-même à l’esprit quand on connaît les propriétés chimiques de l’acide fluorhydrique; on peut la résumer comme il suit : l’acide, en pénétrant dans le tube, attaque les premières particules d’oxyde qu’il rencontre et les transforme en un fluorure volatil; puis, le fluorure ainsi produit, se décomposant bientôt à son tour, régénère un peu plus loin l’oxyde; seulement, tandis qu’il l’avait pris amorphe, il le dépose cristallisé. De plus, l’acide fluorhydrique, qui avait fourni l’un des élémens du fluorure, se trouve reproduit par la destruction de celui-ci, et l’on comprend dès lors qu’il sorte de l’appareil tel qu’il y est entré. Ce puissant agent, bien qu’en petite quantité dans la nature, a donc pu servir à la formation de beaucoup de minéraux; il a suffi pour cela, qu’après avoir contribué à faire naître des cristallisations en un point, il ait été transporté dans un autre milieu, également favorable à la reproduction des mêmes phénomènes. Les expériences de Sainte-Claire Deville et de ses principaux élèves, Debray, Troost, Hautefeuille, se sont ensuite étendues à d’autres faits analogues et ont eu pour résultat de prouver qu’il existe plusieurs substances douées, comme l’acide fluorhydrique, de la propriété d’engendrer, sous un petit volume, une suite indéfinie de cristallisations. Ces corps ont reçu de lui le nom significatif de minéralisateurs; ce sont, en effet, les agens naturels qui ont présidé à la production d’un grand nombre de minéraux des filons et des roches.

Cette importante série d’expériences semblait terminée lorsqu’une question nouvelle surgit tout à coup. On se demanda si la présence d’un minéralisateur était nécessaire pour produire à haute température la volatilisation apparente d’un corps fixe. C’est encore à l’expérimentation que le savant chimiste fit appel pour résoudre la question. La réponse ne se fit pas attendre. Certains corps fixes, chauffés au rouge blanc dans des courans de gaz inertes, semblaient, sans intervention d’aucun minéralisateur, subir une distillation véritable. Quelle explication donner à de tels faits? Les corps réputés fixes n’étaient-ils en réalité que des substances douées d’une faible volatilité? Cette solution était séduisante par sa simplicité même; pourtant elle n’était pas la vraie. Sainte-Claire Deville démontra que le phénomène était plus complexe. Il fit voir que les corps à élémens chimiques multiples sur lesquels on opérait se décomposaient par l’effet de la température élevée à laquelle on les exposait, qu’ils se séparaient en élémens volatils, et que ceux-ci, se répandant dans les parties moins chaudes de l’appareil, se recombinaient pour donner de nouveau naissance au composé primitif. Ce n’était donc pas la matière soumise à l’expérience, mais seulement les élémens plus simples résultant de sa dissociation qui subissaient une vaporisation à haute température. L’acte de la cristallisation était ainsi précédé d’un phénomène nécessaire dont il ne restait aucune trace à la fin de l’opération.

Les dissociations à l’examen desquelles nous venons de voir Sainte-Claire Deville conduit par le besoin de résoudre un problème relatif aux synthèses, sont bientôt devenues entre ses mains un sujet d’études capital. La question, considérée dans toute sa généralité, forme aujourd’hui l’un des chapitres les plus importans de la chimie minérale, et les données sur lesquelles elle repose constituent l’un des plus beaux titres de gloire du savant qui les a fait connaître. Mais il ne nous appartient pas de nous appesantir davantage sur ce sujet, quelque intéressant qu’il soit.

Pour compléter ce qui est relatif à l’emploi des réactifs volatils comme moyen de reproduction artificielle des minéraux, nous avons à signaler un remarquable travail de M. Hautefeuille, entrepris à la suite et comme continuation de ceux de Sainte-Claire Deville, et qui en est pour ainsi dire l’achèvement.

L’acide litanique se présente dans la nature sous trois formes cristallines distinctes; les minéralogistes disent qu’il est trimorphe, et ses trois variétés, nettement séparées par eux dans les classifications en usage, ont reçu des noms différens. On connaissait, par les expériences antérieures d’Ebelmen et de Sainte-Claire Deville, le mode de production de l’une d’elles; on savait qu’elle prenait naissance au rouge vif par la décomposition du chlorure ou du fluorure de titane, mais un ignorait l’origine des deux autres. M. Hautefeuille a fait voir qu’elles pouvaient naître aussi de l’emploi des mêmes réactifs et que le résultat dépendait uniquement de la température mise en jeu dans l’opération. Avec un art consommé, il a varié les conditions des expériences, de manière à produire à son gré les trois modifications du minéral, imitant jusqu’aux moindres particularités des échantillons naturels.

Un autre élève de Sainte-Claire Deville, M. Margottet, a employé encore la même méthode en l’appliquant à la reproduction des sulfures, des séléniures et d’autres composés analogues. Ses expériences mentent d’être rappelées à cause de leur délicatesse et de leur élégance. Il ne s’agit plus ici d’opérations effectuées à d’énormes tempérai ures; tout se passe au plus à 300 ou 400 degrés dans des tubes de verre. Des vapeurs de soufre ou de sélénium, entraînées par un courant de gaz inerte, sont amenées avec précaution à la surface d’un mêlai; aussitôt la surface de celui-ci s’altère, devient rugueuse et se couvre de protubérances cristallines ; puis ces saillies s’accroissent et l’on assiste au développement d’une génération de cristaux qui grossissent et se multiplient devant les yeux émerveillés. Ces produits, identiques de forme et d’aspect aux minéraux correspondans des filons métallifères, peuvent être à leur tour détruits par une action réductrice; un courant d’hydrogène met en liberté le métal qui entre dans cette constitution en le dotant d’une structure particulière qui donne un intérêt tout spécial à l’expérience. L’argent, par exemple, provenant de la réduction du sulfure se présente en filamens contournés semblables à ceux que les mineurs recueillent fréquemment dans les filons du Mexique ou de la Norvège. Dans l’expérience de M. Margottet, l’argent métallique apparaît au début de l’opération sous forme de petites aigrettes implantées à la surface des cristaux de sulfure; la réduction continuant, les aigrettes deviennent des fils qui s’allongent et grossissent aux dépens de l’argent sans cesse mis en liberté par l’hydrogène; au bout de quelque temps, tout se transforme en longs rubans contournés en spirale, entremêlés de petits fils ressemblant à des cheveux d’une extrême finesse.

