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La Rhétorique des putains/I/05

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Aux dépens du Saint-Père (p. 60-72).
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Tome I, Leçon V.

La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre

LEÇON V


ANGÉLIQUE

Allons, ma bonne, parlez-moi de Loth et de ses filles, du prophète Osée, d’Amnon et de Tamar, sa sœur : je languis de vous entendre, et soyez sûre que je souscris d’avance à toutes les autorités que vous allez m’apporter.

MARTHE

Votre discours m’étonne, mademoiselle. Vous me prévenez d’une manière surprenante sur ce que j’étais prête à vous exposer. Mais puisque vous m’en paraissez déjà instruite, je puis m’épargner la peine de vous en parler.

ANGÉLIQUE

Ne vous fâchez pas, je vous en prie. Sachez, ma bonne, qu’hier au soir, en causant à table avec mon père, je fis tomber notre conversation sur le vieux Testament, et je lui demandai des nouvelles de ces endroits que vous m’avez allégués. Ce ne fut pas l’effet de méfiance, je vous le jure, ce fut l’effet d’une curiosité, dont je ne fus pas maîtresse. Mon père me répondit en souriant :

— Dans ces chapitres que tu me nommes, l’on parle de Loth et de ses deux filles, du prophète Osée qui alla aux putains, et d’Amnon qui coucha avec Tamar, sa sœur.

Et il ne m’en dit pas davantage. De grâce, ma bonne, racontez-m’en jusqu’aux moindres circonstances… regardez-moi de bon œil… parlez.

MARTHE

Pourvu que vous ne me soupçonniez pas capable de vous en imposer, et pourvu que personne ne m’usurpe la gloire de vous élever dans mes principes, je continuerai, avec plaisir, de vous donner mes leçons.

Je vous dirai donc que les Sodomites, ou si vous voulez un mot plus propre, les Jésuites du vieux Testament, n’aimaient pas à marcher dans le bon chemin que Dieu même a tracé ; mais, par un goût fort dépravé, ils préféraient d’entrer chez les hommes par la porte de derrière. Or voyez si le bon Dieu peut supporter que les hommes laissent de côté notre sexe, le chef-d’œuvre de sa création ! Ce sont ces actions brutales qu’on doit vraiment appeler péchés. En effet, le cri de ces péchés s’étant élevé devant l’Éternel, il prit la résolution de détruire leur ville. (Genèse XIX, v. 13.)

Mais son cœur paternel ne lui permettant pas d’exécuter lui-même son décret, il y envoya, pour cet effet, deux de ses domestiques, ou ministres, qu’on nomme anges. Ces deux anges n’étant qu’esprit, pour se rendre visibles aux mortels, empruntèrent, chemin faisant, un corps humain ; tout cela est facile à comprendre. Ce fut sur le soir qu’ils arrivèrent à Sodome. Loth qui était assis à la porte de la ville, les ayant vus, se leva pour aller au-devant d’eux, et se prosterna le visage à terre (v. 1.), et il leur dit :

« — Voici, je vous prie, seigneurs, retirez-vous dans la maison de votre très humble serviteur, et logez-y cette nuit ; lavez aussi vos pieds, pour les nettoyer et pour vous rafraîchir ; car vous venez de bien loin, ce me semble ; et vous vous lèverez au nouveau jour pour continuer votre chemin.

« — Non, dirent-ils, nous passerons cette nuit dans la rue (v. 2.).

« — Ah ! mes frères, répliqua Loth, ne faites point cette bêtise, vous ne connaissez pas bien le pays ; si vous restez à la rue, les habitants de cette ville qui vous lorgnent déjà, et qui aiment passionnément les beaux garçons, tels que vous êtes, vous bouz…ront sans doute. »

Et il les pressa tant, qu’ils se retirèrent chez lui ; il leur fit un festin, et ils mangèrent (v. 3.).

ANGÉLIQUE

Mais, est-ce que les anges ont besoin de manger ?

MARTHE

Non pas quand ils ne sont qu’esprit ; mais lorsqu’ils empruntent un corps, qu’ils ont une bouche et un ventre, il faut bien que cela arrive, puisque le texte dit clairement, à n’en pouvoir douter, qu’ils mangèrent.

