La Robe d’écailles roses (1935)/L’enveloppe aux cachets rouges

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L’ENVELOPPE AUX CACHETS ROUGES


Le soir du vingt-cinquième jour qui suivit la mort de sa femme, Guillaume eut enfin le courage d’entrer dans la chambre de celle qu’il avait aimée d’un amour si profond et si heureux.

Surtout il voulait retrouver le parfum du passé en relisant les lettres écrites par lui aux instants où la vie les obligeait à de cruelles séparations.

Jacqueline gardait toute cette correspondance dans un petit coffret d’ébène et de nacre dont la clef ne la quittait pas. De fait, ayant ouvert, il vit les menues liasses que nouaient des rubans de différentes couleurs et que des étiquettes classaient d’après des périodes précises : « Guillaume en Algérie »… « Les grandes manœuvres », etc.

Au-dessous, il y avait un cahier que Guillaume connaissait bien, sorte de journal souvent interrompu, où Jacqueline notait leurs sensations communes, leurs joies, leurs chagrins.

Mais Guillaume ayant pris ce cahier, dérangea un morceau de velours assujetti au fond du coffret d’ébène.

Il enleva l’étoffe et fut très surpris de trouver une enveloppe jaune marquée de cinq cachets rouges et qui semblait renfermer un certain nombre de papiers.

Sur l’enveloppe, il reconnut l’écriture de sa femme. Il lut :

À remettre, après ma mort, à mon amie Henriette Decize.


Guillaume n’eut pas une seconde d’hésitation. Si loyal qu’il fût et quoique, du vivant de Jacqueline, il n’eût jamais ouvert une lettre destinée à sa femme, d’un geste brusque, sans réfléchir, poussé par un instinct plus fort que tout, il rompit les cachets et déchira l’enveloppe.

C’étaient des lettres, des lettres d’homme.

D’une main tremblante, il saisit l’une d’elles.

Elle commençait par ces mots :

Ma chère adorée…

Il tourna la page et regarda la signature : Raphaël.

Tout de suite il comprit.

Durant les mois qui avaient précédé la maladie de Jacqueline, Raphaël Dormeval avait été le familier de la maison. Plusieurs fois, en entrant, il avait trouvé cet homme assis près de sa femme, et il eut l’impression très nette des silences qui accueillaient son arrivée importune.

À ce moment, onze heures sonnaient à la pendule de la chambre.

Guillaume se leva, quitta la pièce, prit son chapeau, son pardessus, et sortit.

Un taxi-auto le mena au cercle de la rue des Capucines. Il monta.

Plusieurs salles étaient remplies par des tables de bridge. Au fond, dans une salle plus grande, on jouait au baccara.

Raphaël Dormeval tenait la banque.

Guillaume jeta quelques louis sur un tableau.

Quelques minutes plus tard, sans motif, ou du moins sur un motif si futile que iles assistants se regardèrent avec stupeur, il insulta Dormeval de la façon la plus grossière. Il y eut un échange de cartes, des témoins furent constitués.

Guillaume rentra chez lui.

Deux photographies de Jacqueline ornaient sa cheminée. Il les jeta au feu. Puis, passant dans le salon, il décrocha le portrait de sa femme, coupa la toile au ras du cadre et, morceau par morceau, la brûla.

Il dormit ensuite assez paisiblement et, lorsqu’il se leva le lendemain, il était plutôt calme. Il lui semblait qu’il avait tué la morte une seconde fois, qu’il l’avait tuée en lui, définitivement, pour toujours, et que jamais ne l’obséderait le souvenir épouvantable de la trahison. Un seul être aurait pu le lui rappeler : Raphaël Dormeval. Cet être allait mourir, et plus rien ne resterait du passé.

À dix heures, les témoins se réunirent. À quatre heures, le duel eut lieu.

Dès que Guillaume se trouva en face de son adversaire, un sursaut de rage et de haine le souleva. Seulement alors il souffrit, et il sut vraiment, de la façon la plus profonde, que la vie ne serait pas possible tant que cet homme vivrait.

Deux fois il l’attaqua avec une violence extrême.

