La Route du bonheur/01/10

La bibliothèque libre.
Librairie des annales (p. 68-73).


X

La Lecture intelligente


Je vais probablement bien vous étonner, ma chère cousine, en vous assurant qu’un grand nombre de jeunes filles lisent à tort et à travers, tout à fait en dépit du sens commun. Elles ingurgitent, sans discernement, romans sur romans, et de la meilleure foi du monde disent :

— J’adore la lecture, je ne saurais m’en passer ; j’ai dévoré, pour le moins, neuf volumes ce mois-ci !

Pour peu que vous demandiez à une de ces bibliophages une appréciation un peu personnelle sur l’un d’eux, vous resterez confondue par la pauvreté de jugement dont elle fait preuve. Cette affamée de littérature n’a rien vu, rien retenu, rien observé, si ce n’est l’histoire du bon jeune homme, de la femme coupable, de la vierge pure ou de la fiancée trahie. Elle passe à côté de beautés qui devraient la faire tressaillir, sans même y prendre garde, et les laideurs ne l’embarrassent guère davantage. Tout lui paraît bon au même degré, et, toujours plus vite, elle tourne les pages, sautant, d’ailleurs, avec impatience des passages entiers — qu’elle traite de remplissage, parce qu’ils ne touchent pas à l’action romanesque, — pour arriver, enfin, à toute vapeur, au dénouement. Et si, ô bonheur ! il est selon son désir, elle ferme le livre avec une joie évidente, en le déclarant charmant.

Cette jeune fille-là, ma chère cousine, pourrait consommer trois cent soixante-cinq tomes par an, que son cerveau demeurerait toujours aussi vide, et son signe distinctif serait une incapacité de plus en plus notoire à reconnaître une belle œuvre d’une mauvaise. Elle se farcit la tête de fadaises, sur lesquelles elle ne raisonne pas. Elle ne sait ni coordonner, ni classer ses impressions ; elle ignore l’art de pénétrer la pensée intime d’un auteur, et plus encore celui de découvrir l’idée maîtresse qu’il a voulu développer. La moralité d’un livre, parfois d’allure un peu immorale, lui échappe et la scandalise, tandis que d’autres conclusions optimistes et incolores la transportent d’aise. Cette lectrice enragée enfile des mots, des phrases et des volumes, et cependant, ma cousine, elle ne sait pas lire.

Je me souviens toujours avec émotion de la façon dont mon père s’y prit pour mettre au fond de moi cet amour de la lecture, qui ne me quitta jamais plus. Alors que je n’étais qu’une gamine, il choisissait avec soin les bouquins qu’il mettait entre mes mains et me disait :

— Tiens, ma petite fille, c’est un chef-d’œuvre que je te donne là, lis-le bien.

Un des premiers qu’il confia ainsi à ma jeune perspicacité fut Paul et Virginie, de Bernardin de Saint-Pierre. Je vous prie de croire, ma chère cousine, que je ne fis qu’une bouchée de ce Paul et de cette Virginie, dont je rêvai la nuit entière. Je trouvai leur histoire ravissante, elle me fit pleurer d’attendrissement. Mais le lendemain, mon père, avec cet air bonhomme et malicieux qui m’intimidait si fort, m’interrogea tout comme une grande personne, en me demandant ce que « je pensais » de l’ouvrage.

— C’est très joli, fis-je, plus rouge qu’une cerise.

Et mon éloquence s’en tint là.

— J’entends bien, reprit mon père ; mais, si tu es une enfant intelligente, tu dois pouvoir m’en dire davantage. Est-il un passage qui t’ait frappée entre tous ? un épisode que tu aies pris plaisir à relire ? un chapitre, enfin, que tu aies préféré ?

Je repassai éperdument toute l’histoire de Paul et Virginie dans ma mémoire, tâchant d’en faire jaillir l’épisode demandé. Hélas ! rien ne vint et je me sentais m’abîmer de confusion.

— Voyons, recommença patiemment mon père, tu dois bien avoir une impression ; je ne t’en demande rien qu’une, cherchons ensemble. As-tu, par exemple, aimé les descriptions ?

Cette fois, j’étais sauvée ; je la tenais, mon impression !

— Oh ! non ! répondis-je vivement, soulagée d’un grand poids, elles sont même bien ennuyeuses : elles empêchent tout le temps l’histoire de Paul et Virginie.

Vivrais-je cent ans que jamais je n’oublierais le rire homérique qui accueillit ma belle réflexion.

Avais-je donc dit une sottise, ou bien une chose très spirituelle ? C’est ce que je ne sus point ce jour-là, car mon père, redevenu sérieux, m’engagea simplement à relire le roman.

— Tu prendras seulement le soin, me recommanda-t-il, de marquer, cette fois, un passage d’une dizaine de lignes qui te plaira, et le chapitre que tu retrouveras avec le plus de satisfaction. Et nous le lirons ensemble.

Les douze travaux d’Hercule m’eussent paru une corvée moins grande que ce qu’exigeait de moi mon père.

Comment, entre trois cents pages, détacher dix lignes voulant dire quelque chose ? Le chapitre, passe encore ! Il me semblait, en y réfléchissant, que celui de la mort pudique de Virginie m’avait plus émue que les autres. Mais les maudites dix lignes ! Je les cherchais comme on cherche un trésor, pestant tout bas contre l’idée baroque de mon père. Enfin, un peu tremblante, au bout de trois jours, je lui apportai le résultat de mon dur labeur. Il ne rit pas, cette fois, et eut la charité d’approuver mon choix. Mais il m’expliqua pourquoi il eut préféré que j’aimasse tel passage plutôt que tel autre, et, pour me réconcilier avec les descriptions qui faisaient de ce livre un chef-d’œuvre, il me lut, avec un accent admirable, celle de la tempête. J’eus alors la sensation qu’un grand voile se déchirait et que je comprenais un peu. Ce fut ma première leçon, et peut-être celle qui se grava le plus profondément en moi. Depuis, sachant que mon père, jamais, ne transigerait sur le fameux chapitre, non plus que sur les dix lignes imposées, je m’appliquai à lire plus attentivement, soulignant cinquante passages, les comparant entre eux, tâchant d’en discerner le meilleur, le plus harmonieux.

Neuf fois sur dix, je me trompais ; mais mon père, avec une patiente bonté, m’en donnait les raisons. Et je sentis alors, peu à peu, le plaisir divin qu’on éprouve à la lecture d’une belle page.

— Vois-tu, me disait souvent ce bon père, chaque œuvre nouvelle doit apporter à ta jeune imagination « des fruits et des fleurs, des vérités et des rêves ». Mais encore faut-il que tu saches cueillir les fleurs et les fruits, que tu sentes les vérités, et que ton esprit prenne, parfois, les ailes du rêve !

Quel conseil meilleur pourrais-je vous donner que celui transmis par ce maître merveilleux ?

Lisez donc, ma chère cousine, mais lisez avec art ; songez, tout en fixant les pages, à ce qui faisait le désespoir de ma jeunesse.

Le chapitre et les dix lignes ! Et ce simple effort formera si parfaitement votre goût, que chaque livre vous apportera, je n’en doute pas, toute une moisson de fruits et de fleurs, de vérités et de rêves.