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La Rue de Jérusalem/Partie 1/Chapitre 22

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 252-263).
1re partie


XXII

Pistolet commence à se ranger.


Le trois-mâts le Robert-Surcouf, de Saint-Malo, capitaine Legoff, arrivé depuis quatre jours seulement, était en partance dans le port du Havre.

Il venait du Rio de la Plata avec des passagers pour la France et un tiers de fret à même destination ; deux tiers de fret pour Liverpool, où il devait effectuer son chargement de retour.

Le capitaine Legoff, large petit Breton, bien campé sur ses jambes courtes, trapu, barbu, fort comme un de ces bœufs nains du Morbihan, dont les aloyaux sont célèbres dans l’univers entier, allait et venait sur son pont, les pieds dans des espadrilles et les mains dans ses poches jusqu’au coude. Il portait un pantalon de peluche et un norouâs à longs poils roussâtres qui en avait vu de rudes.

Il fumait sa pipe en attendant la marée.

Le norouâs, ainsi nommé à Saint-Malo et aussi en Normandie parce que sa solide étoffe combat assez bien les froides rafales des vents de nord-ouest, est un vêtement du genre paletot qui donnerait l’apparence d’un ours au dandy le mieux efflanqué.

Le capitaine Legoff avait l’air d’un ours, même quand il mettait bas son norouâs.

Beau temps, bonne brise de l’est, jolie mer ; on allait sortir de cette terrible passe du Havre en se baladant. Le capitaine Legoff était de joyeuse humeur.

— Sans vous commander, marinier, dit à l’arrière une voix grêle et à la fois enrouée, je voudrais parler en particulier au patron de ces lieux.

L’aide timonier à qui s’adressait ce discours se pencha vivement sur le plat bord.

Évidemment, il avait hâte de contempler la bête curieuse qui pouvait entasser dans une seule phrase tant de hardis solécismes contre la grammaire matelotesque.

Il vit dans l’embarcation amarrée à la traîne un petit homme maigre et nu comme un ver, qui était en train de dénouer un paquet où étaient ses habits.

Tout son corps ruisselait, mais les cheveux jaunes et crépus qui se hérissaient sur son crâne étaient parfaitement secs.

— Un vilain oiseau tout de même, pensa le matelot.

— Qu’est-ce que tu veux au capitaine, moucheron ? ajouta-t-il tout haut.

Le petit homme maigre passait lestement son pantalon.

— Moucheron, répondit-il, n’est pas un terme qu’on s’entre-colle dans la conversation des gens comme il faut. Ce que j’ai à dire au capitaine, c’est des secrets d’importance de l’autorité.

Le matelot se mit à rire. Le petit homme chaussa ses souliers éculés à l’aide de son doigt en guise de corne, puis il revêtit sa blouse.

Sa toilette était achevée.

Les chaussettes, la chemise et le chapeau avaient peut-être existé autrefois.

— Là ! fit-il. Me voilà en grande tenue et prêt à parler au capitaine.

— Qui est-ce qui bavarde dans l’embarcation ? demanda justement celui-ci.

Le matelot toucha une mèche de ses cheveux et répondit :

— C’est un petit ouistiti de pâlot d’enfant de troupe ou pas grand’chose qui veut vous causer de la part des commissaires, à ce qu’il dit.

M. Legoff se pencha sur la balustrade à son tour. L’apparence du petit bonhomme ne lui inspira aucune confiance.

— Comment es-tu venu dans mon embarcation, failli merle ? demanda-t-il brusquement.

— Par mer, mon commandant, répliqua l’autre, avec mes effets sur ma tête, n’ayant pas les moyens de payer un bateau à volonté.

— Et que fais-tu là ?

— J’attends qu’on me dise : Montez un peu voir, qu’on cause !

— Est-ce que tu saurais monter ?

— J’ai idée que oui, mon capitaine.

— Essaye voir !

Ces mots furent prononcés d’un ton de défi moqueur.

L’arrière du trois-mâts était carré et dépourvu de toute saillie qui pût faciliter l’ascension. Le petit homme se prit au gouvernail et grimpa le long de sa tige. Dès qu’il put mettre la main sur la base du couronnement, ses bras se raccourcirent, ses reins donnèrent, et par un temps de gymnastique qu’un clown du cirque n’aurait point désavoué, il se trouva assis en équilibre sur la balustrade.

