La Revanche du passé/Partie 2/Chapitre VII

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F. Payot, libraire-éditeur (p. 265-280).

CHAPITRE VII

— Maman !

Mme Georges tourna vers Élisabeth un regard étonné, interrogateur. Aussi clairement que des mots, ce regard disait :

— Que veux-tu ?

Lorsque, six semaines auparavant, Élisabeth avait acquis la certitude qu’André ne reparaîtrait plus, qu’il avait repris le chemin des Indes sans même trouver nécessaire de l’avertir de cette fuite lâche et sans excuse, elle avait enfin cédé à l’instante prière de sa mère, et, quittant l’appartement où les créanciers commençaient à l’assaillir, elle l’avait accompagnée sans plus de résistance.

À ce consentement inattendu, une surprise presque joyeuse avait illuminé la pauvre figure flétrie, et un instant les joues décolorées s’étaient couvertes d’une intense rougeur, mais la vivacité de cette impression n’avait été que passagère. Depuis que les deux femmes se retrouvaient ensemble sous le même toit, l’ancienne tendresse passionnée de la mère semblait s’être figée dans quelque chose d’immobile, de mort, les yeux éteints regardaient constamment des choses vagues dans le vide, avec la fixité d’une pensée unique, qui, à travers les spectacles changeants de la vie, se cherche et se retrouve partout.

Maintenant qu’Élisabeth était de retour à son foyer, Mme Georges rentrait chez elle pour midi, avec quelque chose de machinal et d’inerte, même dans cette habitude nouvelle et affectueuse.

Et parfois, en la voyant s’asseoir lasse et muette, Élisabeth s’enhardissait à briser le lourd silence où son insensibilité d’autrefois pesait comme du plomb. Elle demandait, timide :

— D’où viens-tu ?

Posant des yeux surpris, un peu inquiets, sur la questionneuse, la mère répondait invariablement :

— De dehors.

Et dans le ton bref, décidé, il y avait une telle volonté de silence qu’Élisabeth n’osait rien ajouter. Elle refoulait le cri toujours prêt à s’échapper de ses lèvres : « Tu crois que je ne sais rien, et je sais tout ; je t’ai dépouillée, et tu travailles, et j’acccepte encore pour un temps, moi, à cause de l’enfant, oui, à cause de ce petit être qui t’appartient autant qu’à moi. »

Tous les jours lorsqu’elle ne voyait plus devant elle le visage détruit, avec sa fixité douloureuse, la jeune femme se disait : « Pourquoi est-ce que je n’ose pas ? De quoi est-ce que j’ai peur ? » Et elle décidait : « Aujourd’hui je lui parlerai, oui aujourd’hui. Dès qu’elle sera rentrée, je lui parlerai, je lui dirai tout. »

Mais à peine entendait-elle le pas traînant traverser le vestibule, avant même d’avoir vu apparaître sur le seuil la robe noire aux plis vides, son courage s’envolait.

Elle avait la claire perception de l’immense distance créée entre elle et sa mère par la suite monotone d’innombrables jours d’hostilité. Comment le bruit des mots traverserait-il ce large désert muet ?

Ce jour-là, cependant, elle répéta son appel craintif :

— Maman !

Cette fois les lèvres fermées de la mère s’entr’ouvrirent ; elle articula très bas :

— Que veux-tu ?

Tout de suite le courage d’Élisabeth fléchit. Il lui fut impossible de prononcer tout haut ce qu’elle avait si laborieusement préparé. En face du regard étonné de sa mère, sa longue sécheresse à elle, tenace et méchante, son intraitable obstination, sa résistance agressive et mordante, l’insulte que chacune de ses heures avait distillée, tantôt ouvertement, tantôt dans le mystère et l’ombre, toutes ces causes de dissension sans cesse renaissantes lui revenaient à l’esprit et lui paralysaient la langue. Dans ce moment, elle fut incapable d’articuler ce qu’elle auraitbvoulu. Elle dit autre chose, d’une voix basse :

— Hier… j’ai oublié de te le dire… il est venu un message pour toi… M. Musseau est mort dans la soirée.

— Ah !

Avec les fleurs rouges des géraniums dressant leur tige vivace contre le jour, l’image du mourant se dessina nettement devant l’œil de Mme Georges.

Il y avait plus de six semaines qu’obéissant à la dépêche d’Élisabeth elle s’était rendue, récalcitrante, à l’appel de M. Musseau. Elle avait gardé de cet homme un souvenir effrayant, celui d’un juge sévère, armé d’une balance impitoyable, et elle était entrée avec une expression rigide sur son visage raviné de plis et de creux, dans la chambre où le malade se trouvait seul.

Mais tout de suite, en apercevant sa figure détruite où se lisait si clairement l’histoire des jours écoulés depuis leur dernière rencontre, le malade avait jeté un cri de surprise pitoyable :

— Oh ! oh !

