La Rose de Jéricho

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L’Humanité (p. 2-25).

LA ROSE DE JÉRICHO
par
FANNY CLAR

« En cherchant bien, dit Clamageran, dans son livre sur l’Algérie, on découvre dans les coins les plus arides une plante naine d’une couleur grisâtre, qui a la forme d’une main à demi fermée, Pour les Arabes, c’est la main de Fathma ; pour les chrétiens, la rose de Jéricho ; pour les botanistes l’Anastatica hierveunthica. Elle n’a nullement la grâce d’une rose ; elle est plutôt bizarre que jolie et se rattache à la famille des crucifères. Sa célébrité lui vient d’une propriété singulière qu’elle possède ; elle se dessèche, semble morte. Puis, après un certain temps, si on la cueille et qu’on la mette dans l’eau ou si le vent l’emporte sur un sol légèrement humide, elle revit et ses fleurs s’épanouissent de nouveau. Les anachorètes et les pèlerins qui la rencontrèrent dans les déserts de Syrie, de Palestine, et d’Égypte en firent le symbole de la Résurrection. »

Ce fut en étudiant un spécimen de Polyommatus dispar que Pierre Boissonou, à l’âge de quarante-deux ans, s’aperçut qu’il était laid.

La révélation vint d’un rayon de soleil qui se heurta au banal miroir accroché dans l’angle d’une petite chambre dont, par la porte ouverte, on apercevait le mobilier très simple. Depuis des années Pierre Boissonou usait de ce miroir pour se raser, sans que jamais ses traits reflétés aient retenu son attention.

Obéissant à l’étrange appel, le naturaliste s’approcha du miroir, enchanté sans se l’avouer, d’abandonner sa table de travail. Les ailes magnifiques du papillon qu’il venait de recevoir du Brésil ne parvenaient pas, en cet après-midi, à fixer son attention.

Devant le miroir, illuminé d’éblouissante clarté, son image apparaissait à Pierre avec une brutale vérité. Étonné, il contempla des paupières rougies par de longues études minutieuses, une bouche épaisse, une barbe roussâtre qui s’argentait, un nez qui tenait trop de place dans un long visage irrégulier. Assez modeste pour ne pas surprendre le charme de sensibilité dont ses yeux gris gardaient le rayonnement, il sentit seulement la disgrâce d’un visage vieilli, qui fut sans harmonie.

Par une corrélation spontanée, comme il s’en établit en nous, à notre insu, la solitude de sa vie lui devint sensible, douloureusement. Jusqu’à ce jour, il en avait peu souffert.

Pierre revint dans le cabinet de travail. Du regard, il interrogea autour de lui les choses familières. Au cinquième de la rue de Douai, les fenêtres de son logis ouvraient sur le jardin d’un couvent, d’où ne montaient que des chants d’oiseaux, des murmures d’orgue, les sonneries des offices. Parfois, aux heures de récréations, s’y mêlaient les cris d’enfants d’un pensionnat proche. Du haut en bas de deux immenses bibliothèques, les livres reposaient vêtus de reliures sobres. Les collections d’insectes, patiemment réunies au cours de ses travaux, luisaient dans leurs vitrines, joyaux captifs de formes étranges. Une ambiance de silence et de labeur décelait le calme d’une vie chaste vouée à l’étude. Ce jour là, néanmoins, le soleil doué de la puissance renouvelée d’un mai nouveau, chassait tout vouloir raisonnable de la tâche coutumière.

Pierre céda, vint s’accouder à la croisée. Une bouffée chaude de printemps en fleurs l’enveloppa de parfums, fit monter en lui, d’une force irrésistible, une légère griserie.

Au couvent, la cloche tinta, égrena ses sons mélancoliques dans la jeunesse renaissante des arbres. Une robe sombre trottina, contournant les parterres, entretenus avec le soin méticuleux des béguines et disparut prestement. Malgré l’éclosion joyeuse des pousses, dont il semblait qu’on dût entendre le craquement sous la poussée des sèves, une torpeur s’élevait des corbeilles symétriques. Seul, dans les touffes d’arbres, le pépiement des oiseaux, ardents à la promesse des couvées, mettait un appel tumultueux d’impérieux désirs.

Ébloui de soleil, Pierre quitta la fenêtre. Brusquement, il se sentit étreint du désir de n’être plus seul, de se mêler à du bruit, à du mouvement, de descendre parmi la foule qui anime la rue et lui prête un visage.

Parti fort jeune de Rody, sa ville natale, Désiré Boissonou débarqua dans Paris possédé d’une idée tenace : s’établir au plus tôt marchand de « bois, charbons et vins ». Doué de la patience têtue de sa race, il débuta serveur chez un sien cousin qui avait déjà réalisé le même rêve. Après sept ans de travail acharné, de privations sordides, il s’établissait à son tour. En même temps, il se maria. Rompant avec les traditions familiales, ce ne fut pas une massive payse qu’il épousa, mais une jeune servante parisienne, blonde et douce. La petite possédait des économies, qui fortifièrent solidement l’amour de Désiré.

À cette époque, la rue Saint-Rustique, restait, tout en haut de la butte Montmartre, une ruelle de verdure où gitaient des merles. Paris, qui s’ossifie de ses hautes maisons neuves, commençait à resserrer leur cercle de pierre autour de la colline. Il l’a escaladé depuis, chassant avec les oiseaux, les artistes épris de vieux souvenirs.

Dans une boutique sombre de la rue Sainte-Rustique, Désiré s’installa. Pierre y naissait un an plus tard. Il poussa comme il voulut, parmi l’anthracite et les salaisons de l’Aveyron. Une épaisse poussière de charbon l’encrassait de la tête aux pieds, à peu près toute la semaine. Le dimanche matin seulement, on apercevait pour quelques heures, la grosse figure rose du marmot, piquée de taches de son, comme celle de sa mère, dont il possédait, avec la ressemblance physique, le caractère paisible et aimant.

Huit années, le rosier, qui s’obstinait à se couvrir de roses blanches parmi les détritus, avait refleuri dans la cour de Boissonou, quand Pierre, un matin, s’aperçut que l’écriteau de la maison d’en face lui manquait. Ce morceau de bois recouvert de carton servait de but à son lance-pierres. À demi pourri, secoué au gré des bourrasques, il portait une inscription qui s’effaçait :

« Maison avec jardin à louer »

Fut-ce le pittoresque de l’annonce, le charme du lieu qui retint un vieux monsieur qui passait ? Il s’arrêta devant l’étroit judas percé dans la porte et dont le volet n’existait plus, puis s’informa pour visiter. De suite, il loua.

L’emménagement du locataire fit peu de bruit. La curiosité des voisins se satisfit mal à son égard. Du premier jour, il vécut entièrement seul, descendant chercher ses provisions, toujours vêtu avec une sobre élégance, n’ayant pour tout personnel domestique qu’un vieil homme à peu près muet et déroutant les essais d’indiscrétion par une politesse sans familiarité.

Il se trouvait acheter de la braise à Boissonou, quand celui-ci remarqua combien son client était encombré de paquets :

— Pierre vous la portera, dit le charbonnier.

Le vieux monsieur, après avoir regardé Pierre, qui entamait à large bouche une énorme beurrée, répondit en souriant :

— Qu’il finisse d’abord sa tartine.

La tartine engloutie, Pierre fut saisi par sa mère, débarbouillé à demi, et envoyé en face, la braise sous le bras. Il vint sonner à la porte verte. Le monsieur ouvrit, le débarrassa et remercia d’un sou. Avec la curiosité franche de son âge, l’enfant demeurait immobile sur la pierre usée du seuil.

— Tu voudrais entrer ? lui demanda-t-on.

Sans répondre, le petit glissa du dos sur la muraille, indiquant ainsi qu’il n’attendait que d’être invité. Le monsieur aimablement l’attira. À travers un large vitrage, on apercevait le jardin. De grands sureaux y balançaient leurs ombelles, mais le monsieur, tenant toujours la main grisâtre de Pierre, l’entraîna au premier. La chambre où ils pénétrèrent parut au gamin un monde extraordinairement neuf.

Lorsqu’il se rappelait sa surprise d’enfant, Pierre revoyait avec émotion la grande pièce où il devait revenir si souvent passer des heures heureuses. Il revoyait les meubles modestes, la table surchargée de papiers, la haute bibliothèque débordant de livres, qu’alors il jugea laids, de ce qu’ils n’étaient point rouges et dorés, les murs couverts de gravures sévères, de portraits. Pierre évoquait aussi la figure fine et spirituelle, à présent disparue, qui, ce jour-là, regardait, amusée, sa frimousse ahurie.

D’où venait le vieux monsieur ? Quel passé trop pesant de souvenirs lui rendait âprement chère sa solitude actuelle, Pierre ne l’apprit que bribe à bribe, aux heures d’amertume, où le scepticisme d’un vieillard s’exhalait en tirades mordantes à l’égard des hommes, dont il avait cruellement souffert et des femmes, qu’il paraissait mépriser.

