La Rue de Jérusalem/Partie 1/Chapitre 03

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 24-35).


III

La mansarde.


Paul Labre laissa échapper un grand soupir, et son dernier regard fut pour les persiennes closes derrière lesquelles était son rêve.

Il poussa les battants de la croisée qui, en se fermant, firent presque la nuit dans la mansarde. Il alluma une pauvre petite lampe à bec qui était sur la commode, et revint s’asseoir devant la tablette du secrétaire.

Non, ce n’était pas un poète. Du moins, il ne faisait pas de vers. Les lignes serrées qui couvraient à demi son papier étaient égales et allaient jusqu’au bout de la page.

— Ysole ! répéta-t-il, comme si la musique de ce nom l’eût charmé. Heureuse fille ! charmant sourire ! m’a-t-elle jamais vu quand je m’arrêtais sur son chemin ? Elle doit être bonne, j’en suis sûr, bonne comme les anges. Si j’avais gardé le pauvre bien de mon père, j’aurais pu m’approcher d’elle ; si j’étais un mendiant, elle me ferait l’aumône… Mais tout est bien. Si ma main avait seulement effleuré la sienne, je n’aurais pas le courage de mourir !

Un larifla, fla, fla, chanté faux et en chœur par des accents alsacien et marseillais réunis monta des étages inférieurs. On dînait dans les cabinets. Quelques jurons auvergnats où chaque R valait un tour entier de crécelle ponctuaient la mélodie. La cloison à droite en entrant laissa passer trois petits coups frappés discrètement, et une voix douce cria :

— À la soupe, Monsieur Paul, s’il vous plaît ! La vôtre est au chaud. M. Badoît arrive.

Paul Labre venait de tremper sa plume dans l’encre.

— Je n’ai pas faim, ma bonne Madame Soulas, répondit-il. Dînez sans moi.

— Qu’est-ce que c’est que toutes ces affaires-là ! gronda la bonne grosse voix de Badoît ; ce chérubin-là me fait de la peine. Je parie que nous allons le voir malade !

— Allons, Monsieur Paul, reprit Mme Soulas, un peu de courage ! Vous savez bien que l’appétit vient en mangeant.

La plume de Paul courait déjà sur le papier.

Nous avons dit « la cloison » en parlant du mur qui séparait Paul Labre de ses interlocuteurs. C’était, en effet, à cause de la conformation des lieux, un simple pan de briques, posées debout et fermant le côté droit de la chambre, à partir de l’endroit où la courbe cessait.

Au contraire, le pan opposé, légèrement renflé, avait toute l’épaisseur des pierres de taille, bâtissant la tour du coin.

Cependant, au moment où Paul Labre commençait à écrire, ce bruit sourd et continu que nous avons entendu tant de fois et qui déjà l’avait arraché à son travail, se fit ouïr de nouveau.

Il semblait que des mineurs fussent occupés à pratiquer une sape de l’autre côté de la muraille, massive comme un rempart.

La plume de Paul resta un instant suspendue. Il écouta. Puis il murmura, comme il avait fait pour le foulard rouge :

— Que m’importe désormais ?

Et il se reprit à écrire.

Dans la chambre où était Mme Soulas on continuait de causer tranquillement, et l’on causait de Paul, car son nom prononcé revenait à chaque instant. Mais il n’entendait plus. Sa plume allait et traçait la suite d’une longue lettre.

Ce qu’il écrivait était ainsi :

« … J’arrive à l’aveu terrible et que je ne pouvais te faire qu’au dernier moment. Ce M. Charles, chez qui M. Lecoq m’avait placé, s’appelait V… de son véritable nom. Je l’ignorais.

» Tu as bon cœur, Jean, tu n’accuseras pas notre mère qui avait sollicité elle-même l’appui de ce Lecoq, dont je t’ai déjà parlé, dont je te parlerai encore. La misère était dans la maison, la vraie misère, et ma mère continuait de jouer toujours !

» C’était pour moi qu’elle tentait ainsi la fortune ; elle m’aimait bien.

» Tu n’étais plus là, toi qui l’aurais guidée. Mais je t’ai dit ces choses vingt fois déjà : ma mère était sans ressources, malade, et son état mental m’épouvantait. Pour lui donner, moi, son dernier morceau de pain, j’avais accompli un sacrifice dont la terrible portée m’était tout-à-fait inconnue.

» — Bientôt, je vous mettrai à l’épreuve.

