La Responsabilité de la rupture entre la Révolution et l'Eglise

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La Responsabilité de la rupture entre la Révolution et l'Eglise
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 21 (p. 141-165).
LA RESPONSABILITÉ
DE LA
RUPTURE ENTRE LA RÉVOLUTION ET L’ÉGLISE

La question religieuse a été l’écueil de la Révolution. On n’aimait pas à en convenir naguère, de peur sans doute d’attribuer trop d’importance au sentiment religieux. Ainsi M. Aulard, dans son Histoire politique de la Révolution française, où il se propose d’étudier « les faits qui ont exercé une influence évidente et directe sur l’évolution politique, » ne parle pas de la Constitution civile du clergé. On n’en est plus là aujourd’hui. : M. Mathiez, président de la Société des Etudes robespierristes, qui n’est pas suspect de complaisance pour le cléricalisme, écrit dans l’introduction de son dernier ouvrage (Rome et le clergé français sous la Constituante) : « La plupart des historiens, pour ne pas dire tous, s’accordent à proclamer que la rupture de la France avec Rome fut la grande faute de la Constituante, et peut-être l’événement capital de la Révolution française, car de cette rupture sortit la révolte des catholiques contre le nouveau régime, et, par voie de représailles, la Terreur, suivie elle-même de la longue réaction qui aboutit, après bien des soubresauts, au Concordat et à l’Empire. » Les manuels scolaires les plus répandus donnent la même note : « La Constitution civile fut la faute capitale de la Constituante ; elle eut les plus néfastes conséquences. » (Albert Malet.) Et la phrase est soulignée dans le texte. M. Albert Métin, présentement ministre, dans un manuel écrit en collaboration avec M. Seignobos, reconnaît que la question religieuse fournit aux partisans de l’ancien régime « l’appui qu’ils cherchaient depuis 1789 pour lutter contre la Révolution. » M. Debidour est encore plus catégorique : à ses yeux la Constitution civile fut « l’erreur capitale de la Révolution et elle ne pouvait être acceptée ni par le haut clergé ni à plus forte raison par le Saint-Siège. »

Ce point acquis, le débat s’est déplacé. Si la rupture religieuse a été un grand malheur et une grande faute, à qui est dû ce malheur, à qui remonte la responsabilité de cette faute ? Nous avons ici trois thèses en présence.


I

La première thèse, la thèse classique depuis Mignet de ceux qu’on a appelés les « historiens de gauche, » c’est que la rupture entre la Révolution et l’Eglise est due au clergé, et particulièrement aux évêques. Elle est exposée notamment par M. Debidour, dans son Histoire des Rapports de l’Église et de l’Etat en France de 1789 à 1870. « Ces anciens privilégiés, dit-il, dont la plupart s’accommodèrent plus tard sous Bonaparte d’un régime plus rigoureux encore, et plus éloigné de leurs prétentions, repoussaient à ce moment toute transaction, parce qu’ils croyaient possible et même facile la restauration du régime déchu. Beaucoup d’entre eux, prêtres sans mœurs comme sans foi, se posaient maintenant en champions des vertus chrétiennes et de l’orthodoxie, criaient au sacrilège, au schisme, à l’hérésie… Dès le début, l’épiscopat, avec une remarquable énergie, s’efforce d’entraîner à la fois les trois puissances sur le concours desquelles il fonde le plus d’espoir : le Pape, le Roi et le peuple. » Comme on le voit, non seulement les évêques auraient provoqué la rupture, mais ils l’auraient provoquée dans une intention politique, « pour se conduire en vrais gentilshommes, » suivant le mot souvent cité de Dillon, archevêque de Narbonne.

Cette thèse de l’intransigeance de l’épiscopat est combattue par M. Mathiez avec une abondance de documens propre à faire impression. M. Mathiez sur ce point se trouve souvent d’accord avec M. de La Gorce (Histoire religieuse de la Révolution française) et avec M. l’abbé Sicard (Le Clergé de France pendant la Révolution), qui regrettent que l’opposition faite par le haut clergé à la Constitution civile du clergé ait dans bien des cas manqué de spontanéité, de zèle, ou, pour tout dire en un mot : de foi.

Tâchons de préciser. Au début de la Révolution, il est manifeste qu’un grand nombre d’évêques sont favorables aux réformes. Certes, il n’est pas agréable pour certains d’entre eux de constater que leur clergé leur préfère comme mandataires aux Etats généraux de simples curés. Plusieurs s’en plaignent dans les lettres qu’ils adressent au garde des Sceaux ou à Necker, et on ne saurait s’en étonner ; mais beaucoup d’autres, et non des moindres, se prononcent ouvertement pour les idées nouvelles. Même sur les questions religieuses, ils se piquent d’avoir les idées larges. Chabot, évêque de Saint-Claude, qualifie de « fléau » les biens de mainmorte. L’évêque de Chartres opine dès le 27 mai pour la réunion des trois ordres, et, lorsque cette réunion s’opérera, les archevêques de Vienne et de Bordeaux figureront en tête du clergé. Le lendemain du 14 juillet, l’archevêque de Paris, Juigné, qui n’est pas un prélat d’avant-garde, prend l’initiative d’un Te Deum en l’honneur du « rétablissement de la paix. » L’archevêque d’Aix, Boisgelin, est un des plus ardens, lors de la nuit du 4 août, à dénoncer les abus de la féodalité, et plusieurs de ses confrères, notamment Asseline, évêque de Boulogne, font chanter des Te Deum pour célébrer cette nuit historique. Au reste, Te Deum, bénédictions de drapeaux, messes en plein air sur les autels de la patrie, sermons civiques, saluent chaque étape de la Révolution. Tout cela ne dénote pas un parti pris contre-révolutionnaire. Il y a plus. L’archevêque de Bordeaux, Champion de Cicé, et celui de Vienne, Lefranc de Pompignan, sont pris pour ministres à ce moment, et le billet par lequel Louis XVI en informe l’Assemblée, est accueilli avec une « joie générale. » Lorsque fut voté le décret du 2 novembre qui mettait les biens du clergé à la disposition de la nation, l’archevêque de Bordeaux, comme garde des Sceaux, pressa le Roi de le sanctionner.

Continuons cette revue. Le clergé ne cherche pas à entraver la liquidation de ses biens. Fait encore plus significatif, tous les évêques députés prêtent (le 4 février 1790) le serment civique, qui constituait une approbation des décrets constitutionnels votés jusque-là. La plupart des autres les imitent. Certes il y a des dissidences. Plusieurs évêques ont déjà émigré, ceux de Pamiers et d’Apt les premiers, puis ceux d’Auxerre, de Saint-Omer, d’Arras, l’archevêque de Paris. D’autres, membres de l’Assemblée, n’y paraissent plus. Ceux qui restent, dénoncés par les intransigeans de droite et suspects aux intransigeans de gauche, n’en ont que plus de mérite. Ils se réfugient peu à peu dans l’abstention. Ainsi, les deux prélats qui faisaient partie du Comité ecclésiastique, les évêques de Clermont et de Luçon, s’en retirent lorsque le Comité est renforcé de quinze membres de gauche, le 7 février 1790. Même alors on ne peut dire cependant qu’il y ait rupture entre l’épiscopat et la Révolution. Le nonce à Paris, Dugnani, dans ses dépêches, estimait encore une conciliation nécessaire entre l’Eglise et la Révolution et déclarait que cette conciliation était réclamée par la majorité du clergé et de l’épiscopat. Or Dugnani, très lié avec l’abbé Maury, était de cœur avec la réaction ; ses informations, non conformes à ses désirs, n’en ont que plus de poids.

