La Route du bonheur/03/01

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Librairie des annales (p. 301-310).


I

L’Éducation des Enfants


… Il assujettit l’enfant et ne l’élève pas…


Laissez-moi, cousine, m’arrêter un instant sur ce mot élever, que tant de parents entendent différemment, alors qu’il ne devrait avoir qu’un sens unique.

Élever un enfant, c’est, il me semble, sortir du fond de sa petite âme tout ce qu’elle contient en germe de bon et de charmant, guidant ses heureuses inclinations, soutenant sa volonté un peu fléchissante, étouffant ses mauvais instincts, et, surtout, dirigeant toutes ses facultés, sans exception, vers une connaissance toujours plus nette, plus aiguë, du bien et du mal, — ce qui revient à dire qu’élever un enfant, c’est bonnement lui faire une conscience.

Peu importe, alors, la somme de qualités et de défauts dont la nature l’a doué, puisque, pour laisser un libre cours aux unes et combattre les autres, il sera pourvu d’un gouvernail précieux et sensible, qui, jamais, ne laissera flotter à la dérive ses actes et ses pensées…

J’ai nommé la conscience…

Or, dans l’esprit de certaines gens, ce mot élever ne traduit rien, ou peu de chose… Les uns laissent pousser les enfants tant bien que mal, plutôt mal que bien, à la manière d’une plante sauvage assez encombrante et dont il fait bon de se garer le plus possible ; les autres — et ce sont les plus dangereux — assujettissent l’enfant à des rites conventionnels, minutieux et raffinés, qui leur tiennent lieu, en toute occasion, de vertus, de pensées et de sentiments ; et le peu de sincérité de ces pratiques a je ne sais quoi d’offensant qui en détruit le semblant de grâce.

Dieu me garde de médire de la « civilité honnête et puérile », tant goûtée par nos grand’mères ; elle a du bon. Mais elle doit trouver sa source naturelle dans le cœur ; sans quoi, elle n’évoque qu’une idée d’indignes grimaces ; la politesse, l’amabilité, lorsqu’elles ne sont pas l’expression de sentiments spontanés, ont un ragoût de comédie particulièrement déplaisant chez l’enfant.

Je me souviens toujours, avec horreur, d’une certaine petite fille qui passait pour un bijou de grâce. Elle entrait dans le salon de sa mère avec un aplomb que lui donnaient la science de ses devoirs mondains et la satisfaction de sa petite personne. Elle commençait sa tournée de révérences par la dame âgée, terminait par des saluts familiers aux jeunes filles, s’informait de la santé de chacun, priait qu’on ne l’oubliât pas auprès de ses petites amies : Georgette, Madeleine ou Suzanne, répondait, avec une aisance pleine d’à-propos, à toutes les questions qu’on daignait lui poser et prenait congé sans embarras, savourant d’avance l’effet de sa sortie… Et, d’ailleurs, ce n’était qu’un cri, qu’une exclamation :

— Quel amour d’enfant ! si intelligente ! si bien élevée ! Déjà femme du monde, à douze ans !

Et l’amour d’enfant, à peine rentrée dans ses appartements, confiait à sa compagne de jeux, la petite Lilie, ébaubie de telles révélations, qu’elle avait cru mourir de rire en voyant la poire de la dame aux cheveux blancs ; que Mme  L… était ficelée comme quatre sous et possédait une voix de perroquet ; elle traita une des fidèles de sa mère, en manière de gentillesse, de dromadaire et une autre de grenouille de bénitier, par fine allusion à ses sentiments de piété. Ce qui n’empêchait pas la méchante péronnelle de se croire l’enfant la mieux élevée de Paris.

On eut stupéfié sa mère en insinuant le contraire, et, probablement aussi, les amies qui fréquentaient son salon. Les bienséances étaient sauvegardées, et cela suffisait. Quant au rôle que jouait la conscience dans cette parodie, mère et enfant s’en souciaient peu.

Vraiment, songez-vous à la femme que nous prépare ce genre d’éducation, où tout est factice, apprêté, mensonger, et dont le fin du fin est de simuler tout ce qu’on n’éprouve pas, mais qu’on devrait éprouver ? Ne vaudrait-il pas mieux l’éclairer un peu, cette conscience ? lui apprendre que l’oubli de soi, la pensée constante du bonheur de ceux qui vous entourent, le souci qu’on prend de leur agrément, sont les marques les plus sensibles de la bonté et conduisent tout droit à la politesse !

De cette vertu sans éclat, mais charmante, découlent ces attentions délicates, ces menus soins qui rendent si doux, si affectueux, le commerce de ses semblables.

Tenez, ma cousine, j’ai toujours présente à la mémoire une scène dont je fus témoin, il y a de cela pas mal d’années, et qui contribua à me faire réfléchir sur le mot que nous essayons d’analyser.

Vous savez quelle passion j’ai toujours éprouvée pour les enfants, dont les moindres gestes m’amusent et dont les épanchements ingénus me ravissent. C’était le moment où, n’en possédant pas, je me sentais attirée par ceux que je voyais, avec l’envie folle de les prendre sur mes genoux, de savoir ce qui se passait dans leur petite tête et de sentir leurs bras potelés autour de mon cou.

Donc, un après-midi, je m’installai aux Champs-Élysées, dans le voisinage d’une jolie fillette, poupée vivante, aux yeux rêveurs, aux longues boucles blondes, avec une drôle de petite bouche, rouge comme une fraise, qui semblait faite pour le sourire.

