La Route du bonheur/01/15

La bibliothèque libre.
Librairie des annales (p. 104-111).


XV

Comment pousse la Coquetterie


À Monsieur le Grand-Chancelier
de la Légion d’honneur.

Il faut que je vous conte, monsieur le chancelier, que, dimanche dernier, j’eus la bonne fortune de passer l’après-midi en compagnie de vos nombreuses filles, et que je pris, à les considérer, un plaisir extrême.

Leurs joues fraîches, leurs mines jeunes, faisaient merveille sous les beaux ombrages de l’Élysée, et leur excellente tenue mérita mille compliments que j’ai joie à vous transmettre.

Oui, monsieur le chancelier, toute cette jeunesse se fit remarquer, non par les allures extravagantes et évaporées qui sont la marque du siècle et d’une déplorable éducation, mais par un maintien modeste, qui, apparemment, n’eût pas manqué de vous plaire. Vos filles dansèrent de tout leur cœur, sans oublier, cependant, que la décence est la première vertu des jeunes filles ; elles répondirent d’une façon réservée, quoique gracieuse, aux jeunes officiers des Écoles qui s’empressaient autour d’elles ; elles se servirent, à la collation, avec cette mesure qui est le signe d’une civilité discrète autant qu’honnête ; en un mot, elles se montrèrent dignes des bons préceptes qu’elles doivent à votre sollicitude, et dignes de l’affection paternelle que vous ne cessez de leur témoigner.

Votre orgueil, monsieur le chancelier, eût été agréablement chatouillé, si vous les aviez pu observer, comme moi, dans le moment où elles prirent congé du chef de l’État. Deux par deux d’abord, et puis trois par trois, selon la couleur de leur ceinture, dans un ordre que Napoléon lui-même eût jugé parfait, elles défilèrent devant Mme  Fallières, toute maternelle, et devant M. le Président de la République, très affable, et soutinrent, sans faiblir, la cérémonie intimidante — même pour des filles de soldats — du salut.

Elles ne commirent pas un de ces saluts gauches, maladroits, rougissants et trébuchants, qui indiquent plus de bonne volonté que d’usages du monde, et qui eussent couvert de honte les dames chamarrées de rubans rouges qui les accompagnaient ; mais chacune de vos filles fit la révérence, la jolie et vieille révérence, un peu plongée, que pratiquaient nos grand’mères et pour laquelle il faut de la grâce, de la distinction et un certain art fait de nuances.

Car il y a révérences et révérences, monsieur le chancelier !

Il est des révérences sottes qui ne sont qu’un déhanchement vulgaire du corps et demeurent parfaitement inexpressives ; il en est d’impertinentes, que leur petit mouvement brusque et effronté de l’arrière-train déshonore ; il en est d’obséquieuses qui seraient déplacées en République et offenseraient qui les reçoit ; il en est qui paraîtraient trop familières ou trop souriantes, d’autres trop respectueuses ou ironiques… La révérence de vos filles, monsieur le chancelier, fut admirable, impeccable, d’un art achevé, et ce fut à qui bousculerait son voisin pour jouir de plus près d’un spectacle aussi charmant.

On s’attendait bien, par-ci par-là, à quelque défaillance, et toutes les têtes curieuses se penchaient pour la saisir au passage. Mais le cortège entier passa, sans que le plus léger manquement pût être relevé. Chacune de ces juvéniles révérences marqua le respect qu’on doit au chef de l’État, la gratitude qu’il convient de ressentir pour une invitation qui vous honore, et garda, cependant, je ne sais quel air de dignité, inspiré, sans doute, à ces enfants, par le sentiment qu’elles ont d’être quelque chose, ne fût-ce qu’une ombre, dans cette noble et héroïque institution de la Légion d’honneur. Les jeunes filles capables d’esquisser une révérence aussi modeste et aussi fière à la fois sont, évidemment, destinées à faire, un jour, des femmes du monde.

Alors, monsieur le chancelier, voulez-vous me permettre de vous demander humblement pourquoi vous exigez que ces chères petites y fassent leur début aussi terriblement fagotées ? Ce n’était, autour de moi, qu’un cri de compassion.

Quel dommage ! disait-on, ému de tant de charme naturel joint à tant de laideur voulue.

Et, vraiment, il fallait toute la grâce de la jeunesse, qu’aucune hideur ne peut étouffer, pour ne pas éclater de rire au nez de vos pauvres légionnaires en grande tenue de cérémonie. Quelle tenue, monsieur le chancelier ! Et se peut-il qu’un règlement demeure assez inflexible pour ne point se troubler devant ces allures de mascarade et ces couleurs de croque-mort ?

J’ai beau être pénétrée du respect de toutes les traditions et sentir la grandeur de la règle et de la discipline, je ne puis croire qu’il soit indispensable que nos filles d’officiers donnent, à une assemblée élégante et choisie, l’impression d’être parmi elle des petits singes habillés, ou des malheureuses orphelines abandonnées de la terre et des cieux.