La méthode de cristallisation par fusion, pratiquée par Berthier, a également été mise en usage par Sainte-Claire Deville et par ses élèves, et leur a fourni de remarquables résultats. Cependant, dans le laboratoire de l’École normale, elle n’a jamais été employée dans sa simplicité primitive. Les silicates fondus ne donnent après recuit et refroidissement que des cristaux de petite taille, intimement soudés les uns aux autres, et l’on voulait avant tout des échantillons assez volumineux et assez isolés pour être soumis aux manipulations goniométriques. Une modification au procédé de la fusion simple permet de tourner la difficulté. Aux matériaux que l’on veut faire cristalliser on ajoute une matière facilement fusible et soluble dans l’eau. Le mélange, porté au rouge, fond, et des cristaux prennent naissance dans le bain incandescent, comme au sein d’un liquide ordinaire ; puis, après refroidissement, on lave à l’eau chaude le culot qui s’est formé et on le désagrège ; alors, les cristaux dégagés du magma qui les enveloppait s’isolent et se déposent. Ce procédé, jadis inauguré par Berthier, venait d’être en 1852 employé avec succès par Manross en Allemagne et par Forchhammer en Danemark, mais il était réservé à Sainte-Claire Deville et à ses élèves de montrer tout le parti que l’on en pouvait tirer. Le travail de Sainte-Claire Deville et Garon sur les apatites et les wagnérites doit notamment être considéré comme un modèle dans ce genre de recherches.

L’apatite commune est un minéral très répandu dans la nature et très important au point de vue agricole; car c’est de lui ou des produits de sa décomposition que provient l’acide phosphorique qui entre dans la composition des céréales. L’analyse chimique signale parmi ses élémens intégrans le chlore, le fluor, l’acide phosphorique et la chaux. Les minéralogistes désignent sous le nom de wagnérite un minéral beaucoup plus rare, renfermant les mêmes élémens que l’apatite, mais en d’autres proportions et avec cette différence que la magnésie y remplace la chaux. L’apatite et la wagnérite ont des formes essentiellement différentes. Elles n’appartiennent même pas à un système cristallin unique. Les matériaux chimiques de ces minéraux furent fondus avec un excès de chlorure de sodium par Sainte-Claire Deville et Caron. Après refroidissement du culot, le chlorure de sodium ayant été enlevé par un lessivage à l’eau bouillante, les deux savans recueillirent des cristaux de wagnérite quand la magnésie avait été employée comme base du mélange. Ils obtinrent à volonté, par un artifice ingénieux, soit l’apatite, soit une wagnérite calcique, lorsque au contraire c’était la chaux qui avait servi de base dans l’expérience. Ils montrèrent aussi que l’on pouvait à son gré produire des composés chlorés ou fluorés; mais là ne s’arrêta pas leur succès. Ils parvinrent avec d’autres oxydes à faire naître de nouvelles apatites et de nouvelles wagnérites, complétant ainsi deux familles minéralogiques que la nature avait laissées imparfaites. Certains oxydes, la baryte, la strontiane, l’oxyde de plomb, ne leur donnèrent que des apatites; d’autres, la magnésie, l’oxyde de fer, l’oxyde de magnésie, n’engendrèrent que des wagnérites. La chaux pouvait seule faire partie des deux groupes; elle était donc le pivot auquel aboutissaient, pour ainsi dire, les deux familles minérales en question. Ce rôle de la chaux avait été pressenti d’après d’autres faits du domaine de la chimie et de la minéralogie, mais, dans ce cas, les prévisions théoriques recevaient une éclatante confirmation. Enfin, un élève de Sainte-Claire Deville, M. Lechartier, achevait l’œuvre de son maître en faisant cristalliser par le même procédé que lui, deux séries de composés qui sont les analogues des apatites et des wagnérites, car ils n’en diffèrent que par la substitution de l’acide arsénique à l’acide phosphorique ; ils présentent les mêmes formules chimiques et possèdent les mêmes propriétés cristallographiques.

La méthode de cristallisation par fusion au sein d’un fondant est l’une des plus fécondes qui aient été employées pour la reproduction artificielle des minéraux; aussi la voyons-nous encore, à l’instigation de Sainte-Claire Deville, mise en œuvre par plusieurs de ses élèves, chacun d’eux la modifiant avec art suivant la nature des minéraux à obtenir. M. Lechartier, par exemple, se sert de chlorure de calcium comme fondant pour arriver à la synthèse de divers silicates; M. Margottet obtient des sulfo-arséniures et des sulfo-antimoniures en utilisant le soufre; M. Hautefeuille reproduit plusieurs des minéraux les plus importans des roches éruptives, en prenant comme matière du bain de fusion des tungstates et des vanadates alcalins.

Les résultats de ces belles expériences sont assez intéressans pour que nous essayions d’en donner un rapide aperçu. Les travaux de M. Lechartier ont porté sur les pyroxènes et les péridots. Au lieu de se borner, comme Berthier, à la reproduction de l’un des types de ces corps, il a régénéré les diverses variétés qu’ils sont susceptibles de présenter. Il y avait là deux familles de minéraux dont la nature offre des spécimens variés ; il a su retrouver les membres des deux groupes, et même, faire apparaître ceux que leur rareté ou leur cristallisation imparfaite n’avaient pas jusque-là permis d’apercevoir.

