La Robe d’écailles roses (1935)/L’École du mensonge

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L’ÉCOLE DU MENSONGE


Diane ouvrit le petit bureau à cylindre dont la clef ne la quittait point, sortit de l’un des tiroirs le registre auquel chaque jour elle confiait ses pensées secrètes, et se mit à écrire :

« C’était aujourd’hui la fête de mon mari. Sa fête ! C’est-à-dire une occasion pour lui de m’offrir un cadeau. Il n’y a pas manqué. Cher Ludovic ! est-ce qu’il oublie jamais, quand il s’agit de contenter un de mes caprices ? Et voilà cinq années que cela dure ! Il me semble qu’il m’aime comme au temps de mes fiançailles. Moi, je l’aime davantage, si c’est possible… »

Soudain, elle s’arrêta, les yeux fixes. Il y avait là, sur la tablette où elle écrivait, par conséquent dans l’intérieur même de son bureau, un gant, un gant de Suède gris, pareil à ceux que portait son mari. Elle le prit, l’examina. Le doute n’était pas possible.

Ayant réfléchi quelques minutes, elle passa dans la pièce voisine. C’était la chambre à coucher. Ludovic dormait. Sans bruit, elle se saisit des clefs qu’il avait posées sur la cheminée et revint à son boudoir. L’une d’elles, qu’il désignait comme la clef de sa bibliothèque, ouvrait le petit bureau à cylindre.

Ainsi donc, Ludovic connaissait l’existence de son journal et suivait au jour le jour l’histoire de ses pensées intimes et les rêves où s’amusait parfois son imagination. Elle rougit, comme une femme surprise tout à coup sans voile, en pleine lumière, et, que ce fût son mari qui violât ainsi le secret de son âme, elle n’en éprouvait pas moins une impression de honte et de révolte.

Tout de suite elle feuilleta les pages, avec la peur inconsciente d’y trouver tel aveu qui pût être mal interprété. Mais en voyant couler sous ses yeux l’eau calme de sa vie, elle sourit elle-même de sa candeur. Aux époques les plus inquiètes dont elle se souvint, c’était, dans la sérénité inaltérable de son amour, de si menues faiblesses, des coquetteries d’un soir, le trouble involontaire que cause l’hommage trop ardent d’un homme ou l’effleurement trop rapide d’une tentation aussitôt chassée, de ces rêves enfin qui frôlent l’âme des plus aimantes sans en ternir un instant la pureté.

Elle eut beaucoup de joie à se contempler ainsi, comme dans un miroir fidèle, et, sans plus de rancune, elle fut également heureuse que Ludovic la connût sous ce bel aspect de constance et de dévouement. Elle était tout cela, honnête, simple, loyale, scrupuleuse, et il le savait, non pas seulement par l’idée qu’il avait pu prendre de sa femme, mais par le témoignage irrécusable d’une âme qui se révélait à elle-même ses petites défaillances et ses distractions ingénues.

De ce jour elle fut plus douce encore et plus tendre avec lui. Quand leurs yeux se mêlaient, il lui semblait que le regard de Ludovic la pénétrait jusqu’au fond de son être et considérait des spectacles qu’elle ignorait elle-même, mais qui le ravissaient, lui, tout un royaume où il rencontrait partout son image souveraine.

Peut-être écrivait-elle moins souvent, mais chaque fois c’était avec une sorte d’ivresse : « Regarde-moi, Ludovic, voilà comment mon âme est faite. » État délicieux de limpidité, de transparence, de fluidité !

Dans les ménages les plus unis, il y a des instants de désaccord où les meilleurs se portent des coups douloureux. Quel remède pour les blessures secrètes qu’une confession immédiate, écrite par l’un, lue aussitôt par l’autre ! Diane atténuait l’incident, n’éprouvait pas d’amour-propre à se donner plus de torts qu’elle ne croyait en avoir, et Ludovic, attendri, demandait pardon des siens.

Elle en arriva par là même, conséquence inévitable, à certaines altérations de la vérité, soit en s’accusant trop sévèrement, soit au contraire — on n’est pas parfait — en passant sous silence telle petite chose qui lui eût été par trop défavorable.

Avant tout, n’est-ce pas ? il fallait plaire à Ludovic et lui plaire sans restriction, plus qu’il n’eût osé l’espérer jamais. Œuvre facile ; elle n’avait qu’à devenir, même pas, à paraître devenir celle qu’il souhaitait qu’elle fût.