Qu’à Saint-Denis, entre les quatre murs de l’auguste pension, vos filles gardent la modeste robe noire de forme surannée, rien de mieux : cela leur rappelle incessamment que la Maison fut instituée sous l’Empire, et cela est touchant et presque symbolique ; mais que, par un beau jour de juin, sous un ciel radieux, elles viennent en grande pompe prendre part à une garden-party mondaine, et que, dans un décor de fête, au milieu de claires toilettes du bon faiseur, elles exhibent leur méchante robe triste aggravée d’une pèlerine ridicule, non, vraiment, monsieur le chancelier, cela offense la nature dans sa manifestation la plus délicieuse : la jeune fille !

Il n’est pas possible que ces élèves d’aujourd’hui, ces femmes de demain, âgées de seize à dix-huit ans, ne souffrent point de leur fâcheux accoutrement, alors qu’elles ont le loisir de comparer, et qu’on leur donne le droit et le devoir de se promener au bras de sémillants polytechniciens ; et je suis persuadée que les calottes innommables aux coques étranges et lourdes, dont on coiffe leurs têtes charmantes, doivent, ce jour-là, peser cent kilos sur tous ces cheveux blonds ou bruns.

Je vais probablement vous étonner, monsieur le chancelier ; mais je crois pouvoir affirmer, sans crainte, que cette espèce de coquetterie aiguë qui prend comme une fringale toutes vos filles, dès qu’elles sortent de Saint-Denis, puise sa source dans l’humiliation qu’elles ont subie en leur jeunesse, alors qu’un uniforme despote n’arrivait pas à les rendre tout à fait laides.

Il n’est pas de pires gourmands que les enfants qu’on prive toujours de dessert ; il n’est pas de pires coquettes que les femmes dont on a ridiculisé la grâce ou la beauté dans leur enfance. Il y a comme un besoin de revanche auquel il faut songer, monsieur le chancelier, et qu’il est bon de ne pas exaspérer. Est-ce donc bien utile de rejeter dans la circulation des créatures sans goût, sans esthétique, et qui risquent de demeurer toujours en deçà ou au delà de la vérité en s’habillant avec trop de recherche ou trop de négligé ?

Toutes les institutions, depuis les plus laïques jusqu’aux plus religieuses, ont leur robe de fête. — Robe blanche et touchante de mousseline, ou de voile léger. Robe dont on se souvient avec émotion, et qu’on aima pour toutes les petites joies dont elle fut le témoin discret. Robe qu’on endossa pour l’anniversaire de madame, ou la fête de la bonne mère, et dont l’étoffe se souleva légèrement sous un cœur battant par un jour heureux de distribution de prix. Robe qu’on lava et repassa avec un soin pieux, tandis que chaque nouvelle cérémonie la rallongeait d’un pli nouveau. Robe que toujours on trouva jolie, parce qu’on était nombreux à la revêtir, qu’elle était claire comme le printemps, et que, dans ses plis harmonieux, voletaient l’innocence, la jeunesse et la joie. — Ô les tristes robes noires que portent vos tilles, monsieur le chancelier, et pourquoi assombrir les jours heureux de leur deuil éternel !

Donnez, à ces enfants de dix-huit ans, la parure qui sied au jeune âge et à ses plaisirs, et qu’une robe blanche, comme leurs chastes pensées, soit l’uniforme de fête que vous leur ordonnerez de revêtir ; alors, l’an prochain, pareilles à de petites nymphes, elles passeront, légères et ravies, sur les pelouses de l’Élysée, et vous verrez, monsieur le chancelier, quel charmant tableau formera ce petit bataillon doublement sacré, — de l’innocence et de l’honneur.

Et tenez, monsieur le chancelier, j’exigerais aussi que cette robe, conçue dans une ligne simple, sans vains ornements, et sur un modèle unique, fût entièrement taillée, préparée et cousue par les élèves elles-mêmes, afin qu’elles portassent sur le dos le fruit de leur travail et la marque de leur adresse. Cela développerait en elles le goût qui ne doit jamais abandonner la femme, non plus que la mère, et leur serait plus profitable que cette fausse humilité dont leur uniforme semble être le fâcheux emblème.

Vos filles de Saint-Denis n’aspirent point, monsieur le chancelier, à devenir des nonnes, mais des femmes, et c’est pourquoi, sans doute, vous leur permettez de prendre leur premier contact avec le monde, dans les jardins de l’Élysée, ce dont on ne peut que vous approuver. De grâce ! laissez-les y être tout naturellement charmantes, et que les premiers regards échangés avec des jeunes hommes ne les couvrent pas de confusion par le triste sentiment qu’elles ont de l’indignité de leur personne.

« La femme, a dit Mme  Campan, sera, jusqu’à dix-huit ans, modeste ; tendre épouse et mère sensible jusqu’à trente ; institutrice de sa fille jusqu’à quarante ; conseil et amie, le reste de sa vie. »

Laissez, monsieur le chancelier, dans la jeune fille modeste, deviner déjà un peu la tendre épouse… C’est dans cet espoir que je me dis votre très reconnaissante et respectueuse.

Yvonne Sarcey.