Les recherches de M. Margottet sont surtout dignes d’attention à cause de la délicatesse du procédé opératoire qu’implique la qualité du fondant employé. Pour en donner une idée, il nous suffira de décrire l’une de ses expériences, celle, par exemple, qui l’a conduit à la reproduction du sulfo-antimoniure d’argent, connu sous le nom d’argent rouge. Une masse obtenue par fusion et composée d’argent, d’antimoine et de soufre est réduite en poudre et introduite dans un tube de verre que l’on scelle à la lampe, après y avoir fait le vide. On chaude pendant trois ou quatre jours à la température d’ébullition du soufre, en laissant l’appareil se refroidir chaque nuit. L’opération terminée, on distille le soufre en excès; à mesure qu’il s’évapore, on voit poindre une cristallisation, et enfin, quand il a été chassé complètement, il reste une belle géode de cristaux transparens, d’un rouge rubis éclatant, identiques par leur composition et par leurs propriétés physiques à ceux des gisemens miniers.

Les expériences de M. Hautefeuille, dont il me reste à parler, sont plus remarquables encore que celles de ses émules du laboratoire de l’École normale. Le regretté maître qui en a été le témoin en était fier, comme si elles avaient été son propre ouvrage ; jamais l’habileté expérimentale n’a été poussée plus loin. Les minéraux qu’elles ont réussi à reproduire ont une importance toute particulière à cause du rôle considérable qu’ils remplissent dans la constitution des roches éruptives et aussi, à cause de la résistance qu’ils avaient opposée jusqu’alors à toutes les tentatives faites pour en obtenir artificiellement la cristallisation. Deux de ces minéraux, l’orthose et l’albite, appartiennent à la famille des feldspaths; c’est seulement en 1877 que leur synthèse a été réalisée. Le procédé employé consiste à chauffer à une température comprise entre 900 et 1,000 degrés un mélange d’acide tungstique et d’un silico-aluminate alcalin. Dans cette expérience, l’acide tungstique n’agit pas simplement comme fondant, il intervient dans des réactions compliquées dont les phases dépendent de la température. Il se comporte, en effet, comme un antagoniste de l’acide silicique, et, suivant l’intensité de la chaleur développée, tantôt il le déplace de ses combinaisons, tantôt il se laisse chasser par lui. De là vient que, suivant la manière dont l’opération est dirigée, on arrive à des résultats tout différens, et l’art de l’expérimentateur consiste précisément à éviter toutes les réactions autres que celles qui mènent au but proposé. Un chauffage de vingt jours consécutifs, attentivement surveillé et conduit avec les plus grandes précautions, permet enfin d’atteindre le tenue de l’expérience. On laisse refroidir le culot et on le traite par l’eau bouillante qui dissout l’acide tungstique. Il reste alors des cristaux délicats d’orthose ou d’albite, suivant que l’on a pris pour base la potasse ou la soude,

La reproduction du principal minéral des laves du Vésuve, la leucite, s’effectue dans des conditions analogues. Le tondant employé est le vanadate de potasse. L’acide vanadique remplit ici la même fonction que l’acide tungstique dans l’épreuve précédente. La température doit être maintenue pendant vingt-cinq jours entre 800 et 900 degrés avec de légères variations. Peu à peu, il se fait des cristaux de leucite, qui grossissent, tout en demeurant accolés les uns aux autres, et qui, après les rivage à l’eau bouillante, se montrent en groupes ramifiés adhérens aux parois du creuset. La leucite naturelle possède des propriétés optiques singulières, dont l’interprétation a donné lieu à bien des discussions entre les minéralogistes et à des hypothèses diverses. Le produit artificiel les possède également. Elles prouveraient à elles seules que les formes du minéral doivent être rattachées, non à la symétrie cubique, comme on le croyait autrefois, mais au système du prisme droit à base carrée; cependant, M. Hautefeuille a su accentuer encore la démonstration en faisant naître une leucite ferrifère dont les propriétés optiques sont encore plus prononcées que celles de la leucite normale, de telle sorte que la solution du problème s’est montrée avec toute l’évidence possible.

On doit encore au même savant la solution d’une autre question non moins intéressante. Les travaux de Sénarmont, dont nous avons rendu compte, avaient montré que la silice peut être obtenue à l’état cristallisé par voie humide, mais on se demandait, après cela, si l’intervention de la voie sèche devait être considérée comme absolument inefficace pour atteindre le même but. A la vérité, la tridymite, variété de silice cristallisée, avait été observée dans les cavités des roches volcaniques, mais de fortes raisons portaient à admettre que, même dans ce cas, la vapeur d’eau avait exercé son action; on ignorait donc si la tridymite pouvait prendre naissance au sein d’un magma de matière fondue. A plus forte raison, on doutait de la possibilité d’obtenir du quartz par voie sèche. Sans se laisser décourager par ces données peu rassurantes, M. Hautefeuille entreprit de réaliser le résultat contesté. Il fit dissoudre de la silice en poudre dans certains sels alcalins fondus et maintint le chauffage à haute température pendant plusieurs semaines. Au-dessus de la température de fusion de l’argent, la silice disparaissait pour faire partie d’un silicate; de 1,000 à 900 degrés, elle se transformait en tridymite ; de 900 à 800 degrés, elle se convertissait en un quartz à pointemens aigus, qui diffère de celui de la nature par ses formes allongées ; à 750 degrés, les cristaux engendrés ne pouvaient plus être distingués de ceux qui se produisent par voie humide. Enfin, poussant encore plus loin le succès de son expérimentation, l’habile opérateur fit sortir du même bain de matière fondue, à la fois, de l’orthose et du quartz.