Jadis, homme politique et journaliste ardent, le vieux monsieur n’avait point conservé, sous les meurtrissures de la lutte, la foi aveugle et sans fin renaissante des prophètes. Après des années de combat pour de nobles rêves, las d’incompréhensions qui lui semblèrent des trahisons, une profonde blessure amoureuse mit le comble à sa misanthropie. Trop frêle pour être le géant de granit dominant la foule, il disparut de la vie publique, traîna ses rancœurs par le monde, jusqu’au moment où las d’errer, le hasard conduisit ses pas rue Sainte-Rustique.

Pierre fut d’abord admis, puis attendu, dans cette retraite. Le cœur déçu, qui s’était juré de ne plus aimer, s’attacha profondément à l’enfant affectueux. Le petit Pierre trouva en son vieil ami un maître érudit, qui guida l’éveil de son intelligence vers les sciences naturelles, dont, passionnément épris lui-même, il lui révéla les splendeurs. La nature impressionnable et studieuse de l’élève s’épanouit au contact d’un esprit ardent et fin qui retrouvait sa verdeur pour cultiver une âme neuve. Un seul point échappa à l’éducateur. Il ne se rendit nullement compte que l’ironie désenchantée de sa philosophie développait chez Pierre, de façon presque maladive, une timidité native.

Quand fut mort, un soir, subitement, le vieux monsieur du petit Pierre, l’enfant était devenu un homme. Sa mère morte aussi, sans bruit, comme elle avait vécu, Désiré Boissonou retourné en Aveyron, Pierre, qui héritait de l’avoir modeste du vieil ami, vint s’installer rue de Douai. On devait démolir la maison de la rue Sainte-Rustique.

Après de fortes études scientifiques, qu’avait étroitement guidées son vieil ami, Pierre Boissonou, attiré par la vie étrange des insectes, consacra une grande part de son travail aux mœurs du petit peuple mystérieux. Ses ouvrages, assez vite appréciés du monde savant, auraient pu lui permettre quelques brillantes relations. Il ne les rechercha point. Demandé dans plusieurs de ces salons où le choix de la maîtresse de maison fait ressembler le cercle de ses invités à une exhibition de phénomènes, il s’y trouva dépaysé. Sa simplicité ne se pliait guère à la souplesse des conversations sans profondeur, au manège des flatteries, à tout un code d’amabilités superficielles qui régit la vie mondaine. Le sourire des femmes l’intimidait jusqu’à la souffrance. Très vite, il répondit aux invitations par des refus. Déclaré un sauvage, on l’oublia.

Ayant, avec sérénité, accepté la solitude, il partagea ses jours entre ses études, des rapports de cordialité avec quelques collègues, et la seule amitié qui lui fut chère, celle de Lucien Chemargues. Ancien camarade d’école, retrouvé au hasard d’une conférence à la Sorbonne, Chemargues était devenu professeur d’histoire dans un lycée parisien.

De vingt-deux à trente ans, la vie sentimentale de Pierre Boissonou était allée d’une réalité à un rêve. Ensuite s’était engourdi en lui ce désir de l’amour partagé, poursuivi si âprement par tant de cœurs, à travers les erreurs et les illusions.

À vingt-deux ans, alors que son vieil ami vivait encore, la réalité s’appela Angéline. Petite, un peu épaisse, les joues pourpres, les yeux rieurs, coiffée de cheveux mordorés, qui rappelaient à Pierre la coque des châtaignes du grand-père Boissonou, Angéline traînait sur la butte Montmartre ses savates avachies et d’invraisemblables peignoirs flottants, aux teintes aveuglantes. Gaie, bonne enfant, modèle, quand la fantaisie lui en prenait, elle venait d’on ne savait où, allant vers une destinée plus vague encore.

Ses détails généalogiques variaient chaque jour, dans un verbiage constant. Grandioses à son gré, ils la rendaient un moment rêveuse et sentimentale, jusqu’à ce qu’un éclat de rire bruyant, une expression alerte, vînt appuyer une origine plus vraisemblablement faubourienne.

Elle disparaissait durant une semaine, parfois plus, réapparaissait affamée, pour s’asseoir à n’importe quelle table amie. En écho, elle apportait son entrain et l’offrande de son jeune corps, qu’elle considérait comme le plus négligeable des dons.

Chez un peintre, elle rencontra Pierre. En l’apercevant, elle lui sauta au cou :

— Tiens, j’te gobe !

Puis, l’abandonnant, effarouché, elle s’assit sur le bord d’un fauteuil, en femme du monde. Une heure après, elle déclarait à Pierre qu’elle l’aimait follement. Ce fut le début d’une passion intermittente, qui dura quelques mois. Quand elle se termina, par le départ d’Angéline pour une destination qu’il ignora, elle ne laissa au cœur de Pierre qu’un agréable souvenir, sans déception ni regret.

Mais avant sa disparition, Angéline fut pour Pierre l’occasion de pénétrer plus intimement l’âme de son vieil ami. Un après-midi, à l’angle de la rue Sainte-Rustique, Pierre rencontra Angéline, dont il n’avait point de nouvelles depuis plus d’une semaine. Elle lui prit le bras et commençait avec volubilité le récit d’une aventure :

— Mon vieux, des choses comme ça, ça n’arrive qu’à moi…

Quand à ce moment, Pierre vit venir son vieil ami. D’un regard rapide, il enveloppa le couple, passa près des jeunes gens sans mot dire et poussa vivement sa porte, feignant de ne pas avoir reconnu Pierre.

Le jeune homme en demeura confus. Qu’allait penser de cette maîtresse exubérante celui qui lui avait toujours médit des femmes et de l’amour ? Angéline quittée, il n’osa de suite aller retrouver son maître. Au crépuscule seulement, il ouvrit à son tour la porte verte et monta doucement.

Assis devant sa table, la tête dans ses mains, le vieil homme plongeait ses coudes dans des feuillets éparpillés. Pierre s’avança et resta interdit. Le fin visage, si serein d’habitude, se tournait vers lui couvert de larmes. Un geste brusque fit voler les papiers. Pierre vit alors que c’étaient des lettres. Sans chercher à ressaisir son habituelle ironie, le vieux monsieur prononça :

— Tu vois, mon enfant, la sottise ne s’éteint jamais complètement au cœur de l’homme. Quelle pire sottise pourtant que de remuer les choses mortes !

Il s’essuya rapidement les yeux et tendit la main à Pierre.

— On se croit sûr de soi. On crâne, on frappe exprès sur la vieille blessure, en se jurant guéri depuis longtemps. Puis, il suffit à un vieillard d’apercevoir un grand niais qui s’en laisse conter par une ridicule poupée, car entre nous…

Son sourire narquois reparaissait.

— Un peu vulgaire ta jeune amie, oui, il suffit de rencontrer cette bêtise-là sur son chemin, pour souffrir encore et je crois bien, regretter les jours où l’on était idiot.

Se levant, il poussa vers la cheminée les lettres éparses :

— L’expérience est impossible à transmettre à ceux que nous aimons. Vouloir leur éviter nos propres déboires, funeste erreur, sur laquelle part inutilement toute l’éducation. Quel bienfaiteur pourtant, celui qui amputerait l’espèce humaine de l’amour ; qui tout au moins lui arracherait cette friperie romantique dont on l’affuble et le travestit pour notre malheur.

Le vieil homme arpentait maintenant la pièce à pas rageurs.

— L’amour, c’est le rocher de Sisyphe ; c’est chaque jour recommencer un rêve impossible ; c’est prendre la grâce pour de l’intelligence, le sourire pour de la compréhension. C’est épuiser son énergie à vouloir découvrir une âme où il n’y a rien. Et quand le mensonge n’est plus possible, quand on devrait se sentir soulagé enfin du poids terrible qui vous oppressait, c’est s’arracher le cœur à force de pleurer, et mettre de longues années à reprendre possession de son moi démoli.

Pierre écoutait, bouleversé, cette longue plainte, soupçonnant qu’il devait la laisser s’exhaler pour qu’elle se calmât d’elle-même. Le vieillard s’arrêta enfin, haussa les épaules et appuyant affectueusement sa main fine sur celle du jeune homme, il conclut :

— Oublie mes paroles, mon cher enfant. Elles dénotent le dernier sursaut d’une sensiblerie que je croyais bien enterrée. Allons travailler, c’est l’antidote le plus efficace de toute plaie morale. Souviens-t’en le jour où tu souffriras.

Pierre se souvint de ces paroles peu d’années après, alors que la bouche qui les avait prononcées était muette, à jamais.

À l’angle de la rue Lepic, s’ouvrait régulièrement chaque matin, vers dix heures, une boutique tenue par un vieux libraire lettré et disert. Le père Menant était connu du monde littéraire. On appréciait ses propos spirituels, ses anecdotes et sa très réelle érudition. Fort souvent, dans la boutique encombrée d’un indescriptible fouillis de livres empilés au hasard, Pierre venait fureter, avec cette attention palpitante de l’amateur guettant l’occasion rare.