L’entrevue, dont le but ignoré avait paru la menacer de choses vagues et redoutables, avait pris aussitôt une tournure rassurante. Mme Georges avait laissé glisser son armure de faux airain, et d’une voix étouffée elle avait ouvert l’écluse amère ; elle avait expliqué sa flétrissure d’un mot :

— J’ai souffert.

Des doigts fiévreux s’étaient aussitôt posés sur sa main, l’avaient prise, et elle avait entendu une voix, une voix humaine lui dire, à elle, à elle :

— Pauvre, pauvre femme. Moi aussi j’ai été dur… injuste… Pardonnez-moi.

Depuis le jour où Élisabeth, toute petite, lorsqu’elle n’était encore qu’une boule de chair sans os ni muscles, avait pour la première fois posé sur elle ses grands yeux noirs attentifs, elle n’avait plus eu de larmes douces comme celles qui avaient jailli à la parole miséricordieuse de cet homme. Sur le long chemin désert qu’elle avait suivi, il n’y avait eu que Gertrude et ce moribond pour lui tendre ainsi la main. Une servante et un mourant !

Et maintenant l’homme était mort. Il avait franchi la frontière de la mystérieuse contrée où, si la compassion n’existe pas, aucune créature humaine ne pénétrera.

Elle resta longtemps pensive, puis elle dit :

— Il a beaucoup, beaucoup souffert, il se repose.

Élisabeth s’approcha d’elle vivement :

— Toi aussi, balbutia-t-elle, tremblante, tu as souffert !

Le visage de sa mère se tourna vers elle, effrayé. Une muette supplication de silence se lisait dans ses yeux, mais Elisabeth continua sans y prendre garde :

— Oui… par ma faute… oui, tu as plus souffert même que moi, que moi !

En même temps elle entoura sa mère de ses bras, et, rendue nerveuse par l’effort qu’elle venait de faire, elle la serra contre elle sans rien ajouter.

Un instant, un instant très court, à la surface de l’incurable découragement, un sourire amer se dessina, puis brusquement il s’effaça.

L’épouvante de voir recommencer, sous une autre forme, la lutte du passé venait d’étreindre le cœur las de la mère ; elle murmura :

— Non, je t’en prie… Élisabeth… plus à présent… je ne peux plus.

Élisabeth laissa retomber ses bras le long de son corps.

Le dévoûment dont elle était l’objet était-il devenu un état passif, créant jour après jour les actes que la nature souffle au cœur des mères pour la protection de leur progéniture ? N’y avait-il là qu’une manifestation instinctive, désormais libérée du joug du sentiment ? Sa mère voulait-elle son bien-être d’une façon détachée, sans y chercher aucune satisfaction directe, sans plus rien désirer au delà ? Était-il possible qu’elle fût arrivée à travers sa longue épreuve à une vie machinale, toute artificielle ? Ou bien aurait-il fallu, pour franchir le fossé profond, lentement creusé par la suite des jours, autre chose que les mots qu’elle disait ; oui, l’effet magique d’autres paroles qu’elle ne parvenait pas à arracher à son cœur muet ?

Il y eut un instant d’oppressant silence. Mme Georges reprit enfin d’une voix basse, très calme :

— Tu ne peux pas même me tromper, tu vois bien. Pourquoi essaies-tu ? Pourquoi ?

Et le souvenir abhorré remua dans leur mémoire à toutes deux son venin rongeant.

— Je ne voulais pas te tromper, balbutia Élisabeth, je voulais faire cesser l’équivoque de ma situation vis-à-vis de toi. Nous vivons côte à côté sans nous comprendre. J’ai gâté toute ta vie, et tu ne me l’as jamais reproché. Je t’ai dépouillée, je le sais depuis longtemps… et pourtant je continue à manger ton pain… sans oser même te remercier. Je ne peux plus vivre dans ces conditions ; il est impossible que cela dure plus longtemps. Laisse-moi aujourd’hui te dire… t’expliquer…

— De toi à moi, Élisabeth, interrompit la mère… des mots !

En même temps, elle se dirigea vers la fenêtre et, l’œil fixé sur la bande de ciel qu’on apercevait entre l’angle des toitures, elle réfléchit un instant, puis elle dit, très calme :

— Je n’ai fait que mon devoir envers toi ; tu ne me dois rien. Je n’ai fait que ce que je devais faire. Je n’aurais pas pu faire autrement. Tu ne me dois rien, rien.

Elle ajouta, après un silence :

— Ce qu’une mère fait pour son enfant, elle ne pourrait pas ne pas le faire, comprends-tu ? Elle ne pourrait pas. Tu vois bien que tu ne me dois rien.

Élisabeth resta silencieuse. Tous ses efforts de volonté et d’intelligence étaient de chimériques artifices pour égarer la clairvoyance désolée de sa mère. Elle ne pourrait pas l’amener à accepter, les yeux fermés, l’offrande vide qu’enveloppaient ses mots. Sans mentir ouvertement, elle ne pouvait rien pour diminuer sa lourde dette, puisque la commisération aiguë qui lui mordait le cœur ne réussissait pas à lui faire oublier la honte de sa naissance.

