La Rivière-à-Mars/17

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Les Éditions du Totem (p. 206-216).


XVII


— C’est certain, Alexis ? Tu me promets mes bottes pour après-demain ?

— Sois tranquille, Onésime. T’auras tes bottes, comme je te l’ai promis, après-demain. Tu fumes pas une pipe avec moi ? L’ouvrage presse, je suppose ? Je comprends ça. En plein été, c’est pas le travail qui manque sur une terre. Je connais ça. Moi, tu sais à c’t’heure, je suis jamais pressé, quand même les clients le seraient. Mais, encore une fois, t’auras tes bottes quand même. Assis-toi et allume ta pipe.

— Ah ! dis donc, Alexis, j’ai entendu dire que ton pauvre Blond est mort ?

— Oui, le pauvre vieux !

La terre a été vendue. Alexis Picoté, l’ancien chef des « Vingt-et-Un », est maintenant cordonnier au village. Ça n’a pas été long, et il y aura de cela un an à l’automne. Thomas Simard guignait depuis déjà longtemps le lot d’Alexis, voisin du sien, et dont il avait acquis une pièce dans les circonstances que l’on sait. On ne pouvait toutefois pas accuser Thomas Simard de déloyauté. Il n’avait rien fait pour que son vieil ami en vînt à cette obligation. Mais Alexis était acculé à l’extrême besoin, et son voisin fut en mesure de profiter de la situation. En acquérant cette terre, ce fut même un service que Thomas Simard rendit à Alexis Picoté.

Et celui-ci acheta une confortable petite maison entourée d’un potager et située tout à côté de l’église. Un coin tranquille où finir ses jours en petit rentier de village. Mais il faut au vieux terrien, au travailleur acharné de la terre, quelque chose qui puisse empêcher les bras de s’ankyloser. Autrement, autant mourir d’ennui tout de suite. Alexis Picoté, durant sa jeunesse à la Malbaie, avait appris la cordonnerie, métier qu’il avait d’ailleurs pratiqué de temps à autre à la Baie, pendant ses soirées, pour son compte et pour celui de ses voisins qui avaient à faire « radouber » leurs chaussures. Il se remit à travailler le cuir. Il fabriqua des bottes sauvages, des bottes malouines, des souliers de bœuf, des « marchedons » ; il ressemela des bottines, des savates, répara des traits de charrue, des harnais. Parfois, quand le temps était mauvais, dès la fine pointe de l’aube, il s’enfermait dans sa petite boutique — une chambre de la maison — et il travaillait, travaillait jusqu’au soir, même à la lueur de la lampe à pétrole. Il voulait oublier les anciens jours ensoleillés où il besognait au grand air dans les champs blonds. Parfois, levant la tête au niveau de l’unique fenêtre de sa boutique qui donnait du côté de la Rivière-à-Mars, il apercevait un coin des prairies de sa terre, et son cœur se serrait. Non, l’oubli ne pouvait sitôt venir !

Tous les jours, des compagnons de l’ancienne Sainte-Marie venaient lui commander du travail et ils aimaient à profiter de l’occasion pour jaser, à la façon des vieux, des choses du temps passé : arrivée de la goélette un beau soir de juin parmi le réflecteur de soleil et de couleurs qu’était la baie ; débarquement dans l’anse ; première nuit passée sur la grève avec les maringouins, travaux de la pinière, premiers défrichements et premières moissons des fruits de la terre. On se remémorait aussi les épreuves : la perte des billes de pin aux grandes eaux du printemps, le feu, la mort. Parfois, Alexis Picoté, pour ne pas trop s’attendrir à l’évocation de certains souvenirs, cognait plus dur de son marteau sur la forme qui frémissait entre ses genoux, ou bien cassait d’un coup sec le ligneul enduit de résine.

Quand il faisait beau après le souper, il s’en allait sur la route, jusqu’au pont de la Rivière-à-Mars. Il passait devant sa terre. Elle ne lui semblait pas toujours la même. Il avait peine, parfois, à en reconnaître certains coins. D’autres mains la modelaient à leur façon, lui changeaient ses apparences, ses cultures. Cela lui causait du chagrin. La terre serait-elle oublieuse comme les enfants ? Il revenait plus nostalgique, et alors, dans la petite boutique, le marteau sonnait plus sourd et plus lent sur la forme fourrée de cuir.

