La Rhétorique des putains/I/03

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Aux dépens du Saint-Père (p. 39-Fig).
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La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre

LEÇON III


ANGÉLIQUE

Eh bien ! ma bonne, j’ai aussi rêvé, cette nuit, aux assemblées des Turlupins ; et il me paraissait que j’étais comme une couronne, devant laquelle plusieurs sceptres venaient s’incliner pour lui rendre leurs hommages. S’il arrive, avec le temps, que je me marie, je pourrais bien, après vos instructions, devenir une bonne Turlupine.

MARTHE

Il n’y aurait point de mal à cela, mademoiselle. Ceux de notre nation qui se laissent gouverner par les préjugés impérieux et trompeurs, regardent l’adultère comme le fléau le plus terrible de la société ; voyons si les autres peuples en pensent de même.

Dans le royaume de Pégu, s’il arrive qu’une fille ait un amant hors du pays et qu’en attendant elle se marie, cet amant, à son retour, a le droit d’entrer chez elle, de la redemander ; et le mari la lui cède pendant son séjour, et ne fait point difficulté de reprendre la vache et le veau à son nouveau départ.

ANGÉLIQUE

Que cela est plaisant et commode ! Mais dites-moi, je vous prie, d’où vient que vous êtes si instruite ? Est-ce dès votre jeunesse ?

MARTHE

Oui, mademoiselle, dès ma première jeunesse.

ANGÉLIQUE

Bon Dieu ! il faut qu’on ait donné bien des soins à votre éducation, tandis que nos jeunes gens en sortant du collège et nous pauvres filles en sortant du couvent, nous savons à peine que la France est en Europe, que la Seine coule à Paris, et le Tibre à Rome. Pour moi, je sais bien peu de choses, et le peu que je sais, je l’ai appris par moi-même, après la mort de ma mère, en parcourant quelques livres que mon père m’a prêtés, mais que la nécessité de travailler et mes chagrins ne m’ont pas permis de lire avec attention.

MARTHE

Si mes parents eussent eu assez de bien pour m’entretenir en pension dans un couvent, qu’est-ce que j’y aurais appris ? À faire des poupées, à chanter du latin inintelligible et à manier l’aiguille. Par bonheur, mon père n’était pas bien riche, mais ma mère était jolie, humaine ; et quoique d’un âge mûr, elle était encore fraîche comme dans son printemps. Un nouveau Tartufe, c’est-à-dire un jeune et joli abbé venait presque tous les jours cueillir la rose dans son jardin : il s’offrit à mon père pour présider gratis à mon éducation. Mon père me dit :

— Que tu es heureuse, ma fille, de trouver un si excellent guide pour diriger tes premiers pas dans le monde ; il veut te cultiver, sois lui bien soumise, et n’étouffe pas les germes précieux qu’il sèmera dans ton cœur.

Ma mère fut toujours présente à mes premières leçons ; mon maître bouda, cessa de venir, et je ne comprenais pas pourquoi ; enfin le voilà de retour, nous voilà tête à tête à nos leçons. Il m’enseigna d’abord la géographie, et il m’écrivait lui-même les plus belles réflexions physiques et morales sur les différents usages et les religions de chaque pays, dont nous parlions de jour en jour. Ces réflexions si touchantes me pénétraient tellement, qu’en peu de temps je fus l’écolière la plus soumise qu’on puisse imaginer.

Ces réflexions me sont restées, je les ai apprises par cœur, je les ai répétées mille fois et toujours avec succès ; voilà d’où vient que je parais fort instruite et savante.

ANGÉLIQUE

Et vous espérez d’avoir à les répéter encore, n’est-ce pas ?

MARTHE

Autant que je le pourrai, mademoiselle ; et je m’applaudis en moi-même de l’emploi que j’exerce, de donner aux jeunes filles des talents agréables pour se rendre utiles à la société. Mais continuons notre leçon.

Dans l’île de Ceylan, une femme a souvent deux maris qui sont les deux frères. Les maris accordent souvent leurs femmes aux amis, ou aux grands seigneurs, et elles en sont plus glorieuses.