Pendant ce temps, le Comité ecclésiastique avait poursuivi son œuvre et préparé son projet de Constitution civile du cierge. Le rapport à peine déposé, l’épiscopat fait entendre ses protestations par la voix de l’archevêque d’Aix, Boisgelin, qui prononce, le 29 mai 1790, un discours publié ensuite avec des « Observations » complémentaires. Ce discours dont les conclusions, dit Boisgelin lui-même, ont été adoptées « par tous les évêques présens, » est très important pour déterminer le sentiment de l’épiscopat. Est-ce une condamnation pure et simple ? Un non possumus sans réplique ? Nullement. « Tout son effort, constate M. Mathiez, tendit moins à démontrer l’irrecevabilité des réformes proposées que l’impossibilité de les exécuter sans l’aveu et le concours de l’Eglise. » Le haut clergé était gallican, il n’aimait pas la Curie, il acceptait assez philosophiquement que le rôle du Pape dans la nomination des évêques fût réduit à sa plus simple expression. Mais la Constitution civile va plus loin. M. Lavisse reconnaît qu’elle « supprimait à peu près l’autorité du Pape sur l’Eglise catholique » de France. Boisgelin ne prononce même pas ce mot d’ « autorité. » Il parle seulement de la « primauté de droit divin » que l’Église gallicane attribue au chef de l’Eglise universelle. Et quand il indique que tant de réformes fondamentales pour l’Église (élection du clergé, remaniement des diocèses, institution canonique conférée sans l’intervention du Saint-Siège) ne peuvent s’accomplir sans l’intervention de l’Église, il songe moins à une négociation directe avec Rome qu’à un concile national qui, suivant le mot de M. Madelin, « ferait accepter au chef de l’Église quelques nouveautés. » Dans son intention, il s’agissait moins de combattre le contenu de la Constitution civile que d’« employer les formes qui peuvent en rendre l’exécution régulière. » Et pour qu’il n’y eût pas d’erreur sur ce point, il ajoutait : « Nous sommes loin de nous opposer à vos désirs quand nous vous proposons les seules formes qui puissent les remplir. »

Dira-t-on que Boisgolin n’engage que lui, qu’il est un prélat sans conséquence, un ambitieux sans considération ? Ce serait difficile. Boisgelin est un homme du meilleur monde, académicien, orateur réputé, formé à la pratique des hommes et des affaires, une des meilleures têtes du clergé, « le plus intelligent des évêques députés, » dit M. Madelin. Il n’est pas un courtisan de la Révolution, il a combattu la réunion des trois ordres. « Il se sentait fait pour les grands rôles, écrit M. l’abbé Sicard dans son Clergé de France pendant la Révolution, et ne fut inférieur à aucun. Il montrera durant la Révolution le coup d’œil, la décision et le courage qui font les hommes d’État. Il ne tiendra pas à lui que le terrible passage entre le monde ancien et le monde nouveau ne s’effectue sans effondrement et sans violence. »

Après la solennelle déclaration de principes formulée par Boisgelin au nom de ses collègues, aucun d’entre eux ne prit plus part à la discussion. C’est une question de dignité. Mais leur déclaration avait porté. Le Comité ecclésiastique avait proposé, pour ouvrir la porte aux transactions nécessaires avec l’Église et avec Rome, un dernier article ainsi conçu : « Le Roi sera supplié de prendre toutes les mesures qui seront jugées nécessaires pour assurer la pleine et entière exécution du présent décret. » Gobel, au nom des curés patriotes, insista vainement pour son adoption, en précisant que c’était non avec un concile mais avec Rome qu’il fallait s’entendre. L’article fut rejeté, non pas comme mal fondé à vrai dire, mais comme inutile. L’Assemblée admit, on parut admettre, que le Roi n’avait pas besoin d’être invité à une démarche qui allait de soi. « Quand un décret est rendu, qu’il est sanctionné, observa Treilhard, président du Comité ecclésiastique, le Roi est obligé de le faire exécuter. Il est donc inutile de dire qu’il prendra toutes les mesures nécessaires pour l’exécuter. » L’article évidemment avait quelque chose d’ambigu et d’insuffisant : « La Constituante, constate M. Mathiez, consentait à offrir au Pape le moyen de s’associer à son œuvre, elle ne lui permettait pas de s’y opposer. » C’était peu, mais il semble que beaucoup d’évêques n’en demandaient guère plus. Ils souhaitaient une ratification pontificale qui leur permettrait de s’incliner eux-mêmes en toute sûreté de conscience.

Même les prélats cités comme intransigeans ne sont pas irréductibles. Ecoutons, par exemple, l’évêque de Nancy, La Fare, protester contre la suppression des couvens : « C’est une vérité reconnue que l’existence politique des ordres religieux est entièrement subordonnée à la volonté de la puissance temporelle. Sans son intervention, ils ne peuvent pas plus continuer d’exister dans un Etat que s’établir sur un territoire. » Où est l’intransigeance, même chez cet intransigeant ? Le secrétaire d’État du Pape, le cardinal Zelada, ne s’y trompait pas. Il écrivait au nonce que les évêques de France ne s’émouvaient pas assez de « l’énormité de toute cette législation. » Et le fait est qu’ils en signalent bien les défauts, voire les impossibilités, mais avec une indulgence toute gallicane et l’espoir avoué qu’on y pourrait remédier. On s’en apercevra aux démarches que va tenter l’épiscopat pour tâcher de « baptiser » cette constitution civile, c’est-à-dire de la concilier en pratique avec les règles canoniques. L’abbé Barruel, ancien jésuite, qui sera un virulent adversaire des assermentés, écrit dans son Journal ecclésiastique, organe mensuel du clergé de droite : « L’enfant de l’Assemblée » ne fait que de naître. Il est à la porte de l’Église. Il demande à entrer. « Heureusement ses lois, sans être absolument les mêmes que les nôtres, ne sont pas jusqu’ici inconciliables avec nos dogmes. » Il en concluait que c’était à l’Église de trouver les moyens de mettre les prescriptions de la Constitution civile en harmonie avec les exigences canoniques. Et ces moyens, il les suggérait : non-acceptation par les métropolitains des mauvais évêques qui pourraient être élus, et non-acceptation des mauvais curés par les évêques, ce que la Constitution civile n’empêchait pas ; de même, arrangemens à négocier avec le Pape au sujet de l’institution canonique ; lui seul a le droit de la donner, mais il peut le communiquer à d’autres. Il y a donc des formes à respecter, des combinaisons à imaginer pour sauver garder les rites traditionnels. C’est une affaire de bonne volonté générale : ainsi les évêques dont les diocèses se trouvent supprimés se démettraient spontanément, — comme ils le feront du reste au moment du Concordat. Ni le ton ni le fond dans toutes les restrictions exprimées n’ont rien d’une provocation. L’évêque de Clermont, au moment de renouveler le serment civique, déjà prêté le 4 février et qui devait être renouvelé pour la fête de la Fédération (14 juillet 1790), dit simplement au nom de ses confrères députés : « J’excepterai de mon serment tout ce qui regarde les choses spirituelles. » Nul ne s’en étonna ni ne s’en choqua. A droite comme à gauche, on vit là une formalité réservant l’avenir, un avenir prochain qui devait tout arranger.