Certain matin, il feuilletait un exemplaire original des Réflexions ou Sentences et Maximes Morales, de La Rochefoucauld, quand il entendit une voix jeune demander avec un accent étranger très prononcé :

— Je désirerais l’œuvre de La Rochefoucauld.

Du ton bourru qu’il affectait pour la clientèle de passage, le père Menant répondit, désignant Pierre :

— Monsieur en tient un exemplaire, s’il veut vous le laisser.

Pierre leva les yeux. Il entrevit une fraîche figure de jeune fille, à demi enveloppée d’un voile clair.

En balbutiant, il tendit le volume.

— Oh ! je vous dis beaucoup merci.

D’un geste gracieux, l’étrangère salua Pierre. Gauchement, il lui rendit son salut et il quitta la boutique du père Menant, emportant le souvenir charmé d’un sourire.

Le vieux libraire mettait à la disposition de ses habitués une petite pièce attenant à la boutique. On pouvait parcourir les revues, lire ou écrire dans un calme quasi provincial. Pierre y retrouva la jeune fille. Elle vint à lui, la main tendue, avec une cordiale simplicité. Plusieurs jours de suite ils se revirent.

Pierre apprit que miss Mabel Dowe, une des nombreuses filles d’un pasteur, était née en Amérique. Venue se perfectionner dans la langue française, elle vivait seule à Paris. D’esprit éclairé, ayant résolument rompu avec les idées mystiques familiales, elle apportait à son travail une conscience obstinée, une grande ardeur de comprendre. Son parler, parfois hésitant, gagnait en images pittoresques ce qui lui manquait de précision.

Pierre revenait maintenant chez le père Menant avec l’espoir d’y rencontrer Mabel. Peu à peu, sans qu’il y prît garde, l’amour s’insinuait en son cœur vierge. Il s’en empara despotiquement, de toute la force amassée d’une tendresse contenue qui, sauf pour une mère tendrement chérie et pour le vieil ami, n’avait pas eu à s’expanser.

Dans leurs fréquentes causeries, Mabel contait à Pierre ses travaux. Elle se passionna pour les siens, travailla même sous sa direction. Sereine, gaie, suivant assidument les cours de la Sorbonne, courant les expositions, elle menait les journées laborieuses d’une jeunesse qui sait ce qu’elle demande à la vie.

Ils sortirent ensemble. Mabel goûtait sans arrière-pensée ces promenades. La joie physique de la marche s’y mêlait au régal d’une conversation agréable avec un compagnon dont elle avait de suite deviné la loyauté.

— Vous êtes pas pareil à tant de Français, disait-elle. D’habitude vous ressemblez trop à des pigeons qui font la roue. Vos compatriotes, ils ont beaucoup le défaut de ne pas devenir graves. La vie, vous croyez ça une blague, et quand vous savez vous avoir trompés, vous tapez des pieds, vous mettez vous beaucoup en colère, mais si vous faites une plaisanterie, vous êtes consolés. Souvent vous partez pour accomplir de tout à fait grandes choses, puis en route, vous dites une pensée drôle et vous savez plus pourquoi vous êtes en route.

— Vous croyez, miss Mabel ?

— Certes, je crois, et cela est fâcheux parce que vous êtes très généreux, très aimables. Puis, pourquoi vous dites beaucoup du mal de vous et vous en pensez beaucoup du bien ? Oh ! je sais que vous ne faites pas ainsi… terminait-elle en levant la main d’un geste qui lui était familier.

— Et des Américains, miss Dowe, interrogeait Pierre, qu’en dites-vous ?

— Oh ! nous autres, répondait-elle, dans un joli rire, nous sommes tellement orgueilleux, jamais nous n’avouons nos défauts, jamais !

Lorsqu’ils se quittaient, Pierre passait les heures dans une attente inquiète. Le travail n’avait de goût maintenant que lorsqu’il le partageait avec la jeune fille. La pensée n’avait de calme qu’en sa présence.

En se séparant de lui, Mabel dit tranquillement à Pierre :

— Venez demain chez moi, faire le plaisir de prendre le thé.

Pierre accepta, si troublé qu’en se retournant, il donna tête basse dans un gros monsieur dont il fut insulté sans y prêter la moindre attention. Jusqu’au lendemain son esprit erra de songe en songe. Il courait comme un fou ou demeurait prostré d’inertie complète, tantôt le cœur serré d’une tristesse non sans charme, tantôt étreint d’une joie exubérante qui allait jusqu’à la douleur. Et toujours, pour exalter ou calmer sa fièvre, il évoquait le cher visage, avec ses yeux francs, dans une face qui n’était point régulièrement jolie, mais qu’illuminait de clarté son admirable sourire.

C’était un jour d’automne d’une mollesse enveloppante. Une écharpe de fine brume traînait sur la Seine. Les silhouettes des passants s’estompaient comme s’assourdissaient les bruits de la rue. Pierre participa de la douceur de l’atmosphère. Ce fut presque avec calme qu’il sonna à la porte de la jeune Américaine. Un long sarrau de toile blanche couvrant sa robe légère, elle vint affectueusement l’accueillir.

Mabel avait loué un atelier quai de Bourbon. Quelques meubles sobres, des reproductions de musées, une étoffe indienne aux ramages éclatants en composaient le décor. Au pupitre du piano, des partitions étaient ouvertes. Un peu partout, des portraits. Dans une encoignure, se dressait une fine statuette de pierre rosée.

Comme Pierre la regardait, Mabel prit la statuette et l’éleva d’un geste harmonieux.

— J’aime énormément cette petite chose, dit-elle. À Alexandrie, je l’ai achetée. Un vieux juif sale la vendait. Il assura qu’il connaissait son histoire. La statue était la figure d’une danseuse appelée Anatie. Elle venait de son tombeau. Je veux croire que c’est vrai.

Un court instant, elle resta ainsi, tenant la figurine de pierre. Maintes fois, depuis, Pierre revécut cette minute douce et amère. Il revoyait Mabel, svelte sous le tablier qui gainait son corps, un faible rayon de soleil dorant un côté de sa chevelure, alors qu’il la contemplait, songeant qu’elle serait l’amie intelligente et douce qui marcherait d’un pas ferme pour les bons et les mauvais jours, auprès de celui qu’elle aimerait. Pierre se rappelait que l’aveu de sa tendresse allait jaillir à ce moment de son cœur douloureux.

Mais Mabel se tourna vers lui, le vit très pâle et sentit peser sur elle ce regard qui l’appelait. Comprit-elle la supplication ardente ? Pierre ne devait jamais le savoir. Mabel reposa doucement la petite danseuse, prit la photographie d’un robuste garçon qui souriait, les bras croisés, dans un cadre vieil or. Elle la tendit à Pierre, abaissant vers lui ses yeux limpides, si clairs dans son visage devenu grave.

— Je dois mon ami, présenter à vous John Saviston, mon fiancé.

Pierre accepta la douleur. Elle était d’abord tombée en lui, d’un choc brutal sous lequel il chancela. Plusieurs jours, il vécut dans une hébétude dont il ne sortait que pour souffrir. Puis la réflexion vint. Sur quel indice avait-il pu fonder son espoir que Mabel l’aimait autrement que de franche amitié ? Aucune équivoque pourtant : elle avait été la camarade, sans plus. Jamais, entre eux, ne s’était glissée une seule de ces privautés qui donnent vivement un tour de galanterie à l’effection, en font le piège perpétuel de la chair, où l’un des deux essaie toujours de faire trébucher l’autre.

Pierre comprenait à présent que Mabel était d’une race tout autre par la liberté d’éducation. Une jeune française eût mêlé davantage de coquetterie à leurs relations, mais dès le premier jour, elle aurait parlé de son fiancé, par un mouvement d’instinctive protection, la loi de l’homme ne lui offrant ici nulle sauvegarde faisant d’elle une vaincue de l’amour, livrée à la chance de la sincérité de l’amant, Mabel Dowe n’avait point cru nécessaire de conter ses fiançailles, n’y avait peut-être même pas songé. L’idée était naturelle chez elle des droits d’une nature jeune à s’épanouir sans contrainte, au gré de toutes les manifestations de la vie.

S’accusant de fatuité, de ce qu’une invitation toute naturelle chez Mabel avait pu lui suggérer d’espoir, Pierre Boissonou s’estima un sot. Mabel avait raison. Pourquoi toujours concevoir un désir charnel se mêlant à l’amitié de l’un ou de l’autre. Seules les réticences de notre morale en exaspèrent la sensualité. Pierre s’humilia de cette pensée et n’eut pas un instant l’idée de fuir l’Américaine. Dans six mois, Mabel devait quitter la France. Six mois, il se contraignit au calme, cachant sa peine avec tant de délicatesse que Mabel, si elle soupçonna son amour déçu, n’en put garder qu’un pur souvenir. Cet amour d’ailleurs était un hommage dont l’assurance venue d’un homme qu’elle estimait n’eût pas choqué la jeune fille, mais sa révélation pouvait troubler leur amitié. Elle eût introduit de la gêne dans leur sereine intimité. On s’est appliqué à vouloir que la tendresse amoureuse non partagée crée une situation fausse entre deux êtres, alors que rien n’est changé pourtant, dans leurs deux personnalités.

