La Revue moderne/Année 01/Numéro 01/Ich Dien

La bibliothèque libre.
Collectif
La Revue modernePremière année, numéro 1 (p. 25).

ICH DIEN


La visite du prince de Galles au Canada donne un regain d’actualité pour nous à l’emblème composé de trois plumes d’autruche encerclées d’une couronne ornée de fleurs de lis et de croix pattées ; avec la devise allemande « Ich dien » (je sers).

Le titre de « prince de Galles » est ordinairement conféré à l’héritier présomptif du trône d’Angleterre depuis le roi Édouard Ier et l’usage du cimier de plumes d’autruche remonte au Prince Noir (1330-1376) fils d’Édouard III et de Philippa de Hainault. Les opinions des auteurs sont partagées au sujet de l’origine de cet emblème, les anglais l’attribuant à la reine Philippa qui blasonnait « de sable à trois plumes d’autruche d’argent », (en langage ordinaire « trois plumes blanches sur champ noir » ) tandis que les français le regardent comme un trophée de guerre conquis par le jeune prince sur le roi Jean de Bohème à la bataille de Crécy.

Il est possible que ces deux hypothèses soient vraies mais qu’elles ne contiennent chacune que la moitié de la vérité ; et voici pourquoi :

Suivant l’opinion des auteurs anglais, le prince aura recueilli les trois plumes d’autruche à titre d’armoiries de famille dans la succession maternelle. Son testament fait en 1376 règle l’ordonnance de ses funérailles et mentionne « nos bages des plumes d’ostruce » ; son sarcophage à Cantorbery est orné de ses armoiries personnelles alternant avec celles de sa mère, chaque plume traversant une petite banderole portant les mots « ich diene » ; son père Édouard III mit une plume d’autruche au nombre de ses emblèmes après son mariage avec Philippa, et presque tous les Plantagenets à sa suite l’adoptèrent, à côté du petit rameau de genêt dont leur ancêtre avait l’habitude d’orner son chapeau, la plantagenista qui donna son nom à cette dynastie.

D’autre part, la devise « Ich dien » appartenait à Jean de Luxembourg, roi de Bohème, qui abdiqua en faveur de son fils Charles IV et vint combattre comme allié de Philippe VI en France, à titre de simple chevalier. Le 25 août 1346 avait lieu la bataille de Crécy qui devait illustrer le Prince Noir à son entrée dans la carrière et plonger la France dans le deuil ; il s’y accomplit un de ces beaux gestes de chevalerie dont l’histoire du moyen-âge nous offre plusieurs exemples.

Jean de Bohème qui était aveugle, ayant appris la désertion des troupes génevoises et les succès imprévus de l’ennemi, voulut se faire conduire au plus fort de la mêlée pour « férir un coup d’épée » ; il se jeta au-devant du Prince Noir qui avait reçu d’Édouard III le commandement de l’armée anglaise, et pour être sûr de ne pas se perdre dans l’ardeur du combat, ni de reculer, il fit attacher les chevaux de ses officiers au sien, afin de marcher tous ensemble à la victoire ou à la mort.

Lisons plutôt le récit de ce sublime épisode dans les Chroniques de Froissart :

« Le vaillant et gentil roi de Behaigne qui s’appelait messire Jean de Lucemboure, car il fut fils de l’empereur Henry de Lucemboure, entendit par ses gens que la bataille était commencée ; car quoiqu’il fût là armé et en grand arroi, si ne véait-il goute et était aveugle… Adonc dit le roi à ses gens une grand’vaillance : « Seigneurs, vous êtes mes hommes, mes amis et mes compagnons : à la journée d’huy je vous prie et requiers très spécialement que vous me meniez si avant que je puisse férir un coup d’épée. » Et ceux qui de lès lui étaient et qui son honneur et leur avancement aimaient lui accordèrent… Si que, pour eux acquitter et qu’ils ne le perdissent en la presse, ils se lièrent par les freins de leurs chevaux tous ensemble, et mirent le roi leur seigneur tout devant pour mieux accomplir son désir ; et ainsi s’en allèrent sur leurs ennemis.

Là était messire Charles de Behaigne, qui s’appelait et escrisait jà roi d’Allemaigne et en portait les armes, qui vint moult ordonnément jusques à la bataille ; mais quand il vit que la chose allait mal pour eux, il s’en partit : je ne sais pas quel chemin il prit. Ce ne fit mie le bon roi son père car il alla si avant sur ses ennemis que il férit un coup d’épée, voire trois, voire quatre, et se combattit moult vaillamment ; et aussi firent tous ceux qui avec lui étaient pour l’accompagner ; et si bien le servirent, et si avant se boutèrent sur les Anglais, que tous y demeurèrent, ni oncques nul ne s’en partit ; et furent trouvés lendemain sur la place autour de leur seigneur, et leurs chevaux tous allayés ensemble. »

Et l’héraldiste Eysenbach ajoute après avoir relaté ce fait d’armes dans son Histoire du Blason :

« Les muses, qui sortaient alors de leur long sommeil de barbarie, s’empressèrent à leur réveil d’immortaliser le vieux roi aveugle. Pétrarque le chanta et le jeune Édouard prit sa devise qui devint celle des princes de Galles. C’était trois plumes d’autruche avec les mots tudesques écrits autour « Ich dien » (je sers).

En rapprochant ces deux opinions, il est permis de conclure que l’emblème de notre futur souverain provient de deux sources différentes : les trois plumes d’autruche par droit de naissance et la devise « Ich dien » par droit de conquête.

Victor Morin.