La Route du bonheur/01/03

La bibliothèque libre.
Librairie des annales (p. 17-24).


III

La Tenue des Jeunes Filles


Avez-vous remarqué combien le maintien des jeunes filles est souvent disgracieux ?… Il semble que leur corps leur soit un grand embarras et qu’elles ne sachent qu’en faire… Elles affectent des allures garçonnières ou des souplesses tortionnées, des déhanchements espagnols ou des lassitudes alanguies qui tiennent autant du désordre que du ridicule. Tantôt elles croisent leurs jambes à des hauteurs que le bon goût réprouve, et lancent le pied demeuré libre dans un mouvement de balancier insupportable ; tantôt elles s’affalent au fond d’un fauteuil, le buste tire-bouchonné, la tête pendante comme si le poids de la vie les écrasait.

Donnent-elles une poignée de main, elles ont l’air de penser à autre chose et permettent à leurs yeux, à leur sourire, de s’égarer ailleurs, tandis que leurs doigts seuls accomplissent l’ennuyeuse formalité de politesse. Entrent-elles dans une voiture, elles l’escaladent comme on monte à l’assaut, puis, ayant repris leur souffle, elles se laissent tomber brusquement, d’un seul coup, — pouf ! — écrasant un pan de manteau laissé sur la banquette, ébranlant sur ses assises la pauvre vieille dame qui tient la place d’honneur.

Ces jeunes personnes peuvent être bien élevées dans le sens général du mot, — cela est entendu : elles n’ont pas dans l’allure cette délicatesse de nuances — nos grand’mères disaient cette « modestie » — qui révèle mieux qu’une jeune fille bien élevée. Il y a, dans le maintien d’une enfant de dix-huit ans, toujours un peu de son âme qui passe. La vivacité est un de ses charmes : ses mouvements ont donc raison d’être rapides et légers comme un souffle de printemps ; ils deviennent cependant odieux dès qu’ils ont un motif de gêne ou de déplaisir pour le prochain. La jeune fille que l’égoïsme — l’affreux égoïsme moderne — n’a pas atteinte, garde dans sa démarche, dans ses gestes, dans ses paroles, un peu de cette grâce pudique qui laisse passer la joie quand elle est profitable à tous, et relient les manifestations de celle qui peut incommoder les amis, ou même le passant.

L’autre jour, me trouvant dans l’express qui va de Mâcon à Grenoble, j’eus le spectacle d’une de ces jeunes snobinettes dont l’égoïsme inconscient, la vanité satisfaite, s’étalent avec un cynisme que chacun de leurs mouvements révèle.

Elle s’engouffra à Lyon, suivie de sa mère, et tout de suite j’eus la sensation que le compartiment était envahi. Les pieds ne frôlaient pas encore le tapis que déjà elle jordonnait d’une voix aiguë :

— Allons, voyons, dépêche-toi, maman ; passe-moi donc le sac vert…, et le jaune…, et les parapluies, et…

La dame, en même temps que les sacs, eût pu glisser le conseil de crier un peu moins fort, ne fût-ce que pour me soulager ; mais elle tendit docilement le sac vert, puis le jaune, puis les parapluies, puis le carton à chapeau, auxquels on appliquait quelques bourrades bruyantes.

— Vlan ! entreras-tu !

Ayant accompli à grand fracas cette action toute simple de ranger les bagages dans un filet, elle s’adjugea le meilleur coin, sans se soucier aucunement de sa mère ni s’inquiéter de la place qu’elle eût préférée… Elle enleva son panama planté sur un échafaudage d’un blond suspect et trop ondulé, et se mit aussitôt en devoir de réparer le désordre de sa coiffure. L’opération fut interrompue plusieurs fois par de sérieuses inspections dans une petite glace d’or suspendue à une longue chaîne. Après que le pli de ses cheveux fut définitivement retrouvé, elle les encapuchonna d’une gaze rose, poudra abondamment sa futile frimousse, examina l’effet dans son miroir et prit un temps de repos.

Hélas ! il ne fut pas long ! Au bout de cinq minutes, elle bâilla jusqu’à se décrocher la mâchoire, jusqu’à montrer le fond de sa gorge, jusqu’à faire périr d’ennui ses voisines…

Puis, ayant bâillé tout son soûl, elle s’avisa que la ligne droite était fatigante et s’abandonna dans une pose qu’elle jugea sans doute séduisante, car elle en vérifia le négligé dans son miroir d’or.

