La Richesse et la Population

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La Richesse et la Population
Revue des Deux Mondes3e période, tome 58 (p. 221-226).
LA
RICHESSE ET LA POPULATION

M. Maurice Block, dans le Journal des Débats et ailleurs, a soutenu que l’accroissement rapide de la population est une cause de faiblesse, car il amène la pauvreté, faiblesse incurable ; que la France est dans une situation florissante, car elle ne s’accroît que très modérément et possède peu d’enfans, mais beaucoup d’adultes, condition éminemment favorable à la prospérité. Toutes ces affirmations me paraissent erronées. Je vais essayer de démontrer, — et je crois que la tâche sera facile, — que la prospérité et la puissance d’un peuple sont directement proportionnelles à la densité de sa population.

Supposons, en effet, la France peuplée d’un million d’individus seulement, son sol pourrait-il être exploité ? Non-seulement tous les Français, pris collectivement, seraient moins riches, mais-individuellement ils seraient plus pauvres. Supposons la France plus peuplée ; est-ce que de vastes étendues de terrains, même aujourd’hui mal cultivées ou tout à fait incultes, ne seraient pas rendues productives ? Est-ce l’excès des ouvriers de la campagne qui tue l’agriculture ? On nous a toujours dit le contraire. On nous a répété que, si l’agriculture française périclite, c’est parce que le nombre des travailleurs de la campagne est devenu insuffisant.

Le commerce dépend du nombre des commerçans, l’industrie dépend du nombre des ouvriers, la science dépend du nombre des savans. Sur les grandes masses d’hommes, les forces intellectuelles ou physiques sont, à peu de chose près, proportionnelles au nombre. Dix mineurs font dix fois moins de travail que cent mineurs ; cent Français font dix fois moins de travail que mille Français.

Prenons des chiffres quelconques : admettons que chaque travailleur gagne 5 francs par jour ; admettons en outre que pour son logement, sa nourriture, ses vêtemens, il dépense 4 fr. 75 par jour, son épargne quotidienne sera de 0 fr. 25 c. L’épargne de dix individus sera de 2 fr. 50 c. ; celle de cent individus sera de 25 francs…

Considérons la France tout entière comme un groupe de travailleurs. S’il y avait une population de 80 millions de Français au lieu de 40 millions, chaque Français individuellement ne ferait pas une plus grande épargne ; mais l’épargne annuelle de la France, c’est-à-dire sa richesse, serait le doublé de ce qu’elle est aujourd’hui.

On dira, il est vrai, que l’éducation d’un enfant coûte quelque chose, et que le travailleur qui, s’il n’a pas d’enfans, pourrait économiser 0 fr. 25 par jour, ne peut plus, s’il a un ou plusieurs enfans, réaliser aucune épargne.

Assurément, pendant les quinze premières années de la vie, les enfans sont consommateurs, non producteurs ; ils coûtent et ne rapportent rien. Mais, au bout de quinze ans, ils deviennent producteurs à leur tour, compensant, et au-delà, par le travail qu’ils fournissent étant adultes, l’argent qu’enfans ils ont coûté à la famille et à la patrie. Les gens à courte vue seront alors très satisfaits ; ils se contenteront de ce résultat, répétant cette vérité incontestable qu’un peuple où il y a peu d’enfans a moins de dépenses qu’un peuple ou il y a beaucoup d’enfans. Mais attendez vingt années, et vous verrez ce qui adviendra. le peuple peu avisé, qui n’a pas su s’imposer le sacrifice d’élever des citoyens pour l’avenir, sera puni dans sa prospérité même ; il sera écrasé par le commerce, l’industrie, les armées, les flottes des pays très féconds en hommes.

L’extension de notre commerce, le développement de notre exportation, l’augmentation de notre flotte, l’exploitation de notre sol, à qui pouvons-nous de voir tous ces élémens de richesse, sinon à nos compatriotes ? Ce ne seront ni les Anglais, ni les Allemands, ni les Italiens, qui auront à s’en charger. Plus les Français seront nombreux, plus sera important le travail de la France ; plus sa richesse sera considérable, plus son épargne sera forte.