Les deux archevêques de Vienne et de Bordeaux, qui faisaient partie du Conseil, préparèrent un mémoire pour amener le Pape à une transaction. Le ministre des Affaires étrangères, Montmorin, en le transmettant à Bernis, notre ambassadeur près du Saint-Siège, indique que ces deux prélats « se sont eux-mêmes aidés des lumières d’autres évêques de l’Assemblée. » Le nonce écrit de son côté que les archevêques d’Aix et de Toulouse ont insisté auprès de lui pour que le Saint-Père acceptât les propositions conciliantes du Roi, à titre « provisoire, » et Boisgelin, l’archevêque d’Aix, écrivit au Pape dans le même sens. L’évêque de Clermont, Bonal, « un des plus respectables membres du clergé, » dit le nonce, déclare à, ce dernier « que les évêques présens à l’Assemblée et la plus grande partie de ceux qui sont dans leurs diocèses désirent vivement que Sa Sainteté seconde, de la manière qu’elle jugera le plus convenable, les sages et religieuses demandes de Sa Majesté. » En négociant avec Pie VI l’acceptation de la Constitution civile, Louis XVI répondait donc au vœu de la partie la plus nombreuse et la plus marquante de l’épiscopat.

Malheureusement les événemens vont se précipiter. La Constitution civile, votée le 12 juillet, est sanctionnée par le Roi le 24 août sans qu’aucune réponse du Pape ait été reçue, et, bien que la mise en vigueur n’en ait pas été très hâtée au début, les difficultés prévues ne tardent pas à se produire. Les évêques, même les plus libéraux, ne font rien pour en faciliter l’application, puisque le silence de Rome ne leur permet pas l’emploi des expédiens suggérés par eux, mais auxquels ils ne peuvent recourir de leur propre initiative. Ils se réfugient dans une attitude passive, tandis que les quelques opposans résolus ne se privent pas d’agir. Le Journal ecclésiastique est devenu aussi intraitable qu’il était accommodant quelques semaines plus tôt. Toutefois, rien n’est encore désespéré. Rome n’a pas parlé publiquement, et le Pape a même fait demander aux évêques membres de la Constituante par quels moyens ils croient possible de rendre la Constitution civile canoniquement exécutoire et d’éviter ainsi le schisme dont tout le monde déplorait l’éventualité. Sous le titre d’Exposition des principes sur la Constitution civile du clergé, Boisgelin rédigea un mémoire qui fut signé par 119 évêques, dont 30 faisaient partie de la Constituante, et par 98 autres députés ecclésiastiques. Ce travail fut non seulement adressé à Rome, mais publié. Il peut être regardé comme traduisant vraiment le sentiment réfléchi de la très grande majorité de l’épiscopat.

Qu’y trouve-t-on ? D’abord une condamnation de principe de la.Constitution civile, et certains n’ont su ou n’ont voulu y voir que cela. Mais on y trouve aussi autre chose et les intransigeans qui ont refusé leur signature ne s’y sont pas trompés. A côté de la « thèse, » il y a ce que les théologiens appellent l’ « hypothèse. » L’Exposition des principes est surtout un appel suprême au bon vouloir du Pape. « Nous n’avons pas seulement exposé les principes. Nous avons considéré leurs rapports avec les différentes mesures que peuvent occasionner les dispositions variées du zèle et de la religion dans des circonstances difficiles, et nous pensons que notre premier devoir est d’attendre avec confiance la réponse du successeur de saint Pierre… » La phrase est embarrassée, mais l’intention est claire, d’autant plus qu’un plan de conduite provisoire en 28 articles, à l’usage des évêques, était annexé à l’Exposition des principes. Ce plan n’était pas un plan de révolte : il suggérait au contraire tous les « tempéramens » permettant d’éviter une rupture immédiate, et d’attendre ainsi, sans créer l’irréparable, la décision de Rome.

L’Exposition des principes est envoyée à Bernis le 9 novembre. Mais les jacobins ne veulent plus attendre. Dès la fin de ce même mois, le 27 novembre, l’Assemblée votait l’obligation du serment, dans les huit jours, à la Constitution civile. Cette fois « les ponts étaient coupés, » suivant l’expression de Montlosier. ; Certes, mais ce n’est pas l’épiscopat qui les avait coupés. Encore après cette date, Boisgelin donne au Roi le conseil de sanctionner ce décret imposant un serment que lui-même et tous ses confrères les plus concilians refuseront pourtant de prêter. Et à cette lettre au Roi du 1er décembre, il joignait un nouveau mémoire pour Rome où il suppliait le Pape d’approuver la nouvelle division des diocèses, d’autoriser les métropolitains à donner l’institution canonique aux nouveaux évêques, « en attendant un arrangement définitif, » et de laisser de même les évêques instituer dans leurs cures les curés élus, sauf objections de mœurs ou de doctrine. Enfin, au dernier moment, c’est encore Boisgelin qui détermine Louis XVI à sanctionner le décret du 27 novembre « à condition que cette acceptation parût un acte forcé. » L’insistance de l’Assemblée lui paraissait d’ailleurs suffisante pour constituer cette contrainte. La sanction est du 26 décembre, le refus de serment de Boisgelin et de ses collègues de l’Assemblée est du 4 janvier. La rupture était consommée, mais on avouera que si Boisgelin et la majorité de ses collègues de l’épiscopat méritent un reproche, ce n’est vraiment pas de l’avoir voulue par calcul politique et rendue inévitable de parti pris.


II

Parfaitement, dit M. Mathiez. Ce n’est pas l’épiscopat français, c’est le Pape, c’est « l’évêque de Rome, » comme disaient les Constituans, qui a voulu et provoqué la rupture. Il aurait pu, il aurait dû accepter la Constitution civile, s’il n’avait pas eu en vue d’autres intérêts que ceux de la religion, et particulièrement la situation d’Avignon qui voulait lui échapper. Le Pape s’est servi de l’affaire de la Constitution civile comme d’un atout dans son jeu de souverain temporel.

Il y a, semble-t-il, quelque chose d’un peu ridicule et de tout à fait vain à discuter théologie, — fût-ce rétrospectivement, — avec le Pape. La question de la Constitution civile était évidemment de celles dont le chef de l’Église a le droit de se croire souverainement juge. S’il estimait l’œuvre de la Constituante incompatible avec son autorité spirituelle, on ne voit pas bien comment on pourrait prouver qu’il s’est trompé, ni à quoi pourrait servir une pareille démonstration. Le « fait papal, » comme disait Brunetière, est un fait qui s’impose, en dehors de toute approbation ou désapprobation. M. Mathiez indique quelque part que l’orgueil de Pie VI a été froissé. C’est un argument moral qui nous parait bien fragile. Des faits, des dates auront toujours en histoire plus de force que des déductions psychologiques. D’ailleurs est-ce bien la vanité ou l’amour-propre de tel ou tel souverain pontife qu’il convient de mettre en cause à propos d’une Constitution qui, dit M. Salomon Reinach dans Orpheus, « méconnaissait absolument l’autorité du Pape ? »

Ce qui importe, ce qui peut nous éclairer sur le degré de mauvaise ou de bonne volonté que le souverain pontife a pu apporter dans cette affaire, c’est d’abord la hâte ou la lenteur qu’il a mise à la résoudre. Comment, dans quel délai, sous quelle forme s’est manifestée son hostilité ?