L’effort tenté pour effacer le passé, du moins extérieurement, de façon à éviter la lutte quotidienne, échouait misérablement.

Il ne pouvait plus exister entre elle et sa mère qu’un lien qui ne fût pas artificiel, toujours prêt à se détendre ou à se rompre, un seul, et elle en avait gardé l’offre pour une suprême et dernière tentative d’accord.

Elle se rapprocha de nouveau de sa mère, et, tandis que la joie de sa maternité lui empourprait tout à coup les joues, étouffant un moment jusqu’à l’écho du douloureux passé, elle balbutia :

— Mais l’enfant, mon enfant, tu l’aimeras !

— Ton enfant !

D’un mouvement brusque, instinctif, la mère tendit les bras pour saisir Élisabeth, l’attirer à elle… mais elle reprit assez vite conscience de la réalité pour corriger aussitôt son geste.

Jamais l’amour filial ne brillerait pour elle sur le visage souffreteux d’Élisabeth, jamais, jamais.

De la joie pleine de promesses qui venait de miroiter à ses yeux, elle n’aurait que ce que sa fille lui en jetterait par pitié, pour satisfaire ce froid désir de gratitude issu tardivement de l’amère défaite de son orgueil.

— Il ne saura jamais rien de nos luttes, poursuivit Élisabeth persuasive. Il sera à toi autant qu’à moi. C’est pour lui que nous travaillerons toutes les deux. Le passé lui restera caché, et il t’appartiendra autant qu’à moi.

La mère considéra un moment en silence la figure pâle, aux traits irréguliers, qui lui rappelait d’une façon si brutale le roman désolé de sa jeunesse.

Pour la première fois, une main touchait directement à sa plaie sans la rouvrir, et c’était la main d’Élisabeth !

Elle la revit toute petite fille, errant avec un air de soupçon craintif dans l’enclos misérable. Elle revit la figure haineuse de Gertrude, les grandes maisons mal habitées, clôturant de tous côtés le carré de terre aride, toute la tristesse pesante qui avait accompagné cette destinée d’enfant jusqu’au jour où, assoiffée d’honorabilité et de bonheur, Elisabeth avait rencontré André. Jetée dans la vie dans les mêmes conditions, une autre aurait-elle eu le courage d’un généreux pardon ? Était-il possible qu’une autre, à la place d’Élisabeth, eût pu, sans révolte, accepter le fardeau d’un opprobre immérité ? Non. Peut-être, par charité, une autre eût-elle réussi à mieux cacher une invincible réprobation, à la dissimuler même à ce point qu’aucun œil, pas même l’ardente perspicacité maternelle, ne l’eût devinée, mais elle serait restée stagnante dans quelque coin du cœur, et à une heure de crise elle aurait surgi de sa cachette sous une forme inattendue, comme elle s’était dégagée tout naturellement du dévoûment, en apparence absolu, de Gertrude.

Elle avait condamné sa fille à une existence décolorée, que toute sa tendresse ardente, excessive, n’avait pas su garantir d’une seule heure d’épreuve.

Aujourd’hui, en échange du don de la vie, de ce présent enveloppé d’épines, Élisabeth lui apportait une part dans sa joie maternelle, félicité traversée de beaucoup d’ombre, mais pure de souvenir honteux. Elle lui offrait tout ce qu’elle pouvait lui accorder, une main d’association pour une période de jours à venir.

Sous ce souffle de pitié, les lourds nuages qui avaient longtemps, si longtemps obscurci son esprit, se dissipaient. Elle voyait enfin s’ouvrir dans la nuit désolée de son cœur une échappée de lumière. Elle leva les yeux sur le coin de ciel que les toitures découpaient en dessin bizarre au-dessus de sa tête, et, silencieuse, elle sonda longtemps le bleu lointain, profond comme si avant de parler elle cherchait là l’appui d’une certitude. Enfin elle murmura sourdement :

— Est-il possible que ma lourde faute me soit pardonnée aujourd’hui ? Mon Dieu, mon Dieu ? Est-ce possible ?

Se tournant ensuite vers Élisabeth, elle ajouta :

— Le long martyre sans pitié a-t-il pris fin ? Est-ce vraiment possible, mon enfant ?

Et tendant à sa fille ses mains diaphanes, tremblantes, elle continua :

— Pour le mal que je t’ai fait, tu me rends le bien ! Élisabeth, mon enfant, ma chérie, merci.

Et en face de la route nouvelle ouverte devant elles, les deux femmes sentirent l’amertume dévorante du passé faire place à une courageuse attente de jours à venir, sombres et difficiles, mais où le long conflit poignant aurait cessé et où, dans l’épaisse obscurité, vacillait enfin une étoile conductrice.

Qui pouvait savoir ? En la suivant patiemment, peut-être un jour arriveraient-elles au but resté inaccessible à leurs passions violentes et opposées, au but poursuivi vainement si longtemps : la paix !



FIN