Faisons cette hypothèse que la population de la France est de 100 millions d’habitans. Quelle puissance serait la nôtre ! Notre industrie couvrirait le globe. Notre langue serait parlée partout. Des flots d’émigrans iraient dans les pays lointains, non cultivés encore, comme le Congo, Madagascar, le Sénégal, le Soudan, porter jusqu’en ces régions vierges notre nom, notre influence, notre civilisation. Ils y fonderaient les colonies qui seules sont durables, les colonies où il y a des colons.

Quant à l’indépendance, ce trésor des trésors, ce bien, le plus précieux de tous les biens, de quoi dépend-elle, sinon de la force militaire et de la puissance financière, toutes deux étroitement liées au nombre des habitans ? Est-ce qu’un petit pays possède la véritable indépendance ? La Grèce est-elle aussi libre que la Russie ? Le Danemark a-t-il autant d’indépendance que l’Allemagne ? Oublie-t-on qu’hier encore il était écrasé par ce puissant voisin, et qu’il est chaque jour forcé de s’humilier devant lui ? Si nous laissons de côté cette fiction de la neutralité, est-ce que la Belgique et la Suisse ont leur autonomie assurée aussi bien que les grands pays qui les entourent ? S’il y avait 100 millions d’Allemands à côté de 30 millions de Français, l’indépendance française aurait vécu.

Voilà des causes qui me font regarder comme un très grand malheur et un redoutable danger l’infécondité croissante, voulue ou fatale, de notre pays.

Mais ce sont des raisons qui paraissent sentimentales à quelques-uns. Ils répéteraient volontiers cette sage parole de je ne sais plus quel réaliste ; Primo vivere, deinde philosophari. On n’est pas rassuré sur l’alimentation ; on craint que le sol manque à l’homme et que les vivres fassent défaut. Certes oui, dans cinq ou six siècles, si les populations continuent à croître avec autant de rapidité qu’elles ont fait depuis 1815, le sol de notre petite planète ne pourra produire assez de blé, de riz, et de pommes de terre, ou nourrir assez de bétail pour satisfaire aux besoins de l’immense famille humaine. Mais cette époque n’est pas venue encore. M. Wiener racontait l’autre jour, à la Société de géographie, qu’il avait, de l’embouchure des Amazones jusqu’aux Cordillières, parcouru 8,000 kilomètres dans un pays aussi fécond que désert. Cela représente évidemment une culture de quelque importance. Et l’Amérique du Nord, et le Mexique, et l’Australie, et l’Afrique tout entière ? Ces pays ne sont cultivés et exploités par l’homme que sur une minime parcelle de leur surface. Admettons même que, dans trois siècles, la population humaine ait atteint les limites compatibles avec les ressources agricoles de notre globe. Au point de vue français, — quia quelque intérêt, je pense, — sera-t-il indifférent qu’il y ait alors 50 millions ou 500 millions, de Français ?

En définitive, cette question des subsistances peut se poser ainsi : « Pourrait-il exister en France plus de Français qu’il n’y en a aujourd’hui ? »

Un seul exemple va suffire à juger la question. A côté de nous est un petit pays, la Belgique, dont la prospérité est incontestable. La densité de la population y est extrême, de 190 habitans par kilomètre carré. La France, au contraire, n’a que 70 habitans par kilomètre carré. Par conséquent, si la population de la France était de 100 millions d’habitans, elle serait encore, par rapport à sa surface, moins peuplée que lia Belgique. Cependant je ne crois pas que tous les Belges meurent de faim. Assurément leur sol ne peut les nourrir ; mais l’industrie et le commerce suppléent au déficit agricole. Pourquoi défendrait-on à la France de faire de même ? Pourquoi nous serait-il interdît d’exploiter nos mines, de fabriquer des produits industriels, de faire la banque, de produire des œuvres de toute sorte et d’échanger ces produits contre des alimens ? Mourir d’inanition, quelle crainte puérile !