Il y a une première observation dont tout le monde a été frappé, mais dont chacun tire des conclusions différentes. C’est que la condamnation formelle et officielle de la Constitution civile par le Pape s’est fait beaucoup attendre. La Constitution civile est votée le 12 juillet 1790, acceptée par le Roi le 22 juillet, promulguée officiellement le 24 août, et condamnée seulement le 10 mars 1791 par le bref Quod aliquantum. Ajoutons que dans l’intervalle l’obligation du serment avait été votée le 27 novembre, promulguée par le Roi le 26 décembre, et que le serment avait été prêté ou refusé dès le commencement de janvier. Rome a donc pris le temps de la réflexion. Faut-il en conclure avec M. Gabier (Études sur l’histoire religieuse de la Révolution) que le Pape n’eut pas tout d’abord d’opinion sur l’accueil que méritait l’œuvre de la Constituante ? « S’il y avait hérésie ou schisme évident, dit-il, pourquoi la cour de Rome s’obstinait-elle à garder le silence ? » La lenteur du Pape s’expliquerait donc par son indécision sur le fond même de la question. M. Mathiez l’explique plus prosaïquement par la préoccupation du Pape de ménager l’Assemblée tant qu’il lui reste un espoir de conserver ou de récupérer Avignon. Ce ne serait pas le seul cas où la qualité de souverain temporel aurait paralysé chez le chef de l’Eglise l’action du souverain spirituel. M. Sciout, qui regrette l’attitude du Pape comme ayant eu « pour la religion des conséquences déplorables, » l’explique par une paternelle condescendance à l’égard « des appréhensions et des supplications de Louis XVI (Histoire de la Constitution civile du clergé). » Enfin M. Edmond de Pressensé (l’Église et la Révolution française) suppose que le Pape avait besoin de ce délai pour agir sur l’épiscopat français et le disposer à la résistance.

Il peut y avoir dans toutes ces appréciations un peu de vérité, ou tout au moins de vraisemblance ; mais avant d’essayer de la dégager, une question préjudicielle se pose. Est-il vrai que le Pape ait attendu si longtemps pour faire connaître son avis ? Les dates parlent d’elles-mêmes. Dès le 29 mars 1790, le Pape a protesté contre les innovations religieuses en France, mais en consistoire secret. Passons. La Constitution civile ne fut complètement votée que le 12 juillet. Or, deux jours avant, le Pape mettait déjà le Roi en garde contre le danger qui résulterait de sa mise en vigueur. Sa lettre n’arriva à Paris que le 23, et l’assentiment du Roi avait été annoncé à l’Assemblée la veille, mais ce n’est pas la faute du Pape s’il se trouve sitôt en face du fait accompli. Nous avons le devoir, disait au Roi le pontife, « de vous déclarer et de vous dénoncer de la manière la plus expresse que, si vous approuvez les décrets relatifs au clergé, vous entraînez par là même votre nation entière dans l’erreur, le royaume dans le schisme… »

Cette lettre fut communiquée au Conseil et le Pape demandait même qu’elle le fût. « Votre Majesté, y était-il dit, a dans son Conseil deux archevêques ; l’un (Pompignan, archevêque de Vienne, ministre de la Feuille), pendant tout le cours de son épiscopat, a défendu la religion contre les attaques de l’incrédulité ; l’autre (Cicé, archevêque de Bordeaux, garde des Sceaux), possède une connaissance approfondie du dogme et de la discipline… Consultez-les. »

Fut-elle communiquée à d’autres ? Fut-elle communiquée même à Boisgelin et à ceux dont les archevêques de Bordeaux et de Vienne demandèrent le concours pour y répondre ? II est permis d’en douter. Plus tard, dans leur réponse au bref du Pape du 10 mars 1791 condamnant la Constitution civile, les évêques députés à l’Assemblée déclareront : « Nous avons ignoré les brefs de Sa Sainteté, celui qu’Elle avait adressé au Roi comme ceux qu’ont reçus les archevêques de Vienne et de Bordeaux. » Ces derniers, en présence du fait accompli, considérèrent sans doute comme inutile de faire connaître la protestation pontificale puisqu’elle était arrivée après l’engagement du Roi de promulguer la Constitution civile. On peut les excuser, d’autant plus que les brefs avaient forme de documens secrets, mais en tout cas, on ne peut dire que le Pape avait laissé ignorer son sentiment à qui de droit. Il avait parlé, et parlé dès le premier jour.

Sa seconde manifestation officielle est du 17 août. C’est la réponse aux propositions faites pour « baptiser » la Constitution civile ; ne fût-ce qu’à titre provisoire. Le Pape annonce qu’il va réunir une assemblée de cardinaux, chefs d’ordres, préfets de congrégations pour examiner les demandes du Roi, et rappelle sa première protestation : « Si nous n’avons pas prêché sur les toits, nous n’avons pas non plus dissimulé la vérité. » Il résulte de sa lettre qu’il ne veut rien brusquer, qu’il ne tient pas à crier « sur les toits » sa réprobation, mais qu’il la confirme. Un tel langage n’a rien d’hésitant ni d’équivoque, ni d’autre part rien de cassant ni d’agressif. Quand cette lettre du Pape parvint à Paris (vers le 30 août), la Constitution civile était promulguée depuis le 24. On ne peut vraiment dire que son contenu ait influencé Louis XVI et ses ministres.

La Congrégation, chargée d’examiner les propositions faites par le Roi pour ménager ce que le nonce appelait « un expédient par intérim, » conclut le 24 septembre à une demi-mesure. Le Pape « écrirait au Roi un bref paternel dans lequel il exposerait succinctement la doctrine de l’Eglise sur les questions dont il s’agit aujourd’hui et un autre bref aux évêques pour les affermir dans les bons principes, en les exhortant à lui fournir les moyens de tranquilliser les consciences sans susciter de nouveaux troubles. »

C’est à cette solution que se rallia le Pape, solution qui ne tranchait rien, mais aussi ne compromettait rien. Bernis allait peut-être un peu loin en « bénissant le Ciel d’avoir donné à l’Église un chef aussi sage qui cherchera toujours de bonne foi le repos, la paix de la France, » il n’en était pas moins vrai que si le Pape avait eu le parti pris de rompre, il n’aurait pas usé de tant de précautions. En réalité, le pape Pie VI n’avait rien d’un intransigeant, et l’expérience n’avait fait que fortifier son naturel esprit de conciliation. L’empereur Joseph lui avait imposé un ensemble de réformes qui ressemblaient fort à celles de la Constitution civile, et ce premier conflit entre l’Église et l’État, bien que résolu récemment à l’avantage de la papauté par le mot de l’Empereur (20 février 1790), avait laissé au Pape l’impression d’un péril au-devant duquel il n’y avait pas à courir d’un cœur léger.