Un instant, elle considéra le bijou où tant de fois son visage s’était complu… Tout à coup, mue par une inspiration d’en haut, elle s’amusa à en taquiner le ressort. La glace s’ouvrait comme un porte-monnaie et se refermait dans un bruit sec et exaspérant de déclic… Cent fois, — que dis-je ! — deux cents fois, mille fois, elle s’entêta dans sa manœuvre inutile, insipide, horripilante, à rendre fou un saint… Je jetai des regards de détresse du côté de la mère, espérant un mot de délivrance.

Elle dormait ; son réticule, glissé de ses genoux, gisait à terre ; la jeune personne se garda de le ramasser ; mais un instinct l’avertit sans doute des sentiments hostiles qui bouillaient en moi : elle fit trêve.

Je commençais à reprendre haleine, quand, pour la punition de mes péchés, ses doigts oisifs se mirent à arpenter fiévreusement la longue chaîne d’or qui traînait jusqu’à ses genoux. Ils s’activèrent à des arpèges diaboliques ; on eût dit une nuée d’insectes montant et descendant une gamme éperdue. Ils allaient, venaient, par saccades brèves, et subitement se crispaient tous à la fois sur la corde d’or et la faisaient tourner, virevolter en une ronde frénétique.

Dans l’espoir d’abréger ce nouveau supplice, je dis à mon insupportable voisine :

— Je crois, mademoiselle, que Madame votre mère a perdu son réticule.

— Non, madame, répondit-elle de sa voix pointue, il est tombé par terre…

Et elle ne broncha pas.

Toutefois, le charme était rompu, les doigts — ô bonheur ! — lâchèrent leur proie. Mon répit n’en fut pas moins court ; la main droite, qui ne pouvait se résoudre à l’immobilité, entreprit sur les vitres une marche rythmée sur le chant de la locomotive, et que l’on eut notée à peu près ainsi :


Pendant un temps qui me parut interminable, il fallut subir l’énervant exercice, et, tandis que les doigts s’escrimaient bêtement et répétaient à satiété leur



les vers de Victor Hugo me remontaient à la mémoire :

Il fit le doigt de la femme,
Chef-d’œuvre auguste et charmant,
Ce doigt fait pour toucher l’âme,
Et montrer le firmament.

— Quelle âme, pensais-je, retiendront jamais ces doigts agités de la danse de Saint-Guy, qui trépident sans cause et ne se posent jamais ? Quels chagrins sauront-ils apaiser, quelles peines sauront-ils endormir, quelles caresses donneront-ils, quelles douceurs pourront-ils répandre ? Ils se démènent comme des petits démons turbulents et vains, et, pour conclure, sont des doigts égoïstes, qui trouvent dans les nerfs et jamais dans le cœur le secret de leur mouvement perpétuel.

Cette frêle et chaste main
Qui se pose comme un rêve
Sur le front du genre humain,

dont parle le poète, n’est certes point bâtie sur ce modèle.

Elle sait bercer, elle sait caresser, elle sait surtout se recueillir. Ses mouvements sont tendres et bons, utiles et joyeux. Cette main-là fait le bien, agit et ne s’use pas stérilement. Si j’étais homme, et que j’eusse à demander une main, je la voudrais aux gestes discrets, aux abandons charmants, aux frémissements spirituels ; je me garderais, comme du feu, de la main oiseuse et électrique de ma voisine. Est-ce que des doigts frappés d’épilepsie peuvent saisir le bonheur et le garder comme un trésor mystérieux ?

Un arrêt du train ayant rompu le rythme de la chanson, ma voisine laissa enfin tomber sa main : elle se retire-bouchonna dans un autre sens, décroisa et recroisa ses jambes, balança son pied, et se mit, de la langue, à taquiner une dent creuse. La dent et la langue, en se rencontrant, se choquaient en un claquement crispant ; ce jeu dura encore une éternité, puis, comme la jeune personne cessa d’y trouver du plaisir, elle se leva et se planta debout devant la portière centrale. Nous eûmes, dans la demi-obscurité qu’elle nous infligea, l’énorme soulagement de n’avoir plus que son dos à contempler. Cela nous conduisit jusqu’à Grenoble, où je descendis, la tête en feu, les nerfs retournés.

Et je me disais :

— Voilà une jeune fille qui n’a prononcé qu’une vingtaine de paroles, et cependant, par son attitude, je sais, à n’en point douter, qu’elle est frivole, vaine, égoïste, coquette. Elle n’a pas eu une attention pour sa mère, pas un égard pour sa voisine et, malgré la distinction de ses vêtements, la recherche élégante de sa mise, chacun de ses mouvements a trahi la sécheresse de sa petite âme de poupée, la pauvreté de son imagination, et le détraquement de sa cervelle.

Puisque le maintien est si éloquent, pourquoi les mères ne veillent-elles pas davantage à celui de leurs filles ? Voilà, cousine, ce que je me suis demandé en voyageant de Lyon à Grenoble.