» Ce soir-là, qui décida de ma vie et de ma mort, le chef de la 2e division de la préfecture vint voir M. V… dans son cabinet. Il lui donna un ordre, et M. V… qui obéissait quand il voulait, répondit :

» — Moi, je ne me charge pas de cela ; je suis pour les voleurs. Dans la politique, on attrape des coups de pistolet, et je n’aime pas ça. Mais j’ai un petit bonhomme qui a le diable au corps : un vrai casse-cou !

» — Va pour le petit bonhomme, répliqua le fonctionnaire, pourvu que le général soit arrêté ce soir, sans bruit et proprement.

» Le petit bonhomme, c’était moi.

» Notre mère croyait, elle l’a cru jusqu’à sa dernière heure, que j’avais un petit emploi dans un bureau de commerce.

» Et Dieu sait que j’avais fait de mon mieux pour me placer ! Mais je savais tout ce qu’on apprend aux enfants riches ; j’ignorais, j’ignore encore tout ce qu’il faut connaître pour gagner honnêtement sa vie.

» Notre pauvre mère se croyait toujours sur le point de faire une immense fortune. La fièvre lui donnait des rêves ; la nuit, elle parlait tout haut ; elle disait souvent :

» — Voilà quarante-sept tirages que je nourris ce quaterne ! Il sortira. Dieu n’est pas méchant : pourquoi n’exaucerait-il pas un jour ou l’autre mes neuvaines ? M. Lecoq sait tout et voit tout ; il guette pour moi une hausse sur les fonds espagnols, et si j’avais eu le capital nécessaire pour pousser à bout sa grande martingale, nous roulerions sur l’or !

» C’était à moi qu’elle disait tout cela d’un ton persuasif et doux, comme si elle eût répondu à des reproches que jamais, Dieu merci, je ne lui ai adressés.

» Le jeu n’était plus pour elle une passion, mais bien sa vie même. Il n’y avait plus rien en elle que le jeu et la tendresse profonde dont elle m’entourait ; mais cette tendresse elle-même, égarée et empoisonnée par sa manie, la sollicitait à jouer.

» À son sens, j’étais fait pour être un grand seigneur ; elle m’admirait par la pensée dans mon rôle d’homme puissamment riche : cavalier accompli, homme du monde éblouissant, chasseur sans rival, que sais-je ? Elle m’a dit une fois : « Ma première vraie larme fut quand on remit des parements neufs à ton habit du dernier hiver. C’est là que je vis toute l’horreur de notre misère ! »

» Manger du pain sec n’était rien. Mais n’avoir pas un habit irréprochable et à la mode exacte du moment, moi ! le futur maître des salons parisiens !…

» Je ne sais pas pourquoi je te dis cela, Jean, mon frère. J’étais bien enfant quand tu quittas la France. Quand j’appelle ton souvenir, je vois un grand jeune homme souriant et hardi, avec des cheveux châtains bouclés. C’est tout. Les traits de ton visage m’échappent, et je ne t’ai retrouvé parfois qu’en me regardant dans une glace aux heures si rares de mes gaîtés d’adolescent.

» Je voulais t’écrire seulement quelques lignes : un testament, pour te dire avec une brève franchise comment j’ai vécu et pourquoi je meurs.

» Et voilà déjà de longues pages !

» Je ne crois pas que ce soit frayeur du grand moment : je ne cherche pas un prétexte pour retarder l’heure. Non. Notre père était un soldat ; notre mère est morte en souriant ; nous sommes braves.

» J’ai prouvé que j’étais brave.

» Mais je ressens un indicible plaisir à causer ainsi avec toi, mon frère, la dernière goutte de sang vivant qui reste de notre famille, mon unique ami, mon seul parent.

» Et qu’importe une heure de plus ou de moins, puisque ce sera la dernière ?

» J’en étais à te dire comme quoi M. Charles me proposa au chef de la 2e division pour arrêter le général comte de Champmas, conspirateur d’espèce particulière qui voulait réunir en un seul corps de bataille les républicains, les carlistes et les bonapartistes. Paris ne parlait que de barricades, les pavés de la rue Saint-Merri n’étaient pas encore remis en place ; il y avait dans toutes les classes sociales une bruyante et ardente fermentation. Le pouvoir comptait peu d’amis.

» — Qu’est-ce que c’est que ce petit bonhomme ? demanda le fonctionnaire.

» — Un gentilhomme ruiné, répondit M. V…, le jeune Labre… un petit lion !

» — Qui lui donnerez-vous pour le soutenir ?

» — Personne.