Continuons cet exposé chronologique. La réponse des évêques, qui est l’Exposé des principes rédigé par Boisgelin, part pour Rome le 9 novembre. Durant tout cet intervalle, la Constitution commence à être appliquée ; les difficultés et les résistances apparaissent, et Rome refuse de prendre une résolution définitive en dépit de toutes les instances du gouvernement français, très mollement soutenues du reste par Bernis. Pourquoi ces atermoiemens ? À cause d’Avignon, dit M. Mathiez. Il est possible, en une certaine mesure, mais le Pape invoquait, non sans apparence de raison, la nécessité d’attendre la consultation des évêques, consultation provoquée par lui. Qu’eût-on dit si, après l’avoir demandée, il avait pris son parti sans l’attendre ? C’est alors qu’on aurait pu l’accuser d’opinion préconçue. Il est vrai qu’après avoir reçu l’Exposition des principes, le Pape ne répond pas par retour du courrier. Mais l’eût-il fait que sa réponse fut encore arrivée trop tard. L’Exposition des principes est partie pour Rome le 9 novembre. Les courriers les plus rapides mettaient de neuf à onze jours pour le trajet. Or, presque au moment où le Pape recevait l’Exposition des principes, avant qu’il eût pu matériellement prendre une décision et encore moins la faire connaître, un nouveau pas était fait à Paris. L’obligation du serment sous huit jours, proposée à l’Assemblée le 26 novembre, était votée le 27. On ne peut pas dire que la Constituante avait épuisé la patience à l’égard des lenteurs du Saint-Siège.

Est-ce fini ? Pas encore. Le décret sur le serment n’est pas sanctionné. Le Roi, avant de s’y résoudre, fait un nouvel effort auprès du Pape. Ses suprêmes propositions, rédigées par Boisgelin, arrivent à Rome le 14 décembre. Le Pape ne perd pas un moment et convoque la Congrégation de cardinaux du Saint-Office pour le surlendemain. Ce n’est donc pas encore une fin de non recevoir. Et pourtant, à cette date, le Pape n’avait plus grand’chose à ménager ni à espérer du côté d’Avignon, car les troupes françaises y étaient entrées, et la Constituante avait décrété le 20 novembre qu’elles agiraient « de concert avec les officiers municipaux, » c’est-à-dire en fait avec les autorités insurgées contre le Pape. Et il n’y avait pas d’erreur possible sur ce point, car l’abbé Maury avait vainement demandé que l’action des troupes françaises s’exerçât de concert avec le gouvernement pontifical. Le Pape en avait été vivement affecté. Il ne voulut pas néanmoins paraître influencé par cette déconvenue. Les douze cardinaux de la Congrégation du Saint-Office déclarèrent à l’unanimité, — nous le savons par un billet autographe que le Pape adressa le soir même à Bernis : — que le Pape « ne pouvait en conscience faire aucune concession quelconque sans les explications convenables et nécessaires. Mais ils ont tous conclu unanimement, ajoute Pie VI, qu’il fallait faire des réponses paternelles aux évêques, en autorisant ceux-ci à nous proposer eux-mêmes les articles qu’ils croiront absolument nécessaires et susceptibles d’être autorisés par nous. »

Ce n’était pas une réponse négative. Ce n’était pas non plus une ouverture vers un accord, car les évêques avaient déjà fait connaître leur sentiment, et même à deux reprises. Le leur demander à nouveau était pour le moins une superfétation. La négociation piétinait. Mais elle continuait. Malheureusement, avant que cette réponse pût arriver à Paris, un nouveau degré vers la rupture inévitable avait été gravi. On attendait le retour du courrier pour le 27 décembre. Dès le 23, l’Assemblée pressait le Roi de sanctionner le décret sur le serment par une démarche de son Président, et Louis XVI le signa le 26, se considérant comme contraint. Cette fois, la diplomatie avait épuisé ses moyens. Le Pape, bien qu’il eût obtenu satisfaction pour Avignon par le retrait des troupes françaises (décret du 16 janvier), va rendre publique la condamnation de la Constitution civile, déjà exprimée par lui dans le secret des consistoires et des chancelleries, dès le 29 mars et le 10 juillet. Du reste, le refus de serment opposé par plus de la moitié des curés et la presque totalité des évêques levait ses derniers doutes, non sur le bien fondé de la condamnation, mais sur son opportunité. C’est le 10 mars que fut expédié le bref qui ne laissait plus place à rien d’autre qu’à la guerre religieuse.

Que résulte-t-il du rapprochement des faits et des dates ? D’abord, que le sentiment du Pape sur la Constitution civile a été net et nettement exprimé dès le premier jour. En second lieu, que ce sentiment ne paraît pas avoir été tellement influencé par l’affaire d’Avignon, puisque le Pape évite de rompre au lieu d’en chercher l’occasion au moment où Avignon semble perdu pour lui, et qu’il rompt, au contraire au moment où il obtenait gain de cause de ce côté, rupture qui devait amener et amena la perte, — définitive cette fois, — de cette vieille possession du Saint-Siège.

Quant aux considérations humaines et politiques pour lesquelles le Pape a tardé près d’un an à prononcer publiquement le non possumus qui était dans son cœur et dans son esprit dès le mois de mars 1790, celles qui ont été données ont une part de vrai. Mais il est une raison qui a joué un rôle plus direct que toutes les autres, et sans laquelle toutes les autres auraient fait sur le Pape beaucoup moins d’effet. C’est l’attitude du cardinal de Bernis, notre ambassadeur à Rome. Bernis y représentait la France depuis vingt ans. L’ancien protégé de Mme de Pompadour était devenu, avec l’âge et les grandeurs, très hostile à l’esprit du siècle, auquel il n’avait pas été sans faire quelques concessions, sinon quelques avances, à l’époque où il tournait pour les dames des vers badins et correspondait avec Voltaire. M. Frédéric Masson résume en un trait heureux ses idées à la date où nous sommes : c’était « un prêtre qui croyait au droit des nobles et un noble qui croyait au droit des prêtres. » Ses dépêchés le montrent très préoccupé de son rang, de son archevêché d’Albi, de ses revenus de gros prébendier, toutes choses que la Révolution était en train de lui enlever. On lui demandait de prodiguer ses efforts auprès du Pape pour faire accepter la Constitution civile, alors qu’il la jugeait lui-même inacceptable. Il n’est pas étonnant que ses efforts n’aient pas été couronnés de succès. D’ailleurs, il se considérait comme quelque chose de plus qu’un simple porte-parole de son gouvernement. Il se croyait et se disait « la seconde personne de Rome, » faisait sonner très haut son privilège de voir familièrement le Pape et de traiter directement avec lui sans passer par le cardinal secrétaire d’État, et ne suivait les instructions de son ministre que dans la mesure où elles cadraient avec son propre sentiment. Sa manière de presser le Pape n’avait rien de pressant. « J’attends pour lui donner des conseils qu’il m’en demande, écrit-il à Montmorin, et je ; lui dis alors ma façon de penser avec les ménagemens qu’exige le caractère de Pie VI, que je connais fort bien. » Il considérait tout gagné quand il avait gagné du temps, laissait entendre au souverain pontife que la France était dans un état d’anarchie qui ne pouvait durer et lui faisait espérer que tout rentrerait bientôt dans l’ordre accoutumé. Une pareille conception de ses devoirs diplomatiques chez notre ambassadeur ne pouvait que confirmer Pie VI d’abord dans ses idées et aussi dans son inclination à ne rien compromettre par trop de précipitation.


III

Puisque la responsabilité de la rupture entre la Révolution et l’Eglise n’est imputable ni à l’intransigeance de l’épiscopat, ni à la mauvaise volonté systématique de la papauté, il reste à voir si elle ne retombe pas sur la Constituante.