Rigoureusement, fatalement, elle le devint… sur son Journal. Quand elle savait que les idées un peu émancipées de son amie Clotilde exaspéraient Ludovic, pouvait-elle faire moins, quoique les partageant, que d’écrire : « En somme les idées de Clotilde sont bien choquantes, je commence à en revenir » ? En face de son mari, elle les eût bravement défendues, mais là, sur cette page blanche…

Et Ludovic semblait si touché des concessions qu’elle lui faisait ! N’était-il point tentant d’en faire d’autres, ou bien de s’accorder, toujours pour lui plaire, telle qualité dont il déplorait l’absence ? Ainsi, il la désirait moins originale dans ses toilettes. Quoi de plus simple ? Elle écrivait : « Il avait raison, je suis un peu excentrique. Je vais réformer cela… »

Bien entendu, elle ne réformait rien, mais Ludovic, le croyant, jugeait sa mise plus réservée, et s’en applaudissait.

Et tout doucement, le plus innocemment du monde, il advint qu’elle composa pour son cher mari une Diane absolument factice, parée de vertus qu’elle savait ne pas avoir et allégée de tous les travers qu’elle se connaissait. Pas une seconde elle ne se douta du petit travail de réfection auquel elle s’abandonnait. C’était une suite de menus mensonges, tous accomplis par amour et pour le plus grand bien de Ludovic.

Et en somme, réduit à ces ruses, le mal eût été fort bénin. Mais Diane, amenée à travestir sa pensée, ne devait-elle point l’être à dénaturer certains actes de sa conduite ?

Un jour, ayant rencontré Clotilde, avec qui définitivement son mari l’avait priée de rompre, elle accepta une promenade au Bois, puis une tasse de thé au Pavillon japonais. Escapade anodine et qui n’émut pas sa conscience ; cependant le soir, quand elle s’assit en face de son cahier, ce fut pour ainsi dire sa plume elle-même qui refusa de noter une telle infraction aux ordres du maître. Non, ce n’était pas possible. Diane parla du Bois, de la tasse de thé, mais de Clotilde, point,

Et, n’ayant pas parlé de Clotilde sur son journal, elle dut répondre le lendemain à Ludovic qui l’interrogeait au sujet de son amie :

« Clotilde ? je ne l’ai pas revue. »

Plusieurs jours après, elle alla chez elle. Leur amitié se fortifia. Clotilde, qui avait beaucoup d’influence sur Diane, la décida à venir également à son jour de réception. Diane y connut des dames dont les époux voyagaient, et des messieurs qui la trouvèrent charmante et le lui dirent. Indignée de leurs propos, elle les rudoya. Elle aimait tant son Ludovic ! Elle l’aimait surtout beaucoup trop pour consigner dans son livre un tas d’histoires insignifiantes qui n’eussent point manqué de le peiner : les hommes sont si étranges !

Ainsi donc, logiquement, par une pente insensible et naturelle, cette très honnête femme, amoureuse de son mari, avait été conduite à des actes que son caractère et son amour lui eussent sans doute interdits à jamais. De ces actes, la responsabilité absolue en revenait à Ludovic. Il était le vrai coupable : en violant la conscience de Diane, il l’avait contrainte au mensonge.

Il n’est pas d’être au monde, si loyal, si pur qu’il soit, qui puisse agir normalement sous les yeux d’un autre. Sincère au début, malgré lui il déviera, il usera de biais, d’artifices, il jouera de sa sincérité. C’est qu’il y a des choses, des idées dont nous ne devons compte à personne, et que nous avons le droit de tenir dans l’ombre, dans cette partie de nous-même qui est à nous, à nous seul, comme un sanctuaire impénétrable. Lorsque cela ne nous est pas possible, lorsqu’il nous faut, comme Diane, montrer à nu notre âme secrète, nous nous efforçons instinctivement de n’en montrer qu’une image infidèle. Obligée de se découvrir, Diane s’était fardée et rendue méconnaissable. Et de la sorte, instruite au mensonge, elle avait glissé à de plus graves fautes.

Des mois, des années s’écoulèrent. Elle résista vaillamment à l’esprit du mal. Souvent elle s’assit devant son bureau, décidée à tout écrire enfin sur le livre néfaste dont elle savait maintenant le rôle dangereux. Mais il était trop tard : le livre était devenu son complice.

Un soir, Ludovic y lut ces lignes :

« Journée vide et très occupée. Courses, visites. Comme je me suis ennuyée ! J’ai été sur le point d’aller au cercle et de demander Ludovic. Nous aurions fait un tour ensemble. J’ai craint de lui être importune. »

« Chère Diane, murmura-t-il, toujours la même, affectueuse, aimante… »

Ce soir-là, Diane revenait d’un rendez-vous…