M. Legoff ôta sa pipe de sa bouche.

— Je n’ai vu faire ça qu’au Parisien de M. Surcouf, dit-il avec admiration.

— Commandant, repartit le petit homme avec fierté, j’ai pareillement l’honneur d’en être indigène de cette même capitale de l’Europe et de l’univers !

— Comment t’appelles-tu ?

— Clampin, dit Pistolet.

— Et tu viens de Paris ?

— En malle-poste.

M. Legoff fronça ses gros sourcils.

— C’est-à-dire, répliqua le gamin sans rien perdre de son aisance, derrière la malle-poste, que j’ai eu beaucoup de peine à m’y maintenir pendant cinquante-trois lieues et un kilomètre, malgré l’entêtement du conducteur et de son fouet.

— Que faisais-tu à Paris ?

— Je chassais.

— À Paris, tu chassais ?

— Des matous pour les restaurants qu’ont la renommée des gibelottes, oui, commandant. C’est un état numéroté.

Ici, M. Legoff montra tout le chapelet de ses bonnes dents jaunies par la pipe, en un vaste éclat de rire.

— Et que veux-tu faire ? demanda-t-il.

— Me ranger et faire la fin de ma jeunesse, perdue dans les plaisirs de l’amour.

Encore une fois le front de M. Legoff se rembrunit.

— À bord, on ne plaisante pas, méchant singe, dit-il.

— Commandant, répondit Pistolet, je lève la main comme quoi je ne plaisanterai plus jamais.

— Accoste à bâbord ! cria une voix dans la lune de misaine.

— Capitaine, dit un maître le chapeau à la main, c’est un bourgeois d’âge et bien mis qui vous demande.

— Mets-moi ce capelan-là à fauberder ici ou là, ordonna Legoff en montrant Pistolet. C’est mon mousse.

Pendant que le capitaine s’éloignait, le maître regarda Pistolet à son tour.

— Pour avoir une touche de vermine, déclara-t-il, ça y est.

Le gamin se mit debout et le salua respectueusement.

— C’est la première fois, dit-il, que je viens dans un port de mer. Quand on revient au rivage, a-t-on la faculté de communiquer une tripotée aux supérieurs qui ont manqué à la politesse envers moi ?

— Quand on n’a pas eu les reins cassés en chemin, mon bonhomme, repartit le maître. Tu es peut-être un bon petit tout de même, malgré ta physionomie. Va droit, travaille proprement, et on te parlera comme à un chrétien qu’est pas cause de son physique désavantageux.

M. Legoff venait de rejoindre au pied du grand mât un visiteur d’aspect distingué et vraiment respectable qui l’aborda en lui disant :

— Permettez que nous causions dans votre cabine.

Legoff lui en montra aussitôt le chemin.

Pistolet passait, le long de l’autre bord, suivant le maître qui allait l’installer dans ses fonctions.

Les yeux gris de Pistolet ne perdaient jamais rien. Il aperçut l’étranger et ses maigres joues s’enflèrent, tandis qu’il murmurait :

— Ah ! bah ! Je ne me trompe pas ! Qui donc ont-ils tué, alors, chez Gautron à la craie jaune ?

L’étranger et le capitaine avaient déjà disparu.

Ils restèrent ensemble environ dix minutes.

M. Legoff ressortit seul. Sur le pas de la cabine, il dit à demi-voix :

— Ces affaires-là sont dangereuses ; je me mets en contravention, mais vous m’allez, quoi ! Ne vous montrez pas avant d’avoir doublé la Hève.

— Encore ! s’écria-t-il en répondant à un matelot qui lui annonçait la visite d’un étranger. C’est donc une procession, aujourd’hui, à la fin !

— C’est le frère de M. Labre, dit le matelot.

Pour le coup, la bonne figure de Legoff se dérida en grand.

— Cara ! s’écria-t-il, le frère de M. Jean Labre ! La perle des passagers ! Ce doit être un joyeux camarade ou que le diable m’emporte !