La veille de son départ, Mabel vint apporter à Pierre la statuette de pierre rose :

— Je désire que vous gardiez de moi la petite chose. Je suis sûre que la danseuse sera enchantée de savoir son portrait ici. Son ombre viendra danser pour vous. Très bien vous vous entendrez. Elle ne sera pas du tout effarouchée, car vous êtes un très distrait rêveur.

Pierre Boissonou vit partir Mabel. Il se trouva seul avec la petite danseuse. Sur son bureau, elle esquissait ses pas légers, tandis qu’il travaillait. Souvent, aux heures crépusculaires dont les âmes profondes chérissent la mélancolie apaisée, il s’attardait à la contempler longuement.

La statuette de pierre rose gardait son mystère. Légèrement inclinée en arrière, sa tête frôlait un voile que les deux bras étendus retenaient, d’un déploiement d’ailes ouvertes. Un des genoux levé tendait l’étoffe de la tunique qui retombait en plis droits, laissant dans un contour indécis le reste du corps. Sur les lèvres entr’ouvertes errait un sourire.

Des années passèrent, apportant chacune davantage d’apaisement. Pierre se souvenant du conseil du vieil ami, « le travail comme antidote ! » se jeta dans le travail, acharné à se dompter. Il y parvint. Autour de Mabel, depuis longtemps mariée, trois enfants formaient une chaîne fraîche et blonde. Elle écrivait à Pierre avec régularité. John Saviston arpentant l’Asie pour des travaux géographiques, Mabel et ses enfants voyageaient souvent avec lui. Pierre suivait de la pensée cette vie nomade. Le cœur tranquille maintenant, il écrivait à Mabel ses recherches et Mabel s’enthousiasmait.

Ainsi, au cours de douze années, un peu chaque jour, Pierre était devenu le monsieur tranquille du cinquième, un savant d’un certain âge, l’avaient nommé de bonne heure, la concierge et les voisins.

Régulièrement, il sortait chaque jour, sa haute silhouette maigre heurtant souvent par distraction les passants. Régulièrement, chaque automne, il partait en voyage. Nul ne soupçonnait que tout l’enthousiasme de vivre dont un cœur ardent peut être possédé, M. Boissonou l’épandait dans son œuvre. Délaissant la froide classification qui fait si ennuyeuse l’histoire naturelle, il l’avait remplacée par une étude frémissante de vie chaude, où s’épanchait l’ardeur concentrée en lui. Quantité d’êtres, sans qu’on s’en doute, dédaignés par le bonheur, mettent dans une besogne, parfois même vulgaire, tout ce qui meurt en eux de sentiment étouffés.

Les livres de Pierre palpitaient de tendresse. L’indépendance que lui avait donnée son vieil ami, permettait au naturaliste de mettre au jour un volume, sans attendre de lui le pain quotidien. Il en gardait une reconnaissance émue à la chère mémoire et ne supposait plus que nul orage pût venir le troubler, désormais.

Il en fut ainsi jusqu’à certain après-midi d’un mai ensoleillé.

Fréquemment Pierre partait à Colombes visiter son ami Chemargues.

Marcel Chemargues, petit homme brun et myope, sanguin, brusque, coléreux, formait avec Pierre, son aîné de quelques années, un saisissant contraste. Ces sortes d’amitiés, qui inquiètent les étourdis, s’expliquent par la passivité plus ou moins consentie de l’un des amis. Le naturaliste appréciait le tempérament de prime-saut, porté aux jouissances matérielles, mais cordialement dévoué du professeur, tandis que celui-ci goûtait hautement chez Pierre, une inaltérable bonté.

Le naturaliste quittait au matin la rue de Douai et venait déjeuner dans la salle à manger exiguë du petit pavillon de banlieue. Sur le perron, aux balustres prétentieux, Caton, le gros chat noir, clignait paresseusement ses yeux verts. Pierre arrivait presque toujours vers midi. Au tintement de la sonnette, la figure rougeaude de Chemargues apparaissait à la fenêtre de la cuisine.

— Bravo, lui criait-il de sa voix nasillarde, tu tombes à pic, il y a un fin repas ce matin.

Pierre aurait pu venir chaque jour sans que la bienvenue eût changé, Marcel Chemargues surveillant ses menus avec un soin minutieux. Pierre le trouva souvent un tablier blanc sous le menton, penché sur une casserole d’où s’échappait une vapeur parfumée.

— Entre, disait Chemargues. Entre si tu peux, étant donné que les architectes actuels, ces imbéciles, ont laissé le moins de place possible à la pièce la plus utile d’une maison : la cuisine. Au lieu de leurs tourelles qui ne sont même pas susceptibles de servir de pigeonniers, parlez-moi d’une de ces vastes cuisines où l’on pouvait rôtir de sérieuses bouchées. Ça une cuisine ? un placard tout au plus !

À table, tandis que les servait Mélanie, une jeune domestique à l’air ahuri, Chemargues s’épanouissait.

— Vois-tu, on ne sait plus manger. On n’a plus le temps. On avale, et pourtant la gourmandise reste la plus réelle jouissance du monde. Combiner un repas pour la joie de ses convives, c’est allier la psychologie du romancier à l’intelligence d’une maîtresse qui veut plaire. Et combien les jouissances de la gourmandise sont supérieures à celles de l’amour ! Vis-tu jamais des gens se rendre malheureux en son nom ? Au contraire, elle les réunit, leur met au cœur toute indulgence, fait fleurir en eux une bienveillance illimitée. Tandis que l’amour, quels crimes n’a-t-il point à son compte ? Il faudrait, vois-tu, en user comme de ces mets indigestes dont, par raison, on ne reprend pas.

Pierre se taisait, sachant que ses timides objections seraient vivement écrasées sous les sarcasmes de Chemargues.

— Mélanie, criait celui-ci, une bouteille !

Tandis que Mélanie allait la quérir, il continuait :

— Regarde cette créature. C’est effacé, doux, modeste. Imagine-la couchant avec son maître : voilà la brebis changée en bête hargneuse et l’enfer installé au logis. L’union de l’amour et du pot au feu, il fallait la bêtise de l’espèce humaine pour l’espérer. Tant qu’on n’aura pas remis les deux choses à leur place et assigné à chaque plaisir son heure distincte, l’humanité barbotera dans un gâchis sentimental, perturbant l’existence d’un tas de braves gens.

Sous une autre forme, Pierre retrouvait dans les paroles de Chemargues l’amertume de son vieil ami contre l’amour. Il quittait le professeur sans l’avoir contredit et revenait chez lui à pas tranquilles.

Dès sa porte ouverte, la petite danseuse semblait ouvrir pour lui ses bras, comme des ailes. Très souvent, une lettre de Mabel l’attendait.

La dernière fois que Pierre s’était présenté devant la petite grille de la villa de Chemargues, il avait eu la surprise d’entendre une voix de femme, qui n’était pas celle de Mélanie, répondre à son ami. Il hésitait à franchir le seuil lorsque Chemargues, parlant fort et gesticulant, approcha de la fenêtre et l’aperçut.

— Bon Dieu ! cria-t-il, que fais-tu là ? Pourquoi n’entres-tu pas ?

Pierre monta le perron. Le corridor était à peu près barré par deux grandes malles, un carton à chapeau, une volière, autour de laquelle Caton rôdait, curieux et intéressé.

Chemargues vint attendre Pierre arrêté par les malles.

— Débrouille-toi au milieu de ces obstacles, ricana le professeur. Des affaires de femme, c’est tout de suite encombrant.

Tendant alors la main à Pierre, le tirant, le poussant, il l’introduisit au milieu du salon si rangé, si calme habituellement.

Dans un fauteuil, vêtue de gris clair, une jeune femme était étendue, nonchalante.

— Ma nièce, présenta Chemargues d’un geste brusque.

Pierre s’inclina et ne sut comment il fit rouler à terre un manteau jeté avec une écharpe sur une chaise. Un rire clair l’emplit de confusion.

— Mon pauvre vieux, dit Marcel Chemargues, tu es comme moi, pas très à ton aise, parmi ces affutiaux. Assieds-toi là.

D’une bourrade il l’installa dans un autre fauteuil. Pierre alors regarda la jeune femme, qu’il avait à peine entrevue. Allongée paresseusement, elle possédait, petite et frêle, une grâce de fleur ployée par l’orage, un charme fait d’on ne savait quoi, d’un regard, d’un geste, d’un pli de la lèvre. Au repos, son visage paraissait insignifiant. Quand elle parlait et surtout quand elle riait, elle captivait d’un irrésistible attrait. Pierre ne se sentit nullement gêné devant elle et comme elle riait encore, il sourit.