Sainte-Claire Deville avait une sorte de prédilection pour les expériences qui réclament l’emploi de températures élevées, ce qui explique la faveur avec laquelle il recherchait les procédés synthétiques fondés sur la voie sèche et le caractère qu’affectent les principaux travaux de ses disciples ; néanmoins ses tendances n’étaient pas exclusives. Il s’est aussi servi des méthodes qui ont pour base la voie humide.

Les cristallisations obtenues par Sénarmont au moyen d’un chauffage en vase clos en présence de l’eau n’avaient été expliquées qu’imparfaitement par leur auteur. Le savant minéralogiste admettait que les substances enfermées dans ses tubes devenaient, à la température de 300 à 400 degrés, solubles dans la petite quantité d’eau à laquelle elles étaient mélangées et qu’elles cristallisaient par refroidissement, à la façon des solutions saturées à chaud sous la pression ordinaire. On lui objectait que la longue durée du chauffage, nécessaire au succès de l’expérience, n’était nullement justifiée par son hypothèse, et surtout on faisait valoir cet argument irréfutable que la quantité d’eau contenue dans les tubes était en tous cas certainement insuffisante pour dissoudre la matière qui s’y transformait en cristaux. Je me rappelle avoir assisté, dans le laboratoire de l’École normale, à une intéressante discussion sur ce sujet entre Sénarmont et Sainte-Claire Deville. L’illustre directeur de l’École des mines exposait sa théorie avec une clarté magistrale; il en faisait valoir la simplicité et l’application facile; sa parole éloquente semblait donner plus d’autorité encore aux raisons qu’il alléguait; mais son interlocuteur connaissait tous les points faibles de la défense; chaque brèche de la théorie était mise à découvert et attaquée. Le débat s’animait encore des réflexions de l’auditoire. En dernier lieu, Sénarmont trancha lui-même le procès en reconnaissant franchement que son explication était imparfaite et qu’il fallait en chercher une meilleure.

Plusieurs années s’écoulèrent ensuite sans que le problème trouvât une solution satisfaisante. Enfin Sainte-Claire Deville, ayant découvert le rôle joué par les minéralisateurs dans les reproductions artificielles par voie sèche, pensa qu’ils devaient aussi avoir été mis en jeu dans les synthèses opérées en présence de l’eau. On avait à chercher comment une petite quantité de dissolvant pouvait effectuer des modifications moléculaires considérables sur une matière soumise à son influence. Des minéralisateurs exerçant leur action par voie humide pouvaient seuls rendre compte de tels phénomènes. Développant cette idée, il montra que l’acide carbonique est le minéralisateur des carbonates insolubles, que l’hydrogène sulfuré et les sulfures alcalins remplissent la même fonction auprès des sulfures métalliques. Il avait donc trouvé l’interprétation rationnelle des résultats synthétiques dus à Sénarmont. Mais ces faits devaient le conduire lui-même à de nouvelles découvertes. Considérant aussi l’eau pure comme un minéralisateur, il eut l’idée de la faire servir à la cristallisation de corps réputés insolubles. Les substances, telles que le sulfate de baryte et le chlorure d’argent, qui se trouvent dans ce cas, sont, en réalité, généralement douées d’une solubilité très faible et plus solubles à chaud que froid. Quand on les chauffe en présence d’une petite quantité d’eau, elles se dissolvent entrés minimes proportions, et l’eau abandonne ensuite par refroidissement, sous forme de cristaux microscopiques, la majeure partie de ce qu’elle leur a enlevé. Si l’on recommence à chauffer le mélange, de nouveaux cristaux viennent encore après refroidissement, par un mécanisme semblable, s’ajouter à ceux qui proviennent du premier traitement et en augmenter le nombre et le volume. Enfin, quand l’opération est répétée un grand nombre de fois, les cristaux primitifs grossissent peu à peu ; bientôt ils deviennent perceptibles à la loupe, puis visibles à l’œil nu, et souvent ils finissent par acquérir des dimensions notables. Les alternatives de réchauffement et de refroidissement sont, dans la pratique, aisément réalisées. Dans le laboratoire de l’École normale, les matières soumises à l’expérience étaient renfermées dans des tubes hermétiquement clos, afin d’éviter toute évaporation, échauffées pendant le jour et laissées chaque nuit à la température ordinaire. Plusieurs mois et, dans certains cas, plusieurs années ont été fréquemment nécessaires au succès cherché. Aujourd’hui, cette méthode ingénieuse, généralisée dans son application, est régulièrement employée dans les laboratoires de chimie, quand on veut faire cristalliser les précipités nombreux fournis par les diverses réactions qui s’effectuent en présence de l’eau.

La lenteur des moyens que la nature met en jeu pour produire les minéraux a depuis longtemps frappé l’attention des géologues, et, par suite, a fait imaginer plusieurs procédés de reproduction artificielle fondés sur l’emploi d’actions chimiques faibles, mais prolongées, se développant à la température ordinaire, sans intervention de la pression, ni d’aucun autre agent à effets violens. Les promoteurs de ces méthodes sont principalement A. Becquerel et M. Frémy. Le premier de ces deux savans a consacré plusieurs années de sa longue et laborieuse existence à l’étude de procédés dont nous allons indiquer le principe et certains modes opératoires. On sait qu’un grand nombre de dissolutions salines se décomposent mutuellement en donnant naissance à un précipité peu soluble. Généralement, le nouveau corps est une poudre informe dont chaque grain n’offre souvent aucune trace de cristallisation, même quand on l’observe au microscope à de forts grossissemens. La rapidité avec laquelle la double décomposition s’effectue est un obstacle au développement de cristaux nettement conformés ; il s’agissait donc d’atténuer l’intensité du phénomène. Un moyen employé par Becquerel consiste à opérer le mélange des deux dissolutions au travers d’une cloison poreuse en papier non collé, en parchemin ou en terre cuite. Les liquides actifs filtrent lentement au travers de la matière qui les sépare, et alors, de chaque côté, on voit, au bout de quelque temps, apparaître des cristaux. On peut encore disposer les deux dissolutions dans des vases distincts et les mettre en communication par un fil de coton ou une mèche d’amiante. Les liquides montent par capillarité dans l’épaisseur du conducteur poreux interposé, se rencontrent en son milieu, s’y décomposent et le couvrent de cristaux.