Mais, avant qu’ils allassent se coucher, les hommes de la ville environnèrent la maison de Loth, et l’appelant, ils lui dirent :

« — Où sont ces hommes qui sont venus cette nuit chez toi ? Fais-les sortir, parce que nous voulons les connaître » (v. 4, 5.).

Loth leur dit :

« — Je vous prie, ne leur faites pas un grand affront. Voici, j’ai deux filles, qui n’ont point encore connu d’homme, je vous les amènerai, et vous les traiterez comme il vous plaira » (v. 7, 8.).

Vous voyez donc, mademoiselle, qu’un père ne se fait pas scrupule d’offrir lui-même ses filles vierges, à ce qu’il dit, et il faut bien le croire puisque le témoignage d’un père ne doit pas être suspect ; les offre, dis-je, à des hommes libertins, pour les dépuceler et les foutre à leur gré.

ANGÉLIQUE

Et cela arriva-t-il ?

MARTHE

Non, mademoiselle, parce que ces gens-là ne se souciaient point d’entrer par la porte du devant.

ANGÉLIQUE

Est-ce là toute l’histoire ?

MARTHE

Ah ! ah ! je vais vous rapporter ce qu’il y a de plus beau et de plus exemplaire. Le lendemain, de bonne heure, Loth, sa femme et ses deux filles, pressés par les deux anges, sortirent de la ville et se sauvèrent à la montagne, avec ordre exprès de ne jamais regarder derrière eux.

Alors l’Éternel fit pleuvoir, des cieux sur Sodome, du soufre et du feu, et il détruisit toute la ville, toute la plaine, tous les habitants et le germe de la terre (v. 24, 25.).

La femme de Loth, par une curiosité mal placée, voulut regarder derrière elle, et elle devint une statue de sel, cela aussi est très facile à comprendre (v. 26.).

ANGÉLIQUE

Voilà donc le pauvre Loth devenu veuf.

MARTHE

Il ne le fut pas longtemps, car il trouva bientôt deux femmes, à la place d’une. Le soir venu, l’aînée de ses deux filles dit à la plus jeune :

« — Raisonnons un peu, ma sœur ; nous allions être mariées ; mais nos époux n’ont pas voulu ajouter foi aux prédictions de notre père : les voilà écrasés et en cendre, (v. 14.) Nous venons de la petite ville de Tsohar qui a été sauvée ; mais tu as vu que nous n’y avons pas été reçues favorablement, et que pas un garçon ne nous a lorgnées avec des yeux de tendresse. Nous voici sur cette montagne, dans cette caverne, sans savoir ce que nous deviendrons : nous risquons donc de rester pucelles toute notre vie. Dieu ! quel malheur !… Notre père est vieux, mais il est encore en état de faire bien des voyages. Par bonheur nous n’avons pas, dans ce désastre, perdu tout à fait la tête ; nous n’avons pas oublié de porter de bon vin avec nous : donnons-lui-en, égayons-le, couchons avec lui pour conserver sa race. » (v. 32.)

En effet, le bon et prudent vieillard fit semblant, la nuit, de rêver à sa femme, et de travailler avec elle ; mais il ne laissa pas échapper l’occasion qui lui était offerte de perpétuer sa race. Ainsi les deux filles de Loth conçurent de leur père. (v. 36.)

ANGÉLIQUE

Je ne puis pas revenir de ma surprise. Mais est-ce que le saint livre ne condamne pas cette action ?

MARTHE

Point du tout ; il n’y a pas un mot ni de blâme, ni de punition. On y voit même que l’Éternel bénit les deux enfants qui en naquirent, et leur postérité, (v. 37, 38.)

Oh ! mademoiselle, si nous savions combien d’artistes se plaisent, en secret, à contempler et à manier les ouvrages de leurs mains ! Si nous savions combien de laboureurs aiment à goûter des fruits de l’arbre qu’ils ont planté ! Il n’y a pas bien des années qu’un triomphe de l’amour, de telle nature, éclata dans la Prusse. Un père sensible aima très intimement sa fille, parce qu’elle était très aimable ; mais comme il ne la caressait pas dans une caverne de montagne, il y eut des yeux perçants qui découvrirent le mystère, et ce furent des yeux de prêtres : il n’en fallut pas davantage. On demanda sa mort au nom du Très-Haut. Mais ces ministres évangéliques ne pouvaient, par bonheur, satisfaire leur zèle sanguinaire sans le consentement du roi.

