La Robe d’écailles roses (1935)/Un Amour

La bibliothèque libre.


UN AMOUR


Dès que le paquebot fut entré dans le port de commerce, Jacques Dufriche demanda le chemin de la poste et suivit la longue rue qui traverse Gibraltar.

C’était la dernière escale, au retour de cette interminable expédition sur les côtes de l’Afrique qu’il avait faite en compagnie de savants et d’explorateurs, et Jacques se hâtait, certain de trouver une lettre de sa femme, de sa chère et douce Gilberte, dont il n’avait pas de nouvelles depuis plus d’une semaine.

Son attente ne fut pas déçue. L’employé lui remit une lettre et aussitôt, dans la rue même, il déchira l’enveloppe.

C’étaient vingt pages d’une fine écriture où Gilberte épanchait son âme affectueuse et loyale, racontait jour par jour son existence paisible et celle de leur fille Henriette, et disait toute sa joie à l’idée de la réunion prochaine.

Elle terminait ainsi :

« J’irai au-devant de toi jusqu’à Marseille, mon Jacques bien-aimé, et tu me retrouveras telle que tu m’as quittée, pas trop vieillie, je crois, mais en tout cas plus aimante encore. Je n’ai d’autre bonheur que ton amour et d’autre but que de te rendre heureux. T’en faut-il une petite preuve ? Oh ! si petite ! J’ai immédiatement, au reçu de ta dernière lettre, fermé la porte à notre cousin Georges de Brocourt. Tu avais raison, et ton avertissement m’a ouvert les yeux : ses visites devenaient un peu trop fréquentes. Que veux-tu, mon chéri, il me semble toujours qu’une femme qui aime son mari est protégée contre ces attaques sournoises. Je me trompais. J’ai pris vis-à-vis de Georges un prétexte quelconque, et j’ai refusé cette excursion en automobile que je devais faire dimanche avec lui et Henriette jusqu’au château de Rambouillet… »

Jacques sentit que ses yeux se mouillaient de larmes. La tendresse ingénue, si simple et si grave de Gilberte, l’avait toujours empli d’émotion. Elle lui inspirait plus que de la confiance, du respect, cette sorte de culte que l’on accorde à certains êtres plus purs et plus nobles.

Insouciant, allègre, il se promena dans Gibraltar, flâna parmi les cactus et les aloès de l’Alameda, parmi les Jardins de South-Town, et, quand l’heure du départ approcha, il redescendit la longue rue bordée de boutiques.

À l’un des étalages il aperçut des journaux étrangers et des magazines. Il acheta un journal français qu’il déplia et parcourut tout en marchant.

Il n’avait pas fait dix pas qu’il étouffa un cri. Ses jambes vacillaient. La feuille tremblait en sa main. Il dut s’appuyer contre une porte. Et ses yeux hagards cherchaient encore sur le journal les quelques lignes effroyables qui avaient attiré son attention. Il les relut une seconde fois avec une épouvante indicible.

« Dernière heure. Hier dimanche, à la tombée de la nuit, entre Rambouillet et Chevreuse, l’automobile du comte Georges de Brocourt a dérapé dans un tournant et s’est renversée. Le comte de Brocourt a été tué sur le coup. Deux personnes qui l’accompagnaient, Mme Jacques Dufriche et sa fille, âgée de dix ans, sont mortes quelques minutes après. »

Il y avait en face de Jacques une taverne. Il y entra, avala deux gobelets de whisky et mit la main à la poche spéciale de son pantalon où se trouvait d’habitude son revolver. Ne l’y découvrant pas, il se rappela l’avoir laissé dans sa cabine. Alors il sortit de la taverne et marcha en toute hâte vers le port de commerce, Car il n’avait point d’autre idée que de mourir, et de mourir le plus vite possible, sans penser à rien.

Mais les mots atroces de l’article le brûlaient comme du fer rouge. Il évoquait les deux cadavres, sa femme, sa fille, et il songeait aussi à l’odieuse trahison, au mensonge de la lettre reçue, au mensonge de toutes ces protestations affectueuses et de cet amour hypocrite et faux.

En arrivant au port, il courait presque. La plupart des voyageurs étaient déjà embarqués. Il eut l’impression qu’on le regardait et que plusieurs personnes qui avaient des journaux en main se parlaient à voix basse quand il passa devant elles.

Il descendit dans sa cabine, s’enferma, empoigna fiévreusement son revolver et l’appuya sur sa tempe…


…Deux heures après, quand un des garçons du restaurant vint lui annoncer que le repas du soir était servi, Jacques Dufriche ouvrit sa porte et se dirigea vers la salle à manger.

« Je vous demande pardon, dit-il à ses voisins de table, je suis en retard. »

Il semblait absolument calme. Son visage n’exprimait aucune angoisse, aucune souffrance.

