La Rivière-à-Mars/15

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Les Éditions du Totem (p. 183-194).


XV


C’était un rêve. La réalité fut tout autre. À quelque temps de là, vers la fin des semences, Jeanne vint se promener à Saint-Alexis. Son père lui confia son projet qui l’enchanta. Mais il lui en fallut parler à son mari dont la réponse devait décider de tout. Elle partit le lendemain.

Il faut croire que l’idée d’Alexis Picoté plut à son gendre puisque, une semaine plus tard, Jeanne et son mari arrivèrent avec armes et bagages et s’installèrent à la maison, tout comme s’ils y avaient toujours vécu et qu’ils arrivaient seulement d’un long voyage.

Jeanne, à la vérité, ne fut pas trop dépaysée. Elle savait encore toutes sortes de choses de sa vie de jeune fille : travailler au potager, traire les vaches, voir aux divers ouvrages de la maison. Il aurait fallu peu pour qu’elle fût devenue en peu de temps une vraie femme d’habitant.

Mais pour Camille, ce fut un désastre. Non seulement le pauvre homme ne savait faire rien de rien, mais il ne voulait rien apprendre. Il s’avéra d’une paresse d’ours. Et d’une gaucherie ! Au point qu’il fit souvent sourire son beau-père, bien que celui-ci se sentît plutôt l’envie de pleurer. Il disait de lui qu’il ne pouvait distinguer une herse d’une charrue et que, dans les champs, l’orge, le blé, l’avoine, le sarrazin, c’était pour lui la même chose.

— Et il est d’une paresse, ajoutait Alexis Picoté, que ç’en est un plaisir à voir.

Camille s’était avisé, en plein été, de se rendre aux champs et d’en revenir aux heures où, à Chicoutimi, il allait à la scierie et en revenait. On pense si Alexis et les voisins s’amusaient.

Le pauvre jeune homme, habitué à la paye hebdomadaire, se désespérait. Il n’était pas de force à regarder en face la lutte âpre et obstinée du cultivateur, lutte qu’un peu de vent ou trop de pluie peut rendre vaine en quelques minutes. Et l’on se demande si les forces naturelles n’ont pas comme une intuition des craintes et des transes qu’elles propagent, lorsqu’elles frémissent longuement dans l’espace libre des champs où elles sèment parfois tant de ruines !

Nos cultivateurs n’ont pas d’heures fixes, ni pour le repos, ni pour le travail. Le matin, ils devancent le soleil et le plus souvent, le soir, ils n’ont pas le temps de s’arrêter pour le voir disparaître. S’ils font parfois leur sieste du midi et si, n’ayant pas de maître, ils prennent souvent quelques minutes de repos au cours de leurs tâches, en revanche ils peinent parfois aux rayons de la lune et à la clarté des premières étoiles. Tel ne fut jamais le cas du gendre d’Alexis Picoté, toujours le dernier parti de la maison, et le premier arrivé à la fin du jour. Et ce qu’il y avait de plus étrange, remarquait Alexis, c’est que ne sachant même pas de quel côté est hue et de quel côté est dia, il ne voulait pas l’apprendre.

— Non, Élisabeth, tu sais, dit un soir Alexis à sa femme, tu sais, dans ces conditions, autant vaut donner tout de suite ma terre à ferme que de la laisser en de pareilles mains. Ce serait faire piétiner ce qui en reste et faire mourir l’herbe en moins de deux ans.

Alexis Maltais dut avertir sa fille qu’il ne pouvait franchement faire d’affaires avec son mari. Il espérait que Jeanne se désolerait de cette décision. Bernique ! Il s’aperçut qu’au fond la femme de Camille aimait autant retourner à Chicoutimi, à la vie à laquelle elle s’était déjà faite. Quant à Camille, on peut croire qu’il ne se fît pas du tout prier pour retourner à sa grand’scie.

— Ce que c’est que la vocation, disait Alexis, le soir, à sa femme. Moi, j’y comprends rien. Aimer mieux passer toute sa vie à clairer une scie ronde dans la poussière étouffante d’un moulin que de travailler sur une belle terre toute faite, reluisante au soleil, et qui serait à soi dans quelques années ! vrai, ça me surpasse, Élisabeth ! C’est fou à lier ! Penses-tu pas ?