Les procédés utilisés par Becquerel ont été également pratiqués par M. Frémy pour obtenir diverses substances cristallisées, mais la synthèse la plus remarquable opérée par lui se rattache à une autre méthode ; c’est celle du corindon et de ses congénères minéralogiques (rubis, saphir, etc.) qu’il a effectuée en revenant à l’emploi de la voie sèche. Aidé d’un habile industriel, M. Feil, il a pu obtenir, non plus de simples spécimens de collection, mais de véritables pierres précieuses d’un éclat et d’une beauté incomparables. L’opération a pour fondement la production d’un aluminate faible et la décomposition ultérieure de cet aluminate par une substance siliceuse. La double réaction se fait à la température du rouge vif. L’alumine s’isole lentement au sein du fondant produit et cristallise. Après refroidissement du creuset, on recueille un culot divisé en deux couches : l’une homogène, formée par un silicate vitreux; l’autre lamelleuse, creusée de géodes remplies de beaux cristaux d’alumine qui possèdent des teintes rouges ou bleues, quand les matières mises en œuvre ont été additionnées de minimes quantités de substances minérales colorantes. Ces produits, qui figuraient à l’exposition universelle de 1878, en étaient l’une des richesses les plus remarquées.

Dans ces dernières années, le laboratoire de minéralogie de la Sorbonne et celui du Collège de France, qui jusqu’alors n’avaient point pris part aux recherches minérales synthétiques, sont venus aussi apporter un appoint considérable à ce genre d’études. Dans le premier, M. Friedel, reprenant et perfectionnant la méthode de Sénarmont, a reproduit l’orthose soit seul, soit accompagné de quartz, par voie aqueuse, à haute température, sous pression. Dans le second, les autres feldspaths, dont la synthèse n’avait pas encore été réalisée, ont été obtenus par voie sèche dans des conditions particulières qui rehaussent la valeur de l’expérience. Essayons en quelques lignes de retracer les principaux traits de ces deux séries de travaux.

La nature offre l’orthose dans plusieurs sortes de gisemens; on l’observe dans des roches volcaniques qui ont été rejetées à la façon des laves et où sa formation a eu lieu évidemment dans un magma fondu, analogue à celui dans lequel M. Hautefeuille est parvenu à le faire artificiellement cristalliser; mais on le rencontre aussi dans les filons métallifères, associé à des minéraux dont l’origine aqueuse n’est pas moins incontestable. C’est à l’orthose de cette dernière catégorie de gisemens que répond le produit cristallisé réalisé par M. Friedel. L’expérience offre donc un grand intérêt au point de vue géologique ; elle se fait en chauffant au rouge sombre, en vase clos, pendant plusieurs jours, un mélange de silicate de potasse, de silicate d’alumine et d’eau. On recueille à la fin de l’opération une poudre cristalline composée d’un mélange d’orthose et de quartz; les cristaux sont assez volumineux pour être soumis aux mesures goniométriques et identifiés par toutes leurs propriétés aux diverses variétés du produit similaire naturel.

Les feldspaths reproduits dans le laboratoire du Collège de France ont été obtenus par fusion de leurs élémens et recuit consécutif, pendant quarante-huit heures, à une température convenable, du magma vitreux qui se forme ainsi. La température de l’opération doit être inférieure à celle à laquelle fond le minéral cristallisé, mais elle doit être assez élevée pour ramollir le magma de même composition. Il faut donc que le creuset dans lequel se fait le recuit soit soumis à une forte chaleur et que cette chaleur soit maintenue longtemps dans des limites exactement déterminées. C’est ce qui fait la difficulté de l’opération. On arrive à obtenir des températures élevées et sensiblement fixes en réglant le jet de gaz d’éclairage dont la combustion sert à chauffer le fourneau et l’apport de l’air qui fournit l’élément comburant. Le culot qui résulte de la fusion simple des élémens d’un feldspath est constitué, avant le recuit, par un verre limpide et transparent; après recuit, il forme au contraire une masse blanche opaque, semblable à un émail; il a subi une transformation complète. A l’œil nu, et même à la loupe, on n’y reconnaît encore aucun indice de cristallisation, mais on peut le tailler en lamelles minces d’un centième de millimètre d’épaisseur, et alors, en l’observant au microscope, on le trouve composé de prismes allongés, enchevêtrés dans tous les sens, qui possèdent la forme et les propriétés optiques des feldspaths naturels.

Outre les feldspaths connus, ces expériences ont eu pour résultat d’amener la reproduction artificielle d’une série d’autres corps de la même famille contenant de la baryte, de la strontiane ou de l’oxyde de plomb à la place de la chaux qui y figure normalement. Ainsi s’est complété un groupe de minéraux dont la nature n’avait fourni que certains types spéciaux. Enfin, la même méthode a fourni plusieurs autres silicates cristallisés, et, parmi ceux-ci, quelques-uns de ceux qui sont les plus fréquens dans les roches éruptives.