Paul venait à lui lentement ; il était si pâle et si défait qu’on eût dit un malade sortant de son lit.

— Beau gars ! grommela Legoff en le regardant s’approcher, mais pour joyeux, fichtre non !

Il tendit la main à Paul qui resta un instant muet devant lui. Sans savoir pourquoi encore, Legoff partagea bientôt cette émotion, et ce fut d’un ton tout troublé qu’il demanda :

— Eh bien ! Monsieur Labre ! le frère a dû être bien heureux de vous embrasser. Avons-nous assez parlé et reparlé de vous, depuis le Rio-de-la-Plata ! J’espère que M. Jean a fait un bon voyage de Paris ?

Pour répondre, Paul fit un grand effort. Il ne put prononcer que ces mots :

— Il est donc bien vraiment parti pour Paris !

Si Legoff ne l’avait point soutenu, il serait tombé à la renverse.

Il ajouta, pendant qu’on l’asseyait sur un banc :

— C’était mon dernier espoir. Il était bien faible ; mais je me disais : Peut-être mon pauvre Jean aura-t-il eu un empêchement, après m’avoir écrit sa lettre ; peut-être le retrouverai-je encore au Havre !…

Legoff comprenait à demi ; il voulut tout savoir. D’une voix entrecoupée, Paul lui raconta sa visite au notaire de la rue Vieille-du-Temple.

— Ah çà ! s’écria le capitaine, je crois rêver, moi, voyez-vous, Monsieur Labre ! Il n’y a pas de preuves de mort, après tout, et vous auriez grand tort de jeter le manche après la cognée. Et pourtant, ces papiers qu’on lui a volés… Ah çà ! ah çà ! en France, à Paris, en 1835, il y a donc des endroits plus dangereux que les pampas de l’Amérique du Sud ! Caraï ! j’ai navigué dans toutes ces eaux pleines de pirates et de crocodiles, j’ai traversé toutes ces savanes où les diables rouges rôdent la nuit et le jour, et je ne suis pas mort, tonnerre de Brest ! Si je n’étais pas forcé de repartir, j’irais avec vous et je promets bien que nous le retrouverions…

Le second du navire vint, le chapeau à la main, et dit :

— Onze heures trente-neuf minutes. Le bon de l’eau, capitaine !

Toutes les manœuvres étaient préparées depuis longtemps pour attendre la marée étale.

Legoff prit son porte-voix.

Avant de lancer son premier commandement, il pressa Paul contre sa poitrine.

Tous les matelots du Robert-Surcouf étaient déjà au cabestan ou dans les agrès, quand Paul Labre revint à l’embarcation qui l’avait amené. Comme il descendait l’échelle à reculons, une tête crépue mit ses cheveux jaunâtres à la hauteur du bastingage, et il entendit une voix qui disait :

— Monsieur Paul, si je ne me plais pas dans la marine, je sais des choses que je vous conterai entre quatre-z-yeux. Mme Soulas est une brave femme ; je vous revaudrai son matou quelque jour, vous pouvez lui assurer ça.

Le bruit de l’appareillage étouffa les dernières paroles. Paul Labre ne savait pas ce qu’il avait entendu.

Il s’assit, accablé, à l’arrière de son bateau et mit sa tête entre ses mains.

Pistolet continua de parler pour lui tout seul, disant :

— Si ça consiste à balayer, l’art du marin, ça ne me va pas ! v’là trois soirées que je n’ai pas mis les pieds à Bobino. Mèche a dû pleurer toutes les larmes de son corps sur la chose de mon absence. Si ça n’avait pas été l’ambition de me ranger, jamais je ne l’aurais quittée. C’est égal, ça me ferait plaisir de rendre service à M. Paul !

Le Robert-Surcouf, portant à fleur d’eau ses ancres dégagées, glissait lentement avec le jusant vers la tour de François Ier qu’il dépassa. On hissa les basses voiles, aussitôt qu’il entra en Seine. Un quart d’heure après, il courait vent largue et couvert de toile sous la falaise de la Hève.

L’étranger sortit alors de la cabine du capitaine et vint s’accouder tout rêveur au bastingage pour regarder les côtes de France qui déjà fuyaient au sud-est.

