La Revue moderne/Année 01/Numéro 01/Le Théâtre Français à Montréal

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Collectif
La Revue modernePremière année, numéro 1 (p. 20).

LE THÉÂTRE FRANÇAIS À MONTRÉAL


Les administrations théâtrales qui se sont succédé du théâtre des Nouveautés, d’il y a vingt-cinq ans, à l’Orpheum d’hier ont réussi à créer l’impression que l’exploitation d’un théâtre français de bon style est une déplorable affaire financière.

Cette impression, toute ancrée qu’elle est, dans l’opinion publique est absolument contraire à la réalité. Il est à craindre que Montréal reste privée de bonnes troupes, tant qu’elle subsistera.

Montréal n’a jamais ménagé son encouragement aux théâtres dignes de cet encouragement, ceux-ci auraient pu largement vivre de leurs recettes si des causes absolument étrangères à l’art dramatique n’avaient eu des effets désastreux sur la caisse.

Il serait facile, par exemple, d’établir que tel théâtre est arrivé à la faillite ou à peu près, après avoir pendant des années bouclé les bilan de ses saisons avec des bénéfices dépassant annuellement vingt mille dollars. Et cette faillite pourrait s’expliquer.

Et l’Orpheum d’hier ? l’Orpheum dont la soi-disant malheureuse campagne de 1918-19 a découragé les Mécènes assez disposés à protéger une saison de haute comédie… payante ; l’Orpheum, dont la troupe très appréciée, a fait de bonnes, sinon d’excellentes affaires.

En seize semaines du 26 août 1918 au 18 janvier 1919, déduction faite de la relâche due à la grippe, ce théâtre a encaissé plus de cinquante milles piastres.

De janvier à mai l’administration de la liquidation a couvert plus que ses frais, alors que les pertes attribuables à la grippe étaient amplement compensées par les magnifiques recettes de Cyrano, de l’Aiglon, du Duel.

Le public a réellement fait un succès de la dernière saison de comédie, tout financier, ou tout amateur intelligent qui désirerait s’en convaincre n’aurait qu’à consulter le bilan de la saison.

Montréal est une des plus grandes villes françaises après Paris. Sa population est riche, friande de belles choses, passionnée de bon théâtre français, elle se rend en foule à toutes les manifestations de l’art français qui lui sont offertes, qu’il s’agisse de musique, de comédie, de conférences, d’expositions de peinture ; pourquoi cette importante ville française ne pourrait-elle assurer le sort d’un bon théâtre français ?

Le succès financier d’un semblable théâtre sera assuré du jour où les artistes resteront au delà de la rampe alors que les administrateurs se tiendront en deçà de cette lumineuse barrière.

Il conviendrait peut-être, pour aller au devant d’un grand succès financier, de modifier quelque peu les programmes, d’une exclusivité allant jusqu’à la monotonie de ces dernières saisons.

Toujours la pièce à thèse, la comédie rosse, les études de mœurs pas toujours admissibles, cela finissait et a fini par devenir agaçant : l’excès en tout est un défaut, comme chante cet excellent bourgmestre dans Geneviève de Brabant.

À ce joyeux et très artistique théâtre des Nouveautés on donnait dans la même saison des opérettes, des comédies sérieuses ou désopilantes, voire même du grand opéra très acceptable. Certes ce n’était pas toujours la perfection, mais par ce temps de vie chère on aimerait varier ses plaisirs et oublier pendant quelques heures le prix du beurre ou des chaussures en écoutant La Mariée du Mardi-Gras ou le petit Faust.

Ce qu’ont fait les directeurs artistiques des Nouveautés d’antan doit pouvoir être recommencé par ceux d’aujourd’hui.

C’est affaire d’habilité, de doigté, de choix judicieux. Avec de bons chefs d’emploi, des seigneurs et des seigneuresses de talent, mais peu connus et aux émoluments de moindre importance, et l’appoint, qui n’est pas à dédaigner des professionnels et des amateurs du terroir, on peut créer à Montréal un théâtre français permanent pouvant aborder tous les genres, donnant au public d’excellentes représentations et à ses créateurs de bons dividendes.

Jules Helbronner