La Rose des sables/L’Atlantide éternelle

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Piazza (p. 203-226).


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ÉPILOGUE

L’ATLANTIDE ÉTERNELLE

Grand hôtel de l’Atlantide

Où donc ai-je vu cette enseigne ? Il faudrait consulter mes notes de voyage, et je ne les ai pas apportées dans la solitude bretonne qui me gardera jusqu’aux approches de Noël. Je crois bien pourtant que c’était à Bogghar, en bordure des hauts plateaux algériens…

Bogghar, neuf cent six mètres d’altitude, dit le Guide Bleu, sur la rive gauche du Chéliff. — Ancienne redoute d’Abd-el-Kader. Aujourd’hui, station estivale très fréquentée.

Un gros village au demeurant, plus européen qu’arabe. Fromentin ne reconnaîtrait plus celle qu’en son temps on appelait la Porte du Désert, le Balcon du Sud. La seule chose qui n’ait pas changé dans le paysage, avec la toile de fond de l’Atlas, c’est le Chéliff, fleuve théorique (sauf l’hiver), encaissé entre des berges accores de vingt mètres de haut, des « à-pic » dénudés de falaises marneuses, et qui trouve le moyen de traverser le bled sans le mouiller. Pour l’apercevoir, il faut être devant ou dessus. J’imagine que, s’il se cache sous des pseudonymes pendant la première partie de son cours et s’appelle le Nahr-Ouassel avant Bogghar, le Tomel avant Chaboumia, c’est par pur sentiment de son insuffisance…

Nous arrivions de Djelfa. Il avait neigé la veille : un vrai blizzard newyorkais… De surcroît, notre car, dans un virage et moins par la faute du chauffeur que par l’effet d’un accotement de route en bouillie, s’était couché sur le flanc, à deux pas d’un ravin dont l’épaisseur du bourbier nous sauva. Le soir tombait. La seule habitation visible jusqu’au Rocher du Sel était le bordj en terre cuite du caïd des Ouled-Naïl, et notre petite caravane avait décidé de lui demander l’hospitalité pour la nuit. Loger chez le chef politique et religieux de cette tribu de ruffians et de courtisanes sacrées : l’aventure me tentait assez par son pittoresque.

— Oui, mais gare les puces ! me dit le commandant Cauvet. Enfin, si vous avez l’épiderme résistant !

Nous avions compté sans les failles du bled, ces gerçures profondes qui s’ouvrent brusquement sous les pas dans la marne des hauts plateaux, obligeant à d’énormes détours. Après une heure de cette vaine poursuite, nous n’étions pas plus rapprochés du bordj qu’au départ : il fallut regagner les abords du pont, attendre sous la rafale autour d’un feu d’alfa entretenu par nos jeunes compagnons Sarrouy et Gattefossé, qu’une diligence, une auto compatissante vînt à passer et nous prît à son bord.

Cela se fit seulement à la nuit tombée.

Mais comment rendre la mélancolie d’une soirée d’hiver dans la sinistre Djelfa, le type même — bien plus que Bogghar — de ces localités hybrides, combinaison hétéroclite du ksar indigène et du chef-lieu de canton métropolitain, avec des dromadaires et des becs électriques, des marabouts et des cinémas, et l’inévitable Café de la Poste ou du Commerce à l’angle de la grand’ place ?

Il ne neigeait plus, mais il pleuvait. Disgrâce pire. D’intrépides manilleurs, dans l’estaminet de l’hôtellerie de rouliers où la diligence nous avait débarqués, la combattaient à grandes tournées de mominettes et de byrrhs-citron. La salle sentait la vieille pipe et le chien mouillé. Au mur, les habituels chromos-réclames des fabricants d’apéritifs. Un phonographe grinça. Tristesse. Étions-nous à Saint-Flour ou à Djelfa ?… L’Afrique — l’Afrique traditionnelle — ne reparaissait que par éclairs, à travers les glaces ruisselantes, sous la forme de quelque burnous ou de quelque haïk crotté filant au ras du trottoir : le fantôme traversait le rectangle lumineux de la vitre et replongeait tout de suite au Styx fangeux d’où il était sorti. Et nos âmes sombraient avec lui dans le noir…

À la réflexion, peut-être n’avais-je pas encore bien secoué l’impression de cette lugubre nuitée, quand le train, contre lequel il avait bien fallu, au matin, troquer notre car englué, nous arrêta devant les premières ondulations de l’Atlas tellien, entre le fossé du Chéliff et la butte rocheuse où se suspend Bogghar. Le Guide Bleu, après tout, n’a peut-être pas tort de vanter l’air pur et les jardins en terrasses de cette localité calomniée. Moi, je ne vis que l’enseigne : Grand Hôtel de l’Atlantide. Je l’épelai à haute voix. Et de rire, d’un rire amer, sarcastique, vengeur…

— L’Atlantide ! C’est bien le moment et le lieu de l’évoquer, en effet, ce paradis des mers vermeilles, quand les hauts plateaux algériens viennent de nous offrir l’équivalent d’un Spitzberg.