Dans l’île de Java, une des îles de la Sonde, si une servante a envie de coucher avec son maître, elle en demande la permission à sa femme, qui ne peut la lui refuser sans se couvrir de honte.

À Alger, on croit que c’est un honneur pour les maris, lorsque leurs marabouts — leurs prêtres — veulent bien leur aider à pétrir des enfants.

Cet article de foi chez les Algériens me rappelle une jolie histoire que je veux bien vous raconter.

Dans une paroisse de campagne près de Milan, une jeune et jolie paysanne venait de se marier avec un de ces hommes, dont la profession est d’aller aux foires qui se tiennent çà et là, pour y vendre leurs petites marchandises ; ce qui fait que ces gens-là sont absents à peu près la moitié de l’année. Deux mois après le mariage, l’époux s’en va, et sa femme reste seule chez elle. Elle se met souvent sur la porte de sa maison pour prendre l’air, elle file ou tricote ; le curé passe, la salue, s’arrête.

« — Bonsoir, ma chère brebis, vous voilà donc veuve pour quelques mois ; quel dommage ! À peine avez-vous goûté de bons morceaux, qu’il vous faut jeûner… Mais que vois-je !… Il me paraît que vous avez arrondi votre champ… Est-il bien vrai ? Vous êtes enceinte…

« — Enceinte ? Mon cher curé, qu’est-ce que cela veut dire ? Je ne vous comprends pas…

« — Vous êtes déjà grosse.

« — À ce que mon mari m’a dit, je crois qu’oui.

« — Dieu ! quel cœur a votre mari ? Il vous a remplie et a pu vous quitter ? Voilà l’ouvrage imparfait, et vous ne ferez qu’un monstre.

« — Un monstre ! Ah ! l’idée en est affreuse ! Mon sang frissonne, mes genoux tremblent, je me sens mal.

« — Entrons, ma chère ; moi aussi je suis un peu enrhumé ; l’air peut vous faire du mal… Jetez-vous sur votre lit, et calmez-vous ; il y a du remède à tout cela.

« — Pouvez-vous empêcher que je fasse un monstre ?

« — Oui bien, mon cœur ! Vous savez qu’il faut au moins neuf mois pour perfectionner l’enfant que vous portez ; à peine est-il commencé ; il n’est pas peut-être encore animé. Vous ne portez donc qu’un morceau de chair ; comment voulez-vous que tous les membres se forment et que l’esprit y entre pour les vivifier ? Sachez qu’un mari, après avoir rendu grosse sa femme, doit continuer à la voir, au moins autant de fois qu’il y a de membres qui constituent notre corps ; car aujourd’hui on y met une oreille, demain un œil, après-demain un bras, un autre jour une jambe, etc., etc. Il faut donc permettre qu’un membre forme à peu près tous les membres de votre enfant, ou vous résoudre à faire un monstre. »

Vous imaginez bien, mademoiselle, que la bonne paysanne ne balança point ; elle pria même le saint prêtre de terminer l’ouvrage, et elle ne fit pas un monstre.

ANGÉLIQUE

Oh ! je n’oublierai jamais une histoire si plaisante.

MARTHE

Dans la Guinée, où les femmes sont bien faites et extrêmement portées aux travaux de l’aiguille, si les étrangers, en passant, jettent sur elles un regard de complaisance et de tendresse, s’ils leur marquent quelque témoignage d’affection, les bons maris sont les premiers à leur ouvrir la porte, à les faire entrer, à partager enfin avec eux et leur table et leur lit.

Dans l’île de Socstova, les maris peuvent changer mutuellement de femme avec les autres ; et comme le changement de viande donne plus d’appétit, on y aime à varier les mets au moins sept fois par semaine. Y a-t-il rien de plus commode et de plus satisfaisant ? La musique peut être charmante, harmonieuse ; mais si on bat toujours la même mesure, si le chant est monotone, bientôt on s’ennuie.