On dut les séparer. À la troisième reprise, il se jeta de nouveau sur lui et le traversa d’un coup d’épée.

Dormeval tomba. Il était mort.

Après avoir quitté ses témoins, Guillaume se promena longtemps au Bois. Aucune pensée ne l’agitait.

Il se sentait un cerveau lourd, confus, d’où les idées n’arrivaient point à se dégager. Souffrait-il ? Sa haine était-elle assouvie ?

À l’heure du dîner, il se retrouva chez lui. Son domestique l’avertit qu’une dame l’attendait au salon, depuis une heure au moins. Il s’y rendit et reconnut Henriette Decize, l’amie dévouée, la confidente à laquelle Jacqueline avait légué ses lettres d’amour… Depuis la mort de sa femme, Guillaume n’avait pas revu Henriette, celle-ci étant partie le lendemain en voyage.

Ils échangèrent quelques paroles. Henriette lui annonça qu’elle arrivait à l’instant du Midi, qu’elle avait enfin obtenu le divorce contre son mari et qu’elle comptait se remarier à l’expiration des délais.

« Ah ! » fit-il, indifférent.

Et tout de suite elle lui demanda d’un ton un peu embarrassé :

« Est-ce que vous n’avez pas trouvé, dans les papiers de Jacqueline, un paquet pour moi… une enveloppe cachetée ? »

Il regarda la jeune femme avec une expression mauvaise, et il fut sur le point de lui reprocher sa complicité. Mais à quoi bon ? Il répondit :

« Oui, j’ai trouvé une enveloppe à votre nom.

— Eh bien ?

— Je l’ai brûlée. »

Elle parut très mécontente et prononça :

« Comment ! Vous l’avez brûlée ! Mais vous n’aviez pas le droit !

— Je n’avais pas le droit !

— Non. Ces lettres m’appartenaient. Jacqueline les gardait pour me rendre service ; mais il était bien entendu qu’un jour ou l’autre…

Voyant que Guillaume ne semblait pas comprendre, elle reprit avec étonnement :

« Ah ! Jacqueline ne vous avait pas dit ? Pauvre Jacqueline, je ne lui avais pas demandé tant de discrétion, du moins à votre égard.

— Quoi ! quoi ! fit-il avec un frisson de terreur.

— Mais oui, expliqua-t-elle. Comme j’étais en instance de divorce, j’avais craint qu’on ne découvrit ces lettres chez moi. Et j’y tenais tellement ! Jacqueline seule pouvait me les garder, puisqu’elle connaissait le secret de ma vie.

— Quel secret ? balbutia Guillaume.

— Ah ! vous ne savez pas… J’aimais quelqu’un. un de vos amis… qui venait souvent ici… »

Il eut la force d’articuler :

« Raphaël Dormeval ?…

— Oui, dit-elle avec la satisfaction que l’on éprouve à prononcer le nom de qui l’on aime, oui, Raphaël… Nous devons nous marier… Et je vais le voir tout à l’heure… »

Elle était debout, prête à partir. Elle avait une jolie figure heureuse, claire de toute sa joie, et des yeux qui souriaient, un peu humides, comme attendris par une telle félicité.

Il bégaya :

« Vous allez… vous allez…

— Oui, je vais chez lui. Il ne m’attendait que demain… Quelle surprise ! C’est pour cela que j’aurais été contente d’avoir ces lettres. Nous devions les relire ensemble, aussitôt libres…

— Écoutez… écoutez… »

Guillaume eut la sensation qu’il devenait fou. Il comprenait que quelque chose de formidable et de monstrueux s’était passé, quelque chose qui lui laisserait un souvenir plus effarant, plus torturant que la mort même de sa femme. Il aurait voulu la préparer à l’affreuse nouvelle. Mais il ne savait que dire. Ses lèvres refusaient de prononcer les ignobles paroles. Il regardait Henriette, en tremblant, comme on regarde ceux qui sont touchés par des malheurs qui dépassent les forces humaines.

Et, sans un mot, sans un geste, tout grelottant de peur et d’angoisse, il la laissa partir.