» — Et que fera-t-on pour lui, s’il réussit, comme nous le voulons, sans scandale et sans bruit ?

» — Rien. C’est un instrument, ni plus ni moins, répliqua M. V… Quand je prête un instrument, je veux bien qu’on s’en serve, mais je ne veux pas qu’on me le gâte.

» Cette conversation m’a été répétée textuellement par le général que j’allai voir dans sa prison, et dont je suis devenu l’ami. Cela m’étonne, car tu sais déjà que je l’arrêtai et qu’il est encore prisonnier à cette heure. Sois tranquille : je meurs homme de cœur et d’honneur.

» Il y avait juste cinq mois que M. V…, ou M. Charles, me comptait deux louis par semaine pour ne rien faire. Je l’avais vu rarement.

» M. Lecoq, qui m’avait adressé à lui, et qui a exercé une si grande influence sur la destinée de ma mère, m’était totalement inconnu. Notre mère était mystérieuse de caractère, et je crois qu’elle avait vaguement conscience de ce fait que M. Lecoq était l’auteur de sa ruine, mais elle se confiait à lui tout de même. Seulement, elle avait honte.

» Pour moi, M. Lecoq et M. Charles étaient deux « hommes d’affaires », tenant chacun une agence de renseignements pour le commerce.

» Il m’est venu à l’idée, depuis, que M. Lecoq et M. V… étaient peut-être le même homme.

» Je n’aurai pas le temps de vérifier ce soupçon.

» M. V… me dit son nom, ce soir-là, et j’eus froid jusque dans la moelle de mes os. Tout ignorant que j’étais, j’avais dix-neuf ans, et les petits enfants, à Paris, savent quel est le métier de M. V…

» Il me fit appeler à dix heures du soir.

» Il avait un habit de bal, une cravate blanche et plusieurs crachats d’ordres étrangers. Cette splendide toilette avait été faite à mon intention. La question de savoir comment je le jugerais au lendemain de cette mascarade lui importait peu ; il voulait m’éblouir, ce soir, et il m’éblouit.

» J’ai été agent de police, mon frère, et c’est pour cela que je me tue. Je t’ai promis de te raconter l’acte unique, accompli par moi dans ces fonctions douloureuses et taxées d’infamie. J’hésite.

» La mort de notre mère m’a déchargé du devoir de vivre.

» La vue d’Ysole m’a enseigné la honte et le désespoir. J’ai compris qu’il fallait mourir, seulement lorsque le souffle d’amour a éveillé mon cœur.

» Je me suis demandé : Puis-je être aimé ? Ma raison a répondu : Non, c’est impossible.

» Mon parti a été pris.

» Ysole ne saura jamais que le rêve d’un malheureux tel que moi a outragé sa noble et souriante jeunesse.

» J’hésite. J’ai peur que tu ne me comprennes point. Au premier aspect, le plan de M. V… pour m’amener à ses fins doit paraître puéril et absurde. Il l’était en effet. Cet homme véritablement habile, ce jugeur de consciences avait choisi une voie absurde parce que je ne savais rien du monde, et puérile, parce que j’étais un enfant.

» Il me dit… »

Ici Paul Labre écrivit successivement une douzaine de mots qu’il raya tour à tour. Quelque chose l’arrêtait dans son récit qui était une plaidoirie. Il sentait la vérité si invraisemblable qu’il n’osait l’exprimer.

Tous ceux qui ont écrit non pas seulement des livres, mais des lettres importantes, savent cela.

Tant que la plume court, il est facile d’isoler sa pensée.

Aussitôt que la plume s’arrête, la voix des choses extérieures est de nouveau entendue et redouble ses importunités.

Le bruit du marteau de démolisseur revint aux oreilles de Paul et s’empara de lui tyranniquement. Il lui parut que la vieille masure tremblait sous ces chocs répétés.

Dans ce pauvre monde où vivait Paul, dans ce cercle étroit d’humbles connaissances qui l’empêchait d’être tout à fait solitaire, on racontait souvent d’étranges et lugubres drames. La poésie de ces couches sociales n’est pas gaie, et les légendes du coin du feu, là-bas, ont presque toujours odeur de sang.

La proximité de la Préfecture de police n’était pas, comme on pourrait le croire, un motif de sécurité. Les Anglais, qui sont portés par tempérament vers le calcul des probables et le travail de déduction, ont, les premiers, découvert que le crime, dans son éternel jeu de cache-cache, aime à se rapprocher du regard qui l’observe. Au moral et au physique, on ne voit pas bien de trop près. L’œil de l’esprit et l’œil du corps ont leur point comme les lorgnettes.