Pour éviter la Confusion des idées, il faut ici distinguer soigneusement entre les intentions et les résultats. Une assemblée, comme un homme, plus facilement même qu’un homme, peut ne pas avoir les intentions de la politique qu’elle suit. Et, en ce cas, elle se défend en toute bonne foi des intentions qu’on lui prête d’après ses actes, ce qui n’empêche pas ses actes d’avoir réellement produit les résultats qu’elle n’a ni prévus ni désirés, que parfois même elle déplore. Ne serait-ce pas le cas de la Constituante ? Albert Sorel a donné de la Constitution civile une définition qui a fait fortune : « Une Eglise d’Etat instituée par des incrédules. » Pour lui la Constituante est une « assemblée de philosophes, » nous dirions aujourd’hui une assemblée « anticléricale. » Sur ce point, il semble bien que la thèse d’Albert Sorel ait été fortement ébranlée par M. Edme Champion (La Séparation de l’Église et de l’État en 1794). La plupart des constituans nous apparaissent aujourd’hui comme animés de sentimens religieux, — fortement imprégnés de gallicanisme chez presque tous, de jansénisme chez quelques-uns, mais sincères au demeurant. Ils croyaient en conscience n’avoir pas porte’ atteinte au dogme ; il est vrai qu’ils s’attribuaient de leur propre chef le droit d’en tracer les limites. Tous ces légistes, nourris de la vieille tradition royale et parlementaire, avaient des prétentions à la théologie. Le Comité ecclésiastique se donnait des airs de Concile ou de Congrégation des rites, et faisait la leçon au Pape tout en affectant pour lui à l’occasion un respect extérieur doublé de défiance, à la manière de Voltaire, qui définissait le Saint-Père : une « personne sacrée à laquelle il convient de baiser les pieds et de lier les mains. »

Ce Comité ecclésiastique, — nous dirions aujourd’hui : la commission des cultes, — ne comprenait aucun ennemi déclaré de la religion. Il ne comprenait même pas de gallicans extrêmes ni de jansénistes irréconciliables : ni Grégoire, ni Camus, dont le nom vient toujours à l’esprit, n’en faisaient partie. Des quinze membres du Comité primitif, élu le 20 août 1789, pas un non plus n’était protestant. On y compte deux évêques, ceux de Clermont et de Luçon, dont le premier fut choisi comme président. La majorité est formée de nobles ou de curés modérés, et se groupe autour des deux prélats. Parmi les hommes de gauche, ceux qui voteront la Constitution civile, figurent d’excellens chrétiens, comme le président d’Ormesson, Lanjuinais, professeur de droit canonique, beau caractère, cœur vaillant, Breton pratiquant aux convictions indomptables, Durand de Maillane, « esprit distingué, âme droite, destiné à traverser la Révolution sans souillure, » dit M. de La Gorce. On ne voit guère là que trois « philosophes » au sens spécial du mot, dont le plus influent est Treilhard, avocat renommé du barreau de Paris, grand travailleur, cerveau très rempli, mais docile aux fluctuations du baromètre politique, « rogue d’apparence, dit M. de La Gorce, pour être souple plus à son aise. »

Cette première incarnation du Comité ecclésiastique n’avait donc rien d’hostile aux sentimens religieux, et le premier projet de réforme du clergé, élaboré par Durand de Maillane et soumis par lui au Comité dès le 23 novembre 1789, différait sensiblement de celui qui fut plus tard adopté. Néanmoins la majorité lui opposa, sinon une fin de non recevoir, du moins une force d’inertie qui équivalait à un ajournement indéfini. C’est alors que Treilhard, sous prétexte que le Comité était surchargé de travail, demanda qu’il fût renforcé de quinze membres nouveaux.

La raison invoquée était un prétexte : la véritable se trouve dans une lettre du curé Thomas Lindet, futur évêque constitutionnel qui jettera la soutane violette aux orties : « Le Comité des affaires ecclésiastiques est si mal composé qu’il est difficile qu’il travaille bien. On va le recruter. » Cette lettre est du 5 février 1790. Le même jour Treilhard faisait sa proposition ; elle était adoptée sur-le-champ et les quinze nouveaux membres étaient élus le surlendemain. C’étaient presque tous des hommes de gauche, mais non des plus militans, et Lindet, qui n’en était pas, trouve que le Comité, « quoique renforcé, est encore bien faible pour le fardeau dont on l’a chargé. » Mais Lindet dut bientôt être rassuré. En effet, les deux évêques, suivis de sept membres de la droite et du centre, se voyant débordés, donnèrent leur démission. Elle fut refusée, mais, comme ils s’abstinrent désormais de paraître aux séances, les hommes de gauche restèrent sans contrepoids.

C’est ce comité ainsi remanié et épuré qui conduisit les affaires religieuses durant toute la Constituante. Il dépassa vite ses propres intentions et fut lui-même plusieurs fois dépassé par l’Assemblée. Ce n’est plus Durand de Maillane qui est rapporteur, c’est Martineau, avocat au parlement de Paris comme Treilhard, comme lui laborieux et rompu aux affaires ecclésiastiques, mais féru, lui aussi, de philosophisme, quelque chose comme un libre penseur qui aurait été janséniste. Dans le nouveau projet de Constitution civile, le nom du Pape n’était même pas prononcé. L’article 20, qui réglait la nomination des évêques, s’exprimait ainsi : « Le nouvel élu ne pourra s’adresser à l’évêque de Rome. Il ne pourra que lui écrire, comme au chef visible de l’Eglise universelle, en témoignage d’unité de foi. » Croire après cela qu’on pourrait obtenir du Saint-Siège au moins une acceptation résignée suppose une belle naïveté. Cette naïveté, certains ont pu l’avoir, mais c’est la pousser un peu loin aujourd’hui que de se demander, avec M. Mathiez, si le dessein de « rendre à l’Eglise de France une vie autonome, indépendante de Home » était « forcément incompatible avec le catholicisme. » On priait le Pape de vouloir bien se considérer dans l’Église catholique comme un organe récent et superflu. Si ce n’était pas chercher une rupture, c’était certainement la rendre inévitable. Lanjuinais, au cours du débat, a trouvé ici le mot juste : « L’Assemblée entend-elle faire des lois pour la religion catholique, ou pour une religion toute nouvelle qu’il lui plairait de fonder ? »

Dans leur griserie de législateurs persuadés que la loi peut tout, et en toute matière, quelques-uns seraient allés jusque-là. « Un État peut admettre ou non une religion, » déclarait Treilhard. « L’Église est dans l’État. Nous sommes une Convention nationale ; nous avons assurément le pouvoir de changer la religion, » proclamait Camus. « Nous ne le ferons pas, » voulait-il bien ajouter. C’est ici l’écho, la survivance de ce qu’avaient fait ou voulu faire les régimes de tyrannie et d’absolutisme qu’on réprouvait bien haut tout en leur empruntant leurs procédés. C’est le rappel du vieil axiome : cujas regio, ejus religio, les sujets doivent avoir la religion de leur pays, la religion nationale, autrement dit la religion décrétée par le souverain. Certes ni le Comité, ni l’Assemblée n’entendaient aller si loin. Il leur plaisait seulement d’invoquer leur toute-puissance pour en imposer aux résistances probables du clergé et du Pape. Seulement, derrière les gallicans, il y avait les descendans de Port-Royal et des Camisards, en petit nombre mais déterminés, qui Haïraient la revanche et qui poussaient les présomptueux et les ambitieux.