— Vous avez dû, madame, dit-il, me prendre pour un sauvage, d’entrer aussi maladroitement. C’est un peu la faute à votre oncle. Jamais, d’ailleurs, il ne s’était vanté de posséder une nièce.

— Il y a bien de quoi, grogna Chemargues, tandis que la jeune femme secouait gaiement la tête, écartant sur son front ses cheveux noirs, qui s’enroulaient en boucles indisciplinées.

— Que vous êtes méchant, mon oncle !

— Je vais t’expliquer la situation, reprit Chemargues, debout et tourné vers Pierre. Voici madame, qui est la fille de ma chère sœur. Or, ma sœur est considérablement toquée. Après avoir, selon la coutume des mères d’un certain monde, traîné sa fille dans tous les coins de l’univers pour lui dénicher un époux, elle n’a rien eu ensuite de plus pressé que de démolir le ménage de sa fille. D’ailleurs, le gendre est un vaurien, noceur et paresseux.

— Oh ! mon oncle, soupira la jeune femme, avec une moue d’enfant.

— Enfin, il faudrait s’entendre. Si tu l’aimes, rien de mieux. Il y a un train toutes les demi-heures. Tu peux partir de suite.

— Mon Dieu ! mon oncle, fit-elle, les yeux pleins de larmes, que vous êtes mal élevé.

— C’est vous, hélas ! mes pauvres enfants, qui êtes mal élevées, bougonna Chemargues radouci. Sitôt que vous savez vous tenir sur vos pieds, on vous enseigne à tisser la toile où se prendra le godelureau qui vous épousera. Si vous tombez sur un bon garçon, c’est lui qui sera le dindon de l’affaire. Si, au contraire, c’est vous qui êtes volées dans ce joli marché, vous êtes perdues. On ne vous a point appris à vivre par vous-même et pour vous. En définitive, que comptes-tu faire ?

— Gardez-moi seulement quelques jours, mon bon oncle, répondit-elle avec la câlinerie de sa voix au timbre si jeune, le temps tout juste de m’installer à Paris.

— Que vais-je faire de toi, sacredieu ? Où se trouve ta mère, en ce moment ?

— En Angleterre.

— Elle fera bien d’y rester. Peut-on savoir, au-moins, si tu es, oui ou non cette fois, séparée d’avec ton gredin de mari ?

— Oh ! cette fois, pour tout de bon.

— Je veux bien le croire, mais comment espères-tu vivre à présent ? Quand je partagerais la pâtée avec toi pendant quelque temps, ce n’est pas une solution. Puis, franchement, tu sais, j’aime beaucoup la solitude. Je suis un égoïste, si tu veux. Mais je ne me suis pas marié pour justement, pouvoir sortir, rentrer, dormir ou me lever à ma guise.

— Je ne vous gênerai en rien, mon oncle.

— Oui, bien sûr, les premiers jours. Enfin tu es prévenue. Je suis un bourru, un grincheux. Tiens-toi pour avertie. D’ailleurs tu es trop jeune pour ne pas refaire ta vie et pas assez riche pour rester désœuvrée. Ton bel oiseau a dû dévorer, depuis longtemps, ta maigre dot.

— Je donnerai des leçons de piano, de dessin.

— La belle fichaise ! Regardez-les avec leurs arts d’agrément, ces demoiselles de la bourgeoisie, comme elles sont bien armées pour conquérir leur pain. La moindre ouvrière saura se débrouiller mieux qu’elles. Écoute : je ne suis tout de même pas un cannibale. Installe-toi comme tu le pourras. La moitié de mon premier étage est à ta disposition, mais je t’en supplie, débarrasse mon corridor.

Un instant après, légère et jasante, la jeune femme qui s’appelait Lucile, ainsi qu’elle l’apprit à Pierre, lui contait ses déboires comme à un ami de longue date. Pierre se demandait quelle brute avait pu désoler cet être si charmant et songeait avec mélancolie aux sentimentales erreurs.

Chemargues, durant ce temps, tisonnait la cuisinière et bousculait Mélanie. L’heure du déjeuner si fort reculée, c’était à son avis un cruel contre-temps. Quand on fut à table il se dérida, malgré lui, aux attentions de Lucile. La jeune femme avait conquis Mélanie en la soutenant contre quelques rebuffades de Chemargues. Caton, qui n’accordait son amitié qu’avec une extrême prudence, ronronnait au creux de sa jupe. Pierre se trouvait captivé.

Il n’était point retourné à Colombes depuis ce jour.

Quand Pierre fut dans la rue, fuyant la révélation du miroir, il hésita sur l’endroit vers lequel il dirigerait sa flânerie.

Au hasard, il remonta la rue de Douai, s’engagea sur le boulevard de Clichy. Le boulevard bruissait au soleil. Par la seule magie de la clarté chaude, régnait une atmosphère de fête. En robes légères, les femmes mettaient des taches vives dans la rue emplie de poussière d’or. Elles frôlaient Pierre de leur parfum. Il fut étourdi du grondement de la ville, haletant d’une formidable haleine, mêlant dans un vacarme confus tous les bruits de sa vie, chaque jour renouvelée. Le désœuvrement inaccoutumé d’un savant ne s’unissait pas au tourbillon de la foule pressée, emportée dans un vertige de mouvement.

Pierre se trouva au milieu de la place Clichy, sans que sa volonté eût dirigé ses pas. Autour de la statue du maréchal Moncey, des voitures, emplies de branches, mettaient une éclatante couronne de fleurs fauchées. La fraîcheur des bouquets sembla répondre à quelque sentiment obscur en lui jusqu’alors. Un désir lui vint, impérieux, d’acheter ces roses pourpres, ces œillets échevelés pour les déposer en des mains qui les serreraient joyeusement. Parmi ces passantes, une peut-être ne rirait pas, quand il s’approcherait, enhardi du besoin éperdu d’entendre une voix répondre à la sienne. Il y avait les laides, les déshéritées, pauvres d’argent ou d’affection. Une de celles-là tournerait vers lui son sourire reconnaissant. Mais toutes, aujourd’hui, semblaient jolies. Puis, comment s’y prendre ? Ose-t-on dire ce qui monte du cœur aux lèvres ? Ose-t-on se hasarder à vivre en sincérité, l’âme jetée par élans fougueux en dehors des conventions, des formules ? On hésite et l’on passe à côté du bonheur. Les êtres qui se seraient compris se sont rencontrés sans savoir, pour ne plus se retrouver jamais, emportant le secret de leur destin.

En robe à carreaux, un chapeau aux rubans fanés planté à la diable sur sa tête malicieuse, une apprentie se trouva devant Pierre. Elle avait posé son carton sur le trottoir et regardait les fleurs. Levant le nez, elle aperçut le monsieur et lui sourit. Allait-il offrir à la petite le bouquet dont sûrement elle avait l’envie ? La gamine continuant à rire, une timidité folle arrêta Pierre au moment où il se décidait, se jugeant grotesque, il se détourna en rougissant.

— Je deviens fou, aujourd’hui, pensa-t-il. Allons à Colombes. Chemargues se chargera de calmer mes absurdités.

Appelée par sa pensée, une image charmante se glissa dans son esprit. Il se demanda ce qu’était devenue la jeune femme. L’espoir de revoir Lucile lui sembla subitement un bonheur très doux. Tout bourru et rebelle à l’attirance d’une jupe, Chemargues n’avait sûrement point résisté à ce charme. Pierre allait trouver la maison emplie de rires et jasante comme une cage d’oiseaux. Il eut des regrets de n’être point encore retourné à Colombes. Pour aller plus vite, il prit une voiture, impatient à la façon d’un amoureux en retard au rendez-vous.

Quand il arriva devant la grille de la villa, Pierre eut un saisissement. Sur la maison, pesait le morne silence des demeures vides. L’idée que Chemargues pourrait être absent de chez lui, alors que ce n’était pas jour de cours à son lycée, n’avait point effleuré la pensée de Pierre un seul instant.

À de telles heures lourdes, l’absence d’un ami devient pénible comme une trahison. L’âme accablée voue une inconsciente rancune à celui qui n’eut pas la prescience du besoin d’apaisement que donne l’accueil d’une voix, d’une main tendue. Pierre fut atterré.

Contre toute espérance, il tira la sonnette. Ses derniers tintements grêles moururent dans une solitude qui lui parut affreuse. À travers les barreaux, il contempla, désolé, le jardinet et les fenêtres closes. Selon l’habitude, les allées se trouvaient soigneusement ratissées. Les parterres de géraniums éclataient de pourpre, auprès du banc. Du rosier grimpant, une rose s’effeuilla. Toutes ces choses familières d’un ami, qui vous appartiennent un peu, lui devinrent étrangères. Caton n’était point sur le perron, parti vers quelque mystérieuse aventure.

Pierre soupira lentement, non sans se retourner plusieurs fois, reprit le chemin de la gare. Revenir à Paris de suite lui parut insupportable. Il se traîna vers un petit café où déjà il était venu avec Chemargues. Au milieu de la cour sablée, un bosquet offrait un asile verdoyant contre la réverbération des allées chauffées de soleil. Il s’y assit, et lorsqu’il eut devant lui un verre de bière tiède, une telle lassitude l’accabla, qu’il décida de dîner là.