Eh bien ! soit, accordons cela même. Il ne faut pas de Français en France plus qu’il n’y en a aujourd’hui ; car ils seraient exposés à mourir de faim. Soit, le nombre des Français de France ne doit plus être augmenté ; la mesure est bonne, et la prudence interdit d’aller plus loin. Mais n’avons-nous pas des colonies ? L’Algérie, la Tunisie, le Congo, Madagascar, les îles océaniennes, tous pays très peu peuplés et qui renaîtraient à la fertilité et à la vie si des émigrans venaient y apporter leur activité et leur industrie. Qui donc a fait la puissance de l’Angleterre, sinon cette force d’expansion et cette émigration perpétuelle et féconde au-delà des mers ? Donc, même si l’on admettait cette étrange opinion que le nombre des Français vivant sur le sol français ne doit plus s’accroître, il resterait toujours dans nos colonies d’immenses étendues de terres fertiles qui suffiraient, et au-delà, à la plus invraisemblable fécondité de nos concitoyens.

L’accroissement de la population française et l’extension de notre empire colonial ne sont que deux faces d’une même question. C’est une sorte de cercle vicieux dans lequel, hélas ! nous semblons vainement nous débattre. Si la population ne s’accroît pas, tout empire colonial est fragile, factice, inutile ; d’autre part, notre population ne peut croître que si nous avons des colonies pour déverser l’excès de notre population. Voilà le terrible problème qu’il s’agit de résoudre. Est-il vraiment suffisant de dire : « Restons chez nous ; ne nous occupons pas des voisins qui grandissent ; contentons-nous de la situation actuelle, qui n’est pas mauvaise, de notre climat bienfaisant, de notre sol fertile, de notre insouciante gaîté. »


Reste le dernier argument, que la France est dans une situation prospère, car elle compte dans sa population, comparativement à l’Allemagne et à l’Angleterre, nos deux puissantes voisines, plus d’adultes que d’enfans. « Il y a sur 10,000 habitans, dit M. Block avec une satisfaction presque enthousiaste, 4,752 Français adultes contre 3,611 Prussiens. Cette comparaison n’est-elle pas éloquente[1] ? »

Hélas ! oui ! et tristement éloquente. Certes, pour le moment présent, le pays qui a beaucoup d’adultes et peu d’enfans est plus fort et plus riche que le pays où sont peu d’adultes et beaucoup d’enfans. Mais il faut songer au lendemain. En 1883, il y a autant de Français adultes que d’Allemands adultes ; mais dans vingt ans tous ces petits Allemands seront devenus des hommes, et il y aura beaucoup plus d’Allemands adultes que de Français adultes. « Le pays où il y a peu d’enfans est un pays dont l’avenir est fermé. Dans vingt ans, les adultes d’aujourd’hui seront des vieillards ou des morts. Dans vingt ans, les enfans d’aujourd’hui seront des hommes.

« Sur 10,000 habitans, dit triomphalement M. Block, la France compte 929 enfans et la Prusse 1,510. » Eh bien ! oui, cela prouve que, dans trente ans, il y aura 929 Français contre 1,510 Prussiens : voilà une brillante perspective !

C’est dans nos enfans que réside l’avenir du pays. Plus le nombre des enfans est grand, plus le pays comptera un jour de défenseurs et de travailleurs. Ne nous glorifions pas de compter beaucoup d’adultes et peu d’enfans. Hélas ! dans quelques années, nous compterons peu d’adultes et pas du tout d’enfans.


Je voudrais aussi répondre en quelques mots à M. O. d’Haussonville. Il n’y a pas d’ailleurs entre nous de véritable désaccord. C’est avec une émotion passionnée que j’ai lu ses articles récens, animés de sentimens si généreux : de fait, nous sommes du même avis, quant à la cause de l’infécondité française.

Il n’est pas douteux que les populations misérables ont plus d’enfans que les populations aisées, plus d’enfans surtout que les riches. Plus il y a de richesse, moins il y a d’enfans ; c’est là un fait indiscutable. La classe sociale qu’on appelle la bourgeoisie est corrompue « jusqu’aux mouëlles. » S’il n’y avait en France que des bourgeois, à la fin du XXe siècle, il ne resterait plus un seul individu de nationalité française. Notre race aurait disparu, la stérilité volontaire complétant le mal que fait la stérilité fatale.