Il menait depuis bientôt un an ce train de vie monotone. Quant à Élisabeth, son potager, qu’elle voulait le plus beau du village, la consolait. Puis elle élevait quelques poules et engraissait un porc. Tout cela lui rappelait la terre. Le premier hiver, elle avait continué son travail au métier, au rouet et au tricot. Elle garnissait ainsi la garde-robe de Jeanne qui avait maintenant deux enfants et qui venait à Saint-Alexis de temps à autre, avec son mari et ses mioches. À leur dernière visite, Camille avait appris avec orgueil à ses beaux-parents sa promotion : de claireur, il était devenu conducteur du charriot de la grand’scie.

Mais de Pierre, aucune nouvelle ; rien depuis la lettre où il apprenait son départ du Maine pour le Sud.

En même temps que sa terre, Alexis Picoté avait vendu son « roulant » : animaux, instruments aratoires, outils. Mais il avait tenu à garder son vieux Blond et un désuet quatr’roue à portants en cuir qui datait de sa jeunesse sur la terre paternelle de la Malbaie. La vieille voiture allongeait la chaîne, semblait-il, qui l’attachait aux générations précédentes ; et le vieux cheval serait comme un dernier lien entre lui et le lot qu’ils avaient ouvert et cultivé ensemble. Il avait vingt-quatre ans, le pauvre cheval et, après sa rude vie de travail — moins ardue que celle de son maître pourtant — il ne portait pas en croupe un avenir à perte de vue. N’importe, Alexis voulait le garder. Une relique, quoi !

Les dimanches après-midi de l’automne qu’ils s’étaient installés au village, Alexis Maltais et sa femme montaient dans le vieux quatr’roue et tous deux, au pas clopinant du Blond, s’en allaient du côté de Saint-Alphonse. Ils poussaient jusqu’à l’église, y descendaient, y faisaient une courte prière et s’en revenaient, s’arrêtant parfois pour jaser avec les amis qu’ils rencontraient le long de la route. Il en fut de même une fois, au printemps. Mais le Blond avait vieilli tout l’hiver, et plus que d’habitude. Cette dernière fois qu’Alexis l’attela, la pauvre bête atteinte de la gangrène des vieux ne put se rendre qu’à la Rivière-à-Mars. Il fallut retourner.

— Ton vieux Blond n’en peut plus, fit remarquer Élisabeth. Je t’assure, Alexis, qu’il serait bien mieux mort, à c’t’heure.

— T’as raison, Élisabeth, il tire à la fin, ça se voit. De fait, il serait mieux mort. Mais penses-tu en bonne vérité, Élisabeth, que je pourrais avoir le courage de le tuer ?

Il fallait pourtant en venir là. Quand il était debout, le Blond avait peine à se tenir sur ses jambes ; et quand il s’allongeait, il ne pouvait plus se relever tout seul ! Il n’avait plus de dents, ne pouvait plus manger. Un matin, Alexis Maltais se décida. De bonne heure, avant le lever du jour, comme s’il se fut caché pour commettre un crime, il sortit le vieux cheval de l’écurie de fortune qu’il lui avait construite au fond du potager, et prit avec lui son fusil, celui qui pendant vingt ans avait abattu l’orignal et le caribou, et qui avait tué cet ours dans la boîte de myrtils, au Cap-à-l’Est.

Et lorsque Onésime Larouche, sûr qu’il aurait ses bottes au jour promis, eût bourré et allumé sa pipe, Alexis Maltais commença lui-même à raconter son « crime ».