Au moment où il entamait un potage fade, deux jeunes filles entrèrent, en parlant, dans la cour. L’une, grande et mince, s’était vêtue d’une robe blanche un peu défraichie, qui parait néanmoins son jeune corps flexible. Elle avait jeté sur ses épaules une écharpe, blanche aussi. Dans son visage, sans beauté spéciale, deux yeux grisâtres attiraient par leur éclat. Un immense chapeau bergère, garni de façon voyante, battait légèrement sur ses cheveux blonds. Sa compagne, mal habillée d’une robe verte démodée, possédait un visage irrégulier, mais d’une drôlerie infinie, avec le pétillement des yeux vifs. Un vilain chapeau emplumé lui complétait une silhouette bizarre.

Traînant ses pieds las, le garçon vint au devant des jeunes filles. Elles parlementèrent à voix basse, avec ce blême serviteur. Aux regards qu’on lui jetait, Pierre comprit qu’il s’agissait du bosquet : Il aurait volontiers offert sa table, mais il n’osa. Plus hardie, la demoiselle au chapeau bergère vint à lui :

— Cela vous gênerait-il, monsieur, que nous dinions près de vous, sous cette charmille ?

— Du tout, répondit Pierre avec empressement.

Tandis que le garçon partait chercher deux couverts, les deux jeunes filles, tout en babillant, accrochèrent chapeaux et écharpe au treillage. La blonde se trouva en face de Pierre.

Nul embarras ne gêna le repas, Au contact de cette jeunesse, Pierre se sentit rasséréné. Il apprit que la blonde s’appelait Clotilde. Elle était danseuse et sa camarade choriste. Toutes deux jouaient dans une féérie au Châtelet.

Pierre les écoutait amusé, oublieux des heures mauvaises dont il venait de subir la dépression. Il aurait embrassé Chemargues de s’être absenté. De l’audace lui vint : il offrit deux bouteilles d’un vin dont l’étiquette et la poussière étaient authentiques. Ses compagnes, les joues rosées, jacassaient de mieux en mieux, mêlant des éclats de rire à leurs propos menus. Les coudes sur la table, animé de cette gaîté, Pierre Boissonou s’abandonnait à une allégresse qu’il ne se souciait guère d’analyser.

Brusquement, Clotilde se souvint que l’heure du travail les rappelait à Paris.

— Ouste, Marguerite, s’exclama-t-elle, il faut se trotter, sans quoi nous raterons la fin du un.

— Oh ! flûte ! répondit l’autre.

— Déjà ! regretta Pierre.

— Venez avec nous, proposa Marguerite.

Pierre eut un frisson, en pensant au froid de sa solitude retrouvée.

— C’est ça, disait Clotilde en se levant.

— Entendu, dit-il tout à coup, saisi d’une brusque résolution de timide.

Clotilde prit son écharpe en chantonnant. La tête un peu perdue, elle esquissa quelques pointes, puis gamine, déployant le voile soyeux, elle le fit ondoyer. Un sourire aux lèvres, levant à deux mains derrière sa tête renversée la légère étoffe, la jambe repliée sous la jupe étroite elle prit une attitude de ballerine. Et c’était la même, qu’à des centaines d’années endormies dans le passé, une petite danseuse avait prise devant un sculpteur.

À regarder Clotilde, une émotion brutale étreignit Pierre. En cette fin de journée où il avait erré, l’âme hantée de rêves de tendresse la voix inoubliée de Mabel murmurait :

— Elle reviendra danser pour vous…

Les plus sages d’entre nous, les moins portés aux songeries spiritualistes, nous tressaillons parfois au frôlement de choses émergeant d’on ne sait quelle profondeur. La fantaisie d’une petite danseuse du Châtelet un peu ivre, venait d’enchaîner le sort de Pierre. Le geste retrouvé semblait le rappel d’une ombre légère, évoquée pour sa solitude, par la femme qu’il avait si profondément aimée.

Clotilde, maintenant plus calme, épinglait son chapeau et se poudrait. La pâleur de Pierre, le tremblement de ses mains passèrent inaperçus dans l’obscurité commençante. On partit ensemble.

Ce soir-là, le naturaliste qui n’allait jamais au théâtre, assista à la reprise toujours neuve du Tour du Monde en quatre-vingts jours. De la pièce, il ne se rappela qu’une chose, c’est qu’il y chercha, sous des costumes divers, une danseuse nommée Clotilde. Tour à tour elle apparut vêtue en Russe, en Turque, en Chinoise ; tour à tour elle fut blonde, brune ou rousse, mais toujours elle souriait vers lui, de ses lèvres fardées…

Pierre revit Clotilde et son amie. On prit rendez-vous pour goûter ensemble ; on dîna même plusieurs fois dans un de ces restaurants au luxe tapageur qu’affectionne la jeunesse de Paris et que Clotilde prit plaisir à choisir.

À quarante-deux ans, Pierre dut s’avouer qu’il devenait amoureux à la façon d’un jouvenceau. Cet amour ne ressemblait pas à celui qu’il avait éprouvé pour Mabel. Il ne se tissait point de bonheur et de calme et non plus des mille liens qui rapprochent deux êtres intelligents et sensibles. C’était une ardeur plus violente, une flambée de désir, une soif fiévreuse de boire à une source de joie. Voyageur trop sage, Pierre s’apercevait que la mort peut surgir soudain et qu’elle vient parfois vous étreindre avant qu’on ait vécu.

Pierre allait à la dérive, sans résister. Toute la jeunesse assoupie en son cœur se réveillait à la voix d’une jeune fille. Il la connaissait à peine. Pour lui déjà, elle se parait de toute la splendeur dont la passion embellit l’être aimé. Elle n’était qu’une petite danseuse qui gagnait son pain le soir, la figure grasse de fard, dans un décor grossier de bois et de toile peinte. Son âme lui restait inconnue. Elle l’asservissait de son charme de fraîcheur et de jeunesse, rare trésor, dont la possession ensoleillerait ses jours graves.

Pierre ayant un jour parlé à Clotilde de la statuette de pierre rose, elle désira la voir.

Ce lundi-là, eut lieu cette chose extraordinaire : Pierre monta son escalier les bras encombrés d’une gerbe de roses, de paquets de bonbons et de petits fours. Avec une fougue de bachelier, attendant sa première maîtresse, il disposa le goûter, changeant sans cesse de place quelque objet, guettant les sens en tumulte les pas qui montaient l’escalier.

Le logis de Pierre lui parut s’illuminer. Tout y semblait rire, la porte de sa chambre close, le miroir resta muet. L’eût-il écouté ? La chanson de tendresse chantait si haut qu’elle faisait taire toute voix mauvaise. Vieux lui, il n’y pensait guère, avec son cœur si neuf pour la charmante amie que le destin lui avait doucement amenée.

Elle vint, avec Marguerite, à peu près exactes à l’heure donnée. Intimidées d’abord toutes deux, elles s’assirent, mais Pierre les conduisit vers les insectes, aux carapaces étranges patinées de reflets de métaux précieux. Elles furent émerveillées. Leur esprit de petites filles coquettes assimila une idée de bijoux à la vue de ces bestioles dont l’éclat restait très vif. Délivrées de toute gêne, elles furetèrent, curieuses, amusées. La statuette de pierre rose ne les ravit point.

— Il y en a de pareilles au musée du Louvre, prononça Clotilde, avec un certain dédain.

Elle affectait un parler réservé, choisissait ses mots, soucieuse d’un langage moins lâché que celui du monde où elle vivait. Pierre lui abandonna la direction du goûter. Clotilde jouait à la grande dame en visite, de la façon conventionnelle dont au théâtre elle avait vu recevoir, la jambe tendue, le corps à demi tourné, pour faire valoir la grâce d’une nuque qui ploie.

Pierre écoutait pour approuver, regardait pour admirer, tendait instinctivement les mains pour retenir le bonheur auquel il s’abandonnait, sans volonté.

Après que Clotilde et Marguerite furent parties, emportant les roses, le naturaliste resta longtemps assis, la tête dans sa main. Un parfum de poudre de riz bon marché flottait dans la pièce. La petite danseuse de pierre souriait, sans mystère désormais. Mabel avait dit : « … elle reviendra esquisser quelques pas légers. »

Elle était revenue et Pierre avait perdu l’esprit. Il se le répétait, et n’en souffrait pas. Pourtant, alors, il s’interrogea. Qu’espérait-il ? Épouser cette enfant ? Certes, mais à son âge n’était-ce point ridicule ? Néanmoins, comme il saurait l’aimer ! La danseuse était pauvre, Pierre avait surpris, dans les propos qu’elle échangeait avec la choriste, un accent d’amertume jalouse, à propos d’une parure, d’un bijou. Il assurerait à cette jeunesse la sécurité de la vie, les joies de la coquetterie satisfaite, des jouissances de luxe qui la feraient heureuse. Lui, indulgent, saurait s’effacer, se dévouer. D’aucun serment, il n’enchaînerait sa gratitude d’être adorée. Comme le bonheur se montre simple, facile et doux à qui sait être bon !