L’Assemblée fit pourtant effort pour ménager quelques accommodemens. Elle consentit à appeler le Pape par son nom dans l’article 20, elle proclama « l’unité de foi et de communion avec le chef visible de l’Église, » pour apaiser un scrupule de l’abbé Grégoire. Mais d’autre part elle repoussa, comme nous l’avons dit, l’article du projet qui « suppliait le Roi de prendre toutes les mesures qui seront jugées nécessaires pour assurer la pleine et entière exécution du présent décret. »

Cet article ouvrait la porte aux transactions avec Rome. Treilhard eut beau expliquer qu’on le repoussait comme inutile, vu que le Roi n’avait pas besoin d’une invitation de cette sorte pour prendre toutes les mesures nécessaires, ce rejet était, on l’avouera, tout le contraire d’une avance à l’égard du Vatican Treilhard avait lui-même affaibli la valeur de sa bénévole interprétation en ajoutant, pour flatter le préjugé antiromain de l’Assemblée : « Cette proposition est dangereuse parce qu’elle tendrait à faire croire qu’il y a des difficultés dans l’exécution d’un décret aussi facile à exécuter que tout autre (séance du 21 juin). »

Et à travers tout cela, l’Assemblée manifestait ses sentimens de piété en interrompant ses débats, le 3 juin, pour la Fête-Dieu. et, huit jours plus tard, pour l’Octave. En ces deux solennités, on put voir les membres de la Constituante, ceux de gauche comme ceux de droite, suivre la procession de Saint-Germain-l’Auxerrois en longue file derrière le Saint-Sacrement. Et il n’y a, dans ces manifestations qui nous paraissent contradictoires, ni hypocrisie ni inconséquence : les Parlemens agissaient de même quand ils condamnaient la bulle Unigenitus ou supprimaient les Jésuites. C’est alors qu’ils témoignaient de plus de zèle pour la religion. Le malheur de Calas a été de tomber sur un de ces momens-là.

La Constitution civile une fois votée, la Constituante crut peut-être que le Pape finirait par l’accepter, mais on a déjà vu qu’elle ne lui en laissa guère le temps. Les événemens vont toujours plus vite à Paris que les réponses du Pape n’y arrivent ou n’y peuvent arriver. Ainsi la Constitution civile est votée le 12 juillet. Dès le 22, le Roi s’engage à la ratifier, avant que la protestation du Pape (quoique datée du 10) ait eu le temps matériel de venir de Rome à Paris. Pourquoi cette précipitation de la part du Roi ? Ce n’est pas évidemment de son plein gré qu’il brusque ainsi des événemens qui mettent sa conscience de croyant à une cruelle épreuve : c’est pour satisfaire l’impatience de l’Assemblée. De même la promulgation officielle est du 24 août, et précède également une nouvelle lettre du Pape. Pourquoi cette fois encore Louis XVI s’est-il tant pressé ? Parce que l’Assemblée, comme le Grand Roi, n’aime pas attendre. Elle a implicitement admis que des négociations, — dont elle ne veut d’ailleurs rien savoir, — pourraient avoir lieu ; elle n’admet pas que ces négociations aillent moins vite que son désir. Dès le commencement d’août, le Comité ecclésiastique a délégué deux de ses membres auprès du garde des Sceaux, Cicé, pour réclamer une prompte promulgation. Celui-ci demande un délai de huit jours pour faire une réponse positive. Le 16 août, un député provençal, Bouche, se plaint à la tribune de toutes ces lenteurs. Il a interrogé le garde des Sceaux, qui a rejeté la faute sur l’Imprimerie royale ; mais Bouche, défiant, s’est renseigné auprès du directeur, qui a répondu n’avoir rien reçu. L’Assemblée charge son président d’écrire à ce sujet au garde des Sceaux. Le lendemain, un message du ministre explique qu’un peu de temps est encore indispensable pour assurer les mesures d’exécution. Le 20 août, Bouche revient à la charge. Comme les huit jours étaient passés, Durand de Maillane, président du Comité ecclésiastique, écrit de son côté au garde des Sceaux pour lui remémorer ses engagemens : s’ils ne sont pas tenus, l’Assemblée sera saisie de l’incident. Le pauvre Cicé répond que le Roi, sur les instances du Comité, a donné ordre de faire la promulgation, laquelle aurait déjà eu lieu si le Roi n’avait espéré un arrangement. Enfin, le 24, une Réputation conduite par Dupont de Nemours vient souhaiter la fête du Roi et lui rappelle cette promesse. Bien qu’aucune réponse du Pape ne fût arrivée, ce qui n’est pas étonnant puisque le courrier n’était parti de Paris que le 1er août, le Roi cède à cette pression réitérée. N’est-ce pas sur ceux qui l’ont soumis à cette pression que retombe la responsabilité de cette précipitation et de ses conséquences ?

Il en va de même dans l’affaire de la prestation de serment, cause directe de la rupture irrévocable. Ici encore, ce sont les dirigeans de la Constituante en matière religieuse qui prennent les devans, qui créent les conflits irréparables, et qui, par suite, encourent les suprêmes responsabilités « Les Constituans redoutaient, sans vouloir l’avouer, dit Ludovic Sciout, le résultat des négociations du Roi avec le Pape. » Ils se sont défendus d’une pareille arrière-pensée, et on les en défend, mais il faut bien avouer que, s’ils l’avaient eue, ils n’auraient pas agi autrement. Le Pape a demandé aux évêques leur sentiment sur la situation. Leur réponse, c’est l’Exposé des principes de Boisgelin, qui, rappelons-le, n’est parti de Paris que le 9 novembre. Déjà, le 5 novembre, Duquesnoy, un des hommes de Mirabeau, demande où en est l’application de la Constitution civile et pour quelle raison des fonctionnaires continuent de porter des titres de fonctions supprimées (c’est le cas de tous les chanoines et de certains archevêques et évêques). Le Comité ecclésiastique, par l’organe de Lanjuinais, assura qu’il s’occupait de ces questions. Le lendemain, Merlin de Douai proposait des mesures de coercition contre les ecclésiastiques récalcitrans : une privation de traitement, précisa Lavie. Le journal les Révolutions de Paris, extrêmement répandu, écrivait dans son numéro hebdomadaire du 13-20 novembre : « Par quelques exemples frappans, consternez ceux des évêques tentés de se placer en travers de la Révolution… Deux ou trois de ces messieurs traduits au tribunal du peuple et jugés par lui sans appel eussent rendu les autres meilleurs patriotes ou plus circonspects. » Le Comité ecclésiastique montre peu d’empressement à s’engager dans cette voie. Il cède le pas au « Comité des recherches, » sans lui refuser sa collaboration au moins nominale. Le 26 novembre, le décret sur le serment était proposé et il sera voté sans désemparer le lendemain.

Entre le vote par l’Assemblée et la sanction par le Roi, on ne laissa pas davantage aux dernières tentatives de conciliation le temps d’aboutir, si peu de chances qu’elles eussent encore d’y réussir.