Les environs immédiats de la préfecture, à Paris, comme ceux du metropolitan-police, à Londres, ne jouissent pas d’une bonne réputation.

Il y a des courants pour les sinistres vogues aussi bien que pour les succès d’art. Au temps dont nous parlons, la monstruosité à la mode était l’enmurement de la rue Pierre Lescot, où un malheureux provincial venait d’être maçonné derrière les lambris d’une Cythère de bas étage.

Le mot se disait : « enmuré ». La chose, renouvelée du moyen-âge, effrayait et divertissait les imaginations, avides de brutal émoi.

Paul Labre se prit à écouter.

L’idée d’un homme enmuré dans les épaisses parois de la tour voisine naquit en lui, malgré lui.

Aussitôt née, cette idée s’empara de son cerveau. Il se leva et courut vers la porte du carré qu’il ouvrit pour la seconde fois. Sur le carré, les bruits de la gargote montaient par l’escalier en colimaçon comme dans un entonnoir acoustique. Les cabinets particuliers de tous les étages envoyaient leur contingent de fracas confus, mêlés à de véhémentes odeurs de victuaille. Les couteaux et les fourchettes grinçaient, les assiettes claquaient, les dames glapissaient ou hurlaient, les hommes riaient ou juraient : par-dessus le tout, des chants rauques éclataient. L’établissement Boivin allait bien. C’était l’heure.

Impossible d’entendre autre chose que l’établissement Boivin.

Paul Labre jeta un regard à la porte de droite : la porte de la tour. Elle ne laissait rien deviner. Tout semblait calme au-delà de ce seuil, où se dessinait une mince raie lumineuse.

Il rentra. Dès qu’il fut dans sa chambre et que la porte en fut close, le bruit du marteau recommença. Paul se dirigea vers la croisée.

En l’ouvrant, sa main tremblait.

Comme il mettait la tête au dehors, son regard se tourna malgré lui vers la maison à deux étages qui confinait au mur du jardin de la Préfecture et dont la façade donnait sur le quai des Orfèvres. La nuit était venue. Au second étage de cette maison, une lumière, placée à l’intérieur, envoyait ses rayons sur le balcon, précisément de manière à éclairer le foulard rouge qui flottait aux barreaux.

Les persiennes du premier étage avaient été ouvertes. Derrière les rideaux de mousseline, dans un salon faiblement éclairé, on voyait la silhouette d’une jeune femme debout et dont le regard semblait épier le quai, par-dessus la clôture du jardin.

— Ysole ! prononça encore Paul Labre.

Et tout le profond amour que grandissent la souffrance et la solitude était dans ce seul nom, murmuré plaintivement.

Vous l’eussiez affirmée belle cette jeune femme dont on ne voyait point les traits. Sa pose avait la grâce hardie et souveraine de celles qui ont le droit d’être admirées. La lumière brillantait en se jouant les contours de sa coiffure et dessinait d’un trait précis élégances juvéniles de sa taille ; elle attendait ou elle rêvait. Parfois, son front, qui brûlait peut-être, se collait à la fraîcheur des carreaux.

L’âme de Paul était dans ses yeux. Il ne savait plus pourquoi il avait quitté son travail.

Tout à coup, la belle jeune fille eut un grand tressaillement et se retourna. Elle bondit en avant comme si la joie l’eût soulevée. Ses deux bras s’ouvrirent en un geste de folle tendresse. À travers la mousseline, Paul, dont le cœur se brisait, crut distinguer l’ombre d’un homme.

Ce fut tout. La mousseline transparente cessa de donner accès au regard. La nuit s’était faite dans le salon du premier étage.

Mais, au même instant un homme parut au balcon du second. Une allumette phosphorique brilla, le temps de mettre le feu à un cigare, puis l’homme se retira.

Le foulard rouge ne flottait plus aux barreaux.

Paul voyait cela comme en un rêve.

À deux pieds de son oreille, un coup de marteau fut donné si violemment à l’intérieur de la tour, dont il aurait pu toucher la paroi renflée en étendant la main, qu’un fragment de maçonnerie extérieure, arraché par le contrecoup, tomba avec bruit dans le jardin de la Préfecture.

Paul écouta machinalement, sans détacher son regard de cette maison où était son cœur.

Ce violent choc était apparemment le dernier. L’intérieur de la tour devint silencieux.