— Vous ne croyez pas à l’Atlantide ? me demanda le commandant Cauvet.

— À l’Atlantide de Pierre Benoit, dont cette enseigne d’hôtel est sans doute inspirée, non, dis-je férocement. Je n’y crois plus depuis que j’ai failli geler dans le Désert ; je n’y crois plus depuis que j’ai appris qu’il se tenait à Tamrasset, au «pays de la peur», dans cet Hoggar prétendu si clandestin, si secret, des foires comme notre foire au pain d’épices, populeuses et poussiéreuses à souhait, avec manèges de chevaux de bois, toboggans et roulottes de somnambules… L’Afrique noire, remontée en autobus de Gao, s’y frotte à l’Afrique blanche, descendue en camionnette de Tunis et d’Alger, et, sauf que le cheptel métropolitain y est remplacé par des zébus et des méhara, les blouses des éleveurs par des burnous et les casquettes par des cordes tressées, on pourrait s’y croire à la Ferté-sous-Jouarre ou à Saint-Exupère-les-Chasses, comme nous nous croyions hier à Saint-Flour. Et voilà donc ce qu’est devenue la voluptueuse capitale d’Antinéa, petite-fille de Poséidon ou Posidon, ainsi que l’appelle Victor Bérard, qualifié plus qu’homme du monde pour redresser les noms français des divinités helléniques !

— Victor Bérard croit à l’Atlantide, dit le commandant Cauvet.

— Je sais… une Atlantide rationalisée et tangente à l’Andalousie, dont l’isla de Léon, avec ses blanches assises calcaires et son climat paradisiaque, serait l’authentique débris, et où Cadix, l’antique Gadir des Phéniciens, occuperait l’emplacement de la capitale même de Poséidon… pardon ! de Posidon… Mais Berlioux, qui n’est pas non plus une bête, situe l’Atlantide dans le massif marocain ; Max de Marande la colloque au pays basque, dont les premiers habitants auraient cousiné avec les Égyptiens, les Étrusques et, en Amérique, les Incas : preuve les nombreux radicaux, ur « eau », oreina « cerf », ibaya « rivière », etc…, qui ont le même sens au Pérou et chez les Basques. Et cette théorie n’est pas inconciliable après tout avec la précédente, non plus qu’avec celle qui fait des Canariotes les petits-neveux des Atlantes ; l’Atlantide, dont Madère, les Açores, les Canaries, etc., seraient les derniers points d’émergement, les « témoins » suprêmes, aurait occupé une surface considérable de la mer des Sargasses et du golfe des Antilles ; les sondages de M. de Botelha et du prince de Monaco permettraient d’en déterminer avec précision les contours jusque-là un peu fuyants… Mais, en vérité, où n’a-t-on pas logé l’Atlantide ? Et ce n’est pas assez de ceux qui, la confondant avec l’Hyperborée, la reculent jusqu’au Groenland ! Voici le conseiller de Grave, révélé par Paul Le Cour, qui, dans la République des Champs-Élysées, met l’Atlantide à nos portes, dans les Flandres belges. Et lui aussi, pour fonder sa thèse, l’assoit sur l’onomastique : il interprète l’hermétique konn ompax, la formule de congé des mystères d’Éleusis, par le flamand « pouvoir », et ompacken « comprendre » ; il fait d’Homère et d’Hésiode des Atlantes. Et son commentateur ne proteste pas ! Tout au contraire : remarquant que les Pléiades, filles d’Atlas, s’appelaient en latin Vergillae, il se demande si Virgile lui-même…

Le commandant eut un petit rire sec qui fit danser ses fauberts :

— Autrement dit, tout le monde Atlante ! On criera bientôt sur les boulevards : « Qui n’a pas son Atlantide ? »

— C’est cela. Et Pierre Benoit, le pauvre, qui, pour avoir lâché le Hoggar contre l’îlot breton de Coztérès, se figure en être quitte avec la sienne ! Émilie de Villers, dans un poème en huit chants publié chez Rudeval la neuvième année du siècle, la vingt-trois millième de l’hégire atlantidienne, lui apprendra que les entassements granitiques de Ploumanac’h sont un ancien temple de la mer atlante desservi par la prêtresse Goïka, sœur de sa troublante Antinéa et fondatrice présumée du clan des Goffic mes pères.

Ô roc triomphant de la terre,

Ossature du centre et pivot des remous,
Roc qui tiens tête au vent, à la grêle, au tonnerre,
Granit inébranlable, ô toi seul qui résous

La formule du temps…

— Beaux vers, dit le commandant.

