La Route du bonheur/01/13

La bibliothèque libre.
Librairie des annales (p. 91-95).


XIII

La Dépression des Vacances


Ma chère cousine, les vacances vont bientôt prendre fin… Quelques jours encore de flânerie, et tous les travailleurs auront rejoint leur poste… C’est le moment plein de troubles où l’on redoute le réveil brusque des réalités… Les nerfs sont détendus ; l’esprit assagi, repose ; il semble qu’on ne sache plus goûter que la paix, le silence, l’ombre harmonieuse des belles nuits, la splendeur émouvante des crépuscules teintés d’or…

On s’étonne des forces déployées dans la besogne accoutumée qui vous laisse un pesant souvenir et l’on se demande, avec effroi, à quelle source mystérieuse puiser celles qu’il faudra dépenser au retour. La douceur est en vous, elle pénètre vos moelles : douceur des jours sans fièvre, de tranquille bonheur ; douceur de la saison, tiède et radieuse ; douceur d’une halte fraîche, après la galopade effrénée de l’hiver… L’idée de s’arracher à tant de voluptueuse nonchalance épouvante. On doute de son courage, on craint les nuages de l’horizon ; l’âme, délicieusement amollie, voudrait ignorer la lutte, jouir d’une paresseuse quiétude, se replier pour toujours dans un port discret, à l’abri des tempêtes, des soucis… L’ambition ne l’habite plus, le devoir même l’abandonne, et tout bas, anxieusement, l’on, songe :

— Serais-je devenue lâche ?… Les vacances ne me vaudraient-elles rien ?… M’enlèveraient-elles ce que je possède d’énergie ?

Et, repassant en sa tête toutes les obligations auxquelles, bon gré malgré, il faudra faire face, on leur trouve des airs sinistres d’épouvantail. D’avance, on frémit.

Et cela est risible et ridicule.

Oui, cousine, risible et ridicule, car, par un prodige surprenant, le collier de misère ne paraît lourd qu’accroché au clou ; dès que son poids repose sur les épaules fragiles auxquelles il est destiné, il s’allège et s’adapte de telle manière qu’on le devine taillé miraculeusement sur mesures… L’activité nécessaire à conduire une tâche, — quelle qu’elle soit, — la force nerveuse, le feu sacré, pour tout dire, sont autant de vertus qui sommeillent en cette saison afin de se réveiller, quand il en est besoin, plus fortes, mieux équilibrées, plus sûres de soi.

La nature, infiniment sage, offre ce répit à notre bouillante machine, afin qu’elle n’éclate pas. C’est pourquoi la dépression occasionnée par les vacances est salutaire ; c’est pourquoi, aussi, il est puéril de s’en alarmer.

Ce sont les réflexions que je me faisais en disant adieu à cet admirable lac de Genève, pour lequel j’éprouve un attachement chaque année plus tendre et que j’ai besoin de revoir pour reprendre courage… Ses bords me sont familiers ; je connais par leurs noms tous les pics qui se mirent en ses eaux profondes, et les villes orgueilleuses, et les villages discrets qui s’épanouissent sur ses rives… Mais, ce que j’aime par-dessus tout, c’est glisser sur ses flots argentés, bercée par la brise, le murmure des eaux et la mélodie lointaine de quelque troupe de musiciens… Cela est un plaisir divin. Le paysage se déroule lentement, emplissant les yeux, l’imagination, d’une sorte d’allégresse. Car la nature est si belle, en ce reposant pays, qu’elle répand sa sérénité jusqu’au cœur des villes. Lausanne, Genève, ne sont pas fiévreuses ; le grand lac leur apporte sa fraîcheur, sa limpidité et le repos de ses vastes espaces qu’aucun bruit ne trouble. Les somptueux bateaux passent, silencieux, au large ; les barques frêles agitent leurs voiles pareilles à ces mouettes qui frôlent l’eau de leurs ailes rapides et fuient, légères ; l’air secoue de la poussière de soleil ou distille de l’écume de rosée ; tout respire la paix, la tranquillité, le silence, ces trois trésors dont Paris a perdu le secret et que les vacances seules, parfois, vous donnent encore.

Une promenade sur le Léman, avec un livre qu’on ne lit pas et des pensées qui s’éclairent à mesure que le charme de ce radieux paysage agit, voilà qui est souverain contre les défaillances scolaires.

J’imagine que toute vision de bonheur, dont le cœur garde un souvenir profond, doit être également bienfaisante. Elle remonte à la mémoire aux jours mauvais ; elle aide à passer les heures difficiles et, surtout, ranime le courage, par le sentiment qu’il faudra regagner ces joies, les mériter de nouveau et en sentir doublement le prix.

— Oui, disais-je à ce beau lac, nous sommes, au seuil du travail, de pauvres choses, ballottées à tous les vents ; nos voiles gisent en chiffon, au fond de nos barques ; elles ne sont plus que loques inutiles, bouts d’étoffe sans consistance ; mais que nous prenions la peine de les rajuster et que, doucement, le vent les gonfle, nous voilà maîtres de l’espace, allant droit au but.

Notre volonté est comme ces voiles : dans le moment des vacances, elle plie et semble une épave ; la minute difficile est celle où il faut la tendre.

Ensuite, et c’est ce que j’ai voulu vous écrire, cousine, cela va tout seul.

Si jamais vous sentez en votre équilibre quelque défaillance à la chute des vacances, n’y prenez point garde, cousine. Au premier jour de travail, je vous le promets, le malaise passera.