Dans les pages qui précèdent on a vu combien sont variés les procédés qui, tour à tour, ont été mis en pratique pour faire naître des cristallisations minérales. La voie sèche, avec ou sans addition d’un fondant, l’intervention de substances volatiles, la voie humide à diverses températures, avec ou sans pression, ont été employées avec succès. On doutait jadis de la possibilité de reconstituer de toutes pièces les minéraux naturels ; actuellement, on est plutôt embarrassé par la multiplicité des moyens qui permettent d’atteindre ce but. En très petit nombre de corps, parmi les composés cristallisés qui se rencontrent dans les roches ou les filons, ont résisté aux tentatives faites pour les reconstituer synthétiquement; et, quant à ceux dont la reproduction a été obtenue, il en est peu que l’on n’ait pas réussi à faire cristalliser par des procédés divers. Il en résulte, pour le géologue, la nécessité de faire un choix parmi les données que procurent les recherches expérimentales; tel procédé de synthèse doit être immédiatement écarté comme étant incompatible avec les moyens dont dispose la nature; tel autre, dont l’application naturelle est possible, doit être sévèrement discuté et comparé avec les faits constatés par l’observation ; tel autre encore peut être accepté tout de suite comme entièrement conforme dans son mode opératoire aux conclusions des études faites sur le terrain. En dernier lieu, la géologie a donc le devoir d’exercer un contrôle rigoureux sur les résultats de la synthèse minéralogique; elle doit exiger que les données générales recueillies par elle a priori sur toutes les particularités de structure, de gisement, d’association ou d’exclusion mutuelles des espèces minérales soient satisfaites. Elle impose cette condition, déjà signalée jadis par Sénarmont, que toutes les circonstances où l’opération naturelle a laissé des traces caractéristiques, découvertes par ceux qui ont observé, se retrouvent dans l’œuvre artificielle de ceux qui expérimentent. La comparaison des données de l’expérience avec celles de l’observation établit véritablement le lien qui les unit; elle est donc le couronnement de cette double série d’études.

Après avoir passé en revue les principaux travaux relatifs à la synthèse des minéraux, nous jetterons un coup d’œil sur ceux qui ont eu pour objet la reproduction artificielle des roches. Les calcaires nous occuperont tout d’abord. Le carbonate de chaux qui les compose est l’une des matières les plus répandues dans l’épaisseur de l’écorce terrestre. Il s’y présente sous les aspects les plus divers, tantôt en masses grenues ou compactes, tantôt en agrégats nettement cristallins. Sous cette forme, il constitue le marbre. A la fin du siècle dernier, au moment où la question de la genèse des roches suscitait de vives controverses entre les géologues, l’origine du marbre était l’un des points les plus fortement discutés. Werner, chef de l’école neptunienne, soutenait qu’il s’était formé dans l’eau par voie de sédimentation, comme tous les autres produits calcaires. Hutton, chef des plutonistes, prétendait au contraire que c’était du calcaire transformé sous l’influence combinée d’une température élevée et d’une forte pression. Entre les deux adversaires s’échangeaient des argumens exclusivement empruntés à l’observation géologique, et la lutte restait sans issue. Un adepte enthousiaste des idées plutonistes, James Hall, persuadé que l’hypothèse de Hutton était la vraie, lui proposa, en 1790, d’inaugurer des expériences à l’appui de son opinion; mais, contre son attente, il éprouva un refus. Hutton craignait qu’un insuccès accidentel dans des essais de ce genre ne nuisît à l’adoption d’idées qu’il considérait comme l’expression rigoureuse des faits. C’est seulement après sa mort, en 1798, que les essais furent commencés. La difficulté d’obtenir des appareils à fermeture hermétique en empêcha d’abord le succès. Pour la première fois, le 31 mars 1801, James Hall, ayant chauffé un morceau de craie dans un canon de fusil exactement clos, parvint à le transformer en un produit grenu et compact, d’un blanc laiteux. Quelques jours après, dans les mêmes conditions, il obtint une masse complètement cristalline, à cassures miroitantes. Enfin, un perfectionnement nouveau apporté au dispositif employé lui fournit un marbre parfait, translucide, rempli de facettes, dont on distinguait à la loupe les formes anguleuses faisant saillie dans les cavités du culot. Plusieurs fois. Hall introduisit de l’eau avec la matière calcaire employée et obtint encore du marbre.

Cette expérience célèbre fut plus tard répétée par divers savans. Quelques-uns, après avoir d’abord échoué, réussirent même avec des appareils à fermeture incomplète et firent voir que la production du marbre artificiel peut s’opérer encore lorsque l’acide carbonique provenant de la décomposition du carbonate de chaux employé s’échappe partiellement au dehors. Pour que l’opération réussisse, il suffit que l’acide carbonique mis en liberté demeure dans le vase servant à l’expérience avec une tension suffisante pour empêcher la décomposition complète du carbonate de chaux. La transformation peut même s’effectuer dans une atmosphère d’acide carbonique à la pression ordinaire de l’atmosphère, comme l’ont montré Gay-Lussac et Faraday. Enfin, M. Debray a donné l’explication du fait en le rapportant à des phénomènes de dissociation et prouvant que l’acide carbonique joue dans tous les cas le rôle d’un minéralisateur. Aux températures élevées et susceptibles de variations que l’on utilise, le carbonate de chaux, en présence d’une atmosphère d’acide carbonique, éprouve des décompositions et des recompositions successives, et, par suite, il se fait un changement dans sa structure : le calcaire devient marbre.

Le marbre n’est pas la seule variété de carbonate de chaux naturel qui soit composé d’élémens cristallins; des calcaires d’apparence compacte, comme celui, par exemple, qui constitue certains dépôts d’eau douce, sont également formés de cristaux réunis en un tissu serré; mais ces cristaux sont, en général, tellement petits, que le microscope est nécessaire pour les faire reconnaître. Pour reproduire ces roches, il n’est plus besoin d’appareils spéciaux ; leur synthèse se fait à la température et sous la pression ordinaires. il suffit de décomposer une eau chargée de bicarbonate de chaux en solution, soit par une simple agitation à l’air libre, soit mieux encore, par l’addition d’une petite quantité d’alcali dans l’air en contact; on imite ainsi en l’exagérant une opération que la nature exécute incessamment avec ménagement et lenteur.

