La Route fraternelle/27

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La Route fraternelleAlphonse Lemerre, éditeur (p. 97-102).


LE FLEUVE NATAL

À François Fabié.


I


Viens ! » me disait mon père, et, ma main dans la sienne,
Nous descendions tous deux vers le grand fleuve pur ;
— Ô jeunes souvenirs en ma mémoire ancienne ! —
« Viens, petit, allons voir le Rhône ! » et son pas sûr
Par la côte et le val soutenant ma démarche,
Le père avec l’enfant allaient au patriarche,
Au vieux roi de la plaine, au fier lion en marche,
Au lion à la peau d’azur.


II

Et dans chaque visite au voyageur sublime,
Inconscient captif par les flots retenu,
Je sentais déjà naître en ma cervelle infime
Le désir d’un grand rêve et d’un grand inconnu.
Ces abîmes tout bleus prenaient ma tête blonde,
Et mon âme dès lors s’en allait vagabonde
Vers l’Idéal, lointain océan, mer profonde
D’où je ne suis plus revenu.


III

Car la vocation de tous, tant que nous sommes,
Se fait à notre insu, dans tel jour, en tels lieux,
Et telle vision première laisse aux hommes
Ce reflet inspiré qu’ils portent dans les yeux :
Parfois l’heure qui sonne est l’heure de la grâce !
Et la cloche qui pleure, ou le fleuve qui passe,
Ou le bois qui frémit, jette à travers l’espace
À tel enfant l’appel des cieux.


IV

L’appel me vint du Rhône. À peine un jet de flèche
Sépare de ses eaux mon village natal ;
Et même l’on m’a dit que ma chétive crèche
Faillit être emportée en son grand lit fatal ;
Car l’an cinquante-six, au mois de mon baptême,
Il submergea les champs, les bourgs, et Lyon même,
Et battit de ses flots, Louis le quatorzième,
À Bellecour, ton piédestal.


V

C’est pourquoi, doublement, par amour et par crainte,
— Mon berceau par ses flots à demi ballotté, —
Je subis son empire et reçus son empreinte,
Et mon premier regard chercha sa majesté !
Et mon âme emprunta sa teinte idéaliste
À son azur errant, et mon cœur un peu triste
Emprunta son nuage au brouillard qui persiste,
Comme un voile, sur sa beauté.


VI

Car mon Rhône n’est pas le Rhône des cigales,
Du soleil éclatant, des éclatantes voix,
De toutes vos chansons vibrant d’ardeurs égales,
Félibres d’aujourd’hui, troubadours d’autrefois,
Le Rhône triomphant à la rive sonore,
Dont Avignon s’enchante et dont Arles s’honore,
Bruyant au crépuscule et bruyant dès l’aurore,
Encor plus latin que gaulois.


VII

Mon Rhône, du Léman au coteau de Fourvière,
Roule le manteau bleu de ses limpides eaux,
Et fait monter au ciel l’encens de la prière
Dans les blanches vapeurs flottant sur ses roseaux ;
Ozanam et Flandrin se croisent sur la rive,
Amiel y médite, et Quinet en dérive,
Et Puvis y déploie, âme contemplative,
Sa toile aux violets réseaux.


VIII

Avec le Dieu caché Laprade y communie ;
Ballanche y promena son rêve attendrissant ;
Rousseau, dans son enfance y trempa son génie,
Profond comme le Rhône, et comme lui puissant ;
Vous y trempiez aussi votre âme girondine,
Ô madame Roland !… et s’il n’a pas d’ondine,
Il a ses doux martyrs, et de sainte Blandine
Reçut le baptême du sang.


IX

La fleur du mysticisme en étoile la berge,
Si l’on n’y cueille pas la fleur du « gai savoir » ;
Il garde, encor voisin de la montagne vierge,
Toute la pureté qu’il vient de recevoir
Du grand sommet, son père, et du grand lac, son hôte ;
Et grossissant toujours de tout ce qu’il leur ôte,
Le marcheur transparent là-bas descend la côte,
Des larges cieux large miroir.


X

Entre Alpes et Jura, murs de gauche et de droite,
Il court sous le rideau des peupliers. Parfois
La bordure des monts lui fait sa route étroite ;
Mais bondissant alors entre les deux parois,
Plus on veut l’attarder, plus il se précipite ;
Il brise en se jouant tout obstacle ou limite ;
Puis, sa robe de lin se déroule et palpite
Sous la chevelure des bois.


XI

Tantôt il est torrent, tantôt il est caresse,
Mais rapide toujours il baigne de ses flots
Là le fier Dauphiné, plus loin la molle Bresse,
Et ses bras en passant cueillent nombre d’îlots.
Il détruit quelquefois, mais plus souvent il crée ;
Il est sourire et vie à la terre altérée,
Et verse, bon géant, la goutte désirée
À tous les calices éclos.


XII

Ô vision d’azur si lointaine et si douce,
De mon premier matin jeune émerveillement,
Ô flot toujours suivi par le flot qui le pousse,
Ô vaste pan du ciel, tombé du firmament,
Qui te mis un beau jour à rouler dans la plaine,
Pèlerin des glaciers, à la suave haleine,
Généreux échanson des prés, à l’urne pleine
D’un divin rafraîchissement.


XIII

Ô fleuve paternel, cher à mon premier âge,
Naïvement j’allais à tes bords ! et voilà
Que sur l’agile nef de ton onde en voyage,
Ton petit compagnon un beau jour s’envola !
Comme un jeune Breton doit son âme à la grève,
Par toi j’appareillai vers les îles du rêve,
Et je connus par toi mon attente sans trêve
D’un mystérieux au-dela !


XIV

Tu fus le premier livre où lurent mes yeux calmes :
Et plus tard quand j’appris catéchisme ou latin,
De te voir, je vis mieux sous de lointaines palmes
Les purs Génésareths au contour incertain,
Les barques de pêcheurs traversant l’Évangile ;
Et ta sereine image en mon cerveau fragile
Souriait, m’expliquant le Mincio dans Virgile,
Et dans la Bible le Jourdain.


XV

Accueille donc les vers que ton enfant t’adresse,
Car ils sont un hommage et non pas un vain jeu,
L’hommage de mon cœur qui songe avec tendresse,
Sur la Seine brumeuse à ton infini bleu,
Et souvent entrevoit par-dessus les épaules
Des collines, tes flots en route sous les saules,
Et des monts à la mer sur le pays des Gaules,
Ton ruban déroulé par Dieu !