— Sublimes ! Il y en a deux mille cinq cents de ce calibre. Mais si tout le monde est Atlante, c’est peut-être que personne ne l’est. Conclusion à laquelle on n’est pas surpris de voir se ranger des érudits sérieux, des cerveaux équilibrés comme Charles Epry et Paul Couissin : les Atlantes passent un fichu quart d’heure avec eux.

— Donnent-ils des raisons ? dit le commandant.

— De très fortes. La plus impressionnante, à mon sens, c’est que les Égyptiens, dont Platon, écho de son oncle Solon, nous transmit les rêveries théogoniques, n’étaient pas un peuple de navigateurs : au surplus, tenus de faire face aux hordes belliqueuses de l’Orient, ils ignoraient presque totalement ce monde occidental qui, même pour les Grecs aventureux, finissait aux Colonnes d’Hercule. On prenait alors aisément la partie pour le tout, une inondation locale pour un déluge universel et des îles pour des continents…

— Eh bien, dit le commandant, la montre de ces messieurs retarde. Non seulement les Égyptiens ne furent pas des sédentaires, comme on le croyait jusqu’ici, mais des découvertes récentes permettent d’affirmer leur antériorité sur les Phéniciens dans la voie des grandes explorations atlantiques.

— Je réclame un texte, comme Fustel de Coulanges.

— On vous en donnera dix.

— Il reste tout de même que l’hypothèse de Pierre Benoit — j’en suis bien fâché pour ce bel écrivain — ne tient plus sur ses jambes. Les hôteliers algériens pour clientèle américaine sont les seuls à croire encore ou à feindre de croire que la partie centrale de l’Atlantide, le Hoggar, avait échappé à la catastrophe rapportée dans le Critias

— Mais pas du tout ! Et, bien que la théorie d’une mer intérieure africaine ait été fortement battue en brèche dans ces dernières années, il s’en faut qu’elle ne compte plus de partisans… Tel Georges Bœsch, pour qui la Méditerranée saharienne n’est que l’actuel Chott-el-Djerid, le plus grand des chotts tunisiens, un Zuiderzee fermé, mais qui, dans l’antiquité, communiquait avec le golfe de Gabès par le fleuve Triton…

— Alors, votre avis personnel sur la question, mon commandant ?

— Vous y tenez ?

— Si j’y tiens !

— Eh bien ! — j’en suis fâché à mon tour pour vous — c’est qu’il y a certainement eu des Atlantes…

— Ah !

— Mais une Atlantide, c’est moins certain…

— Oh !

— Et cependant assez probable.

— Attendez mon livre, et vous verrez.


Je l’ai reçu, ce livre fameux avant que de naître, — et j’ai eu le mot de l’énigme : les Atlantes, pour le commandant Cauvet, sont tout bonnement les peuples de l’Atlas. — J’apprenais vers le même temps par les agences que le gouvernement soviétique se proposait de combler le détroit de Behring afin de relier Moscou à New-York. Et la presse n’a pas manqué de faire des gorges chaudes du projet, traité par elle de chimérique. Mais justement il est rappelé, dans le livre du commandant, qu’à plusieurs reprises le détroit de Behring fut « exondé ». Ne l’eût-il pas été, d’ailleurs, que sa faible profondeur, son peu d’étendue, le grand nombre de ses îles, surtout la congélation de ses eaux à certaines époques de l’année, eussent été « de nature à faciliter (vers l’est) les migrations des peuples asiatiques ». Ainsi, et sans qu’on ait besoin de recourir à l’explication d’un pont atlantidien mettant en communication permanente l’ancien et le nouveau continent, apparaît toute rationnelle, toute normale, la présence en Amérique de races humaines parentes des races du vieux monde et à peine modifiées par leur milieu de transplantement.

Et tout cela est limpide, tout cela me ravit par sa logique et sa netteté.

Pour d’autres raisons aussi.

On sait que, dans ces dernières années, le « problème du paradis terrestre » — assez voisin de celui de l’Atlantide — a été posé et résolu de façons très différentes : l’Éden originel, telle Néphélococcygie, la cité volante d’Aristophane, s’est vue transportée tour à tour au pôle et sur les rives de la Baltique.