Des essais synthétiques ont été aussi mis à profit pour expliquer la genèse de la dolomie, minéral qui, dans certaines logions, forme d’imposans massifs pierreux. La dolomie est un carbonate double de magnésie et de chaux. Sa structure fréquemment caverneuse et les conditions de ses gisemens indiquent qu’elle s’est formée dans des eaux chaudes et probablement sous pression. Guidé par cette observation, on est aisément parvenu à la reproduire en chauffant en vase clos, à 200 degrés, du carbonate de chaux en présence d’une solution d’un sel de magnésie.

Tandis que le marbre et la dolomie sont des roches simples, dont la reproduction équivaut à celle d’un minéral unique, les roches silicatées sont plus complexes; plusieurs minéraux de propriétés très différentes entrent dans leur composition, aussi leur synthèse soulève-t-elle des difficultés plus grandes. L’eau a pris part à la formation de quelques-unes d’entre elles ; celles-là, malgré les tentatives nombreuses faites pour arriver à leur synthèse, n’ont pu jusqu’à présent être reconstituées artificiellement dans les laboratoires; mais il n’en est pas de même pour celles qui prennent naissance sous l’influence exclusive de la voie sèche. Dans ces derniers temps, on les a refaites de toutes pièces, de manière à imiter, non-seulement leur composition minéralogique, mais encore les particularités les plus délicates de leur structure.

Pour arriver à ce résultat, il a fallu surmonter bien des difficultés pratiques et surtout se dégager de préjugés qui régnaient dans la science et paralysaient à l’avance les expérimentateurs, en leur ôtant tout espoir de succès. Les voix les plus autorisées proclamaient à l’envi l’impossibilité de refaire des roches. Comment imaginer que, dans un creuset contenant seulement quelques grammes de matière, on parviendrait à reproduire des associations cristallines identiques à celles que-les volcans vomissent, à chaque éruption, en masses de plusieurs millions de mètres cubes? Cette méfiance des forces à mettre en jeu s’appliquait particulièrement aux pressions et aux températures. On comparait volontiers ces impossibilités à celles qui arrêtent encore les physiologistes en quête d’une production artificielle de la cellule organique élémentaire. Parmi les nombreux faits qui préoccupent le monde savant, la genèse des associations minérales qui composent les roches éruptives demeurait avant tout un sujet d’étonnement et d’admiration; les réflexions les plus profondes n’arrivaient pas à taire comprendre comment un magma homogène donnait simultanément naissance à diverses substances cristallisées. La nature avait résolu le problème, mais elle semblait s’être enveloppée d’un mystère impénétrable. Des écrits publiés, il y a quelques années à peine, par les savans les plus compétens de l’Europe, exposaient encore dans toute leur force ces doctrines énervantes.

Cependant des tentatives pour arriver à la synthèse des roches éruptives ont été faites en Écosse par James Hall, dès la fin du siècle dernier. Il les avait entreprises pour mettre à l’épreuve certaines opinions de son maître, Hutton, sur l’origine des roches cristallines. Celui-ci considérait la reproduction des roches vitreuses comme seule réalisable ; l’industrie humaine ne pouvait, suivant lui, fournir autre chose que des vendes ou des scories informes. Ainsi, le chef de l’école plutonique lui-même ne croyait pas possible la synthèse par voie ignée des roches éruptives les plus communes. Malgré cela, James Hall fit fondre dans un creuset de graphite différentes roches naturelles avec l’idée de les régénérer : des basaltes, des laves d’Islande, de l’Etna, du Vésuve. Il constata que, si par un refroidissement brusque, on obtient des verres, un refroidissement lent amène la formation de masses rugueuses offrant des indices de cristallinité. Ce dernier résultat n’était pas des plus nets et l’on comprend très bien, à l’inspection des produits de James Hall, qu’il n’ait pas convaincu ses contemporains; de nos jours même, en employant le microscope et les autres moyens d’examen que la science a fait découvrir depuis lors, on n’aperçoit dans les culots extraits de ses creusets que des squelettes de cristaux englobés au sein d’une masse prépondérante de substance vitreuse.

L’insuccès de James Hall fut attribué à la quantité trop petite de matière sur laquelle il avait opéré. C’est pourquoi l’un de ses compatriotes, Gregory Watt, entreprit des recherches analogues, en employant des proportions beaucoup plus considérables de basalte. Le poids de la roche traitée atteignait 700 livres. La masse en expérience avait 1m,20 de longueur, 0m,80 de largeur et 0m,50 d’épaisseur. La fusion se faisait dans l’un des fours d’une usine à cuivre ; elle durait six heures et le refroidissement se prolongeait pendant huit jours sous un manteau de charbon qu’on laissait se consumer lentement. Dans le mémoire qu’il a publié, Gregory Watt décrit les produits successifs de ce long refroidissement. Le verre noir se charge d’abord de globules grisâtres, disposés en traînées allongées. Les globules augmentent ensuite de volume ; leur diamètre atteint 0m,06 et leur structure est nettement radiée. Puis la matière comprise entre eux devient pierreuse ; enfin, elle acquiert une structure grenue. La masse est envahie par des lamelles cristallines minces, dont quelques-unes ont 0m,001 de longueur; sa densité et son pouvoir magnétique ont augmenté notablement. Ce qui ressort de cette remarquable expérience, c’est la possibilité d’obtenir des produits cristallins par un recuit prolongé d’une roche naturelle fondue. L’incertitude des résultats tient surtout à l’imperfection des moyens alors utilisés pour déterminer les minéraux formés et pour constater leur mode d’agencement.