Pierre s’exaltait d’avance du don absolu de soi, ivresse du sacrifice qu’éprouvent certaines âmes éprises d’infini.

Clotilde accepterait-elle cette offrande ? Pierre pouvait le croire. Lorsqu’ils se trouvaient ensemble, Clotilde souvent s’appuyait tendrement à son bras, penchait vers lui son visage mobile aux yeux brillants, déclarait avec une moue gentille qu’aux jeunes elle préférait les gens sérieux. Pour conquérir Pierre, elle savait mettre en valeur l’attirance de sa souplesse exercée par la danse. Elle raffinait d’instinct son goût assez sûr dans l’arrangement d’une étoffe soulignant la courbe d’un geste harmonieux. L’espoir semblait permis à l’amant fervent.

Du passé de Clotilde, Pierre avait peu appris. Vingt-cinq ans qu’elle ne paraissait pas, une mère avec laquelle elle vivait, une famille jadis aisée, puis un drame, bouleversant les joies paisibles, ces renseignements vagues formaient la trame sur laquelle l’amoureux brodait ses rêves. Clotilde était devenue danseuse parce qu’une ancienne étoile, leur voisine, avait poussé la fillette vers les pointes et les entrechats.

Au bout de dures années de travail, c’était le pain à peine gagné, l’engagement jamais sûr, un métier accepté sans vocation et qui serait quitté sans regrets.

À cette assurance, Pierre se sentait émouvoir de joie tendre.

Clotilde eut un désir. Elle le dit à Pierre.

— Vous nous emmènerez toutes les deux une fois souper après le théâtre. C’est si chic de souper ! Faudra nous prévenir d’avance, qu’on se dépêche de se rhabiller.

Quelques jours plus tard, Pierre apprit que Marguerite étant malade, Clotilde quitterait seule le Châtelet, au lieu de faire route avec son amie comme d’habitude. L’idée vint à Pierre, irrésistible, d’attendre, ce soir-là, la danseuse à la porte des artistes et de l’emmener souper. Le tête-à-tête, la nuit enveloppante, la griserie d’une coupe de champagne donneraient à sa timidité le courage de murmurer ces mots de tendresse toujours les mêmes, toujours éblouissants à qui les balbutie ou les entend.

Suivi de la réprobation grandissante de sa concierge qui commençait à trouver que le naturaliste se dérangeait, Pierre descendit un soir son escalier en chantonnant un air de bourrée d’Auvergne que sa mère fort souvent fredonnait. Ce fut aussi ce soir-là qu’il rencontra Chemargues.

Pierre n’avait pas eu la patience d’attendre chez lui l’heure à laquelle, il le savait, Clotilde sortait du Châtelet. Après un dîner sans appétit, qu’il fit traîner le plus longtemps possible dans une crèmerie à peu près vide, il longea les quais. La somptuosité d’une fin de journée se reflétait dans le fleuve. Des bandes violet et carmin, ourlées d’or, allumaient sur la Ville une dernière flambée de lumière.

Aux terrasses des cafés, les consommateurs buvaient dans la joie de l’heure limpide. Pierre passait auprès d’une brasserie quand on l’appela. Il n’entendit pas. Une main énergique se posant sur son bras le sortit brusquement de sa songerie.

— À quoi diable peux-tu réfléchir ainsi, pour ne point m’entendre ? Il me faut courir après toi. As-tu le temps de t’asseoir, au moins ?

C’était Chemargues.

— Oui, dit Pierre en souriant, j’ai le temps.

Rencontrer Chemargues à ce moment lui fut agréable. Il éprouva la satisfaction égoïste que l’heure allait passer plus vite. La conversation ne devint pourtant guère brillante, entre les deux amis Pierre, maintenant qu’il était assis, n’éprouvait plus le besoin de parler et Chemargues montrait des allures bizarres. Il regardait Pierre, ouvrait la bouche, puis, comme s’il trouvait trop difficile ce qu’il voulait exprimer, il se taisait, jetant alors autour de lui des regards attentifs. Cette sorte de malaise que Pierre ne remarquait pas, absorbé par sa propre pensée, parut, tout à coup, lui devenir insupportable. D’un coup sec, il frappa la table du café.

— Écoute, à la fin, c’est stupide. Quand on fait des bêtises il faut au moins posséder le courage de s’avouer un imbécile. Or, je suis un imbécile.

Quelque peu ahuri, Pierre le contempla sans répondre.

— Oui, reprit Chemargues, tu ne comprends pas, eh bien ! continua-t-il, avec un rire contraint, j’attends une femme.

— Toi ?

— Oui, moi.

Il coula vers Pierre un regard où la confusion se mêlait à de la raillerie pour lui-même et à une certaine supplication d’indulgence. Mais dans le bon sourire de son ami, il ne trouva nulle dérision.

— Et continua-t-il comiquement piteux, le mal est bien plus grand que tu ne peux l’imaginer : je me marie !

— Bah !

— Que veux-tu, c’est la faute à Lucile.

— Comment ça ?

— Certainement. Toujours le piège de ces sacrées jupes autour de soi. C’est coquet, c’est doux, alors quand ça s’en va, on se sent tout seul, une vieille bête. Cela fait qu’on devient amoureux de la première femme qu’on rencontre et qui ne vous déplaît pas. Et voilà ! J’attends une assez jeune personne que je vais épouser. Qu’est-ce que tu dis de l’aventure, après ce que je t’ai raconté ?

— Je dis que j’applaudis à ta conversion. Aimer, vois-tu, c’est le meilleur de la vie.

— Ah ! fit Chemargues qui jeta un coup d’œil oblique et interrogatif à Pierre, mais ne lui demanda rien.

— Et ta nièce ? interrogea Pierre qui avait rougi.

— Ma nièce est partie sans crier gare. Pour quelle aventure nouvelle, je ne sais. Vers son gueux de mari sans doute. Enfin bref, je vais me marier. J’attendais pour te prévenir d’être sûr de la date. Si je suis malheureux, je t’engage à venir tous les jours me répéter mes anciens discours.

La plaisante invitation de Chemargues rappela à Pierre que c’était à Colombes qu’il avait rencontré Clotilde. Un sentiment douloureux, ignoré de lui jusqu’à présent, l’envahit d’un flot brusque. Si c’était Clotilde, que Chemargues…

— C’est une jeune fille ? demanda-t-il, la gorge serrée.

— Non, s’écria Chemargues, tout de même pas. Ma bêtise ne va pas jusqu’à me rendre entièrement ridicule. J’épouse une veuve. Au moins, je n’aurai pas d’éducation sentimentale à entreprendre. Je ne me vois pas bien dans ce rôle-la, de vaincre les pudeurs d’une pimbêche élevée sottement. Entre deux folies, j’ai encore pu choisir la moindre.

Pierre eut l’impression d’une délivrance. Quelle idée absurde, il avait eue.

— C’est une veuve, répétait Chemargues,! et tu sais, continua-t-il d’un air ravi, elle aime les plats que je préfère.

— La voilà, dit-il ensuite à mi-voix.

Pierre aperçut qui s’avançait une petite femme toute ronde au visage frais, encadré de frisons légers. D’une voix agréable elle souhaita le bonjour à Pierre, en lui tendant une main potelée, puis elle affirma qu’elle le connaissait très bien, d’après les affectueux propos de Chemargues à son égard.

La conversation reprit entre eux trois, la petite femme y apportant une bonne humeur enjouée. Quand il les quitta, Pierre emportait l’assurance que ces deux êtres allaient vivre un bonheur qui durerait, basé sur des joies mutuelles de gourmandise et de confort douillet.

Alors, sentant son cœur trop étroit, éclater d’un espoir qui l’éblouissait, Pierre marcha doucement dans la nuit, vers sa destinée.

Clotilde Barjon était une petite danseuse dont l’unique ambition se haussait à devenir une bonne petite femme tranquille, légitimement épousée. À celui qui lui offrirait non pas le romantisme d’une grande passion, mais la sécurité des jours, Clotilde Barjon promettait par avance, à part soi, les félicités d’une humeur douce, d’une calme tendresse, voire de la fidélité.

C’était un rêve sans noblesse, mais la jeunesse est trop souvent à rude école pour ne pas sentir s’éteindre en elle, de bonne heure, la flamme pure de l’idéal. Seuls les privilégiés, les êtres dont l’âge, les déceptions, n’altèrent pas l’âme de l’enfant, ce trésor des trésors, la sentent briller en eux jusqu’au dernier sommeil.

Toute petite, Clotilde prit l’amour en défiance. Elle avait vu souffrir sa mère amante passionnée d’un homme pas méchant, mais incapable de résister à l’attrait d’une femme qui lui souriait. La vie du ménage irrégulier resta, au cours des années, une suite de crises jalouses, de raccommodements passagers, de serments jamais tenus, de scènes trop pénibles pour de courtes joies.