Si la bourgeoisie ne disparaît pas, c’est parce qu’elle se renouvelle incessamment ; les ouvriers, les paysans surtout, l’alimentent sans cesse. C’est une régénération perpétuelle ; l’ouvrier d’aujourd’hui est le bourgeois de demain, et après-demain, sa race n’existera plus.

Il est vraisemblable que tout cela ne changera guère, quoi qu’on dise ; nul n’empêchera le bourgeois de suivre la même ornière. Dans sa prudence, il ne veut pas que son héritage soit morcelé ; mais il fait si bien qu’au bout de quelques générations, cet héritage ne trouve plus d’héritiers directs.

Ceux-là qui sont, par leur fortune, par leur aisance plutôt, capables d’élever de nombreuses familles, sont précisément ceux qui prennent soin d’avoir des familles peu nombreuses. Et aussi, par une anomalie étrange, ce sont les moins fortunés sur qui pèse la lourde charge d’une nombreuse famille.

Je crois que M. d’Haussonville s’entendra avec moi pour blâmer les premiers. Quelle excuse pourra donner de ses calculs le petit bourgeois, le petit paysan propriétaire, qui n’ose pas avoir plus d’un ou deux enfans ? Cette crainte, qui va augmentant chaque jour, est une véritable maladie morale qui nous menace d’un prompt anéantissement. La prévoyance du riche est sans excuse, et mérite d’être justement flétrie.

Quant aux pauvres, j’avoue que, contrairement à M. d’Haussonville, je ne saurais m’affliger de leur imprévoyance ; car, sans eux, demain la France n’existerait plus. Chaque année, on compterait moins de naissances que de décès, et au XXIe siècle la France ne serait plus qu’un souvenir historique ; la langue française serait une langue morte.

À un certain point de vue, on peut préférer la petite et précaire aisance d’un ménage d’ouvriers, avec un ou deux enfans, à la misère noire d’un ménage où grouillent cinq, six ou huit marmots crasseux et mal nourris. La moralité et la propreté y trouveraient assurément mieux leur compte, il y aurait moins de misère, moins de haillons, moins de bouges, moins de faces patibulaires et décharnées. Il n’en est pas moins vrai que cette diminution de la misère serait l’amoindrissement de la France.

Si l’idéal qu’on poursuit est le bonheur et la richesse de quelques-uns, rien de mieux. Alors il serait à souhaiter peut-être que les pauvres n’eussent plus d’enfans du tout, car leurs enfans n’auront ni le bonheur ni la richesse. Si, au contraire, on souhaite la grandeur et l’extension de la patrie, le développement de notre civilisation et de nos idées à travers le monde, alors il ne faut pas se plaindre de cette fécondité des misérables. Ce ne sont ni les propriétaires ni les riches qui développeront efficacement l’influence française, car leur race s’éteint au bout de deux ou trois générations.

Pour ma part, au lieu de prendre souci de l’individu, je prendrais plutôt souci de la collectivité : il me semble que l’homme est une sorte de matière première vivante (Lebendiges Material) avec laquelle se fait la destinée de la nation. Si la matière première est abondante, la destinée sera prospère. Tous ces marmots crasseux seront hommes un jour. Ils seront soldats, matelots, ouvriers, paysans. Qui sait même s’il ne se trouvera pas parmi eux quelque fécond artiste, quelque profond penseur, quelque orateur puissant, quelque inventeur de génie ? Je le répète, ce n’est pas parmi les enfans des riches que naissent les artistes, les penseurs, les orateurs, car les riches ne veulent pas avoir d’enfans. Toutes ces existences humaines que le hasard. met au jour, c’est la matière première vivante qui contient en son sein nos destinées futures.

Pour dire en un mot toute ma pensée, je sacrifierais volontiers l’oisiveté satisfaite de mes concitoyens et de mes contemporains à la grandeur de la civilisation française au XXe siècle, et, si j’avais à choisir, je préférerais la France aux Français.


CHARLES RICHET.

  1. Ce même argument avait été déjà présenté par un savant Illustre, Paul Broca, et réfuté péremptoirement par M. Le Fort avec une vigueur et une précision qui ne laissent rien à désirer.