La Robe d’écailles roses (1935)/Les Épingles d’or

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LES ÉPINGLES D’OR


En sonnant à la porte du vieux château, je savais l’effroyable drame qui, sept ans auparavant, avait terrassé mon ami Bertrand d’Ardaine, en plein bonheur : — l’année même de son mariage, sa femme, qui habitait la chambre voisine de la sienne, le trouvait un matin dans son lit, baigné de sang, presque mort, et les deux yeux crevés. Mais les détails de ce drame, je les ignorais, et personne, d’ailleurs, malgré les bruits étranges qui avaient couru, ne soupçonnait la vérité.

Oh ! cette vérité, je frissonne encore d’en avoir entendu le terrifiant récit.

Bertrand me reçut dans une grande salle ornée de hautes et sombres tapisseries. Sa femme, Nanthilde, était assise à ses côtés.

Jamais je n’oublierai cette première vision, lui tout droit dans son rigide fauteuil de chêne, les cheveux gris déjà, le visage doux, et si triste avec ses deux yeux éteints, ses yeux blancs d’où il semblait que la prunelle avait fui par la blessure de deux petits trous rouges percés au centre ; — elle, à ses pieds presque, toute blonde, toute frêle, d’une pâleur de figure que le grand air ne vivifie jamais. Vision d’autant plus profonde que, pendant les trois semaines de mon séjour auprès d’eux, ce fut toujours ainsi que je les surpris, les mains dans les mains, silencieux et se regardant, oui, on peut le dire, se regardant l’un l’autre avec une tendresse égale et une égale douleur.

Pourquoi suis-je resté ? car enfin il régnait dans cette demeure une telle atmosphère de gêne et de mélancolie qu’il était impossible de n’en être pas pénétré, parfois jusqu’à l’angoisse.

Mais peut-être était-ce cela précisément qui me retenait : j’aurais voulu savoir. Une invincible, une incessante curiosité ramenait mes pas autour de ce couple tragique, et je les écoutais, et je les contemplais, et je les examinais, tour à tour ému de leur affection, et effrayé de leur silence.

En outre, et autant que cela était en leur pouvoir de s’intéresser à d’autres qu’à eux-mêmes, ils cherchaient plutôt à me garder. Bertrand avait de bonnes paroles amicales, Nanthilde s’excusait gracieusement de ses distractions. Et je restais, et j’attendais, en quête d’un indice, impatient d’un aveu. J’interrogeais les yeux vides de mon ami. Je m’ingéniais à gagner la confiance de la femme. Serait-ce le hasard qui me renseignerait, ou bien, chez l’un d’eux, un besoin naturel d’abandon et d’épanchement ? Ce fut elle qui parla.

Et elle parla devant lui, et de façon si imprévue ! Un soir orageux et las, un soir où nous écoutions, dans la lourde paix de la salle, les bruits du dehors, elle se tourna soudain de mon côté et me dit, oh ! de quelle voix ! et avec quelle morne expression de physionomie

« Vous savez, c’est moi.

— C’est vous qui ?… »

Du doigt elle désigna les yeux de Bertrand. Je tressaillis. Non, il n’était pas croyable… je ne comprenais pas je ne voulais pas comprendre. Bertrand murmura :

« Oui, c’est elle. »

Nanthilde lui prit la main et la baisa : signe de remords ? de pitié ? Elle dit, s’adressant plutôt à lui, comme si elle lui racontait une fois de plus l’histoire lamentable dont ils avaient dû si souvent s’entretenir.

« Je l’aimais trop. J’ai été folle. Et je l’aime encore ainsi. Mon pauvre Bertrand ! Ah ! quand j’ai eu un premier doute sur son amour ! Mais était-ce bien possible ? Lui, ne plus m’aimer, et au bout de si peu de temps, alors qu’il m’affirmait sa passion comme au premier jour, et par mille serments, par mille preuves ! Il n’a pas su ce qu’il faisait, j’en suis sûre. C’est cette femme qui l’a entraîné. Il était si enfant, si naïf ! C’est elle, voyez-vous. »

La tête entre ses mains, elle continua d’une voix sourde :

« Une amie de pension… Son père et sa mère venaient de mourir… Je l’ai invitée ici… Et tout de suite, j’ai senti qu’elle aimerait Bertrand… et elle l’a aimé… Et lui. Je ne sais pas, lui… L’aimais-tu, Bertrand ?