À chacun de ses retours, M. Barjon, voyageur de profession, promettait sincèrement de régulariser une situation dont souffrait la mère de Clotilde. Un jour, il ne revint pas. Clotilde se souvenait, avec une sorte d’effroi, de la douleur égarée de sa mère.

L’amour est d’essence précieuse. Au contact des vulgarités journalières, il s’étiole. L’habitude l’use, la misère le dépouille de sa grâce. Chaque jour le fane, si l’on n’y veille. C’est le luxe rare de la vie. Les cœurs secs ne le soupçonnent pas, tandis que les autres l’éparpillent en dons royaux qui n’achètent point toujours le secret de plaire et d’enchaîner.

Lorsque Clotilde avait rencontré Pierre elle ne pensa nullement d’abord qu’elle rencontrait un amant possible. Ayant pâti de l’affreuse gêne qui donne aux filles une précoce expérience, elle savait qu’il ne suffit point d’être belle, si la beauté n’est mise en valeur. Forte de sa jeunesse qui pouvait attendre l’occasion sérieuse, elle ne se pressait pas, ayant peu de sensualité et n’échafaudant que de raisonnables rêves.

Elle ne fut pas sans s’apercevoir du trouble que sa vue provoquait chez Pierre. Étonnée d’abord, parce qu’elle n’avait pas songé à le provoquer, il ne lui déplut pas d’en être la cause. Auprès de Pierre, elle se sentait en confiance. Il ne lui inspirerait jamais la passion qui conduit à toutes les sottises. Elle s’estimait pourtant capable d’une tendresse sûre pour prix de sa reconnaissance d’être arrachée aux jours hasardeux qu’elle avait connus et dont elle redoutait le retour. Patiemment, elle attendait que Pierre se décidât à parler, sûre s’il tardait trop, car elle sentait cet amoureux muet de timidité, et au moment qu’il lui plairait, de provoquer un aveu.

Auparavant, elle avait à régler une petite chose. Cette petite chose s’appelait Lucien. Il ne représentait pour Clotilde qu’un petit ami sans conséquence, à peine un amant, accepté un jour d’ennui et qui ne comptait pour rien dans son avenir. Quelques promenades à Nogent, quelques heures de plaisir avaient noué cette amourette. Elle se dénouerait sans causer de larmes ni laisser de souvenirs. Fils de provinciaux aisés, devant reprendre une étude dans la petite ville natale, où il était pour l’instant en vacances, Lucien faisait un stage chez un avoué parisien. À son retour, Clotilde liquiderait gentiment cette idylle menue.

Elle y songeait dans sa loge, retirant à la hâte ses vêtements pour se maquiller. Les épaules enveloppées d’une serviette maculée de rouge et de bleu, elle étalait le blanc gras, tandis qu’autour d’elle, d’autres danseuses se costumaient aussi pour le ballet.

Certaines, déjà prêtes, interrogeaient d’un dernier regard la glace ébréchée, lissant d’un doigt humecté de salive leurs sourcils peints, assouplissant leurs jambes dans un mouvement faisant crisser la soie du maillot.

Elles s’agitaient en bavardant, habituées à cette atmosphère si spéciale des loges, mélange de relents de parfums, de chair chaude, de poussière.

Indifférente au tumulte habituel, Clotilde silencieuse terminait sa figure, sa pensée continuant à trotter, allant tout naturellement de Pierre Boissonou à son jeune ami.

— En scène pour la fin du un, ces dames du corps de ballet, criait la voix du second régisseur.

Le long de l’escalier, parmi les rires, il y eut la dégringolade de chaque soir. Une roulade fut lancée par une voix pure. Une voix grondeuse réclama du silence, menaça les tapageuses d’une amende. Clotilde, enfin prête, descendit légère.

— Quelle joie de quitter cela, se disait-elle en contemplant les murs salis, craquelés sous la lumière crue. Derrière les portants s’entendait l’actrice, terminant en scène sa tirade. Le dernier mot terminé, les bras arrondis et courbés vers les planches, les danseuses glissèrent sur le plateau. Sans plus réfléchir, la petite danseuse tournoyait, au rayonnement aveuglant de la rampe, au reflet brutal des couleurs vives, dans l’éclatante vie factice et comme mécanique de la danse moderne.

Le rideau tombé sur le tableau final où figurait le ballet, Clotilde fut la première à regrimper l’étroit escalier conduisant aux loges. Elle entra comme une trombe.

— Vite Mme Chabot, dit-elle à l’habilleuse qui somnolait, vite un coup de main que je ne rate pas mon tram.

Parmi la hâte de toutes ces femmes pressées de remonter vers les quartiers populeux et lointains où les houris et les déesses de théâtre redeviennent des filles de ménage laborieuses, Clotilde se pressait, sans un mot. Elle jeta un bref adieu et partit.

Sur le trottoir, devant la sortie des artistes, plusieurs personnes attendaient.

Aveuglée par l’obscurité de la rue, Clotilde ne distingua rien, tandis que sa silhouette se détachait sur la lumière diffuse du corridor. Elle n’avait pas fait deux pas sur le trottoir qu’un jeune homme, après s’être excusé d’avoir heurté un monsieur qui paraissait attendre aussi, s’élançait au-devant d’elle. Un bras se glissa sous le sien, tandis qu’une voix connue disait :

— Bonsoir Clo. Clo, ma chérie.

— Tiens Lucien, tu es revenu, s’écria Clotilde, ça tombe bien je pensais à toi, parce que j’ai des choses à te dire.

Et après un baiser léger, devisant gaiement, ils s’éloignèrent.

Quand il rentra dans son appartement noir, Pierre Boissonou eut l’impression qu’il y faisait très froid. La lampe allumée ne donna nulle gaîté aux objets qu’elle éclaira. Quelques heures seulement s’étaient écoulées et, du matin à la nuit, il lui semblait qu’une fosse s’était creusée où gisait un cadavre. En somme, il ne s’était rien passé. Un jeune couple s’enlaçant, des paroles gaies aux lèvres, s’était enfoncé dans le noir. Rien que de très beau, à ce que deux êtres, ravis de vivre, aillent l’un vers l’autre pour leur joie.

Cela valait mieux ainsi. Pierre Boissonou resterait le vieux monsieur paisible du cinquième, qui collectionne des papillons et étudie sous la mousse, dans le soleil, à l’ombre des arbres dorés de clarté, tout ce qui chante, tout ce qui vibre, tout ce qui aime !

Quelle chance d’avoir échappé à l’aventure amoureuse. Qui sait ce qu’elle apportait avec elle de mauvais, et vers quel avenir de jalousies, de tristesses, elle l’entraînait. Il fallait considérer comme un grand bonheur d’être guéri avant d’avoir été ridicule et misérable. Pierre en était heureux.

Certains auraient pu s’étonner de cette façon d’être heureux. Sans rien voir de ce qui l’entourait, assis devant la danseuse de pierre, un vieil homme pleurait, à sanglots étouffés, lourds, autant que la peine de ce cœur qui jamais plus ne refleurirait.

Mais un moment, relevant la tête, les yeux de Pierre furent attirés par une large enveloppe couverte d’une haute écriture qu’il reconnut.

« Une lettre de Mabel », songea-t-il. La concierge qui faisait son ménage déposait son courrier à cette place et, en ce soir de détresse, une grande douceur lui vint qu’une lettre de Mabel l’attendît.

— Tout à l’heure, lui dit-il en son cœur.

D’abord, il fallait que la douleur battît moins violemment en son être. Par lambeaux, sa vie lui revenait. Il ressassait cette pensée qu’on est un vieux fou de rêver aux étoiles quand on a laissé fuir, sans courage, le temps des tendresses, avec sa chance d’heur ou de malheur. Son vieil ami qui avait mis en lui cette peur de l’amour, n’aurait pas changé son deuil pour le néant dans lequel il vivait. Chemargues lui-même, ce sceptique, se hâtait pour qu’avant la vieillesse, il pût connaître la douceur des jours, Pierre restait tout seul. Tout seul, tout seul, ces deux mots revenaient comme l’égrènement des litanies où la pensée s’engourdit en un appel désespéré vers le destin muet.

Quand il eut, pour ce soir-là, épuisé les larmes, Pierre alla prendre la lettre de Mabel. Une résolution subite le prit. Demain, il partirait retrouver les Saviston, qui si souvent l’avaient appelé auprès d’eux. Violemment, il arracherait les liens saignants et après avoir erré pour user sa peine, reviendrait apaisé.

Mabel disait :

« Mon ami, j’envoie une bizarre chose, une rose de Jéricho. Jamais, elle n’est morte, toujours elle revit dans l’eau. Elle est, comme vous dites, un symbole, le symbole, m’a affirmé un vieux pasteur dont nous avons fait connaissance, de la Résurrection… »


FIN.