Et les voilà seuls encore. Car Pierre ne compte plus. S’il n’est pas parti, c’est qu’il n’a pas encore touché des Price le prix du bois qu’il a coupé durant l’hiver au Lac Ha ! Ha ! On lui doit trois cents dollars qu’on lui a promis pour le mois d’août, alors qu’il se mariera et partira en voyage de noces… pour toujours. Depuis le printemps, naturellement, il n’a pas fait œuvre de ses dix doigts sur la terre. Il a passé la plus grande partie de son temps à Chicoutimi ou à Saint-Alphonse. Une veillée n’attendait pas l’autre. Se croyant remplacé par sa sœur et son beau-frère, il ne se fit plus scrupule de s’absenter et de s’amuser. Grâce à une avance qu’on lui fit au bureau des Price, il entreprit même, au mois de juin, un voyage à Québec sur l’un des premiers bateaux de la « Richelieu & Ontario Navigation Company ».

Car cette compagnie inaugurait, cette année-là, son service de transport maritime entre Montréal, Québec et le Saguenay. L’un de ses bateaux se rendait deux fois par semaine à Chicoutimi et arrêtait à la Baie des Ha ! Ha ! quand la marée le permettait. Il accostait à Saint-Alphonse où, l’automne précédent, on avait commencé la construction d’un quai. C’était la fin de l’isolement où se trouvaient les colonies de la baie depuis la fondation de Saint-Alexis. On pense bien que tout le monde était content de ce service. Les bateaux de la compagnie, en remontant le Saint-Laurent, arrêtaient à la Malbaie et à la Baie Saint-Paul. En moins de vingt-quatre heures on pouvait donc aller dans les vieilles paroisses. On était loin de l’époque de la Sainte-Marie.

Saint-Alexis et Saint-Alphonse prospéraient. Les terres prenaient de la valeur d’un jour à l’autre pour la bonne raison que les cultivateurs pouvaient expédier leurs produits facilement aux marchés de Québec. Le sol était riche et fertile tout autour de la baie. Les lots, presque tous défrichés, n’étaient pas appauvris par de trop longues ni de trop uniformes cultures. Aussi, produisaient-ils à plein, comme des bénédictions, disent les anciens. À chaque voyage du bateau, on expédiait à Québec une quantité de grain, de foin, de volaille, de bétail même. L’industrie laitière avait été établie dans la région et on envoyait aussi à Québec du fromage et du beurre. C’était de l’argent comptant qu’on recevait chaque mois pour ces nouveaux produits. L’hiver, on continuait de couper du bois que l’on vendait toujours facilement aux Price, et c’était encore, au printemps, de l’argent sonnant qu’on récoltait.

Mais l’arrivée des bateaux à la Baie émoustillait naturellement les jeunesses de Saint-Alphonse et de Saint-Alexis. Dès que le « Clyde » — c’était le nom du premier bateau qui fit ce service — pointait dans le « Bras du Saguenay », le ponton où il devait accoster, et que devait un peu plus tard remplacer le quai, se couvrait de monde. On ne se faisait pas scrupule de quitter les travaux des champs les plus pressants pour venir assister à l’accostage et voir les passagers.

Pierre fut huit jours absent à Québec. Il raconta ensuite avec complaisance, au cours des nombreuses veillées qu’on organisa après son retour, simplement pour avoir le plaisir de l’entendre, les merveilles qu’il avait vues dans la grande ville. Il ne cessait pas de dire combien il était facile de s’y faire une belle vie, une vie « d’adon avec ses goûts ».

Et ces récits attristaient davantage le lamentable fondateur du Saguenay agricole. Avec l’arrivée des bateaux, des idées nouvelles s’étaient mises à germer dans la cervelle des jeunes. Et, le soir, de nouvelles plaintes s’exhalaient du cœur des anciens, dans la grande cuisine de la maison d’Alexis Picoté où, depuis les débuts de la petite colonie, on n’avait jamais cessé de venir fumer la pipe et jaser.

— Depuis notre naissance, nous autres, disait une fois Alexis Picoté, toujours considéré comme le chef, on suit d’un pas tranquille notre petit bonhomme de chemin dans la route que nos parents nous ont enseignée. On pourrait espérer que nos garçons fassent de même. C’est comme ça que ce qui était bon voilà cinquante ans ne le serait plus, pouvez-vous me le dire, hein, vous autres ?

Et les veilleux approuvaient de la tête.