Nous avons vu que le 23 décembre, avant le retour possible du courrier, arrivé à Rome le 14, Camus obtient qu’une démarche soit faite auprès du Roi par le président de l’Assemblée pour s’enquérir des motifs qui retardaient la sanction et pour le prier de la donner sans retard. Les motifs, le Roi ne pouvait les faire connaître, puisque l’Assemblée voulait ignorer officiellement les démarches tentées auprès du Pape. Sa réponse resta vague et ne pouvait pas ne pas l’être. Le soir même, Camus revient à l’assaut et fait voter la motion suivante, « L’Assemblée nationale décrète que son président se retirera demain vers le Roi pour le prier de donner, sur le décret du 27 novembre dernier, une réponse signée de lui et contresignée par le secrétaire d’État. » On ne voulait pas laisser à la réponse du Pape le temps d’arriver, pour bien montrer qu’elle ne devait avoir aucune action, même apparente, sur les décisions de l’Assemblée.

L’aveu explicite de ce calcul se trouve dans une lettre du représentant Gaultier de Biauzat à ses électeurs de Clermont-Ferrand : « Le retard de la sanction, dit-il, est l’effet d’une imprudence ou d’une fausse démarche ; c’est que le Roi a écrit à Rome et que le courrier ne peut être de retour que le 24 ou le 26 de ce mois. L’on ne doute pas que, quel que soit l’avis du Pape, le décret sera sanctionné ; mais l’on improuve qu’on ait pris ce parti qui pourrait faire croire à quelques personnes qu’on a jugé l’avis du Pape nécessaire pour la validité du décret, du serment ou de la sanction. Nous travaillons actuellement avec quelques-unes des personnes qui approchent le plus près du Roi pour obtenir la sanction avant l’arrivée du courrier. » Cette lettre est du 14 décembre, et Biauzat ne l’écrit pas au hasard, car il est de ceux qui dans cette œuvre jouèrent un rôle actif. Elle suffirait à elle seule pour réfuter ceux qui ne veulent pas reconnaître à la Constituante une part prépondérante dans la responsabilité des événemens qui vont suivre. Et cette responsabilité, elle l’a assumée sciemment, ou, tout au moins, les meneurs ont su ce qu’ils faisaient. La promulgation du décret sur le serment est du 26 décembre, fête de saint Etienne, mort lapidé. « Voilà une octave de Saint-Etienne, écrit avec satisfaction Thomas Lindet le soir même, qui pourrait bien faire pleuvoir des pierres. »


Est-il nécessaire de conclure ? Rien n’est plus délicat en histoire, surtout quand il s’agit d’événemens presque contemporains, où la complexité des faits, la multiplicité des intérêts, le choc des passions et la contradiction des témoignages commandent un redoublement de prudence. Il semble pourtant que, de l’ensemble des travaux publiés jusqu’ici sur l’histoire religieuse de la Révolution, se dégage l’impression que nous avons donnée. « L’Assemblée nationale, dit M. Louis Barthou dans son récent Mirabeau, avait commis une lourde faute en s’immisçant dans des affaires qui n’étaient pas du ressort de la puissance civile. » Cette première faute, en partie explicable par l’idée d’alors, que la religion est une affaire d’État, en entraîna une série d’autres, qui avaient pour but de légitimer la première et qui ne purent que l’aggraver. La responsabilité de la crise religieuse qui bouleversa, — et abrégea, — le cours de la Révolution, ne peut être rejetée sur l’épiscopat français, fort gallican du haut en bas, et peu enclin à sacrifier les droits de l’État à ceux du Saint-Siège. Les évêques de l’Assemblée notamment ont fait et refait tous leurs efforts pour prévenir, atténuer ou résoudre le conflit religieux, en conseillant au Pape les concessions susceptibles de donner à l’œuvre ecclésiastique de la Constituante une validité canonique. Cette œuvre même, ils en ont contesté la forme encore plus que le fond, et les ultramontains ont pu leur reprocher, non sans fondement, d’être restés jusqu’au bout plus préoccupés des libertés de l’Eglise gallicane que de l’autorité du Saint-Siège.

Quant au Pape, il a considéré dès le début la Constitution civile comme détestable dans son esprit aussi bien que dans ses modalités. Et il faut bien croire qu’il ne pouvait guère la juger autrement, puisque les laïques les moins suspects d’ultramontanisme s’accordent aujourd’hui à reconnaître qu’elle tendait à annuler son autorité. Néanmoins les délais dont il a usé avant de la condamner formellement, les négociations, — dilatoires si l’on veut, mais non nécessairement illusoires, — auxquelles il s’est prêté jusqu’à la fin, attestent un ferme propos de ne pas rompre avant que tout espoir d’accommodement soit épuisé. C’est abuser de l’embarras où sa qualité de souverain temporel pouvait parfois mettre le souverain pontife que de voir dans l’affaire d’Avignon une cause déterminante de ses hésitations : nous avons remarqué qu’il a précisément rompu au moment où il obtenait satisfaction sur ce point. Supposer d’autre part que ses atermoiemens n’avaient pour but que de lui laisser le temps d’amener à la résistance les prélats trop disposés à accepter la Constitution civile, c’est exagérer la défiance qu’il pouvait avoir à l’égard de quelques-uns d’entre eux. Il savait au contraire, et Bernis était là pour le lui souffler au besoin, qu’il serait obéi dès qu’il aurait parlé. C’est plutôt en ne parlant pas qu’il permettait aux indécis et aux timorés de se croire libres d’adhérer aux exigences de la loi civile, sans capitulation de conscience. Comme le dit un jour l’abbé Maury à l’Assemblée, « le silence du Pape serait une approbation. » Son silence provisoire risquait donc de passer pour une approbation provisoire. Il est d’ailleurs excessif de tant parler d’atermoiemens. La diplomatie pontificale, étant données ses traditions, n’a pas fait preuve d’une particulière lenteur dans cette circonstance. Elle n’a pas suivi le train qu’on menait à Paris, mais n’est-ce pas celui-ci qui était anormal ?

C’est la Constituante qui a précipité les événemens et provoqué la rupture, sans la vouloir au fond, mais en agissant comme si elle la voulait. En politique, l’intention ne peut absoudre le fait. Les hommes de la Constituante croyaient à leur omnipotence et à leur infaillibilité en toute matière. Ils étaient en cela les produits de leur siècle, les produits du rationalisme abstrait, simpliste et autoritaire, dont l’esprit jacobin sera le dernier terme. C’est ce qui explique leur inintelligence des questions pratiques et des questions de conscience en particulier. A ceux d’entre eux qui ont la science du dogme, il manque la notion du sentiment religieux. « La France du XVIIIe siècle, remarque M. Salomon Reinach, n’est pas tout entière dans les salons de Paris et de Versailles, à la cour de Frédéric le Grand ou de Voltaire. Le pays reste profondément catholique, avec une nuance de jansénisme dans les hautes classes, surtout de robe. Il y eut, à Versailles, des cardinaux athées, et un peu partout des abbés frivoles et incrédules ; mais le clergé, la robe et le tiers état de France comptèrent même alors une foule de gens austères, catholiques, sans autre inquiétude que de leur salut… » A plus forte raison, la foi du charbonnier s’était-elle maintenue dans les masses populaires. De tout cela la Constituante ne se doutait pas. C’est pourquoi, au cours de la grande crise d’où est sorti le divorce entre la Révolution et l’Eglise, elle a commis les fautes décisives et endossé les responsabilités capitales.


A. ALBERT-PETIT.