Que devient en l’occurrence la tradition biblique, d’accord avec la tradition de la plupart des autres peuples indo-européens et qui devait bien tout de même avoir quelque fondement ?… Mais, comme dit le fils de ma concierge qui suit les cours du soir : « Paraît, M’sieur, qu’y a plus de peuples dingos. » Les Aryas ont fait leur temps : les Hyperboréens les ont remplacés. Jusques à quand ? Et comme je leur préfère — même sans l’Atlantide — les Atlantes du commandant Cauvet avec qui, du moins, ne court aucun risque le dogme — si reposant — de l’unité d’origine du genre humain ! C’étaient des Berbères. Par là, le commandant rejoint Berlioux. Mais Berlioux n’avait pas suivi pied à pied ses Berbères outre Atlantique. Le commandant emploie 450 pages in-quarto à y conter leurs aventures linguistiques. Et je ne sais pourquoi le titre de ce massif et savant ouvrage me rappelle celui de la thèse du professeur Le Medge chez Pierre Benoit : Jeanne d’Arc et les Touareg ; je veux dire que l’association du nom des Berbères avec le nom de l’Amérique produit d’abord le même effet d’ahurissement. Mais, quand on a lu le commandant Cauvet, on est tenté de lui donner raison, sinon sur toute la ligne, au moins sur un grand nombre de points.

C’est « à la lueur des noms ethniques » — une « lueur » qui a déjà servi au conseiller de Grave et à Marande, qui servira demain à Meillet — que l’auteur des Berbères en Amérique se flatte de débrouiller l’obscur écheveau des premières migrations transocéanniennes. Il ne tient pas sa méthode pour parfaite ; il sait tout le mal que pense une certaine école de l’onomastique. Elle est « la peste de l’anthropologie », déclare Boule. Science conjecturale au premier chef. Mais enfin c’est par elle qu’un d’Arbois de Jubainville a pu retrouver, sous l’alluvion mongole et germanique, le tuf nettement celtique de la vallée du Rhin et de la vallée du Danube. Trop médire de l’onomastique après un tel résultat manquerait de galanterie.

La sagesse serait de ne lui demander que ce qu’elle peut donner. Je suis trop neuf dans les questions américo-africaines pour avoir le droit d’y dire mon mot personnel : et, quand cette considération ne me retiendrait point, il suffirait, pour m’engager à la circonspection, de l’extrême diversité des thèses en présence. Autant d’auteurs, autant d’opinions. C’est la cour du roi Pétaud. Et M. Meillet est vraisemblablement aussi autorisé que le commandant Cauvet à prétendre que ce sont des navigateurs polynésiens qui ont découvert et colonisé l’Amérique, s’il est vrai que l’identité linguistique s’avère presque parfaite entre les idiomes polynésiens et ceux de certains groupes de la Sonora. Il y eut peut-être une Atlantide polynésienne, comme il se peut qu’il n’y en ait pas eu. Et, de même, il y eut peut-être une Atlantide de la mer des Sargasses et du golfe du Mexique, car, dit le commandant Cauvet, s’il n’est pas douteux « que les Atlantes aient pu se rendre en Amérique sans qu’il existât une Atlantide » et simplement par le moyen de barques, il n’est pas contestable non plus que la traversée eût été singulièrement facilitée si elle avait été « munie d’escales ».


En somme, si je ne fais erreur, l’auteur des Berbères en Amérique, bien qu’il professe que « tous les récits fabuleux des mythologues et de Diodore doivent être rejetés », laisse une porte ouverte ou entr’ouverte à la conjecture. Et c’est l’essentiel au demeurant.

Que le lecteur — et le cher Pierre Benoit — veuillent bien excuser ma ridicule « sortie » de Bogghar ! J’avais encore sur le cœur ma nuit de Djelfa. Ici, au coin du feu, les nerfs pacifiés, les pieds dans des pantoufles, je ne fais plus de difficulté pour accepter l’Atlantide. S’il arrivait que ma foi vacillât encore, j’aurais pour la redresser, la conforter, avec le livre du bon commandant, la lecture d’Atlantis, le curieux et charmant bulletin publié par les soins de Paul Le Cour et qui donne mensuellement des nouvelles du « grand continent disparu ». Il faut bien que l’Atlantide ait existé pour qu’elle soit nécessaire à tant d’âmes blessées, à tant d’esprits inquiets de ce temps rassemblés autour de cet aimable homme sous le signe du Trident : c’est comme l’âge d’or vers lequel se reportaient les Grecs de l’époque d’Homère et d’Hésiode, comme le paradis terrestre vers lequel se retourne la nostalgie des chrétiens. Tous tant que nous sommes nous avons besoin de croire qu’il y a eu un temps où l’humanité s’est réalisée, atteignant à la fois son point de perfection et le maximum de félicité. Pourquoi ce qui fut ne serait-il pas encore ? L’Ecclésiaste ne dit-il pas : « Ce qui a été sera » ? Le passé n’a-t-il pas toujours répondu de l’avenir ? Et qu’est-ce, au demeurant, que la Cité future de Karl Marx, sinon une Atlantide retrouvée ?

Le Keric, en Tristram, octobre 1930.