— Nous voilà partis, moi devant avec mon fusil sur l’épaule, et lui qui me suivait comme un vieillard qu’il faut conduire par la main. Je marchais pas vite, tu penses, vu que la pauvre bête butait quasiment à chaque motte de terre, je m’amusais à regarder où mettre les pieds à travers l’ombre d’alentour. C’était de bonne heure. Les montagnes faisaient que commencer à laisser dévaler l’aube sur les champs. Dans la prairie, l’herbe était si drue qu’on semblait pas toucher terre en marchant. Comme je me retournais pour voir si le Blond me suivait, je l’ai aperçu qu’essayait d’attraper une gueulée d’herbe. Ses vieilles dents glissaient dessus. On arriva à la grève. Au bord de la baie, il faisait une petite brume blanche. Le soleil était sur le point de se lever. J’ai mis le Blond tout près d’un bouquet de bois. Il se tenait droit sur ses pattes comme s’il avait été pétrifié là, frappé par le tonnerre. Moi, je m’en fus un peu plus loin sur le sable. J’ai pris mon fusil que j’ai mis pas mal de temps à charger, comme tu peux penser. Enfin, je l’ai levé et j’ai épaulé. Je tremblais comme une feuille de bouleau. Par quel adon, je me le demande ? Juste comme j’allais tirer, voilà que mon Blond se tourne la tête drette vers moi. Je vois encore ses deux grands yeux vitreux qui me regardaient. On aurait dit, ma foi du bon Dieu, que la pauvre bête m’accusait doucement. Ah ! quand j’y pense, Onésime ! J’ai vu dans ces yeux-là toute l’histoire de ma terre et je me suis quasiment mis à pleurer. T’as entendu dire que c’était une terre passablement dure à faire : du bois partout, des souches, des cailloux, des tales d’aulnes d’un bout à l’autre. Il a fallu tout arracher ça, égoutter ça, labourer ça, herser ça, semer ça. Quand j’ai vendu ma terre, tu le sais, tout était fait à partir du chemin jusqu’au trécarré. Ce qu’il y a de travail, là-dedans ! Et c’est avec le Blond que j’ai fait quasiment tout ça. L’été, il m’aidait à essoucher, à labourer, à herser, à faire les foins et la récolte ; l’hiver, à charrier du bois pour la maison, ou bien à faire chantier au lac Gravel ou au Lac Ha ! Ha ! C’est avec le Blond que mon Pierre a fait sa jeunesse. Des soirs, après une grosse journée, il l’attelait pour aller veiller à Saint-Alphonse. Elle a travaillé, la pauvre bête, pendant vingt ans, on peut pas le dire assez ! Toutes les pièces de terre que tu vois là-bas, c’est le Blond qu’a fait ça ; la maison, la grange, l’étable, c’est le Blond qu’en a charrié tout le bois. Le grand champ de blé que t’as vu, le long de la route, c’est le Blond qu’a essouché ça pendant quasiment trois ans de suite. Je l’attelais après le grappin aux souches à cinq heures du matin, je le dételais le soir quand on voyait plus rien. Et tire donc, le Blond, tire donc, pendant toute la sainte journée. Faut dire aussi que j’en avais ben soin, va ! Je lui ai jamais donné un coup de fouet mal à propos et il a toujours mangé à son saoul. Dans les premières années, j’ai vu des fois qu’y avait plus d’avoine dans la grange pour lui donner, le soir, après sa journée. Eh ben ! je te mens pas, Onésime, j’en avais tellement pitié que j’allais lui porter des tranches de mon pain, au souper, que je gardais pour lui. Avec un bon bottillon de foin, ça lui faisait passer la nuit, et il était bon pour recommencer le lendemain matin. T’étais pas arrivé encore ici, toi Onésime. Les premières années, ça été dur à la Baie, tu peux pas le savoir !

Eh ben ! c’est tout ça que j’ai vu dans les deux grands yeux de mon Blond quand il s’est retourné vers moi pendant que je le visais pour le tuer. Qu’est-ce que t’aurais fait à ma place, toi, Onésime ? Mon fusil est tombé de mes bras. J’avais les yeux mouillés. Je voyais plus clair. J’ai été prendre le Blond par la crinière et je suis revenu à la maison avec lui. Élisabeth a ri de moi un peu, mais j’en ai pas fait de cas. Elle savait pas ce qui s’était passé là-bas, sur la grève. Je lui raconterai peut-être un peu plus tard, pas aujourd’hui. Moi, j’ai juré que le Blond mourrait de sa belle mort. Il n’a pas eu de misère, je t’assure, Onésime, dans son étable. Il mangeait autant qu’il pouvait et il était propre comme un cheval de course. C’est comme ça, on s’attache sans bon sens à ces vieux animaux-là. Tant que je voyais le Blond, me semble, c’est drôle, que j’avais encore quelque chose à faire à la Grand’Baie.

Et pendant quelques minutes, le silence de la petite boutique ne fut troublé que par le crissement du ligneul gommeux passant dans le cuir percé par l’alène du cordonnier.

Puis Alexis Maltais reprit d’une voix ferme, qui semblait avoir rompu des attaches :

— À matin, j’ai trouvé mon pauvre vieux cheval raide mort dans l’écurie.

Le dernier lien qui le retenait à sa terre s’était peut-être brisé…