— Non, fit-il.

— Il ne l’aimait pas… Cependant, elle le troublait… Que de fois j’ai surpris entre eux des regards de désir… Je les surveillais sans une minute de répit… Il n’y avait rien en apparence… mais je ne doutais pas… Une femme sent si bien ces choses-là !… Et une nuit, je me réveillai en sursaut… j’avais cru entendre… Je me lève… Bertrand n’est pas dans sa chambre… J’ouvre sans bruit la porte du couloir… Une heure après, il sortait de sa chambre, à elle… »

Elle dut s’arrêter un moment. Puis elle balbutia :

« Je me suis recouchée. J’étais folle… Oui, il faut que j’aie été folle… J’aurais aussi bien pu le frapper, le tuer… Oui, j’aurais dû le tuer… Mais non, c’est cela que j’ai fait… c’est cette vengeance de folle que j’ai choisie… Écoutez… il y avait deux longues épingles d’or sur ma cheminée, deux épingles qu’il m’avait données en Espagne, pour piquer dans mes cheveux… Je les ai prises et je suis venue près de son lit… Il dormait… Et voilà… Vous comprenez, n’est-ce pas ?… Une épingle dans chaque main, je me suis penchée sur lui, et J’ai enfoncé… j’ai enfoncé… »

Elle tomba à genoux, en sanglotant.

« Mon chéri, pardonne-moi… c’est infâme… Tes pauvres yeux !… Ah ! si je pouvais te donner les miens… ils n’ont plus de regards que pour toi… Tes pauvres yeux si doux !… Pourquoi les ai-je tués ?… Quelle folie monstrueuse !… Pardonne-moi… je ne t’aimerai jamais assez… »

Il l’embrassa au front avec une grande tendresse et lui dit :

« Ton amour m’a consolé de tout. Ne pleure plus. »

Mais les larmes l’étouffaient, et elle sortit du salon en chancelant.

Un long silence nous unit, Bertrand et moi. À mon tour, j’avais pris sa main. Je tremblais de compassion, de colère aussi contre cette femme. Je murmurai :

« C’est horrible. »

Ses doigts se crispèrent. Sa tête s’inclina.

« Il y a quelque chose de plus horrible encore, prononça-t-il.

— Que veux-tu dire ?

— Eh bien, je n’aimais pas l’amie de Nanthilde, et elle ne m’aimait pas.

— Soit, cependant, la jalousie de ta femme…

— Jalousie absurde, maladive, sans la moindre raison.

— Mais elle a vu…

— Elle a mal vu. Écoute. Ne pouvant dormir ce soir-là, j’avais été lire dans la bibliothèque. Or, rappelle-toi, cette pièce est voisine de la chambre que tu occupes, et que l’amie de Nanthilde habitait, et les deux portes sont absolument contiguës, n’est-ce pas ? Nanthilde s’est trompée.

— Elle s’est trompée !

— Oui, dans sa fièvre, elle a cru me voir sortir d’une pièce, je sortais de l’autre. »

Je ne pus parler. L’épouvante m’étreignait la gorge. Ainsi elle n’avait même pas eu le droit de se venger ! Mais je ne comprenais point : il ne lui avait donc pas dit la vérité ?

Il devina ma question.

« Non, je ne lui ai rien dit. À quoi bon ? Elle souffrait tant déjà. Du moins ainsi ma trahison lui est une excuse. Sans quoi elle n’aurait pu supporter un tel remords… elle se serait tuée… Et alors, moi, qu’aurais-je fait sans elle ? moi qui n’ai plus qu’elle et qui l’aime plus que jamais ?… Non, non, qu’elle ne sache rien… il y a déjà trop de douleur ici… »