La Revanche du passé/Partie 1/Chapitre IX

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F. Payot, libraire-éditeur (p. 150-157).

CHAPITRE IX


À quelques semaines de là, un soir, en rentrant de son travail, André trouva sur sa table une lettre qui l’attendait. Il courut à la signature, et, en lisant le nom d’Élisabeth, tout de suite une inquiétude le prit.

C’était la première lettre qu’il recevait de sa fiancée. Il l’avait vue la veille. Que pouvait-elle avoir à lui dire de si pressé ?

Depuis que Mme  Georges avait accepté ses conditions telles qu’il les lui avait faites, sans même les discuter, le jeune homme, admis dans l’intimité d’Élisabeth, éprouvait auprès d’elle une singulière incertitude d’esprit.

La jeune fille se montrait capricieuse, elle avait avec lui d’étranges fluctuations d’attitude. Il lui semblait parfois qu’elle et lui jouaient le même jeu ; qu’ils n’étaient l’un pour l’autre qu’un moyen insignifiant pour atteindre un but caché.

Toute expansion simple et naturelle semblait impossible à Élisabeth, comme si son âme orgueilleuse, blessée à vif, mutilée par la honte de sa naissance, avait perdu à jamais le pouvoir de la spontanéité et de la franchise.

Pourtant, au milieu d’incessantes oscillations d’humeur, André croyait parfois distinguer chez sa fiancée la chaleur pénétrante qui, là-bas, en face des cerisiers, dans le cadre frais d’un beau jour de mai, l’avait, pendant un instant très court, surpris et grisé. Dans ces moments-là, Élisabeth oubliait le doute qui la rongeait, sa figure expressive perdait sa contraction habituelle ; elle s’illuminait tout à coup d’une clarté intérieure, très intense, que l’œil ouvert de sa mère interprétait douloureusement.

Déchiffrant sans peine l’écriture fine, mais nette, André lut :

« André, « Il y a autour de moi depuis que je suis au monde quelque chose d’excessif et d’anormal dont, toute petite, je souffrais inconsciemment. Comment vous expliquer toutes ces choses qui sont restées obscures même pour moi ? Plus tard, à la suite de différentes circonstances qu’il est inutile de vous expliquer aujourd’hui, le soupçon et la défiance ont été semés dans mon âme, et, peu à peu, ils y ont poussé de si fortes racines qu’avant d’avoir appris à penser je doutais de tout ce qui m’entourait, je doutais de maman longtemps avant de rien savoir de la vie ; je vivais dans une atmosphère de soupçon qui m’étouffait.

« Aujourd’hui, c’est de vous que je doute. Pardonnez-moi, mon ami. Est-ce que je vais vous offenser, mon Dieu ?

« Il y a des choses que je ne peux pas, que je ne veux pas vous dire, mais je doute. Parfois, il me semble que je n’ai pas le droit d’être heureuse comme les autres, moi, et que ce mirage va s’évanouir sans que je puisse l’atteindre.

« Oh ! s’il est vraiment possible que vous m’aimiez, délivrez-moi de ce souci qui est une insulte pour vous et pour moi. Mettez-vous à ma place, pour me bien comprendre, à ma place dans les circonstances particulières où j’ai vécu.

« Voici ce que je vous demande à deux genoux, André. N’acceptez rien de maman, non, rien, rien. Si même elle vous offre une dot. Oh ! elle vous l’offrira ; mais, moi, je ne veux rien devoir qu’à vous.

« Chaque fois que mon regard croise celui de maman, j’y lis la même pensée, toujours la même. J’ai besoin d’être rassurée, et je viens à vous. Nous ne sommes jamais seuls ; vous ne pouvez pas me parler librement, mais écrivez-moi, écrivez dès que vous aurez lu ces lignes, et pardonnez à votre

« Elisabeth. »

André lut plusieurs fois attentivement cette missive un peu froide, aux phrases disjointes, où il discernait clairement deux choses. D’abord une mésintelligence entre Élisabeth et sa mère, différente et beaucoup plus profonde que celle qu’avaient fait naître ses prétentions sur la jeune fille, et ensuite, chez Élisabeth, un éveil de défiance inquiétant.

Il entrevit confusément quelque chose du drame intime où le hasard lui avait offert un rôle à sa taille, pris sur mesure, et il mordilla un moment sa moustache, rêveur.

Pourquoi sa future belle-mère, toujours glaciale pour lui, avait-elle caché à sa fille leurs arrangements si naturels ?

Elle avait eu sans doute, pour se décider à cette clandestine transaction, de sérieuses raisons. Il ne fallait pas risquer, en contrariant son plan, de faire surgir de dangereuses complications.

Il suivrait la route qu’elle lui indiquait. Ce qui importait pour le moment, c’était de rassurer Élisabeth.

Il saisit sa plume, écrivit rapidement quelques lignes, et il alla lui-même les jeter à la poste.

Le lendemain, ce fut Mme  Georges qui remit à Élisabeth la lettre d’André. Elle la lui tendit sans un mot ; la jeune fille la glissa dans sa poche et alla la lire dans sa chambre. Elle n’en dit rien de toute la journée, seulement le soir, en s’en allant, elle la posa toute ouverte sur la table ; et l’y laissa.

Mme  Georges, comprenant que de la part d’Élisabeth cette négligence devait cacher une intention, prit le pli et parcourut les lignes menteuses.

Le lendemain, dès qu’Élisabeth parut, elle lui indiqua sur la table la feuille de papier à la place où elle l’avait laissée la veille, et elle lui dit :

— Cette lettre est à toi, je crois, tu l’auras oubliée.

— Oh ! dit Élisabeth froidement, tu pouvais la lire.

— Je l’ai lue.

Et elle eut un élan de pitié pour l’enfant de sa chair et de son sang, qui repoussait si follement sa tendresse ; un instant la vérité trembla de nouveau sur ses lèvres. Mais elle la refoula. À quoi bon ?

À quoi bon lutter contre une obstination aveugle, heurter de front une résistance qu’elle savait indomptable. À quoi bon s’user à un travail qui dépassait ses forces ?

Il n’y aurait qu’un moyen de convaincre Élisabeth, un seul. Annuler le contrat passé avec André, et la jeter à une explication personnelle avec son fiancé !

Mais ce serait la plonger dans un désespoir sans issue et plus agressif que jamais. Affolée par toutes sortes de pressions intérieures et extérieures, pour le moment Elisabeth aimait ce misérable calculateur ; elle ne pardonnerait pas à sa mère de lui ôter le moyen d’avoir un nom à elle en suivant l’impulsion de son cœur.

Il faudrait recommencer vis-à-vis l’une de l’autre toute la longue suite des jours mornes, refaire le long chemin monotone !

Elle éprouvait une telle lassitude intérieure que cette perspective la dépouillait de son reste d’énergie. Elle se sentait désarmée, sans volonté, incapable de reprendre à courte échéance l’impitoyable lutte.

Élisabeth aurait la destinée qu’elle avait choisie.