Le grand et immortel Frédéric qui, d’un bout à l’autre, savait par cœur sa Bible, dit aux ministres de charité :

« — Messieurs, il vous faut premièrement me prouver d’une manière évidente que cet homme que vous poursuivez pharisaïquement est le père de la fille ; quand vous m’aurez prouvé cela, à n’en pouvoir douter, je lui imposerai le même châtiment que votre Dieu infligea à Loth et à ses filles. En attendant, sachez, messieurs, que j’accorde à mes sujets une pleine liberté de croître et de foutre.

ANGÉLIQUE

Quel malheur que la nature ne produise que fort rarement des Frédérics ! Mais parlez-moi un peu du prophète Osée.

MARTHE

Voici, à peu près, ce qu’on lit à son premier chapitre :

« Lorsque l’Éternel commença à parler à Osée, il lui dit :

« — Tu vois bien, mon serviteur fidèle, que tout mon peuple va aux putains ; c’est la grande mode ; veux-tu te rendre singulier ? On dira que tu es un sauvage, un misanthrope. Pour captiver le peuple, il faut savoir s’accommoder à ses usages. Je t’ordonne donc de te choisir pour maîtresse une fille de joie qui soit de ton goût ; aies-en des enfants, et je les bénirai. »

Osée ne se fit pas dire cela deux fois ; il s’empressa même d’obéir, et voilà le putanisme approuvé par Dieu lui-même !

ANGÉLIQUE

Mais il y a là, peut-être, quelque allégorie.

MARTHE

Ah ! mademoiselle, si l’on veut avoir recours à un sens allégorique, il faudra composer une autre Bible, ou l’on finira par ne croire rien.

ANGÉLIQUE

N’oubliez pas qu’il vous reste à me parler d’Amnon et de Tamar.

MARTHE

Je vais vous satisfaire. Tamar était belle et Amnon, son frère, l’aima. (II, Samuel, 13. 1.) Cette passion le tourmenta si fort, qu’il en tomba malade ; car Tamar était vierge, et il semblait trop difficile à Amnon de lui faire quelque chose contre l’honnêteté. Remarquez, en passant, qu’on ne parle pas ici de faire quelque chose contre sa conscience, ou contre la loi divine, mais uniquement contre l’honneur, c’est-à-dire contre l’opinion des hommes.

Jonadab, son oncle, le voyant accablé de tristesse lui dit :

« — Pourquoi deviens-tu ainsi de jour en jour plus exténué ? Ne me le déclareras-tu pas ? »

Amnon lui dit :

« — J’aime Tamar, ma sœur. »

Mademoiselle, vous vous attendez peut-être à voir Jonadab fâché contre son neveu ; vous croyez, sans doute, qu’il va se répandre en reproches contre lui, ou employer au moins la douceur pour le ramener de son égarement. Point du tout, Jonadab ne voyait rien de criminel dans le projet d’Amnon ; pour cela il lui dit :

« — Couche-toi dans ton lit, fais le malade, et quand ton père viendra te voir, tu lui diras : « Que ma sœur Tamar vienne, je te prie, afin qu’elle me fasse manger, en apprêtant devant moi quelque viande, et que voyant ce qu’elle aura apprêté, je le mange de sa main… » (v. 5.)

Le bon oncle !

Amnon se coucha donc, fit le malade, et lorsque le roi vint le voir, il lui dit :

« — Je te prie que ma sœur Tamar vienne et fasse deux beignets devant moi, que je les mange de sa main. » (v. 6.)

David qui avait un bon cœur, un cœur de père, un cœur fait selon celui de son Dieu ; David qui se connaissait si bien en amour, qui pouvait, qui devait même craindre et prévoir les suites naturelles d’une demande si extraordinaire, David ne fit point de difficulté de mander la belle Tamar, lui ordonnant de se rendre chez son frère Amnon, et de lui apprêter quelque chose à manger, (v. 7.)

Tamar obéit donc ; elle trouva son frère qui était couché et dans une posture qui marquait bien l’appétit violent qu’il cherchait à satisfaire ; mais elle n’y fit pas d’abord attention : elle prit de la pâte, la pétrit, en fit des beignets, et les cuisit devant lui. (v. 8.)