Autour de lui, ce fut un silence gêné. On observait avec stupeur cet homme qui venait d’apprendre la mort de sa femme et de sa fille et qui gardait un tel sang-froid. Ignorait-il la nouvelle ? Certes non, puisqu’on l’avait vu remonter à bord avec ce même journal français, où tout le monde avait pu la lire, et puisque son air étrange, à cet instant, sa pâleur, ses gestes égarés prouvaient qu’il connaissait l’article. Alors, comment lui était-il possible de contenir à ce point une douleur si violente et de cacher sa blessure avec tant d’indifférence ?

Le soir, son attitude fut pareille, et aussi le lendemain. Il se montrait moins que les jours précédents et restait davantage dans sa cabine. Mais, aux moments où il rejoignait ses compagnons de voyage, il affectait la même liberté d’esprit, la même humeur égale, et sa conversation semblait si naturelle qu’il n’était pas admissible qu’il pût jouer un rôle. Et puis, pourquoi l’eût-il joué ? On savait sa nature généreuse. On se rappelait avec quelle tendresse il parlait de sa femme et de sa fille, avec quel orgueil il faisait voir leurs deux portraits. Ce sont là de ces sentiments qui ne s’éteignent pas d’un coup. Ils se ravivent plutôt au choc du malheur. Et quel malheur plus grand, plus horrible que cette catastrophe, apprise ainsi, de loin, par le hasard d’un journal qu’on achète en passant !

Des heures et des heures s’écoulèrent. On approchait, Bientôt on distingua les côtes de France. Marseille apparut à l’horizon, se précisa. Durant toutes ces heures émouvantes de l’arrivée, Jacques demeura invisible.

Les hommes de bord montèrent ses bagages et l’on sut par eux qu’il était étendu sur sa couchette, le dos tourné, et qu’il ne bougeait pas.

On entra dans le port, on longea les quais. À terre, des mouchoirs s’agitaient, des femmes et des enfants faisaient des signaux de joie.

Pourtant, ceux des passagers qui, au cours du voyage, s’étaient le plus liés avec Jacques, attendaient, malgré eux, qu’il sortit de sa cabine. Il y eut même un moment de crainte, comme si l’on redoutait que, à cette minute si cruelle, il ne prît quelque résolution désespérée. Et l’un d’eux descendit, envoyé par les autres.

« Vous venez, Dufriche ?

— Voilà, » fit Jacques.

Sur le pont, il accepta le bras de son compagnon, et celui-ci sentit que Jacques s’appuyait assez lourdement. Il se laissait conduire, d’ailleurs, et marchait la tête baissée. Ils suivirent la passerelle.

« Soutenez-moi, balbutia Jacques, je vais tomber. »

Mais subitement il se dégagea et, comme s’il obéissait à un élan irrésistible, il releva la tête.

« Gilberte ! cria-t-il… Henriette ! »

Une femme et une petite fille couraient au-devant de lui, à travers la foule. Il se précipita, les saisit toutes les deux dans ses bras et les serra contre sa poitrine, éperdument, follement. Et il bégayait :

« Gilberte… c’est toi… ma chérie… ah ! je savais bien… ma Gilberte… »

On les observait tous les trois, et les passagers ne comprenaient pas encore qui étaient ces deux femmes que Jacques embrassait avec tant d’exaltation.

« Gilberte… Gilberte… répétait-il… c’est toi… »

Il chancela, pris d’un étourdissement. Elle s’aperçut qu’il pleurait. Et tout à coup, devinant la cause de son émotion, elle lui dit :

« Jacques… Jacques… je suis sûre que tu as lu l’article de ce journal…

— Oui…

— Et tu as cru que c’étaient nous, les deux victimes ?…

— Je ne l’ai pas cru.

— Comment !

— Non, puisque j’avais ta lettre en même temps, ta lettre où tu me promettais de ne plus voir Georges de Brocourt et de ne point faire avec lui cette partie d’automobile.

— Et tu as eu assez de confiance en moi ?… malgré l’article… malgré les noms… »

À son tour, elle était saisie d’un trouble immense, et elle expliquait, en balbutiant :

« C’est une erreur qu’on a faite… les deux femmes, c’étaient nos cousines Dufriche… Au dernier moment, Georges les avait invitées… Un seul journal s’est trompé… Il a mis Jacques Dufriche… Je l’ai appris trop tard pour te télégraphier… Oh ! comme tu as dû souffrir !

— Je n’ai pas souffert, Je n’avais pas le droit de souffrir, puisque ta lettre était là, sous mes yeux, et que je te connais, et que je te sais incapable de mentir. Non, je n’ai pas cru, Gilberte… il m’eût été impossible de croire une pareille chose de toi… »

Ils se turent, les mains jointes. Aucune parole ne pouvait plus exprimer la sorte d’extase qui les bouleversait. Ils frissonnaient jusqu’au fond même de leur être. Ils se sentaient, dans leur faiblesse humaine, et par la grâce de leur amour, plus forts que le destin, plus grands que le malheur, plus puissants que la mort. Et, au milieu de ces gens qui les regardaient, ils éprouvaient tous deux la même envie de tomber à genoux et de sangloter.