Il tressaillit et se retourna parce qu’une voix disait derrière lui :

— Ça va bien, général, et vous ?

L’étranger, qui était en effet le général comte de Champmas, ne se souvint point d’avoir vu jamais le visage mièvre et bizarrement effronté que ses yeux rencontrèrent. Son premier mouvement fut de chercher sa bourse.

Pistolet s’arrêta d’un geste plein de dignité.

— Ce n’est pas que j’en regorge de monnaie, dit-il, au contraire ; mais je suis en train de me ranger, pas de bêtise ! C’est tout bonnement à la cour d’assises que j’ai eu l’honneur de vous contempler, général ; je vous dis ça pour que vous ne vous cassiez pas la tête à vous demander : Où donc ai-je rencontré ce paroissien-là ? Et discret comme la tombe, vous savez, incapable d’abuser d’un secret que la Providence m’a confié par hasard. En résumé, manquant d’argent et n’en voulant pas, j’accepterai volontiers çà et là un peu de tabac ou des bouts de cigares qui peuvent passer pour un cadeau d’amitié loin de la patrie.

— Au faubert, moucheron ! ordonna le maître. Avec de l’instruction, du zèle et de la capacité, tu deviendras un matelot comme père et mère. Marche !

Les blanches falaises de la Normandie s’affaissaient déjà dans le lointain.

Ce même jour et vers cette même heure, dans le salon austère et simplement meublé de son hôtel de la rue Thérèse, le vieux patriarche des Habits-Noirs, — le colonel, — était en conférence intime avec ce jeune homme au teint blanc, aux cheveux bouclés, au profil aquilin, que la pauvre Ysole appelait Monseigneur, et vers qui son cœur, tendre en même temps qu’ambitieux, s’était élancé si ardemment.

Le Père à tous, assis dans une bergère, avait toujours cet aspect vénérable qui trompait parfois jusqu’à ses associés eux-mêmes. À chacun d’eux, en effet, il avait promis son héritage, à l’exclusion de tous les autres, et chacun d’eux le croyait.

C’était là le secret de leur obéissance.

Aujourd’hui les rides de son front se creusaient profondément ; il avait l’air soucieux.

— Une affaire si bien combinée ! disait-il, un rapport si joliment fait. Mais qui donc ont-ils tué à la place du général ?

— Qu’importe cela ? répondit sèchement le prince. Le général est vivant, voilà le fait. Ma belle Ysole n’est plus qu’une demoiselle riche, qui peut attendre vingt ans son héritage.

— Qu’as-tu fait d’elle, mon fils ? Ah ! comme tu calcules !

— Je l’ai laissée endormie dans une chambre d’hôtel… et me voici.

— Et dire, soupira le colonel, que j’ai donné ma petite Fanchette à ce Corona ! et qu’il la rend malheureuse ! Quel gendre tu aurais été !

— Père, cela ne me donne pas de rentes ! Il est temps.

— Ingrat ! je n’aime que toi ! je ne m’occupe que de toi. Voyons, écoute ! veux-tu essayer un coup énorme ? Ce sera ma dernière affaire. Veux-tu épouser cette paysanne du département de l’Orne qui est plus riche qu’une reine ?

Le prince fit la grimace.

— Une vieille femme ! dit-il.

— Les vieilles femmes, prononça doucement le colonel en humant trois ou quatre grains de tabac sur le bout de son pouce étique, selon la loi de nature, sont sujettes à des accidents mortels.

Paul Labre revint dans sa mansarde après quatre jours d’absence.

Il y trouva Mme Soulas, veillant au chevet de la pauvre enfant qu’il appelait Blondette.

Il était si changé que Thérèse eut peine à le reconnaître.

— Maman, dit-il après avoir embrassé Blondette, je comptais donner à ce petit ange ma vie, toute ma vie, mais j’ai un autre devoir, maintenant. Mon frère est mort assassiné : je veux le venger. C’est à vous que je confie le soin de chercher les parents de Blondette. Moi, dussé-je me faire agent de police, cette fois volontairement, je fouillerai Paris, la France, le monde entier, jusqu’à ce que j’aie trouvé l’assassin de mon frère !