— Les goguelureaux d’aujourd’hui sont ben simples de croire toutes les balivernes qu’on leur raconte, continuait Alexis Maltais. On dirait qu’ils ont un cerf-volant à la place de la tête. Ils sont pas ce qu’on a été. Nos garçons et nos filles ne peuvent plus suivre nos traces. Ça leur fait peur. Il faut dire qu’on s’en est aperçu à peine, nous autres, de la misère, occupés qu’on était à ouvrir nos terres. Et quand, un soir, nous autres, les anciens, les vieux, comme on nous appelle quand on a à peine cinquante ans, quand on s’est retourné pour voir si nos enfants suivaient, on s’est aperçu avec un gros chagrin sur le cœur que les uns traînaient de l’aile et que les autres, pendant qu’on marchait les yeux ouverts seulement sur les moyens de faire rapporter nos terres, avaient pris un autre chemin. Allez donc crier pour les rappeler ! Ils sont emportés sans voir leur chemin, comme s’ils avaient le coco plein de bourrasques. C’est comme s’ils étaient perdus de l’autre côté de la baie et qu’en pleine tempête de nordet on crierait à tue-tête, de Saint-Alexis, pour leur dire de prendre telle anse pour gagner de notre bord.

— Oui, c’est bien vrai, tout ça, approuva la femme de Jean-Baptiste Bouchard, l’une des premières arrivées à la Baie, dans le temps. C’est vrai pour les hommes comme pour les femmes.

— Vous autres les femmes, poursuivait Alexis Picoté, vous avez été courageuses hors du commun, plus encore que nous autres, et ça dans les peines comme dans les maladies. Vous braillez souvent pour un pauvre petit bobo de rien, mais on vous voit aussi souffrir sans bon sens, sans la moindre plainte, sans cesser de travailler. Je peux dire qu’Élisabeth, sous ce rapport, était une vraie sainte. Je l’ai vue souvent cuire son pain avec un mal de tête terrible, sans un mot. On a des femmes passablement dépareillées, comme il s’en fait plus au jour d’aujourd’hui. Les nôtres sont dignes de nos ancêtres. C’est dommage qu’on ait coupé si court entre les femmes du temps de notre jeunesse et les « créatures » d’aujourd’hui qui ne pensent qu’aux fariboles, aux veillées et aux promenades. On dirait que le travail leur fait peur et qu’elles vont en mourir du coup. Et plus les inventions de toutes sortes rendent leur besogne facile, plus elles veulent partir, s’en aller. Il viendra un temps où tout se fera tout seul et alors ça sera, je pense, le comble du malheur. On apportera tout, bien rôti, dans le bec des gens, et ils courront ailleurs après des rêves. Pas vrai, ce que je vous dis là ?

— Oui, c’est vrai, c’est ben vrai, approuvaient tous les veilleux et leurs compagnes.

François Simard appuya ses théories d’un exemple :

— L’autre jour, que je gardais la maison parce que j’étais pas ben, je m’amusais à regarder travailler Louise. Vous savez quelle femme elle est. Et c’est parce qu’elle est absente que je vous dis ça ! Je le dirais point, si elle était là ! La veille, elle avait monté son métier dans un coin de la grand’salle. En même temps, dehors près du four, elle avait entrepris de faire son savon. Elle avait tout le reste à surveiller. Pendant dix minutes, elle travaillait au métier : pan ! pan ! pan ! La navette faisait qu’un rond à travers les mailles de la catalogne. Puis elle se levait d’un saut, comme si elle avait été assise sur un poêle rouge, et elle courait brasser avec une grande baguette sa chaudronnée de savon bouillant qui gonflait et se répandait sur le feu. Un peu plus tard, elle lâchait là son savon et se précipitait dans le jardin où elle chassait à coup de manche à balai les poules en train de déterrer ses oignons. Enfin, elle allait au poêle de la cuisine ou cuisaient la soupe et les patates pour le repas. Ce fut comme ça toute la sainte journée. Et je savais qu’avant de s’arrêter pour la nuit, elle avait encore ses vaches à traire, ses volailles à soigner, la pâtée de ses porcs à préparer, la vaisselle de la journée à laver, du linge encore étendu sur la clôture du parterre à rentrer et à repasser. Que d’autres affaires encore ! On n’en a pas d’idée ! À un moment j’ai eu honte pour la plus vieille de mes filles qui faisait sa toilette pour aller veiller. Je lui ai dit d’aider à brasser le savon. Mais elle m’a répondu : « Papa, je suis pas assez forte pour ça. Je vas aller me coucher, ça vaudra mieux ! » Vous voyez ça, la différence entre nos femmes, à nous autres, et celles qui poussent ?