Le feu était certainement bien allumé, et lorsque les beignets furent cuits, Amnon refusa d’en manger. Il voulait lui-même pétrir une autre pâte, et de la bonne manière. Il fit retirer tous ceux qui étaient auprès de lui, et chacun se retira, (v. 9.)

Alors Amnon se saisit de Tamar, et lui dit :

« — Viens, couche avec moi, ma sœur, c’est ton joli beignet que je veux manger. » (v. 11.)

Elle lui répondit :

« — Non, mon frère, ne me fais pas violence ; car cela ne se fait point en Israël ; ne commets point cette action infâme. Que deviendrais-je avec mon opprobre ? Et pour toi, tu passerais pour un insensé en Israël. » (v. 12, 13.)

ANGÉLIQUE

Ah ! ma bonne, vous voilà tombée vous-même dans un filet dont vous aurez bien de la peine à vous débarrasser. Ne réfléchissez-vous pas à la résistance de Tamar ? Elle s’opposait donc de tout son pouvoir aux désirs de son frère, parce qu’elle ne voulait pas commettre un crime.

MARTHE

Ne vous trompez pas, mademoiselle, en changeant les termes. Vous donnez le nom de crime, ou de péché, à une action que Tamar n’appelle que honteuse et insensée. Suivez, mot par mot, le discours de Tamar, et vous sentirez la force de son raisonnement. Elle ne dit pas : « Mon frère, ne commets point ce péché, ce crime qui nous rendra coupables devant Dieu. » Elle dit uniquement : « Mon frère, tu sais que cette coutume n’existe pas parmi les Israélites ; tu sais que notre peuple attache à cette action l’opprobre et l’infamie ; tu as fait retirer ton monde, cela donne lieu à des soupçons, et si l’on pénètre ton dessein, nous serons regardés, toi, comme un jeune homme insensé, et moi, comme une fille déshonorée. »

En effet, elle ne se refusait pas tout à fait aux vœux de son frère, puisque le texte sacré nous assure qu’elle dit à Amnon :

« — Maintenant, parles-en au roi, je te prie ; il n’empêchera point que tu m’aies pour femme. » (v. 13.)

Réfléchissez, en passant, que, quoique frère et sœur, ils auraient pu se marier, et que c’était au roi, et non pas au pontife, à en donner la permission.

ANGÉLIQUE

Est-ce qu’il en parla au roi ?

MARTHE

Il n’en eut pas le temps, il était trop pressé, il avait trop faim, et il avait la pâte entre ses mains pour la pétrir. Elle ne le voulait pas, mais son frère fut plus fort qu’elle, elle eut le dessous, et Amnon coucha sur le champ de bataille, (v. 14.)

ANGÉLIQUE

Voilà une amitié fraternelle, bien étroite, bien cimentée !

MARTHE

Que les jugements humains sont trompeurs ! Qui le croirait ? Amnon ne trouva pas, peut-être, le mets de son goût ; il s’aperçut, peut-être, que d’autres en avaient tâté ; peut-être ne découvrit-il que du hideux là où il s’attendait à trouver des charmes secrets. Amnon, après cela, eut pour la malheureuse Tamar une très grande haine, et la haine qu’il lui portait était plus grande que l’amour qu’il avait eu pour elle. (v. 15.)

ANGÉLIQUE

Ah ! le coquin ! Ah ! l’indigne ! Ah ! l’ingrat !… Voilà les garçons ! Et vous voulez… Ah ! si je prévoyais…

MARTHE

Gardez-vous bien, mademoiselle, de faire des réflexions trop précipitées. Je saurai bien, dans la suite, vous donner de tels conseils, qu’en les suivant, vous serez en état de vous mettre à l’abri de pareilles aventures. La pauvre Tamar fut donc chassée sans pitié ; elle se retira toute désolée dans la maison d’Absalon, son frère, qui, au lieu de déchirer davantage son cœur par des reproches injustes, y porta la consolation la plus touchante en lui disant (mademoiselle pesez bien ces mots) :

« — Ma sœur, tais-toi, il est ton frère, ne prends point ceci à cœur. »

C’est comme s’il lui eût dit : « Tu dois renfermer cette aventure dans un silence éternel ; Amnon, ton frère, se gardera bien d’en parler ; mets-toi donc dans l’esprit que cela n’a été qu’un badinage. »


La Rhétorique des putains, Vignette de fin de chapitre
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