Elle était assise, mélancolique et résignée, auprès d’une miss très maigre, l’air pointu et désobligeant, mais distingué comme il convient à une miss, lorsqu’elle promène une petite fille de bonne maison, richement habillée, ou, pour mieux dire, parée comme une châsse.

L’enfant s’ennuyait à mourir, et je commençais à la prendre en pitié, quand une fillette de même âge s’approcha très poliment pour lui offrir de « jouer ensemble ».

Une lueur d’espoir passa dans les yeux de la petite ; elle les tourna, suppliants, vers sa miss…

Mais, sèche et inexorable, l’institutrice laissa tomber un Thank you qui n’admettait pas de réplique. Du colloque animé qui s’ensuivit, je compris que la mama avait défendu à sa fille de « jôer » avec les enfants qu’elle ne connaissait pas.

— Jôez toute seule, Solange, ajouta miss, en guise de consolation.

Philosophe par nécessité, Solange prit sa pelle, son seau et se mit à aligner des pâtés. La petite futée, ayant trouvé un filet d’eau, en barbouillait la terre consciencieusement, y fourrant de temps à autre, pour plus de commodité, ses menottes gantées de chevreau blanc ; elle semblait réconciliée avec la vie et riait de plaisir ; mais, ô douleur ! miss, de loin, aperçut la catastrophe…

Indignée, elle se leva.

Shocking ! fit-elle, en montrant à son élève ses gants fâcheusement maculés.

Et elle joignit, à cette apostrophe, un flux de paroles aigres, qui rendirent la coupable toute confuse ; cependant, la pauvre fillette, conciliante, fit mine de retirer ses gants, apparemment pour ne plus les salir. Ce geste audacieux, que miss jugea indécent, eut le don de la mettre hors d’elle. Elle ordonna à l’enfant de s’asseoir, désormais, sans bouger :

— Je dirai tout à votre mama.

Cette menace remplit de larmes les beaux yeux de Solange et les rendit de plus en plus rêveurs ; et cela d’autant mieux que miss venait de découvrir, au bas du manteau de satin vert amande, une tache, — oui, madame ! une tache. C’était vraiment, pour une petite fille, trop de crimes en un jour.

J’étais positivement abasourdie et me demandais quelle pouvait être la mentalité d’une mère qui, par pose, par ostentation, attifait de satin sa fille et l’envoyait dans un jardin public, sous la défense expresse de prendre les plaisirs qui sont la joie et la santé des enfants de son âge…

J’en étais là de mon problème, quand descendit de voiture une jeune femme, toute pimpante et poudrerizée, le rose de ses joues avivé par une pointe de carmin.

Miss, raide et digne, se leva respectueusement ; et Solange, un peu émue, s’avança près de sa mère.

— A-t-on été sage ? interrogea-t-elle.

Miss, sévère comme la justice, répondit :

— Nô, on n’avait pas été sage.

Elle expliqua abondamment les méfaits de Solange, qui volait jôer avec les enfants qu’elle ne connaissait pas et faire des pâtés avec ses gants, et qui remplissait de taches son manteau si joli.

La maman fronça le sourcil ; ces confidences l’affligeaient ; elle ne le cacha pas à Mlle  Solange.

— Tu me fais beaucoup de peine, Solange. Miss a parfaitement raison de te gronder, et je la prie de te priver encore, ce soir, de dessert.

Puis, elle partit légère, remontant en voiture, sans un regard pour l’infortunée Solange, effondrée sous le remords, et pleurant, cette fois, de vraies larmes.

Ah ! la pauvre chérie, comme j’aurais voulu pouvoir la consoler. Je pensais, tout bas :

— Mais non, mon trésor, tu n’es pas une enfant mal élevée, tu es un petit être bien vivant, en chair et en os, qui a besoin de s’épanouir dans le jeu, dans le rire, dans la confiance et la tendresse ; tes falbalas ne sont pas de ton âge, — ni d’aucun âge, d’ailleurs, — et tes gants sont le symbole de la prison dans laquelle on cadenasse ta petite âme fraîche, qui va s’étioler, se racornir et mourir, faute d’air, d’espace, de liberté, de soleil. On ne t’élève pas, on t’assujettit bassement à des pratiques stupides. Ta miss est bête comme une oie, et ta mère a une cervelle d’oiseau.

Voila ce que je ruminais, cousine, devant ce gros chagrin, absolument en disproportion avec son objet, et, depuis ce jour-là, je compris le fossé immense creusé autour de nous par cette éducation toute en surface, qui fabrique des poupées à la douzaine et ne fait pas une femme.

Si Solange, au lieu d’avoir été affublée de son manteau de soie et de ses gants blancs, avait eu une robe de serge, ses patoches toutes nues, une ou deux sœurs autour d’elle, ou quelques amies, je gage qu’elle eût passé une meilleure journée. Je gage aussi que son cœur d’enfant se fût élevé, par la force des choses, au-dessus de lui-même ; qu’il se fût fortifié, élargi par le contact et l’exemple, à l’école même de la vie, et que sa conscience, doucement entrouverte et point faussée par des pratiques oiseuses, eût discerné, sans peine, le bien et le mal.

Elle eût compris que les méchantes paroles peuvent causer de la peine ; elle eût été affectueuse et prévenante pour les amis de la maison, afin d’être agréable à sa mère, et soigneuse de ses vêtements, parce que de plus pauvres que soi les peuvent user.

Et, sans entrave, elle se fût élevée, chaque jour, dans le vrai sens du mot, et non pas dans une distinction de mascarade.

Le philosophe qui prononça cette sentence : « Élevons nos enfants, ne les assujettissons pas » est un sage, — n’est-ce pas votre avis, cousine ?