La Route fraternelle/10
LE BANQUET DE L’IDÉAL
e bois à l’Idéal, le chef de notre troupe,
L’ami sublime et doux qui nous a réunis,
L’échanson radieux qui verse en notre coupe
Le vin des fiers pensers, des rêves infinis !
Et je bois à tous ceux qu’il invite à sa table,
Aux compagnons lointains qui ne sont pas venus,
Mais désirent aussi son froment délectable,
Et nous sont fraternels sans nous être connus,
À ceux dont la pensée est notre commensale,
Et qui d’un haut amour dans l’humble foule ont faim,
Et sans être à cette heure en cette même salle,
Par l’esprit, avec nous, rompent le même pain.
Le mets de l’idéal est leur, autant que nôtre,
Et cet amphitryon, au cœur large et fervent,
Unit dans ses festins l’artisan et l’apôtre,
Et, comme le poète, accueille le savant.
Car le savant lui-même est un idéaliste ;
Et Newton ou Kepler ne savaient pas en vain
Le nombre des soleils et des astres la liste,
Agrandissant ainsi l’empire du divin.
Pasteur scrutait l’atome et guérissait la terre ;
Mais devant le grand sphinx il courbait les genoux :
« D’un côté le certain, de l’autre le mystère »
Disait-il humblement !… Il est donc avec nous.
Avec nous est aussi quiconque estime, espère,
Que le ciel continue où la terre finit,
Et qu’il est par delà notre chétive sphère
Un lieu qui nous recueille, un Dieu qui nous unit ;
Et qu’où meurt le réel, c’est le vrai qui commence,
Et que de toutes parts le cachot corporel,
Comme un îlot perdu dans une mer immense,
Baigne dans l’invisible et le surnaturel.
Avec nous les marins, — ô pensive flottille ! —
Qui sur cet océan s’embarquèrent un jour,
Rapportant pour butin à l’humaine famille,
Cette perle, Justice, et cette étoile, Amour ;
Les hardis passagers dont la nef tint à gloire
De faire longue escale à l’extrême confin
De ce mystérieux et subtil promontoire
Où la matière expire au rivage divin.
Avec nous, avec nous les trouveurs de pensée,
Les éveilleurs d’idée au souffle généreux,
Dont l’âme magnifique et désintéressée
Pour les autres semaient sans moissonner pour eux ;
Avec nous… ou plutôt, de ce banquet insigne,
Ils seront les élus, nous serons les servants :
Qui de nous, du festin se croirait déjà digne ?…
Que les morts soient ici fêtés par les vivants.
II
Ah ! quels illustres morts tout rayonnants de vie,
D’Anaxagore à Kant, de Socrate à Chénier,
À cette table sainte où l’Idéal convie,
Reviennent devant nous ce soir communier.
Hormi les exclusifs, nous n’excluons personne ;
Quel que soit du convive ou l’habit ou la foi,
Il peut entrer, pourvu que son être frissonne
D’un pur enthousiasme et d’un sublime émoi.
Entre au banquet, Pascal, toi martyr de ton âme,
Toi, mort avant le temps, les yeux levés au ciel,
Et les deux bras croisés sur ton grand cœur de flamme,
Où le doute et la foi menaient leur long duel.
Mais ne t’étonne pas, exalté catholique,
Si ton calme voisin n’est pas même chrétien :
C’est le juif d’Amsterdam sous sa maigre tunique,
Roulant son large rêve où tout l’univers tient.
Entre, Augustin d’Afrique, avec Platon d’Athènes,
Bâtisseurs différents de rivales cités ;
Mais tous deux regardiez du haut des tours hautaines,
S’avancer pas à pas d’autres humanités.
Tous deux, diversement éclaireurs de la route,
Pressentiez dans la nuit le jour qui revenait,
Et quand fait le passé sa sombre banqueroute,
Sur les coteaux prochains le soleil qui renaît.
Entre aussi, Marc-Aurèle ! Avec toi, magnanimes,
Ceux que tu fis martyrs aimeront à s’asseoir ;
À leur persécuteur pardonnent les victimes,
Car ton cœur était pur ainsi qu’un ostensoir.
De même que la leur, ta mission fut grande ;
Eux et toi poursuivant un inégal chemin,
Donniez pareillement votre vie en offrande,
Eux pour le Créateur, toi pour le genre humain.
Idéal ! Idéal ! C’est là ton doux génie ;
Entre ceux que la pourpre ou l’auréole a ceints,
Tu refais l’union, tu remets l’harmonie,
Et les sages, par toi, sont rapprochés des saints.
Seul, ton triclinium a la porte assez haute
Pour accueillir l’esclave avec l’imperator ;
Comme les Antonins, ne fut-il pas ton hôte,
Cet Épictète, au cou portant la chaîne encor ?
Près des penseurs, venez, ô groupe des poètes,
Car vous aviez au cœur le riche floréal
Des divines amours, et c’est pourquoi vous êtes
Le bouquet désigné d’un banquet idéal.
Prends la place d’honneur que chacun te concède,
Sublime Homère, et vois la terre te bénir ;
Le philosophe encor a des fleurs pour l’aède,
Mais c’est pour t’honorer, non plus pour te bannir.
Vieux Corneille, sieds-toi tout près du vieil Eschyle,
Car vous montrez tous deux l’idéal du devoir,
Et mets-toi, doux Racine, auprès du doux Virgile ;
L’idéal de l’amour, tous deux le faites voir.
De quel lac virginal, de quelle chaste rive
Descend vers nous ce cygne au sillage ondoyant ?
Harmonieux passant, sur les flots il arrive :
Sa voix est d’un prophète et ses yeux d’un voyant.
C’est Lamartine… et nul parmi les fils de l’homme,
Prodiguant doublement ses dons aux malheureux,
De l’or matériel ne fut moins économe,
Et de l’or de son cœur ne fut plus généreux.
Place à lui ! mais aussi place à François d’Assise
Tendre au pauvre en haillons, à l’oiseau dans l’azur,
Rêvant d’une suave et séraphique église
Qui n’aurait qu’un grand cœur et n’aurait pas de mur.
Place à Vincent de Paul, cet autre oiseleur d’âmes,
À saint Jean Bouche-d’Or, le moine Bysantin
Qui déployait son froc sur les cités infâmes
Et pour l’éternité cueillait le pur butin ;
À tous les grands vaincus d’une cause idéale :
Colomb chassé des cours, ballotté sur les mers,
Jeanne d’Arc au bûcher, la chrétienne vestale,
Morus sur son gibet, Galilée en ses fers.
Et surtout place à toi, leur guide d’âge en âge,
Qui dirigeais leurs pas vers les chemins meilleurs
En disant : « Renoncez au terrestre partage ;
L’héritage est plus haut ; la maison est ailleurs. »
Toi qui te promenais dans les bourgs de Judée,
Vagabond pauvre en tout sauf en amour, semant
Sur l’avare terrain la merveilleuse Idée
Qui lèverait un jour en immortel froment.
Ô roi de l’idéal et prince du symbole,
Toi qu’au nom de la lettre ils ont fait mourir, toi
Qui greffais ta vivante et douce parabole
Sur l’arbre desséché de la rigide loi ;
Daigne à notre banquet venir, fils de Marie !
Maître, comme à Cana, change l’eau fade en vin,
Car la liqueur ardente est de nouveau tarie ;
Dans l’amphore des cœurs l’échanson puise en vain.
Reparais donc soudain au milieu des convives,
Et redis, partageant le pain avec le sel :
« La Justice et l’Amour sont les deux sources vives :
En bas, l’agape ; en haut, le Père universel. »