Les Nasamones, nation fort nombreuse de la Lybie, ont ordinairement plusieurs femmes, et quand l’envie leur prend de planter des hommes, ils le font devant tout le monde, presque de la même façon que les Messagètes, après avoir fiché devant eux un bâton dans la terre. Croyez-vous, mademoiselle, qu’on établira jamais une telle liberté en France ? C’est cependant une des lois de l’homme.

Quand les Nasamones se marient, chacun de ceux qui ont assisté au festin fait un présent à la mariée, mais elle n’est point ingrate, et du consentement de son mari, elle leur laisse frayer le chemin, et leur permet de se désaltérer tous à sa fontaine.

Les nègres du royaume de Bennin laissent toute la liberté à leurs femmes, — et ils en ont plusieurs — pour les Européens. L’aîné des fils hérite de son père, son bien et ses femmes. Il doit assigner une subsistance honnête à sa mère, si elle est encore vivante ; les autres femmes de son père lui appartiennent, et il peut s’en servir, sans scrupule, en qualité d’épouses ou de concubines.

ANGÉLIQUE

Mais jouir de tant de femmes de son père, ne sont-ce pas là des horreurs ?

MARTHE

Oui, selon les préceptes de nos docteurs ; mais vous voyez bien que les autres peuples, guidés par les lois simples de la nature, n’en pensent pas de même ; vous voyez qu’ils ne regardent pas avec horreur, comme nous, l’adultère, l’inceste et la polygamie.

Pour ce qui regarde la polygamie, sans parler de nouveau de David et de Salomon, l’exemple du monarque d’Yémen, dans l’Arabie heureuse, est d’un grand poids : car il est en même temps roi et pontife ; cependant il entretient un sérail, où il a au moins six à sept cents femmes.

Dans le royaume de Congo les hommes prennent plusieurs femmes, mais à l’essai ; les femmes aussi prennent des maris à l’épreuve ; et cela arrive, parce que les pères se font un scrupule religieux de contraindre les goûts de leurs enfants. Ce qu’il y a de plus plaisant dans ce pays-là, c’est que les femmes y fument, et si une femme laisse prendre sa pipe à un homme, elle lui donne le droit d’avoir ses faveurs, et est obligée à d’emboucher la pipe de l’homme.

Pour ce qui regarde l’inceste, on trouve, à quelques lieues de Cyrène, des forêts d’une grande étendue, dans lesquelles vivent plusieurs peuples qui ne font que suivre les mouvements de la nature. Parmi eux les enfants jouissent de leurs mères, les pères de leurs filles, et les frères de leurs sœurs.

Mais ce qui va vous étonner le plus, c’est que dans la Syrie, les Druses qui sont chrétiens, épousent indifféremment leurs mères ou leurs filles, ou leurs sœurs, et ils disent qu’ils ont engendré des enfants pour eux, et non pour les autres, et que personne n’a aucun droit de leur défendre l’usage d’un bien qui leur appartient.

À une certaine fête solennelle, après le service divin, ils font de grandes sociétés, ils y assistent à un festin, puis hommes et femmes se mêlent ensemble au hasard, ils croissent et multiplient. N’oubliez pas, mademoiselle, que les Druses professent le christianisme.

ANGÉLIQUE

Que cela m’étonne ! Mais je suis persuadée que vous conviendrez avec moi, que là où les lois ecclésiastiques ou civiles défendent la fornication, l’adultère, la polygamie et l’inceste, il faut leur obéir, et que c’est un crime que de les violer.

MARTHE

Sans doute, mais ce n’est que lorsque la violation de ces lois renverse ou trouble l’ordre de la société, pour laquelle ces lois sont émanées des puissances respectives. Mais quand ces actions humaines ne sont que domestiques et particulières, et qu’elles ne troublent nullement l’ordre public, les lois se taisent, et pourquoi ? Parce que ces actions ne deviennent criminelles et par conséquent punissables que lorsqu’elles blessent ouvertement les conventions faites entre les peuples et ceux qui les gouvernent.


La Rhétorique des putains, Vignette de fin de chapitre
La Rhétorique des putains, Vignette de fin de chapitre

La Rhétorique des putains, figures
La Rhétorique des putains, figures