Pendant plus d’un demi-siècle, James Hall et Gregory Watt n’ont pas eu de successeurs. En 1866, M. Daubrée, étudiant la question de l’origine des météorites, effectue une longue suite de recherches ayant pour but leur reproduction artificielle. Il fond et soumet à un recuit prolongé plusieurs roches terrestres analogues par leurs élémens minéralogiques aux produits planétaires. Il opère également sur des mélanges chimiques de même composition, et, dans tous ces cas, obtient des produits nettement cristallisés. Il conclut de ses expériences que les météorites sont désormais imitées dans les traits généraux de leur composition et que plusieurs détails intimes de leur structure se trouvent même reproduits ; mais certaines particularités qu’il remarque dans les matières résultant de ses essais l’arrêtent quand il s’agit d’établir une assimilation complète. Tel était l’état de la science des synthèses minérales, lorsqu’en 1878 commencèrent dans le laboratoire de géologie du Collège de France les travaux qui ont abouti à la reproduction de presque toutes les roches d’origine ignée. Le titulaire de la chaire et un ingénieur distingué du corps des mines, M. Michel Lévy, sous-directeur du laboratoire, ont travaillé de concert à cette œuvre importante. Plusieurs conditions favorables ont contribué au succès de leur entreprise. L’un et l’autre, adonnés depuis plusieurs années aux études pétrographiques, connaissaient à fond les méthodes nouvelles d’investigation microscopique, et, par conséquent, pouvaient surmonter les obstacles qui, dans la détermination des résultats, avaient arrêté leurs devanciers. Comme moyens pratiques, ils disposaient des appareils de chauffage perfectionnés dont la chimie a récemment enrichi les laboratoires. Enfin, l’examen attentif des roches volcaniques leur avait manifesté clairement la puissance de la voie ignée pour produire des cristallisations et montré que, pour atteindre ce but, il n’était besoin, ni d’une chaleur excessive, ni d’aucun agent mystérieux, ils savaient que tous les silicates des roches éruptives fondent à une température inférieure à celle de la fusion du platine ; par conséquent, le laboratoire du Collège de France possédait des moyens de chauffage suffisans pour procurer la chaleur nécessaire à la cristallisation de ces corps. Toute la difficulté des expériences consistait dans le choix de la température à employer; mais ce choix peut être déterminé par des données positives. Un silicate quelconque, après fusion et refroidissement, se transforme en un verre qui fond à une chaleur moindre que le minéral auquel il doit son origine. Si l’on veut régénérer un de ces corps, arriver à sa cristallisation en partant de ses élémens chimiques, il faut effectuer le recuit du mélange à une température plus basse que celle de la fusion du minéral cristallisé et plus élevée que celle de la fusion du même corps réduit à l’état vitreux. Ces limites entre lesquelles doit être maintenu le chauffage du creuset sont variables d’une espèce à l’autre et souvent très resserrées. Tel minéral ne peut cristalliser qu’au rouge sombre; tel autre exige au contraire la chaleur du rouge blanc et ne peut se former parfois que dans des conditions où le platine des creusets commence à se ramollir. Il semble d’après cela que, lorsqu’il s’agit de refaire artificiellement une roche formée de cinq ou six corps appartenant à des espèces distinctes, le problème à résoudre soit des plus compliqués; cependant la pratique démontre qu’en général deux stades de chauffage suffisent. Pour le basalte, par exemple, qui est composé de minéraux très inégaux au point de vue de la fusibilité, on opère dans un premier recuit au rouge blanc la cristallisation du fer oxydulé et du péridot, et l’on obtient, dans un second recuit au rouge cerise, celle des autres minéraux de la roche. Les observations pétrographiques prouvent du reste que c’est ainsi qu’opère la nature.

La longue durée de ces expériences et la possibilité d’en interrompre le cours à chaque instant permettent d’en suivre les phases et d’assister, pour ainsi dire, à la formation des groupemens moléculaires. Tantôt, les cristaux grossissent lentement, dépouillant peu à peu la matière ambiante des élémens chimiques nécessaires à leur constitution ; tantôt, ils se forment brusquement, après qu’un recuit prolongé a préparé les élémens de leur organisation. Les uns croissent par addition de couches concentriques; d’autres montrent d’abord les linéamens de leurs contours et postérieurement en comblent l’enceinte. Souvent ils englobent des bulles de gaz et des particules du magma vitreux qui les engendre, imitant en cela ce qu’on observe dans les roches naturelles. Les minéraux les plus réfractaires cristallisent les premiers et les autres se développent successivement dans l’ordre inverse de leur fusibilité.

Les associations minérales qui ont été le fruit de ces travaux sont identiques aux principaux types des roches volcaniques; elles en ont la composition et la structure; mais ce qui donne surtout de l’importance à ces synthèses, c’est qu’elles ont été produites dans des conditions imitant fidèlement celles que la nature met en œuvre; elles sont ainsi un exemple frappant des services que l’expérimentation peut rendre à la géologie.

Une dernière considération doit ici fixer l’attention du lecteur. Quand on parcourt la liste de ceux qui ont travaillé aux recherches synthétiques minérales, on n’y lit guère que des noms français. Cette remarque n’a pas échappé à la sagacité des commentateurs étrangers et, à diverses reprises, ils s’en sont faits les interprètes, s’étonnant du cachet national particulier que présentait ainsi une branche de science. Il est évident que la raison du fait est de nature psychologique et ne peut être cherchée que dans le caractère propre à notre race ; elle paraît résider dans l’instinct secret qui, de l’étude des phénomènes, nous conduit rapidement à la recherche des causes et nous presse hâtivement de savoir le pourquoi des données de l’observation. Notre génie scientifique national répugne à l’idée d’accumuler une masse de faits sans tenter d’en pénétrer le principe. Cette tendance peut entraîner quelquefois à des hypothèses hasardées, mais on doit reconnaître, d’autre part, qu’elle offre de sérieux avantages quand elle inspire des expériences synthétiques comme celles dont nous avons esquissé le tableau.


F. FOUQUÉ.